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Au coeur des bouleversements disciplinaires actuels, il devient naturel de vouloir franchir la clôture disciplinaire et de travailler en interaction avec d’autres disciplines. Si certains sont plutôt à l’aise en multi- ou encore en pluridisciplinarité (là où les enseignements et les recherches sont mis côte à côte), le défi intégratif des concepts, des méthodes et des procédés en interdisciplinarité demeure exigeant et entier pour plusieurs. Certains osent plus volontiers aller vers une pratique transdisciplinaire et étudient ensemble un thème à partir de plusieurs disciplines. Cette diversité des regards disciplinaires en équipe a l’avantage de ne pas perdre les compétences disciplinaires particulières et de les ouvrir aux autres compétences ; la transdisciplinarité offre ainsi au lecteur une richesse de perspectives qui pourrait l’acheminer vers une pensée interdisciplinaire.
Le livre biblique de Job contient des thèmes encore d’actualité, car il réfléchit sur le mal et la souffrance, sur l’épreuve, sur la justice et l’injustice dans ce monde. La figure de Job traverse les siècles et porte des questions lancinantes qui reviennent lors de catastrophes pour des communautés ou des individus : pourquoi nous/pourquoi moi ? Qu’avons-nous/Qu’ai-je fait pour mériter cela ? Comment un Dieu bon et tout-puissant permet-il la souffrance et le mal ? La figure de Job marque encore aujourd’hui non seulement les disciplines aux prises avec des questions fondamentales de l’existence, mais aussi les personnes aux prises avec des questions existentielles et spirituelles. Comme l’écrit la première contributrice de l’ouvrage retenu : « Le livre de Job ne cristallise-t-il pas tous les cris du coeur humain à Dieu qui, des siècles durant, se débattent avec la question : pourquoi souffrir si Dieu existe, si Dieu est tout-puissant et bon ? » (p. 12).
Troisième volume d’une collection rassemblant des études transdisciplinaires qui se consacrent au défi que constitue la théodicée, ce volume expose différentes interprétations de la figure de Job en théologie et en philosophie, mais aussi dans d’autres disciplines. Chaque auteur esquisse la réception du livre biblique de Job dans sa discipline spécifique, de sorte qu’à partir du livre biblique, le lecteur traverse divers champs disciplinaires et découvre comment la figure de Job féconde à travers les siècles les différents horizons culturels et les situations pratiques de vie. Une brève préface signée par les deux éditeurs du volume souligne le caractère incontournable de la figure de Job dans le contexte de la théodicée et la nécessité d’un travail transdisciplinaire pour bien en saisir l’histoire de sa réception.
La théologie et la philosophie constituent les champs disciplinaires d’une première partie, composée de cinq chapitres. D’un travail sur le texte biblique vétérotestamentaire, on poursuit avec la réception néotestamentaire avant d’explorer certaines réceptions théologiques et philosophiques de Job. La contribution rédigée par Theresia Mende présente dans une perspective historico-critique le contexte du livre de Job. Comme les textes de l’Ancien Testament, la construction littéraire du livre de Job n’est pas le produit d’un jet unique ; la figure de Job est une construction théologique et Job est la figure du peuple de Dieu souffrant, de l’individu souffrant à ces époques et… encore aujourd’hui. Le livre devient un document de la littérature mondiale qui discute le problème de la théodicée. La souffrance humaine a-t-elle une dimension métaphysique ? Cette souffrance est-elle compatible avec un Dieu bon ? L’auteure traite ici deux éléments de ce grand dossier : 1) le livre de Job comme document littéraire développé à travers les siècles a une épaisseur historique, 2) mais il a aussi une unité de composition littéraire pour les croyants aujourd’hui. En conclusion, l’auteure mentionne quatre éléments comme résultat de son investigation : 1) Job représente les souffrants qui crient vers Dieu et qui s’agrippent à lui ; 2) si Dieu se montre à ce souffrant, Il rejette les explications de la théodicée ; 3) théoriquement, aucune défense systématique de Dieu ne tient la route, alors que 4) dans la pratique, dans la lutte entre la vie et la mort, Dieu se révèle à l’homme et à la femme. C’est dans l’épreuve qu’a lieu la révélation de Dieu.
