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La publication de ce collectif est le fruit d’une conférence quinquennale inaugurée à New Delhi en janvier 2008 et portant sur le thème de « Rethinking Religion in India ». Le but de la présente collection d’essais, et de la rencontre d’indianistes dont elle émane, est de sensibiliser les spécialistes à l’importance et à l’urgence du devoir de re-conceptualiser la notion de religion en Inde (p. xiii). Même si les langues actuelles de l’Inde opposent un dharma hindou à des dharma bouddhique, musulman ou chrétien (ibid.), il s’agit là d’abstractions transmises aux Indiens par une certaine éducation, mais qui ne correspondent à rien, semble-t-il, dans le vocabulaire de la vie courante. Devant cet état de fait, les études postcoloniales, c’est-à-dire l’ensemble des réflexions qui ont surgi d’abord en Inde à la suite du livre phare, Orientalism, d’Edward Said (1978), se sont demandé si la notion même de « religion » (traduite par dharma) ne serait pas tout simplement l’une de ces constructions coloniales. L’appellation de religion pour désigner un ensemble de phénomènes divers auquel on accole en Inde l’épithète d’« hindoue », ou auxquels on donne l’appellation globale d’« hindouisme », ne serait-elle pas un emprunt au christianisme européen, ou encore un calque du mot « christianisme » ? Tout en conférant une essence à un ensemble complexe de croyances et de comportements spécifiques, ces termes ne serviraient-ils pas en fait à asservir et à dominer une population complètement étrangère à ces notions ? La question du sécularisme et celle de la conversion ne feraient-elles que poursuivre une discussion posée dans une catégorie étrangère à l’Inde, et par conséquent aliénante ?
Ce collectif est divisé en deux parties. La première partie est intitulée : « Historical and Empirical Arguments ». David N. Lorenzen y signe un premier texte : « Hindus and Others », qui défend entre autres l’idée que la notion d’hindouisme en tant que religion distincte de l’islam existait dès le xvie siècle dans la poésie médiévale de Kabir (mort en 1518) et du gourou sikh Arjan (mort en 1606), et même quelques siècles plus tôt dans des poèmes attribués à Gorakhnath. Plusieurs études ont certes montré que le hindu dharma a subi d’importants changements avec la colonisation britannique. Mais, poursuit Lorenzen sur un ton polémique, « [w]hen, however, scholars extrapolate from the existence of such changes and claim that Hindu religion as a unified conceptual identity did not exist prior to the British conquest of the sub-continent and that it was principally the British orientalists who invented or constructed a unified Hindu religion, this seems to me to be at best a highly misleading exaggeration, a wilful denial of historical continuities that are an evident part of the historical record » (p. 30). Geoffrey A. Oddie confirme, dans « Hindu Religious Identity with Special Reference to the Origin and Significance of the Term ‘Hinduism’, c. 1787-1947 », que les Indiens du nord de l’Inde utilisaient le terme « hindu » dans un sens religieux, et que le terme « Hindooism » circulait dans les milieux missionnaires une trentaine d’années avant que le réformateur Rammohan Roy ne l’utilise en 1816. L’invention de ce terme est le fruit d’échanges entre missionnaires européens et érudits traditionnels : il reflète certains éléments du brahmanisme mais met entre autres l’accent sur la dimension de foi (« creed »), inédite dans ce contexte. Ce terme, et la nouvelle compréhension qu’il suppose, a toutefois été vite adopté par les Indiens. Avec le mot dharma au sens de religion, il a servi à unifier des Indiens de toutes sectes dans leur lutte contre les missionnaires chrétiens et la domination coloniale. Dans « Representing Religion in Colonial India », John Zavos cherche à dépasser le terme « Hinduism » et les modèles occidentaux de religion pour comprendre comment il se fait que ces termes se soient imposés dans un contexte colonial dynamique. Cette critique des modèles importés de religion, remarque Zavos avec à-propos, doit éviter de sombrer « into an