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Introduction

Dans l’impressionnante diversité de la littérature indienne moderne[1], les romans et les nouvelles de Premchand[2] (1880-1936), considéré, aujourd’hui encore, comme le plus grand romancier indien du xxe siècle[3], sont parmi les textes les plus lus et analysés depuis près d’un siècle par les interprètes, tant en Inde qu’en Occident. À titre d’exemple, langues et littératures confondues, il est généralement admis que Godān (1936), le dernier roman de Premchand classé, avec Rangbhūmi (1925), comme l’un de ses deux chefs-d’oeuvre, a fait l’objet de plus d’analyses et de discussions qu’aucun autre texte en hindi (poésie, pièce de théâtre, roman, etc.)[4]. Si, au fil des décennies d’analyse, les interprétations ont emprunté des pistes multiples suivant les tendances et les idéologies en littérature et ailleurs, ainsi que les intérêts et les écoles de pensée des exégètes, il y a un concept littéraire qui est rapidement devenu un lieu commun pour expliquer l’oeuvre de Premchand : l’antinomie idéalisme/réalisme (ādarśonmukha/yathārthavāda). Très tôt, cette opposition conceptuelle est en effet apparue comme étant « la » grande clé d’interprétation qui devait, à elle seule, donner accès à l’une des oeuvres les plus marquantes du xxe siècle indien. D’un canevas théorique, l’antinomie idéalisme/réalisme a cependant glissé vers une « vérité » historique en construisant une chronologie en trois phases de l’oeuvre et de la pensée de Premchand, le faisant passer du stade de l’idéalisme au réalisme, dans ce qui paraît correspondre à un schéma modelé sur les paradigmes de l’évolutionnisme. Cette théorie interprétative offre, sans aucun doute, un cadre d’analyse à certains égards très fécond. En même temps, elle a polarisé l’interprétation autour de catégories littéraires qui semblent avoir masqué une dimension socioreligieuse importante des textes de Premchand et, en ce sens, peut être vue comme un « obstacle épistémologique » de la manière dont l’entend Gaston Bachelard (voir le liminaire à ce dossier). Les pages qui suivent ne se proposent donc pas, en tout cas directement, de renouveler l’interprétation d’une oeuvre qui a déjà été abondamment discutée, mais plutôt d’examiner comment des catégories littéraires, en l’occurrence l’antinomie idéalisme/réalisme, peuvent subtilement passer d’une théorie interprétative à un schéma historico-littéraire indiscutable, et les conséquences que peut avoir un tel glissement dans la recherche.

I. Le réalisme dans l’analyse de l’oeuvre de Premchand : de catégorie théorique à unique clé d’interprétation littéraire

Premchand s’est vu attribuer plusieurs étiquettes depuis le début de sa carrière d’écrivain jusqu’à sa mort, et même après : on le qualifie tour à tour de « soldat de la plume » (qalām kā sipāhī)[5] pour ses textes socialement et politiquement engagés dans le combat pour l’accession à l’indépendance de l’Inde, de plus grand écrivain hindi, de père de la nouvelle littéraire en ourdu et de père de la fiction réaliste en hindi[6]. Dans le sillage de cette dernière étiquette, on l’a souvent comparé aux écrivains russes Léon Tolstoï (1828-1910) et Maxim Gorki (1868-1936) — les surnoms de « Tolstoï hindi » et de « Gorki de la littérature hindie[7] » sont depuis longtemps devenus clichés. L’association de Premchand au réalisme est certainement le point de repère littéraire et conceptuel le plus tenace, et celui qui a eu le plus d’influence, sur l’interprétation de son oeuvre, de son vivant à aujourd’hui. Dans le récent ouvrage Realism in the Twentieth-Century Indian Novel (2012), la chercheure Ulka Anjaria ouvre le premier chapitre du livre sur cette affirmation : « In 1936, at the first meeting of the All-India Progressive Writers’ Association[8] (AIPWA) in Lucknow, India, Hindi-Urdu author Premchand advocated for a turn to realism, which became one of the most significant pronouncements in Indian literary history[9] ». Si, d’une part, le succès de l’association de Premchand au réalisme est la conséquence de décennies d’analyse qui ont contribué à asseoir cette idée, Premchand y a, d’autre part, participé en s’affiliant au mouvement progressiste (pragativāda), qui se réclamait du réalisme socialiste de la littérature soviétique, et en plaidant pour une littérature qui soit « a mirror on life’s truths (jīvan kī sachāiyoñ ka darpan)[10] ». Mais qu’entendaient, au juste, Premchand et les écrivains affiliés à l’AIPWA, par « réalisme » ? Ce mouvement artistique, apparu en France dans les années 1850, pose déjà problème en soi. Ses limites géographiques et chronologiques restent mal définies et le concept de « réalisme », passé dans le langage courant, a fini par être accolé à toute forme d’art descriptif ou représentatif [11]. En littérature, il s’agirait de refléter en fiction la « réalité » telle qu’elle est[12], la transposer le plus fidèlement et objectivement possible. Henri Mitterand observe que dans la théorie littéraire, cette étiquette a fait fortune aux xixe et xxe siècles et qu’elle a coïncidé avec le genre du roman. Il évoque Stendhal qui définissait le roman comme un miroir que l’on promène le long d’une grande route[13]. En France, ce sont entre autres Balzac, Flaubert, Zola, qui ont donné au réalisme ses lettres de noblesse, mouvement qui s’est étendu au reste de l’Europe avec un écho plus important dans la Russie soviétique, ses représentants les plus connus étant Tolstoï et Gorki. On sait l’admiration que Premchand avait pour Tolstoï, dont il a traduit plusieurs textes de l’anglais au hindi. Christi A. Merrill n’hésite pas à dire que « Premchand was deeply influenced — politically, creatively, even spiritually — by the writing and thinking of Leo Tolstoy and believed that his own work translating Tolstoy’s moral tales was part of a larger, necessary project working for social change[14] ». Cette préoccupation sociale dans le travail romanesque de Premchand le place en effet dans une catégorie un peu à part des autres écrivains de son époque. Dans la littérature indienne moderne en hindi, Jean Varenne note que le mouvement qui a dominé au début du xxe siècle, chāyāvāda, se réclamait directement du romantisme, par son lyrisme, et du symbolisme, par sa stylistique, des littératures européennes[15]. Il attribue l’origine de la poésie et de la prose modernes en langue hindie à des écrivains affiliés à ce mouvement[16]. Premchand, s’il est nécessairement l’héritier du courant chāyāvāda, s’en distingue cependant par son style, considéré plus descriptif que lyrique, et surtout par l’importance du thème du monde agricole dans ses romans et ses nouvelles, le rapprochant peut-être davantage, comme on a souvent dit, du réalisme social de Tolstoï et Gorki : « [Premchand] a élargi la perspective offerte aux écrivains de son temps en prenant pour source principale de son inspiration la situation faite aux paysans au moment où l’Inde s’ouvrit à l’industrialisation[17] ». Les remarques suivantes de P.C. Gupta résument bien les idées généralement véhiculées :