La seconde contribution rédigée par Hans-Georg Gradl porte sur le message de Job dans l’horizon néotestamentaire. Si les questions de Job deviennent des problèmes de l’humanité, qu’en dit le Nouveau Testament ? S’il y a très peu de renvois explicites à Job ou au livre de Job dans les textes néotestamentaires, l’auteur suggère que le NT ne cesse de répondre aux questions de Job ; des champs thématiques relient l’un à l’autre : « […] la croix de Jésus ressaisit le problème de Job, parce qu’un homme juste souffre et est condamné injustement » (p. 33). Cette contribution propose un dialogue explicite entre le NT et Job. À travers quatre textes néotestamentaires (Jn 9,2 ; Lc 24,26 ; Ap 12,10 et Rm 8,37), l’auteur clarifie les grandes lignes de force entre les deux corpus et il décrit les réponses que le NT donne aux questions qu’on ne cesse de poser. Ainsi, le NT avec Jésus insiste pour aller au-delà du lien causal entre la souffrance et la culpabilité et montre que Dieu en Jésus va dans les ténèbres, les souffrances et même la mort pour apporter la lumière pascale et guérir. La plainte du souffrant est entendue par Dieu ; Job étant la figure du Christ, l’image de Dieu est transformée. Si au début du livre de Job, Satan est celui qui met au défi, le livre de l’Apocalypse montre la défaite de Satan et la possibilité de l’espérance. À l’inverse des amis de Job qui sont déprimants, on retrouve dans le NT quelqu’un qui souffre avec le souffrant et qui ouvre un chemin d’espérance et de lumière. Ce dialogue néotestamentaire avec le livre de Job propose des réponses dans l’horizon de la foi en Christ, le Crucifié-Ressuscité.
Hans-Gerd Janssen présente dans sa contribution les réponses de la théologie aux questions de Job. On attend souvent de la théologie systématique qu’elle apporte des réponses toutes faites et généralisables aux questions situées, comme celles de la souffrance individuelle et particulière. Ainsi le cas de Job disparaîtrait devant le problème de la théodicée… Le livre de Job est un livre existentiel et rebelle, un livre sceptique face aux réponses données. Voilà pourquoi ce livre porte plus de questions que de réponses. L’auteur souligne que les deux types de réponses habituelles de la théologie devant les questions de Job (une théodicée plutôt rationaliste et une théodicée comprenant Dieu comme souffrant avec), sont insuffisants et qu’il faut aller vers une autre lecture théologique. En effet, concentrer son attention sur la clarté conceptuelle ou encore la cohérence logique et argumentative ne font jamais le poids devant les objections massives qui résultent des expériences du mal et de la souffrance. Si la rationalité de la croyance théiste est battue en brèche, celle d’une théodicée d’un Dieu compatissant a aussi ses limites. Face à l’histoire de la souffrance du monde et des individus, il est épouvantable de laisser trôner un Dieu théiste qui serait au-dessus du mal et des déchirures du monde. Faire l’expérience d’une proximité de Dieu n’élimine pas la souffrance, mais elle peut être transformée de sorte que le souffrant n’est plus prisonnier de sa souffrance ; il en est encore atteint, sans en être oppressé. L’auteur met en évidence qu’il y a une souffrance gérable, mais qu’il en reste encore une autre toujours insupportable. Ce mal échappe à cette lecture théologique ; ce mal achève alors l’humanité. Le problème de Job est donc toujours actuel, même pour le christianisme ; un problème difficile à théoriser et à généraliser. En conclusion, trois remarques ouvrent à une réflexion future. 1) Il n’est plus possible d’interpréter simplement théoriquement ou objectivement les événements ; tout ce qu’expérimente un humain, me concerne comme humain. Cette pratique de la participation, en expérience, est une pratique pathique. 2) On ne peut par conséquent donner une réponse aux questions du mal en mettant simplement entre parenthèses la vie individuelle. Job récuse les recherches abstraites et théoriques. La souffrance n’existe pas ; elle est la souffrance de certaines personnes, qui ont des causes précises. 3) La tradition chrétienne a plusieurs interprétations de la souffrance, qui sont plus ou moins vraies, dans la mesure où on ne peut les extraire de la situation d’une personne pour les comprendre hors du temps et de l’espace. Bref, les réponses toutes faites n’existent pas et les réponses de Dieu sont plurielles ; elles engagent Dieu dans la mesure où Il peut ouvrir un chemin neuf pour le souffrant. Dieu est connu pratiquement comme Celui qui, donnant une réponse, sèche les larmes…
