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Dans L’ordre des choses publié en novembre 2014, le sociologue français Michel Maffesoli prolonge une oeuvre longue de plus d’une trentaine d’ouvrages. Son objectif : penser la postmodernité — c’est-à-dire analyser le phénomène qu’il a appelé réenchantement du monde dans un ouvrage publié en 2007[1]. Tout au long de sa carrière universitaire, l’auteur a défendu l’idée selon laquelle la postmodernité se caractérisait par le déclin de l’individualisme dans les sociétés occidentales et ce qu’il nomme le « tribalisme ». Ces deux thèmes se retrouvent donc aussi au coeur de ce livre.
Michel Maffesoli pose d’entrée de jeu l’hypothèse selon laquelle l’époque à laquelle nous vivons — la postmodernité — est ancrée dans le présent. Attentif aux conceptions du temps, il estime que la modernité dont nous sommes sortis était orientée vers l’avenir. Il qualifie de « cyclique » et de « présentéiste » cette conception du temps postmoderne fixée dans la tradition et dotée d’une dimension communautaire. Il nomme « enracinement dynamique » la condition même de cet imaginaire postmoderne qu’il décortique au sein des huit chapitres qui forment l’ouvrage.
D’un point de vue méthodologique, Michel Maffesoli postule l’existence d’un « retard épistémologique » affectant l’ensemble des sciences sociales. Il existerait actuellement de profondes lacunes dans la manière de pratiquer la science et c’est pourquoi l’auteur propose un « discours de la méthode postmoderne » permettant d’exprimer adéquatement les métamorphoses à l’oeuvre dans la société. En d’autres mots, Maffesoli estime que la plupart des outils épistémologiques utilisés dans les dernières années sont devenus désuets pour rendre compte de la réalité. Fidèle à son oeuvre en général, Maffesoli utilise une méthode macrosociologique à laquelle il ajoute une bonne dose d’intuition intellectuelle dont il fait ouvertement la promotion dans ce livre.
Le premier chapitre est consacré essentiellement à l’essoufflement de la pensée judéo-chrétienne. Tributaires du monothéisme, les idéologies politiques céderaient leur place à une forme « d’orientalisation du monde » — c’est-à-dire, entre autres, à la construction souterraine de solidarités communautaires guidées par l’observance de récits de type archétypal. Essentiellement religieuses, les « racines profondes du vivre-ensemble » manifesteraient la persistance de l’émotionnel dans la société en bouleversant des idées reçues relatives au désenchantement du monde. La postmodernité serait marquée par le retour des schémas de pensée holistiques et la permanence d’un « polythéisme des valeurs » au sens wébérien, lequel serait appréhendable au moyen d’une « pensée pluriforme » en adéquation avec l’air du temps.
Le second chapitre, intitulé « La pensée comme écho », met aussi en relief le changement de paradigme en cours. On assisterait à la naissance d’un relativisme généralisé se posant comme l’antithèse de l’universalisme entendu comme conception du monde unitaire, indivisible et porteuse d’une vérité absolue. Il conviendrait ainsi de s’ajuster — aussi bien épistémologiquement que médiatiquement — à la disparition d’une civilisation occidentale influencée jusqu’à l’époque moderne par la rigidité et l’exclusivisme de la « tradition sémitique[2] ».
Plus encore — et il y revient toujours —, si la modernité était caractérisée par l’exacerbation des idéologies orientées vers l’avenir dans un but eschatologique, la postmodernité manifesterait une tendance à l’enracinement et à la recherche d’une authenticité ancrée dans le passé. L’enracinement des diverses communautés humaines se traduirait en bonne partie par le retour en force des mythes fondateurs archétypaux axés sur une temporalité cyclique, au détriment des systèmes de pensée d’origine judéo-chrétienne globalement axés sur un temps linéaire. Résumant sa pensée, il écrit :
L’archétype, animant l’inconscient collectif, que l’on peut voir à l’oeuvre dans la publicité, dans les clips, les jeux vidéo, mais aussi dans les forums de discussion, les listes de diffusion, en un mot dans le nouveau monde d’Internet, n’est en rien réductible à des contenus intellectuels. Il met en scène des émotions de tous ordres. Il actionne des virtualités et des dynamismes étant rien moins qu’individuels. L’archétype est l’expression d’un imaginaire collectif, c’est-à-dire d’un climat rendant le soi personnel tributaire d’un Soi général, où l’interaction dont il a été question est l’élément majeur du vivre-ensemble.
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Les troisième et quatrième chapitres font un survol supplémentaire des thèmes précédemment évoqués, mais en mettant l’accent sur « l’ordre symbolique » constitutif de la postmodernité. Cet ordre symbolique comporterait des similitudes significatives avec l’ordre symbolique qui prévalait dans les sociétés traditionnelles marquées par une « solidarité organique ». Michel Maffesoli estime que c’est un « sens de la tradition » avec lequel renouent les sociétés occidentales contre les schémas progressistes ayant eu pour effet d’atomiser la société et de mener finalement à l’anomie.
Dans les cinquième, sixième, septième et huitième chapitres, Michel Maffesoli se contente de prolonger la réflexion déjà entamée en approfondissant les thèmes majeurs à partir desquels se constitue le paradigme postmoderne dont il est l’un des principaux représentants.
Sur le plan de la présentation, on pourrait reprocher à Michel Maffesoli ses longs développements en spirale qui sont toutefois à l’image de la postmodernité — c’est-à-dire cycliques. Sur le plan du contenu, on pourrait lui reprocher d’omettre le caractère potentiellement problématique de l’émergence de « tribus postmodernes ». L’essor de « solidarités organiques » et l’éclosion d’une société divisée en appartenances communautaires peuvent poser problème, dans la mesure où la fin de l’universalisme peut coïncider avec la recrudescence de certaines idéologies d’extrême droite à vocation différentialiste. Rappelons que le différentialisme est une posture intellectuelle et politique prônant le maintien d’une séparation territoriale entre les peuples et les communautés culturelles.
Le romantisme politique qui a mené à la mise en place de certains gouvernements autoritaires et totalitaires au xxe siècle s’enracine dans une conception du monde analogue faisant l’apologie des cultures traditionnelles et le procès de l’héritage judéo-chrétien[3]. Dans un essai célèbre, Karl Popper a appelé société close ce type de société alimenté par une conception organique du monde et menant au rejet de la démocratie[4]. Chose certaine, l’effritement du rationalisme dont Maffesoli dresse les contours dans cet ouvrage doit mener à un examen critique de ce réenchantement du monde.
Enfin, L’ordre des choses de Michel Maffesoli demeure un livre incontournable pour quiconque voudrait appréhender ou se familiariser avec la pensée de ce sociologue.
Parties annexes
Notes
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[1]
Michel Maffesoli, Le réenchantement du monde, Paris, Éditions de la Table Ronde, 2007.
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[2]
Maffesoli utilise le concept de « tradition sémitique » pour englober les trois grandes religions abrahamiques que sont le judaïsme, le christianisme et l’islam.
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[3]
À ce sujet, voir notamment : Stéphane François, Au-delà des vents du Nord : L’extrême droite française, le pôle Nord et les Indo-Européens, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 2014.
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[4]
Karl Popper, La société ouverte et ses ennemis, Paris, Seuil, 1979.