Prem Chand is one of the great names in modern Indian literature. His work forms the literary counterpart of the social and political awakening in India. It embodies the hopes and aspirations of India’s teeming millions for a better life. It expresses the Indian peasant as Tolstoy expressed the muzhik or Gorky the Russian worker. The work of Prem Chand is in marked contrast to that of Tagore or Sarat Chandra Chatterji. It is entirely different in temper and technique. It does not have Tagore’s reach and sensitiveness in understanding the intricacies of human nature, his nuances in the use of words, or his intimacy with bhadralog or the shabby genteel class with the fire and tragic grandeur of Sarat Chandra’s art. But he touches a region of life hitherto ignored by the Indian masters with the exception of the medieval saint-poets. He speaks of the Indian peasant with deep understanding and sympathy, of his poverty and sufferings, his superstitions and weaknesses and his dreams of a better life[18].

Premchand se souciait du sort réservé aux paysans indiens dans une période de changements majeurs sur les plans économiques et, plus largement, par le sort de l’Inde tout entière dans un contexte de domination coloniale, et ses romans reflètent cette préoccupation. Ses textes ont été avant tout reconnus, et avec raison sûrement, pour l’acuité remarquable avec lesquels ils dépeignent la vie dans les villages de l’Inde, mettent à jour les inégalités sociales et les contradictions d’une bourgeoisie urbaine écartelée entre deux « mondes », entre deux cultures : celle, imparfaite, mais qui affleure toujours chez Premchand plus vraie, plus pure, de son Inde natale, et la culture de l’« autre », séduisante, mais à tout coup trompeuse, de l’envahisseur britannique. Ses textes transportent le lecteur au coeur de l’Inde du quotidien, bien loin des poncifs cent fois rabâchés d’une terre spirituelle et intemporelle. « Ainsi, à travers Premchand, surgit la vision d’une autre Inde, une Inde qui n’a plus rien à offrir aux chasseurs de rêves faciles et de sensations mystiques[19] », écrivait habilement Catherine Thomas dans l’introduction à son Suaire. Récits d’une autre Inde (1975), premier recueil de nouvelles de Premchand traduites en français.

Selon, donc, l’idée que l’on a du réalisme ou de ce qu’il doit être, les textes de Premchand peuvent très bien correspondre, dans une certaine mesure stylistique ou thématique, à ce cadre théorique. Là n’est pas le problème. En tant que catégorie littéraire et esthétique, et aussi mal défini soit-il, le réalisme offre un lieu d’où l’interprète pourra parler, un ancrage d’où il pourra tenter d’attraper un objet (une narration) qui, de nature, est fuyant. Mais cela ne sera toujours qu’une prise artificielle — ce qui ne veut cependant pas dire que l’analyse qui en découlera sera superficielle — dont il ne faut pas perdre de vue les limites et les inclinaisons. En hissant Premchand sur la première marche du podium indien du réalisme, ne risque-ton pas de le mettre hors d’atteinte pour toujours, fixé qu’il sera sur une marche dont l’interprète ne pourra le faire descendre sans lui faire perdre un peu ou beaucoup de sa gloire ? Que Premchand se soit supposément lui-même positionné à cet endroit y change-til vraiment quelque chose ? Car le réalisme, comme toute catégorie conceptuelle, présuppose des idées, comporte son lot de préjugés, fait naître certaines attentes par rapport au texte. Pour combler ces attentes, ne sera-ton pas tenté de camoufler, même de façon non consciente, des thèmes, des bribes de la narration, des bouts de texte qui pourraient décevoir nos espoirs d’interprète ?