La contribution suivante, celle Werner Schüssler, porte sur Job et la question philosophique du mal physique (Unheil) et du mal moral (Bösen). Si la figure de Job a toujours poussé la philosophie à réfléchir avec Job au sujet de la question du mal, l’auteur propose ici un parcours qui, à partir de Kant, conduit à une reprise anthropologique par Frankl en passant par Jaspers : « La thématique se déplace de la critique de la connaissance chez Kant à l’idée d’un Dieu absolument transcendant chez Jaspers pour arriver à l’idée de l’homo patiens comme la forme la plus haute de réalisation du sens chez Frankl » (p. 67). Selon l’auteur, deux éléments relient Kant, Jaspers et Frankl : 1) la question de la théodicée est une question inconcevable et un anthropomorphisme ; 2) leur position agnostique est mise en relation avec le livre de Job. Une fois la question de la théodicée problématisée à travers des conceptions tirées de l’histoire de la philosophie, Schüssler développe conséquemment les trois positions « agnostiques » et les efforts de Kant, de Jaspers et enfin de Frankl, pour répondre et recadrer autrement le défi de la théodicée.
Pour clore cette première section, Jörg Mertin propose une réflexion mettant en lien Kierkegaard et le livre de Job. Il rappelle tout d’abord que c’est à 30 ans que Kierkegaard rédige deux textes majeurs sur le livre de Job. Il avait terminé sa maîtrise deux ans auparavant et débutait sa carrière de philosophe. C’est aussi l’époque où sa relation avec sa fiancée Régine Olsen échoue. C’est donc pour Kierkegaard un temps de crise. L’auteur analyse ici ces deux textes principaux sur Job, au-delà des simples renvois ou allusions, et suggère une perspective nouvelle pour lire les textes kierkegaardiens sur Job ; au lieu d’une perspective distanciée (plus éthique), il favorise une perspective de proximité, où on migre de l’éthique vers l’esthétique, voire à la limite du religieux.
La seconde partie, composée de quatre chapitres, traite de l’art et de la littérature. La première contribution est celle de Angela Maria Opel, historienne de l’art, et elle traite des différentes facettes de la représentation artistique de Job du Moyen Âge jusqu’en modernité. Tous les types d’art accueillent la figure et l’histoire de Job ; ils en soulignent habituellement quelques éléments particuliers : la souffrance et l’endurance, la capacité de tenir bon, la connaissance et le triomphe ou la récompense. Job est l’éprouvé qui tient bon dans l’humilité, la justice, la crainte de Dieu et la foi. Mais à partir de deux questions majeures contenues dans le livre de Job (comment tenir ensemble les revers du destin, la souffrance et la maladie avec un Dieu bon et aimant ? — où est la justice de Dieu dans le malheur et la misère ?), l’auteure rappelle que ce livre (comme bien d’autres livres bibliques) a connu à travers ses diverses traditions orales, avant et au début de l’ère chrétienne, différentes versions (apocryphes et légendaires) qui ont suscité de nouveaux motifs iconographiques, par exemple ceux de la musique, de la fidélité de sa femme, de sa guérison, du rôle de l’eau, etc. Ces motifs ont pu rebondir iconographiquement depuis l’Antiquité tardive. C’est ainsi que nous retrouvons encore aujourd’hui des traces de ces motifs individuels iconographiques et de ces structures de représentations dans l’art. Associer Job aux musiciens, à la peste, à la rébellion théologique, aux oeuvres de miséricorde, au mépris et à la souffrance, à la lutte contre les sexes et à l’holocauste au xxe siècle, ne sont que quelques exemples frappants des traces laissées par ces motifs jobiens ancestraux.
