Recensions

Raymond Boudon, Le rouet de Montaigne : une théorie du croire. Paris, Éditions Hermann (coll. « Société et pensées »), 2014, 198 p.[Notice]

  • Yves Laberge

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  • Yves Laberge
    Université d'Ottawa

Au début de ce qui sera son dernier livre, Raymond Boudon (1934-2013) se demande d’emblée « comment expliquer scientifiquement les croyances aux idées bizarres qui pullulent en tout temps et en tout lieu ? » (Avant-propos, p. 11). Des exemples récents de ces croyances bizarres seraient par exemple le Da Vinci Code ou encore la théorie du complot (préface, p. 15). Afin d’examiner cette question essentielle pour le théologien comme pour l’historien des idées et le philosophe épistémologue, Raymond Boudon emprunte à Michel de Montaigne (1533-1592) sa métaphore du rouet. Le premier chapitre débute par cette citation tirée des Essais de Montaigne et servant de base à toute la démonstration qui suit : « Pour juger des apparences que nous recevons des sujets, il nous faudrait un instrument judicatoire ; pour vérifier cet instrument, il nous y faut de la démonstration ; pour vérifier la démonstration, un instrument : nous voilà au rouet » (Montaigne, cité p. 25). Sans doute inattendue, la figure du rouet prise au sens figuré sert uniquement à illustrer ce va-et-vient entre l’instrument de vérification et la démonstration à valider. Chacun devrait servir à valider l’autre, mais qu’advient-il si l’un des deux éléments est au départ faux, faussé ou trompeur ? Pour Raymond Boudon, ce problème resterait apparemment insoluble puisque « les théories les plus solides elles-mêmes reposent sur des principes qui ne peuvent être démontrés de par leur nature de propositions premières » (p. 26). Du même souffle, Raymond Boudon ajoute que « pour Kant, il n’y a pas de connaissance sans a priori » (p. 26). Cette référence au rouet de Montaigne n’est pas récente et avait été utilisée par plusieurs auteurs et plus récemment par le philosophe allemand Hans Albert, cité par Raymond Boudon (p. 27). Comme dans ses livres précédents, Raymond Boudon reconnaît que la science et les discours scientifiques véhiculent souvent des idées fausses et peuvent involontairement créer de faux savoirs : « Ces faux savoirs sont ceux qui s’appuient sur des principes stériles ou auxquels on attribue une portée qu’ils n’ont pas » (p. 27). Or, si ces erreurs et ces errements sont quelquefois inévitables dans la démarche scientifique, les correctifs apportés mettent parfois beaucoup de temps à se produire, ce qui soulève d’autres interrogations et qui ramène à la question de départ, à savoir pourquoi les gens finissent-ils par croire à des idées fausses ou infondées ? Ou encore, pour quelles raisons des gens ont-ils cru à ces idées qui ultimement s’avèrent infondées ? Parmi les explications proposées, Raymond Boudon invoque le théorème de Bayes pour tenter d’expliquer pourquoi certaines personnes ont envie de croire à une idée et qu’ils en recherchent la validation : « […] lorsqu’on a des raisons de croire à la validité d’un principe, on en recherche la confirmation » (p. 69). Les livres de Raymond Boudon se distinguent pour au moins deux raisons. D’abord, ils mettent en perspective les courants à la mode et amenuisent ce qui semble nouveau et innovateur chez les penseurs les plus en vue, par exemple dans cette analyse critique du paradigme, concept si cher à l’épistémologue Thomas Kuhn (p. 58). Pour Raymond Boudon, le constructivisme aurait entre autres été instauré pour condamner le positivisme, mais il aurait aussi « jeté l’enfant avec l’eau du bain positiviste » (p. 43). L’épistémologie de Thomas Kuhn lui semble surfaite et n’apporterait rien de nouveau : « Kuhn n’a fait ainsi que remettre à l’ordre du jour une idée dont philosophes et sociologues avaient démontré la véracité » (p. 58). De plus, Raymond Boudon ose critiquer certains des penseurs contemporains les plus en …