II. L’antinomie idéalisme/réalisme dans l’analyse de l’oeuvre de Premchand : de clé d’interprétation littéraire à « vérité » historique

La question demeure de toute façon : qu’est-ce que Premchand, un romancier indien (et l’on pourrait inclure aussi ses critiques indiens), voulait dire lorsqu’il plaidait en faveur d’une littérature réaliste ? Ulka Anjaria admet que, dans son discours présidentiel prononcé à l’occasion de la première réunion de l’AIPWA, Premchand n’utilise pas le terme « réalisme » ou son équivalent en hindi « yathārthavāda[20] ». À l’occasion de cette conférence, ce sont plutôt certains éléments de sa communication reflétant les idées promues par le courant réaliste, qui ont retenu l’attention de certains exégètes. Premchand y défend la vision d’une littérature ayant pour mission d’exprimer les vérités de la vie, de la critiquer et de l’expliquer[21]. Il emploie toutefois l’expression « réaliste » dans plusieurs autres essais et écrits critiques. Il utilise de façon interchangeable l’anglais « realist » et l’expression hindie « yathārthavādī » dans « Kahānī kalā » (« L’art de la nouvelle »)[22]. C’est vers son essai « Le roman » (« Upanyāsa », 1925) qu’il faut cependant se tourner pour mieux comprendre la signification qu’il donnait au réalisme. Premchand y développe aussi ce qu’il considère être la meilleure approche dans l’écriture d’un roman, le « réalisme idéaliste », selon sa propre formulation :

Les réalistes présentent les personnages tels qu’ils sont, sans rien dissimuler […]. [L]es réalistes nous présentent une image crue de nos faiblesses, de nos contradictions et de nos cruautés. En réalité, les réalistes font de nous des pessimistes et nous empêchent de croire dans la bonté de l’âme humaine. Ils nous amènent à ne voir que du mal autour de nous […]. L’idéalisme nous fait découvrir des personnages dont le coeur est saint, qui ne sont pas touchés par l’égoïsme et la passion et qui ressemblent à des sādhu. Même si ces personnages manquent de sens pratique et si leur simplicité les rend vulnérables à la tromperie dans les questions pratiques, les lecteurs fatigués de la ruse prennent un plaisir particulier à rencontrer ces personnages qui manquent de sens pratique. Si le réalisme peut nous ouvrir les yeux, l’idéalisme élève notre âme et nous entraîne dans un monde enchanteur. Mais même si le romancier idéaliste a cette capacité, on peut craindre que les personnages décrits par l’idéalisme ne soient que l’incarnation de certains principes. Il n’est pas difficile de se faire une image d’un dieu, mais il est très difficile de lui insuffler la vie. C’est pour cette raison que nous croyons que les meilleurs romans sont ceux où l’on trouve un mélange harmonieux de réalisme et d’idéalisme. On peut dire que ces romans sont d’un réalisme idéaliste (ādarśonmukhī yathārthavāda)[23].

Selon Peter Schreiner, il est évident que, pour Premchand, les termes « réalisme » et « idéalisme » ne sont pas des catégories littéraires au sens technique comme c’est le cas en Occident. Il considère plutôt qu’il faut voir dans ces expressions une sorte de dualisme de valeurs (Premchand associe ces catégories aux notions de pessimisme et d’optimisme), qui deviennent, chez le romancier, des catégories morales ou éthiques[24]. Premchand semble en effet rattacher aux notions de réalisme et d’idéalisme une série de valeurs contraires qui, combinées, forment un savant dosage qui confère au roman son juste équilibre, permettant d’atteindre le lecteur et dans ses zones d’ombre et dans ses zones de lumière. Si l’on se fie aux propos mêmes de Premchand, l’expression hindie ādarśonmukhī yathārthavāda, qui signifie littéralement « réalisme idéaliste », référerait davantage à un couple d’éléments qu’à une opposition nette entre deux choses, une antinomie entre l’idéalisme et le réalisme, comme cela le deviendra sous la plume de nombreux interprètes.

À partir de l’expression « réalisme idéaliste », s’est en effet forgée, dans le milieu de la critique littéraire de Premchand, une interprétation historico-littéraire de son oeuvre qui s’appuyait sur une conception antinomique des notions de réalisme et d’idéalisme. Pour résoudre, peut-être, les « problèmes » d’une oeuvre qui n’entrait pas dans les paramètres esthétiques et idéologiques du progressisme socialiste dont se réclamait l’AIPWA, l’approche « réaliste idéaliste » de Premchand a été insérée à l’intérieur d’un cadre idéologique en trois phases censé représenter l’évolution de sa pensée. Dans un mouvement idéologique progressiste comportant trois stades, Premchand serait ainsi passé, selon cette interprétation, d’un ārya-samājiste au début de sa carrière d’écrivain (1906-1920), à un gandhiste (1920-1930), puis à un socialiste à la fin de sa vie (1930-1936)[25]. Critiquant une telle chronologie, Catherine Thomas l’évoque en termes « [d’]étapes d’une évolution, qui aurait conduit Premchand d’un idéalisme de jeunesse (1906-1920) à un réalisme de l’âge mûr (1930-1936) après un stade intermédiaire de “réalisme-idéaliste” […] de 1920 à 1930[26] ». « Cette thèse est la plus répandue », poursuit-elle, « et la majorité des critiques y souscrivent même lorsqu’ils ne l’exposent pas en termes aussi tranchés[27] ». Dans un court article qui a cependant eu une certaine portée, « Pattern in Premchand’s Stories », Robert O. Swan adhère à cette interprétation. Il parle de trois grands modèles ou configurations (patterns) dans l’oeuvre de Premchand :