La seconde contribution, « Job et la musique », est de Michael Heymel. L’auteur présente tout d’abord différents contextes historiques (en Flandres par exemple) où nous en sommes venus à mettre en lien Job et la musique, où Job est devenu le patron protecteur des musiciens. Cette vénération de Job comme saint musical conduit au développement d’une tradition où il apparaît dans l’accompagnement spirituel des malades et des mourants. Job a supporté de grands malheurs et a tenu bon en Dieu. Les musiciens, longtemps même regroupés en Flandres et Brabant en fraternités musicales de St-Job, apparaissent comme des consolateurs des souffrants. Dans la liturgie et dans la musique d’église, l’association du livre de Job et de la musique vient aussi soutenir celles et ceux qui sont dans l’épreuve. Job est utilisé à Pâques, lors d’enterrements, à la messe, etc. Il sera aussi employé lors d’expériences catastrophiques individuelles et collectives. La pratique de la musique est comprise au sortir du Moyen Âge comme une pratique pieuse, comme une médication et un soin de l’âme. Ces regards historiques qui mettent en lien étroit l’Église, l’asile et l’hôpital ont certes des conséquences pour nous aujourd’hui. L’auteur suggère en conclusion de trouver la musique appropriée pour le soin spirituel des malades et des mourants ; selon lui certains types de musique donnent au malade une force de guérison. La musique, amie de la femme et de l’homme, ferait vibrer une corde qui sans cela demeurerait muette, corde qui aurait des effets corporels et spirituels…
Reinhold Zwick intitule sa contribution : « Job au cinéma. La question de la théodicée à la lumière des comédies actuelles ». S’il existe des films qui se concentrent sur le problème de la théodicée, comme le film de Malick de 2011 (The tree of life), l’auteur veut montrer comment le caractère comique de certaines productions cinématographiques sur Job peut être générateur de sens pour aujourd’hui. Un bref regard posé sur les nouvelles approches exégétiques et littéraires du livre de Job conduit ensuite l’auteur à analyser quelques films qui reprennent le matériel biblique et à mettre en évidence leur potentiel comique tout en déployant la dimension de la souffrance. Ces analyses lui font faire un arrêt prolongé sur un film paru en 2009, A serious man, des frères Coen. Habitués à inscrire le livre Job et ses thèmes dans le registre du drame et de la tragédie, pouvons-nous l’inscrire dans celui de la comédie ? Cette idée très critiquée repose sur l’existence d’un lien très étroit entre la comédie et la tragédie. Si la comédie décrit un processus en forme de U dont la fin récapitulative conduit à une « happy end », la tragédie décrit un processus inversé, en forme de U à l’envers, et la fin est catastrophique et destructrice. L’auteur précise que la comédie ne se réduit pas simplement à ce qui est drôle ; si elle permet l’esquisse d’un sourire, « la comédie connaît les grandes profondeurs de la douleur et de la souffrance, mais elle les dépasse sous le signe d’une espérance inébranlable d’une guérison, d’une réconciliation et d’un salut » (p. 179). L’auteur analyse des films jobesques, à partir de « Les nuages s’en vont » (Finlande, 1996), en passant par « Bruce le tout-puissant » (USA, 2003) et « La pomme d’Adam » (Danemark, 2005), avant de s’approcher du film des frères Coen : « Un homme sérieux ». Cette perspective particulière, mais toujours respectueuse de la souffrance de l’innocent, offre un rapport à Job tout à fait pertinent pour aujourd’hui. En choisissant la perspective du comique ou de l’étrange, ces films illustrent bien la thèse de l’auteur : Job a une plus grande affinité avec la comédie qu’avec le paradigme dramatique ou tragique. Lire Job à travers ces films comiques ne lui fait absolument pas perdre sa profondeur et son sérieux !