invented nativism, a projection of pre-colonial ‘purity’ » (p. 56). S’appuyant entre autres sur les travaux de Robert Frykenberg, cet auteur maintient que la rencontre coloniale « provided new possibilities for the representation of religion as a facet of social and political life » (p. 58). Dans « Colonialism and Religion », Sharada Sugirtharajah s’éloigne de la question de savoir si les indianistes européens ont vraiment inventé ou créé un nouveau concept pour décrire et classifier ce qu’ils rencontraient. Elle se propose plutôt « to look at their own hermeneutical strategies in understanding India and its traditions » (p. 69). Convaincue que l’on ne colonise pas innocemment, elle examine l’idée que la christianisation de l’Inde serait providentielle ; scrute les conséquences de la valorisation des textes hindous les plus anciens, au détriment des traditions orales omniprésentes ; discute de la catégorie d’hindouisme pur (calquée sur la notion de vraie religion chrétienne) à distinguer de tous les faux-semblants de religion ou pratiques idolâtriques qui seraient fausses ; et, parmi les conceptions typiquement coloniales, elle retient l’idée que les spécialistes européens seraient là pour aider les Indiens à découvrir l’hindouisme véritable des origines. Finalement, dans « Women, the Freedom Movement, and Sanskrit : Notes on Religion and Colonialism from the Ethnographic Present », Laurie L. Patton étudie l’évolution dans la façon dont les femmes se sont mises à l’étude du sanskrit. Elles l’ont d’abord étudié comme un outil d’échange culturel, et donc un moyen de s’émanciper en participant plus directement à la libération nationale. Maintenant que la technologie informatique a détrôné le sanskrit, elles ont plutôt la conviction, en apprenant cette langue, d’apprendre une langue sacrée directement liée à la religion hindoue. « In postcolonial India, Sanskrit has become a marker of the Hindu religiosity of women as well as men » (p. 81).
La deuxième partie de ce collectif est intitulée « Theoretical Reflections » et comprend quatre contributions. Richard King (« Colonialism, Hinduism and the Discourse of Religion ») construit son discours autour de six propositions dont voici certains éléments. (1) La catégorie de religion, qui est d’abord le produit d’une expérience euro-américaine du monde, a été exportée en Inde pendant les cinq cents années de la colonisation européenne en ce pays, et s’est transformée au point de devenir un des traits caractéristiques de la culture indienne. Cela a été possible au prix d’un recodage où l’Écriture a préséance sur les rites et où le Vedānta se trouve propulsé au rang de théologie centrale. (2) Le terme « hindouisme » n’est pas une création de Rammohan Roy, comme on le dit souvent, mais circulait dans les milieux missionnaires baptistes dès les années 1780. Il faut donc tenir compte du poids des missions chrétiennes dans cet apport spécifique. (3) La notion de religion hindoue n’a certainement pas été imposée par la colonisation britannique sur une population passive, mais a plutôt émergé lentement de discussions entre orientalistes, missionnaires et élites intellectuelles indigènes. (4) La déconstruction du mythe d’un hindouisme uni et homogène est indissociable de la critique de la catégorie plus générale du concept de « religions du monde » (world religions) amorcée par Tomoko Masuzawa[1]. (5) La colonisation britannique a imposé par défaut une notion de religion en tant que domaine distinct, fondé sur un système de croyances, possédant une Écriture, à l’origine pur mais sans cesse menacé de mélanges, et possédant un dynamisme unificateur qui peut s’exprimer sous forme d’exclusivisme ou d’inclusivisme. Même si ce modèle de religion est mal adapté à la réalité indienne, la modernité confirme le fait que l’Inde s’en est approprié, entre autres à travers d’innombrables discussions autour de la notion de séculier. (6) Plutôt que de rechercher un modèle centripète et unifiant de religion, mieux vaudrait concevoir l’Inde comme polycentrique, le lieu de « one of the most remarkable long-term cultural experiments in diversity » (p. 108).