In his early years Premchand called himself an « idealistic-realist ». When the whole sweep of his work is considered, however, one can say rather that while his early stories stressed idealism, the later ones showed greater concern that « realism should be mingled with it ». These terms suggest that there was always a struggle within him between stressing didactic purposes and feeling that he might do better to camouflage them. The stories develop in three major patterns. In the early period, 1907-1920, they are didactic stories set in romantic environments. The stories of the middle period, 1921-1930, are also generally didactic but placed in contemporary Indian settings, and appear to be strongly influenced by the teachings of Tolstoy (1828-1910) and Gandhi in particular. The themes of Premchand’s final stories, 1930-1936, are more various, and their point of view seems to have shifted from the dictated prescriptions of the author to the individual story problems of the characters[28].

D’éléments qui semblaient plutôt complémentaires, les notions d’idéalisme et de réalisme deviennent chez Swan des unités contradictoires conflictuelles dont les nouvelles et les romans de Premchand seraient le miroir. Divisée en trois phases progressives successives, l’oeuvre de Premchand glisserait graduellement du romantisme au réalisme. À l’intérieur de ce cadre interprétatif, un roman comme Godān, écrit dans la dernière phase (dans les années 1930), alors que Premchand aurait définitivement tourné le dos aux idées gandhiennes et abandonné les utopies de ses premières années de concubinage avec l’Ārya Samāj, devient le modèle ultime de la fiction réaliste, une sorte d’apothéose du réalisme chez l’écrivain.

Dans les études sur Godān, le dernier roman de Premchand, c’est en effet principalement le réalisme du texte qui a été mis de l’avant. Depuis sa parution, ce roman a été avec une constance remarquable critiqué pour le manque d’unité entre les deux récits de sa trame narrative — composée d’un récit villageois et d’un récit urbain — qui contreviendrait aux règles littéraires du chassé-croisé. Le manque d’unité dans la trame narrative a généralement été imputé au récit de la ville, qui est apparu aux exégètes comme superflu et dénué d’intérêt. La critique s’est finalement cristallisée autour de cette interprétation, et a ainsi laissé dans l’ombre, de façon presque unanime, quatorze des trente-six chapitres de ce roman.

Depuis sa parution en 1936, les littéraires indiens et non indiens ont en effet présenté Godān comme le roman réaliste par excellence de Premchand en mettant de l’avant le récit du village. Si on loue le réalisme frappant de Godān, qui décrit le quotidien des paysans pauvres de l’Inde rurale, on préfère des romans comme Sevāsadan (1919) et Premāshram (1922) pour marquer l’influence de l’idéalisme gandhien dans la pensée et l’imaginaire de Premchand :

This classic on the life of a north Indian peasant [Godān], considered by some to be [Premchand’s] best novel, is certainly the most important and is different from his earlier novels which ended generally on a note of Gandhian compromise, or idealism[29].

À quelques mots près, Shanti Swarup Gupta dit la même chose :

This classic on the life of an Indian peasant [Godān] is different from his earlier novels which painted the picture of contemporary life, reflected the mood of the nation and ended generally on a note of Gandhian compromise and idealism […]. His sad experience and disillusionment with Gandhian idealism is reflected in this epic novel[30].

Prabhakara Jha partage aussi cet avis, mais nuance. Selon lui, l’idéologie gandhienne n’est pas absente de Godān, mais l’hégémonie du nationalisme gandhien sur les autres idéologies est remise en question par la présence du discours de la paysannerie (le discours des opprimés), contrairement à des romans comme Premāshram et Rangbhūmi[31]. Les différents discours que tiennent les personnages empêchent Godān d’être le texte d’une seule idéologie, d’un seul monde, et articulent au contraire la multiplicité des discours qui circulent dans la société indienne des années 1930 et sa contradictoire unité[32].