La dernière contribution de cette partie, celle de Georg Langenhorst, s’intéresse au thème de Job dans la poésie et la littérature du xxe siècle. Pour plusieurs auteurs, Job devient une figure d’identification pour le souffrant, pour celui qui cherche du sens dans la souffrance et face à elle. Job apparaît donc sous des milliers de figures ; il prend les mille et un visages de la souffrance et cela apparaît chez les interprètes de Job. Que l’on soit un auteur chrétien, humaniste ou juif, cette figure est intégrée selon les différentes expériences et les horizons intellectuels. Job vit toujours ; il est toujours présent dans la littérature et la poésie. Et la question posée par Job persiste parce qu’elle est sans réponse. En s’identifiant ou en résistant à Job, les écrivains reflètent leur propre souffrance et leur propre vie et celles des personnes qui les entourent. Langenhorst souligne une tendance en terminant son texte : de plus en plus d’interprétations juives de Job sont faites en hébreu en Israël…
La troisième et dernière partie, composée de cinq chapitres, s’intitule « Praxis de vie et spiritualité ». La contribution d’Elisabeth Grözinger se nomme « Le “Job” de C.G. Jung ». En 1952, Jung rédige une réponse à Job. Si ce geste est choquant pour plusieurs, il est pour l’auteure inspirant. Nous sommes après la Seconde Guerre mondiale et, lorsque cet essai est rédigé, Jung ne le comprend pas comme un manifeste théologique, mais plutôt comme un effort pour contribuer à une nouvelle conscience et responsabilité humaines. Jung met en scène le dialogue entre Job et Dieu, mais il cherche à en dépasser la réception habituelle. Cette dernière y perçoit un possible nouveau point de départ entre Job et Dieu, qui conduit à un processus de transformation divine… laissant l’humain dans l’ombre. Ce texte de Jung souligne son espérance que l’humain après l’holocauste et Hiroshima est encore capable de justice et de paix, est encore capable d’aimer. Si des millions ont vécu le destin de Job, la confiance de l’homme en l’homme menace de disparaître dans ce contexte ; au contraire, Jung veut reconstruire une image plus positive et plus responsable de l’humain.
La seconde contribution, celle de Christine Görgen, propose une discussion critique sur la thèse de la « pathodicée » de Viktor E. Frankl. Dans un premier temps plus introductif, l’auteure expose la diversité, la phénoménologie et le caractère individuel de la souffrance. C’est dans ce contexte de la souffrance que Frankl se réfère à Job et qu’il développe, contre l’aporie de la théodicée, sa compréhension de la « pathodicée », c’est-à-dire sa conviction que nous pouvons toujours trouver du sens en dépit de la souffrance. Une première grande section présente la compréhension franklienne de la souffrance et son lien avec le sens : c’est par la force de l’esprit que l’homme peut changer son attitude face à la souffrance ; la logothérapie rend le souffrant capable de maîtriser la souffrance ; dans la souffrance, il est possible de réaliser du sens de manière inépuisable ; la souffrance est un vecteur de croissance et d’enrichissement ; elle permet d’approfondir la vie, etc. Devant cette compréhension somme toute positive de la souffrance et du sens que l’humain peut tirer dans cette souffrance, l’auteure discute dans une seconde grande section les forces et les limites de la proposition de Frankl. Elle lui reproche de ne pas assez prendre en compte le caractère processuel d’acceptation de la souffrance ou encore d’occulter les conditions de départ ou du passé pour se projeter uniquement vers l’avenir. La proposition de Frankl n’est-elle pas trop exigeante pour le souffrant « ordinaire » ? Görgen dresse une liste d’éléments (la souffrance non interprétable, l’effet catalytique de la lamentation, la compassion, la portée et la qualité du silence, le sens de la vie peu importe la souffrance) qu’il convient d’intégrer dans une discussion avec Frankl, afin d’évaluer les forces et les limites de sa proposition. Elle conclut par l’exemple de Jean-Dominique Bauby, auteur du livre Le scaphandre et le papillon, un témoin de cette vie qui garde son sens jusqu’à la fin…
Johannes Brantl propose une contribution nommée « Ébranlement salvifique. La Gestalt de Job comme exemple productif dans une situation de maladie sévère ». L’auteur s’interroge sur les possibles arrimages entre le livre de Job et la maladie : peut-on travailler existentiellement et personnellement la perte de la santé avec Job ? Les premières réponses de Job plutôt pro-existentielles de l’homme malade et souffrant peuvent-elles être utiles pour favoriser un approfondissement chrétien aujourd’hui ? Si, pour les amis de Job, la maladie et la souffrance sont des punitions de Dieu, des conséquences du péché, faut-il en demeurer à cette compréhension générale ? Le livre de Job ne nous présente-t-il pas un Dieu insaisissable, incompréhensible et tout-puissant, dépassant infiniment nos quêtes humaines, mais portant et supportant la vie humaine dans toutes ses dimensions, même dans la maladie, la souffrance et la détresse ? Il appert que Dieu n’est pas un passe-partout pour les questions humaines et qu’il n’y a pas non plus de sens objectivable sur la maladie et la souffrance. La Bible montre comment ce qui survient et ébranle radicalement conduit vers l’authenticité de la personne. La grande transformation de Job est intérieure : il vit une ouverture au fondement transcendant de tout être ; il vit un abandon confiant de sa destinée dans les mains de Dieu. Job ne discourt pas sur Dieu comme ses amis théologiens ; il prie et s’adresse à Dieu. Sa prière est une posture, où tout est donné à Dieu. Pour l’auteur, cela apparaît comme une préfiguration de Jésus-Christ, car l’expérience de la maladie et de la souffrance perd son sens peccamineux et devient un chemin de salut, devient une possibilité d’une nouvelle maturité personnelle en lien avec Dieu et devient une possibilité d’une nouvelle solidarité ouverte avec les autres.