Les trois autres articles rediscutent, chacun d’une façon originale, certains points déjà évoqués. Timothy Fitzgerald (« Who Invented Hinduism ? Rethinking Religion in India ») pense que les oppositions du type religion/séculier, naturel/surnaturel, Église/État sont typiques de la théologie chrétienne et ont été plaquées artificiellement sur une réalité hindoue qui ne les connaissait pas. À partir d’une critique des articles de David Lorenzen (« Who Invented Hinduism ? », 1999 ; « Gentile Religion in South India, China and Tibet : Studies by Three Missionaries », 2007), il défend l’importance pour la recherche d’une meilleure contextualisation historique des termes « religion » et « secte » par les universitaires, particulièrement lorsqu’appliqués aux mondes indien, tibétain, chinois ou japonais. Ces mots, insiste l’auteur, renvoient à des catégories abstraites qui ont des sens variables selon le lecteur et des implications idéologiques. Il est indispensable de faire preuve de prudence méthodologique et d’une plus grande précision historique dans l’utilisation de ces termes « in order to understand their complexity and to see that such terms do not have any easy and self-evident meanings, and are not mere harmless labels » (p. 131). S.N. Balagangadhara (« Orientalism, Postcolonialism and the ‘Construction’ of Religion ») soutient que l’hindouisme, au même titre que tout autre concept, est une construction humaine qui, dans ce cas-ci, prend vie dans l’imaginaire occidental et n’existe pas dans la culture indienne. L’hindouisme est le concept qui a permis d’unifier et de donner une cohérence à l’expérience coloniale en Inde (p. 138). Il classifie ainsi la notion de religion hindoue parmi les entités fictives comme l’unicorne ou l’école de magie de Harry Potter : « Entities like ‘Buddhism’, ‘Hinduism’, ‘Jainism’, ‘Sikhism’ etc. which are called the ‘religions of India’, exist, it is true, but they do so only in the western universities […]. This means that all the books and articles, all the PhDs and all the commonsense talk about these religions tell you as much about India as other ‘relevant’ books, articles and interviews tell you about the length of the unicorn’s horn — a creature which only virgins can see — or about the relation between the upper and lower torso of a satyr or about the need for a curriculum reforma at Harry Potter’s magical school, Hogwarts » (p. 139). Jacob De Roover et Sarah Claerhout (« The Colonial Construction of What ? ») défendent finalement l’idée que l’hindouisme est une construction, mais de façon plus nuancée et en souhaitant que l’on s’interroge sur ce qui est ainsi construit et sur les conséquences d’une telle construction sur l’Inde actuelle. Suivant l’hypothèse de S.N. Balagangadhara, les auteurs sont d’avis que si l’hindouisme est effectivement le produit de l’expérience européenne en Inde, c’est de la construction de l’hindouisme en tant que concept (Hinduism-as-a-concept) dont il est question (p. 174). On peut bien affirmer que l’une des conséquences directes de cette construction est l’appropriation par les Indiens de la terminologie européenne, par exemple les mots « religion » et « hindouisme » ; mais encore faut-il se demander ce que ces termes signifient pour ceux qui les ont adoptés et dans quelle mesure le processus d’appropriation n’a pas modifié le sens de ces termes (p. 177).
On trouvera dans ce collectif une sorte de bilan des études qui discutent de la pertinence de la notion de religion appliquée à l’Inde. L’introduction de Marianne Keppens et Esther Bloch résume habilement les principales questions que se sont posées jusqu’à maintenant les chercheurs à propos du terme « hindouisme » et les met en rapport avec l’argument présenté par Edward Said dans Orientalism. Les notions d’hindouisme ou de religion hindoue servent-elles seulement à essentialiser la culture de l’autre et à la dominer ? N’y avait-il pas déjà des formes de religions en Inde et les Indiens n’ont-ils pas été partie prenante de l’entreprise même de construction de l’hindouisme ? Il faut placer ces questions dans la suite du livre d’Edward Said déjà cité, mais également de la thèse de Tomoko Masuzawa. Cette série de critiques portent souvent juste, ce qui ne veut pas dire qu’elles ne devraient pas parfois être nuancées. Le terme « hindou » est dès l’origine une appellation territoriale, qui ne fait que délimiter une zone où l’on découvre certaines cultures ou traditions. R.N. Dandekar[2] note judicieusement que, sous le mot « hindouisme », se cachent deux phénomènes différents, les castes ou jāti et les sectes ou saṃpradāya. Vouloir considérer l’hindouisme sous ses deux formes comme une religion universelle est déjà une faute de méthode. D’ailleurs, seulement les sectes hindoues, et même certaines sectes hindoues, cherchent à s’étendre en Occident contemporain, et prétendent détenir pour cela des valeurs universelles qui devraient intéresser tout être humain. Sous peine d’essentialiser des termes abstraits comme celui de religion et de les rendre inaptes à supporter quelque étude historique ou anthropologique que ce soit, peut-être serait-il temps de rappeler que la notion d’airs de famille de Ludwig Wittgenstein (auquel fait allusion Lorenzen, p. 36-37) doit aussi être appliquée au concept de religion. Même si la notion de religion apporte avec elle un lointain héritage, et peut-être un lourd contentieux qu’il faut repérer et dénoncer, il sera toujours extrêmement important de cerner ce qui fait des traditions dites religieuses apparues en Inde un ensemble de valeurs culturelles spécifiques et hautement originales.