Selon cette interprétation, Premchand, affranchi du gandhisme au moment de l’écriture de Godān, a abandonné les idéaux qui font la marque de ses premières fictions et a adopté un ton résolument réaliste : « [B]y 1930, in the war between the real and the ideal, reality slowly begins to come up. The reason probably is that Premchand at last sees that behind the sentimental façade of “mass” politics, Gandhi’s policies are in fact sterile[33] ». Contrairement à tous ses autres romans qui ouvrent sur un certain idéalisme, Godān se fermerait sur une note de désespoir et ne proposerait aucune solution aux injustices répétées que subissent les paysans. Selon Meenakshi Mukherjee, Godān est le seul roman de Premchand qui ne prescrit aucun remède à un problème social particulier[34]. Il n’y aurait en effet plus aucun souffle d’espoir ; la foi en la transformation du coeur (change of heart)[35] de l’homme, thème si récurrent dans la littérature de Premchand, serait absent dans Godān et aurait été remplacé par un regard lucide et dénué de sentimentalisme sur la nature humaine[36]. L’idéalisme des débuts aurait cédé la place à un pessimisme de maturité chez l’écrivain :

Premchand was deeply influenced by Gandhi in his middle years, but it was only during the last phase of his life that he was able to shed his earlier, liberal illusions of reform — and saw the face of evil in all its irremediable horror. […] There is a strange note of bitterness, of suppressed resentment and despair, which was very different from the facile optimism of his early stories[37].

Geetanjali Pandey est encore plus catégorique :

Written during 1934-36, Godan marked a clear departure in Premchand’s thinking. It showed that the earlier idealistic faith in charity and basic human goodness as a solution was a mere sop, and that men would not change unless the system changed […]. The phase of idealism — with faith in the eventual moral regeneration of individual human beings and the awakening of the submerged conscience of the villainous oppressor — is clearly over[38].

C’est autour de ce type d’interprétation que s’est cristallisée la majorité de la critique indienne et occidentale, laissant dans l’ombre un pan important de la trame narrative de Godān — le récit secondaire des citadins de Lucknow — et conférant un aspect fataliste à sa conclusion — la mort du paysan Hori se révèle comme la seule issue possible pour échapper au destin d’éternel débiteur du paysan indien : « The peasant’s lack of initiative reflects Prem Chand’s growing pessimism about the future and his loss of faith in the kind of utopian solutions he had offered in his previous novels[39] ». Pour mettre un chiffre sur l’apparente solidité et l’autorité incontestable de cette interprétation, il y aurait au moins seize exégètes indiens, européens et nord-américains qui y adhèrent directement, et quatorze autres qui l’acceptent plus ou moins directement à travers leurs analyses, le tout réparti entre 1946 et 2012. De simple théorie, cette interprétation en trois phases de l’oeuvre de Premchand semble avoir glissé vers la vérité historique. Elle est devenue une sorte de chronologie indiscutable de l’oeuvre et de la biographie de l’écrivain, un fait établi faisant partie du ressort de l’histoire et n’ayant plus rien à voir avec les questions théoriques ou d’interprétation.

Dans le travail d’analyse littéraire, trouver le juste équilibre entre l’histoire de l’auteur et l’histoire qu’il raconte est toujours un exercice délicat. Tout le travail de l’analyste est peut-être, justement, de savoir effectuer ce va-et-vient, cette danse entre les faits (supposés) de la vie de l’écrivain et le texte qu’il nous livre. Alors que certains choisissent d’éviter à tout prix le chevauchement des deux, qu’ils perçoivent comme une trahison du texte lui-même, d’autres ne jurent que par l’analyse biographico-littéraire, seule capable selon eux de décoder le texte « caché ». Et, entre ces deux extrêmes, il y a toutes les autres combinaisons possibles. Peter Schreiner, dans une thèse de doctorat sur la représentation de l’hindouisme dans l’oeuvre de Premchand, soulève finement cette question :

To take one author’s works as a whole raises the very complicated question of the importance which is to be given to the relationship between the author and his work, between biographical fact, influence and development on the one side and the literary product and its integrity on the other. […] The problem of periods, however, and consequently of the possibility that different pictures of Hinduism can be found at different times during Premcand’s life could only become relevant if such periods could clearly be established. If extra-literary criteria are at all accepted, the uniformity of the reflection of Hinduism itself is an argument against such periods. Swan applies the criterion of style and realism, i.e. the struggle « between the claims of moral purpose in his work and the claim of artistic expression ». Accordingly, Premcand’s first major novel (Sevāsadan, 1918) would fall already near the end of the so-called first period (1907-1920), and Swan himself cannot show convincingly the differences between the second (1920-1932) and the third (1932-1936) periods, since neither the greater variety of themes nor the shift of moral accent and point of view are incisive enough. At least as far as the novels are concerned, the signs of unity and similarity are surely no less than those which distinguish individual works from one another[40].