La contribution de Marc Röbel traite de la biographie et de la philosophie de Peter Wust. Job pourrait-il être la figure clé de son existence ? La lettre laissée avant de mourir pourrait laisser croire que Wust ne serait pas mort comme philosophe professionnel, mais comme croyant, comme chrétien. Mais la philosophie n’est-elle pas l’art du mourir correctement ? La philosophie n’est-elle pas accompagnatrice du deuil ? Pour Wust, l’homme cherche à travers l’ébranlement le plus terrible à devenir ou à s’approcher de l’humanité. C’est en 1937, dans Incertitude et risque, que Wust rencontre Job, peut-être moins dans une exégèse philosophique que dans une réalisation plus concrète de sa philosophie. Il relie Job au thème de l’irrationalité de la vie et à celui de la divergence (Unstimmigkeit), pour procéder à un passage existentiel de sa philosophie. La situation de Job ne serait-elle pas l’illustration de sa philosophie existentielle ? Pour l’auteur, Wust est devenu de manière convaincante un maître de vie, allant dans la situation de souffrance de Job. Ainsi Wust peut encore inspirer ; il ne s’agit pas d’un fiasco philosophique ou d’une capitulation ; au contraire, tout en étant demeuré philosophe, il s’agit, selon Röbel, d’un approfondissement et d’un cheminement pour devenir un homme plus complet.
L’ultime contribution de cet ouvrage est de Mirijam Schaeidt et porte l’intitulé suivant : « Devant ton visage. Le rapport de Job à Dieu et ce qui nous préoccupe ». Cette contribution, sur le ton de la lectio divina, s’approche du texte en le « mangeant » et en cherchant le message qui peut donner de nouvelles impulsions à la quête de Dieu pour nos contemporains. Ce long texte méditatif traverse les différents chapitres du livre de Job et nous fait goûter à la fraîcheur de ce vieux texte pour aujourd’hui.
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Il faut vraiment se réjouir de la grande qualité et de l’originalité remarquable des contributions contenues dans cet ouvrage. Le lecteur est entraîné dans un tourbillon de réflexions croisées solidement documentées et de facture audacieuse. Pour les auteurs et auteures, Job est encore et toujours une balise incontournable de la réflexion sur la souffrance. Chaque texte cherche à ouvrir le sens de ce livre biblique et à en esquisser les impacts dans différentes sphères de la vie humaine. Werner Schüssler et Marc Röbel ont su réunir autour d’eux des spécialistes des textes et des personnes capables d’offrir une réflexion profonde sur la souffrance de l’existence. Ce volume appartient à une collection en lien avec la théodicée et la transdisciplinarité. Si la plupart des contributeurs à ce volume ont une solide formation théologique, ce qui assure une cohérence herméneutique, nous pourrions imaginer une reprise du thème par des herméneutes des autres grandes traditions religieuses (judaïsme, islam, bouddhisme) et par des hommes et des femmes qui fréquentent la souffrance au quotidien (médecins, psychologues, humanitaires). Cela offrirait un second tome à ce volume transdisciplinaire. Nonobstant ce souhait, ce volume est à lire parce que fort bien documenté et à relire parce qu’inspirant ! La question du sens de la vie n’a échappé à personne !
Parties annexes
Note
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À propos de : Werner Schüssler, Marc Röbel, dir., Hiob – transdisziplinär. Seine Bedeutung in Theologie und Philosophie, Kunst und Literatur, Lebenspraxis und Spiritualität, Münster, LIT Verlag (coll. « Herausforderung Theodizee – Transdisziplinäre Studien », 3), 2013, 353 p.