Ces remarques de Schreiner sont très justes. L’un des problèmes de l’interprétation en trois phases de l’oeuvre de Premchand est que ce type d’analyse aboutit presque invariablement à penser un texte en termes d’interpolations, d’appendices plus ou moins réussis qu’il faut ou bien justifier ou bien ignorer. Le récit de la ville dans Godān, parce qu’imprégné d’idéaux d’une phase que Premchand aurait, supposément, dépassé dans les années 1930, devenait gênant. Il faisait surgir à la fois les faiblesses et les contradictions d’un modèle théorique dont le consensus semblait inébranlable. Or, lorsqu’on sort de ce type de carcan conceptuel l’analyse littéraire des romans de Premchand, ceux-ci révèlent, à travers des thèmes comme le service (sevā), le don (dāna), le renoncement (tyāga), le sacrifice (tyāga) et l’amour (prema), une rhétorique sociale et religieuse qui traverse toute l’oeuvre du romancier, ne se souciant guère de périodes historiques ou de phases idéologiques[41]. Dans l’analyse de Godān, c’est comme si la rhétorique de l’interprétation avait fini par prendre le dessus, par dépasser la rhétorique interne du texte, c’est-àdire celle de l’auteur. « Interpréter consiste toujours à mettre en équivalence deux textes […] : celui de l’auteur, celui de l’interprète[42] », écrit Tzvetan Todorov dans Symbolisme et interprétation. Mettre en équivalence, c’est chercher l’atteinte d’un équilibre, une sorte de compromis acceptable entre l’interprète et l’« autre » qu’il tente de comprendre. Dans cette recherche d’équilibre, des catégories comme celles de réalisme et d’idéalisme, en tant qu’outils conceptuels, et peu importe leurs définitions, peuvent fournir des pistes très fertiles de réflexion. Elles sont un lieu théorique d’où il est possible de réfléchir intelligemment sur un texte ou l’ensemble d’une oeuvre. Le problème apparaît toutefois lorsque l’analyste, coincé dans les paramètres d’une interprétation érigée en fait historique, comme celle du passage de l’idéalisme au réalisme chez Premchand, se retrouve condamné à corroborer un schéma préétabli, dont il semble même impossible de remettre les prémisses en question. Dès lors, lorsque l’analyse ne tourne pas en rond, elle risque de finir sa trajectoire dans une voie sans issue. Un article du littéraire Carlo Coppola témoigne assez bien, je pense, de ce genre d’impasse.

III. Le passage de l’idéalisme au réalisme dans l’analyse de l’oeuvre de Premchand : de « vérité » historique à schéma « évolutionniste »

Dans un texte intitulé « Premchand’s Address to the First Meeting of the All-India Progressive Writers Association : Some Speculations[43] », Coppola fait l’hypothèse que Premchand n’est peut-être pas l’auteur de la célèbre communication qu’il a prononcée au premier congrès de l’AIPWA le 9 avril 1936, quelque mois seulement avant sa mort. Il suggère un cas de « ghostwriter ». Ce texte de Premchand, souvent cité par les analystes, a posé problème à la critique à bien des égards. Dans cette communication qui porte sur l’objectif que devrait poursuivre la littérature, Premchand réaffirme notamment l’importance qu’il accorde à l’amour (prema) et au service (sevā), des idéaux gandhiens qu’il devrait pourtant, en 1936, avoir depuis longtemps abandonnés :

Those of us who have been given the highest education and the highest intellectual powers have consequently greater responsibility towards society. I will not consider worthy of respect the « intellectual capitalist » who, after having acquired high education at the expense of the society, uses it simply for his own self-interest. […] In the temple of literature there is no place for those who hold wealth and fame dear. Literature only needs worshippers who accept that service is what makes their life meaningful, whose hearts bleed with pain and burn with love. […] If we serve society truthfully, honour, prestige and fame will themselves come and kiss our feet. And why should we be obsessed with honour and prestige after all ? Why should we feel despondent if we do not get them ? The spiritual happiness that accrues from service is our true reward ; why should we feel the desire to show off in front of society ? […] A true artist cannot love a life of self-interest […][44].

Dès l’introduction, Coppola rappelle que, dans les dernières années de sa vie, Premchand semblait témoigner d’un certain désenchantement face à l’approche de Gandhi sur les questions politiques et sociales qui secouaient l’Inde durant la période décisive des années qui précédèrent l’accession à l’indépendance. Le romancier aurait alors été favorable à une approche plus musclée sur ces enjeux, ce qui a fait dire à certains qu’il épousait idéologiquement une forme de gauchisme et à d’autres une forme de communisme[45]. Coppola met par la suite en lumière une série de faits (d’indices) qui laissent planer un doute sur la paternité du célèbre discours : 1) l’état de santé de Premchand commençait déjà à se détériorer au moment où l’AIPWA l’a contacté ; 2) il avait un calendrier de conférences bien rempli lorsqu’il s’est fait offrir de donner l’allocution présidentielle ; 3) il s’était d’abord montré réticent à agir à titre de président avant de finalement accepter ; 4) après avoir accepté de donner l’allocution, il a indiqué que son discours allait être bref ; 5) il a demandé à Sajjad Zaheer, l’un des fondateurs de l’AIPWA et organisateurs du congrès, des suggestions de thèmes pour préparer son discours. Coppola remarque aussi que l’essentiel du discours ne présente aucun contenu « nouveau », mais plutôt des idées que Premchand avaient déjà développées dans des écrits antérieurs :

A careful scrutiny of Premchand’s many writings and comments — both public and private — from as early as the 1920s, but more so in the early 1930s, shows that this speech is in many ways a summing-up of his esthetics. It may be viewed as an encapsulation of a great deal of what he had said earlier in these other contexts. There is relatively little which could be called truly « new » in this address[46].

Coppola suggère ensuite que Premchand — ou Sajjad Zaheer, l’organisateur du congrès — a peut-être plagié un article écrit par le jeune Akhtar Husain Raipuri et publié en juillet 1935 dans Urdū, un important journal littéraire du Nord de l’Inde. Après avoir montré les ressemblances entre les deux textes, Coppola concède, en conclusion, qu’il serait tout aussi légitime de poser la question autrement : « In fact, one could legitimately turn the entire question around and suggest that Husain was influenced by Premchand’s literary theories[47] ». Il admet d’ailleurs qu’il n’y a absolument rien de « un-Premchandian » dans ce discours dont les idées n’entrent, d’aucune façon, en contradiction avec ce que Premchand a dit de la littérature depuis des années. Il termine en précisant que tout cela n’est bien sûr que spéculation, et qu’il faudrait définitivement entreprendre une recherche plus poussée pour vérifier l’hypothèse de « ghostwriting ». Dans cet article, Coppola cherche entre autres à montrer que les idées que Premchand développe dans la communication qu’il prononce au congrès de l’AIPWA ne sont pas propres au romancier lui-même, mais qu’elles s’insèrent à l’intérieur d’une rhétorique sociale et politique qui circule dans les cercles littéraires indiens à cette période. Il ne réfère jamais, sauf indirectement en introduction, au modèle théorique qui expliquerait le développement idéologique de Premchand par une succession de trois étapes qui le ferait passer de l’idéalisme au réalisme. Bien que Coppola ne fasse pas allusion à ce modèle, ses intentions semblent indiquer qu’il y adhère. C’est en effet comme s’il entérinait (inconsciemment ?) cette thèse, en cherchant à trouver une explication à un texte qui n’entre pas dans les paramètres de ce canevas. Cet exemple m’apparaît intéressant dans la mesure où il met à jour les limites d’une construction théorique lorsqu’elle n’est pas remise en question.

Pour comprendre le succès qu’a eu l’interprétation en trois étapes évolutives de l’oeuvre de Premchand, il faut peut-être la replacer dans le climat intellectuel qui prévalait en Europe durant la seconde moitié du xixe siècle, particulièrement dans l’Angleterre victorienne. Dans la foulée du positivisme et de la valorisation des sciences naturelles, il y avait un désir de tout expliquer par de grandes lois universelles, y compris dans les domaines des lettres, de la philosophie et des religions. Le xixe siècle est celui d’un « évolutionnisme généralisé[48] ». L’idée d’évolution est appliquée à l’espèce humaine (l’évolution des espèces de Darwin), mais également, durant cette période, aux sociétés, conçues comme des organismes[49]. Parallèlement à l’évolutionnisme biologique, se développe l’« évolutionnisme social et culturel », un courant qui voit « le devenir de l’humanité comme suite de stades unilinéaire, ascendante et irréversible, couronnés par la société occidentale[50] ». C’est sur cette prémisse que vont s’élaborer de nombreuses théories qui auront un large écho dans différents milieux scientifiques et intellectuels, y compris en Inde. Herbert Spencer (1820-1903) est l’un des plus influents théoriciens de cette période et celui qui a popularisé le terme « évolution » (absent du texte de Darwin) en l’associant à la notion de progrès, une idée qui va passer dans le langage courant[51]. Il élabore, entre autres, une théorie dans laquelle la formation des sociétés se fait selon des phases bien définies. Il expliquera notamment le développement des croyances religieuses primitives par l’élaboration progressive de l’animisme[52]. L’anthropologue Edward B. Tylor (1832-1917), partant du postulat central que l’ensemble de l’humanité est traversé d’une même histoire embrassant un mouvement non réversible[53], va lui aussi appliquer les idées de l’évolutionnisme social et culturel au domaine religieux. L’animisme et le monothéisme vont ainsi se retrouver, selon son hypothèse, aux deux extrémités d’une longue progression qui fait passer l’homme d’un état primitif à un stade évolué de développement religieux[54]. Dans les cercles intellectuels où ce type de conception évolutionniste prévaut, les modèles en trois étapes successives deviennent la norme. Auguste Comte (1798-1857), par exemple, défendait la supériorité de la raison sur toutes formes de superstitions. Il croyait que l’humanité était passée par trois modes de pensée (sa loi des trois états) : l’état théologique (l’esprit cherche la cause des phénomènes dans les interventions divines), l’état métaphysique (l’esprit se réfugie dans l’abstraction des concepts philosophiques) et l’état positif (l’esprit n’accepte que les faits soumis à l’expérimentation). L’historien et philosophe Ernest Renan (1823-1892), dont les idées ont également marqué les milieux intellectuels de son temps, particulièrement ses théories sur les religions, voit aussi le développement de l’esprit humain à partir d’un modèle en trois étapes, qui débuterait par le syncrétisme et s’achèverait dans ce qu’il appelle l’« unité plus étendue ». Ce schéma serait repérable tant dans l’évolution des langues que dans le développement de la psychologie humaine[55].

Dès le xixe siècle, l’évolutionnisme était connu des Indiens cultivés. Des auteurs comme Auguste Comte, Herbert Spencer, Charles Darwin avaient déjà de l’influence sur eux. Vivekananda (1863-1902), par exemple, a traduit dans sa jeunesse le livre Education : Intellectual, Moral and Physical (1861) de Spencer en bengali. La thèse du passage de l’idéalisme au réalisme dans le développement de la pensée de Premchand semble s’insérer dans le modèle évolutionniste qui a laissé son empreinte dans plusieurs sphères du savoir à partir de cette période, en reprenant un canevas composé de trois stades successifs marquant une progression et reflétant, supposément, une maturation idéologique chez lui. C’est comme si le schéma évolutionniste en trois étapes conférait automatiquement, au xixe siècle, un caractère scientifique à toute théorie. Si le contexte scientifique et intellectuel de cette période n’explique pas tout, il offre tout au moins une clé d’interprétation pour comprendre la raison du succès et de la longévité de cette construction théorique.

Conclusion

« Une catégorie est une grille qui permet de lire une réalité diverse et diffuse qui résistait jusque-là au savoir », posait, d’emblée, le liminaire à ce dossier. En tant que grilles théoriques, le réalisme et l’idéalisme sont des angles spécifiques d’où le chercheur peut observer ce qui échappe habituellement à la vue. Elles donnent au regard un lieu précis où se poser pour voir ce qui se passe réellement derrière les apparences et les fausses évidences, toutes ces résistances qui voilent la réalité que l’oeil cherche à capter. Mais si l’on perd de vue ces catégories, si l’on oublie que ces constructions théoriques sont elles-mêmes un filtre à travers lequel on tente simplement de mieux regarder, de mieux examiner quelque chose qui nous paraît intéressant, important, elles deviennent, elles-mêmes, ce qu’elles prétendaient vaincre : résistance. Le problème n’est donc, peut-être, jamais la catégorie, mais l’utilisation que le chercheur en fait.

À travers des histoires qu’il crée, Premchand met en scène une réalité, imaginaire dira-ton, mais qui existe à l’intérieur d’une oeuvre qui forme, elle-même, un monde qu’il est possible d’étudier et qui offre un regard, une prise, sur la « vraie » réalité. Dans ce cas-ci celle du monde indien, celle de l’hindouisme, celle de l’Inde à l’aube de s’affranchir du joug colonial, celle de son auteur aussi, un hindou d’origine kāyastha[56] qui sent le besoin d’exprimer quelque chose, et dont les romans deviennent le lieu d’expression privilégié. Tout autant que dans la vie, cette réalité est complexe, diverse, diffuse, et n’est jamais complètement fermée, jamais entièrement donnée. Le travail de l’analyste littéraire est d’essayer de comprendre ce monde, d’y mettre de l’ordre, mais sans le trahir ni le dénaturer. C’est peut-être là, justement, la faille de la thèse évolutionniste. En établissant une chronologie rigide prétendant fournir la seule clé d’interprétation intelligible de Premchand, cette explication crée un ordre qui ne tient pas compte du mouvement interne de l’oeuvre, beaucoup plus fluide et ouvert. L’interprétation se trouve prisonnière d’un échafaudage théorique qui masque l’évolution personnelle de ce romancier. S’il a pu avoir des moments de désillusionnement dans les dernières années de sa vie, s’il a pu remettre en question la démarche de Gandhi dans les années 1930, cela ne veut pas dire qu’il avait renoncé à tous les idéaux qu’il a défendus bec et ongles sa vie durant, tant dans ses nouvelles et ses romans que dans ses textes plus personnels. Le réalisme et l’idéalisme, ce couple d’éléments contraires, sont omniprésents dans l’oeuvre de Premchand. Dans Godān, les récits villageois et urbain paraissent jouer sur une opposition entre réalisme et idéalisme. Alors que le village campe un monde plus réaliste, la ville, sans affleurer comme le lieu idéal, est le monde qui rend possible la concrétisation d’idéaux, l’endroit d’où peuvent jaillir les transformations. Ces deux mondes ne sont cependant pas indépendants l’un de l’autre, ils se rencontrent, se nourrissent mutuellement. L’idéal du service (sevā)[57], par exemple, finit par pénétrer et le village et la ville et par réconcilier une trame narrative dont l’unité, selon plusieurs interprètes, ferait défaut. Lorsque les personnages ruraux et urbains comprennent tout le potentiel du service à autrui, la barrière entre le village et la ville devient plus poreuse, les villageois et les citadins interagissent. Il s’opère une série de rapprochements qui, quelques pages plus tôt, auraient été impossibles. Au lieu de penser les catégories de réalisme et d’idéalisme uniquement en termes d’étapes idéologiques franchies une à une par Premchand, il paraît plus fécond de comprendre comment elles dynamisent les romans de cet écrivain et participent à leurs mécanismes internes. Ces catégories font partie intégrante de la rhétorique de ce romancier, des stratégies qu’il emploie pour entraîner son lecteur quelque part. On peut en tout cas espérer qu’une analyse qui tiendrait compte de ces stratégies, au lieu de cloisonner l’interprétation dans des paramètres fermés, ouvrira la porte à une interprétation plus complète. Une interprétation qui ne trahirait pas ce que l’on sait par ailleurs de l’évolution personnelle de Premchand, une évolution complexe, qui comporte son lot de contradictions, de changements et de retours en arrière, et qu’un canevas en trois étapes n’expliquera toujours que partiellement et artificiellement.