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En cette époque de sécularisation apparente, les titres des ouvrages de l’écrivain français Pascal Bruckner ne pouvaient pas manquer d’attirer l’attention des chercheurs s’intéressant aux phénomènes religieux et aux mouvements des idées. Essayiste prolifique et par ailleurs romancier, l’auteur avait déjà fait paraître plusieurs essais primés, dont Misère de la prospérité (2002) et L’Amour du prochain (2005)[1]. La présente recension présentera successivement deux de ses meilleurs essais : La tyrannie de la pénitence et Le fanatisme de l’Apocalypse.
Dès les premières lignes de La tyrannie de la pénitence. Essai sur le masochisme occidental, Pascal Bruckner décrit avec un brin d’ironie les paradoxes de notre société sécularisée, en particulier dans la France actuelle, à propos du retour en force de certains thèmes venus d’une époque ancienne comme « le péché originel » et la repentance, que ce soit à propos de l’actualité, de la politique, de l’environnement, des relations internationales, ou de notre rapport avec l’histoire (p. 14). Et paradoxalement, ces discours inattendus sur la repentance et la culpabilité de l’Homme émanent précisément de penseurs qui se disent incroyants, au grand étonnement de Pascal Bruckner : « En terre judéo-chrétienne, il n’est pas de carburant aussi fort que le sentiment de la faute et plus nos philosophes, sociologues se proclament agnostiques, athées, libres penseurs, plus ils reconduisent la croyance qu’ils récusent » (p. 14). Tout ce livre pose un regard critique sur les attitudes de nos contemporains qui se sentent coupables de réussir, d’être riches, de faire partie de la civilisation ayant créé le colonialisme, l’esclavage, les guerres mondiales, d’avoir contribué collectivement à la pollution, au réchauffement de la planète, et à l’épuisement des ressources naturelles. C’est comme si nous portions tous le poids d’une culpabilité originelle, et ce message est reproduit massivement. Selon Pascal Bruckner, « les idéologies ne meurent jamais, elles se métamorphosent et renaissent sous une apparence nouvelle » (p. 24). Les sujets pour se culpabiliser collectivement semblent innombrables pour beaucoup d’intellectuels bien en vue, par exemple sur la délicate question de l’immigration : sans viser nommément un pays en particulier, Pascal Bruckner critique par exemple le principe général du multiculturalisme, car il bloquerait trop souvent l’intégration des immigrants qui ne demandent qu’à laisser de côté leur passé, mais aussi « un mode de vie, des traditions dont ils aspirent bien souvent à s’émanciper » (p. 172). Dans son chapitre sur la souffrance collective, que tant de groupes minoritaires tentent de revendiquer ou d’affirmer, Pascal Bruckner constate une amplification de la victimisation collective dans différents contextes et s’étonne par ailleurs de la création d’un « Secrétariat d’État aux victimes » en France, en 2004 (p. 176). L’auteur conclut dans son chapitre sur « le doute et la foi » en réaffirmant la nécessité de la réconciliation, citant les excuses officielles de nombreux chefs d’État (du Japon ; des États-Unis) envers des populations brimées ou d’anciens ennemis durant des conflits armés, et la création de nombreuses commissions de vérité et réconciliation, en Afrique du Sud et ailleurs, chargées de faire toute la lumière sur des époques troubles au lieu d’adopter une attitude punitive envers d’anciens tortionnaires, militaires et génocidaires (p. 240). Cependant, on terminera par une remarque éditoriale : en dépit de toutes ses qualités, on pourrait reprocher à Pascal Bruckner de ne pas toujours mentionner la source des extraits qu’il cite de mémoire, par exemple dans un long passage de Tocqueville, probablement tiré du livre De la Démocratie en Amérique (p. 111). On constate les mêmes lacunes dans des allusions trop vagues à des livres d’Imre Kertész et d’André Glucksmann (p. 134). Néanmoins, La tyrannie de la pénitence demeure un livre important, dont le propos reste pertinent encore aujourd’hui.
Paru cinq ans plus tard, Le fanatisme de l’Apocalypse poursuit avec la même verve cette critique de certains de nos maîtres à penser qui diffusent des discours de fin de monde prochaine, sous l’égide d’un vaste désastre environnemental dont les signes annonciateurs apparaîtraient déjà. Selon Pascal Bruckner, Le fanatisme de l’Apocalypse désignerait ce diagnostic sans appel véhiculé par les environnementalistes et les altermondialistes : après avoir divinisé la Terre (« Gaïa »), on la vénère et on la sacralise en la rendant inattaquable, sous peine de sanctions (p. 30). De plus, l’Homme moderne aurait idéalisé ou romancé son image de la nature en sursis : « Nous nourrissons une vision mélancolique de nos lacs, de nos forêts, de nos paysages dont la fragilité nous bouleverse et que nous tentons de préserver de l’effacement » (p. 33). Plus loin, Pascal Bruckner déplore que l’on banalise trop souvent la notion de « crime contre l’humanité » et qu’on l’utilise désormais pour décrier ceux qui ne respecteraient pas l’environnement ; on peut dès lors constater « l’annexion du vocabulaire de la Shoah aux phénomènes météorologiques » (p. 52). Car tout comme les tremblements de terre et les épidémies étaient perçus au Moyen Âge comme des signes annonciateurs d’une fin du monde imminente, on reproduit au xxie siècle des réflexes similaires : « Dans le même temps où l’on rend l’homme responsable de tous les maux de l’Univers, on prête à Dame Nature des intentions humaines, on en fait une entité douée de volitions, de sentiments » (p. 121). Pour Pascal Bruckner, nous manquons souvent de nuances dans nos diagnostics, et à vouloir rejeter trop rapidement tout ce qui s’apparente au progrès, on en viendrait presque à nier les vertus de la science : « […] l’écologie est la philosophie du crépuscule, du blafard » (p. 193). De plus, comme le prônait autrefois le clergé à propos des vertus de la privation et de la mortification, « l’écologie nous incite à la Grande Diète au nom des générations futures » (p. 88). L’auteur citera même le concept de « repentir prévisionnel » emprunté au philosophe Hans Jonas (p. 88). Dans la dernière partie du Fanatisme de l’Apocalypse intitulée « La grande régression ascétique », l’auteur remarque une sorte de retour vers la frugalité, propageant une volonté de consommer moins de produits, de chauffer moins sa maison, de se mettre au régime, et « de mettre le voile noir du deuil sur toutes les joies humaines ! » (p. 219). Le matérialisme et les choses terrestres ne sont plus valorisés comme naguère par nos nouveaux penseurs qui appellent à la décroissance et à de nouvelles formes de puritanisme. La conclusion de Pascal Bruckner reste comme une invitation à humaniser les rapports entre les Hommes et la nature : « Les amis de la terre ont trop longtemps été les ennemis de l’humanité : il est temps qu’une écologie de l’admiration succède à une écologie de l’accusation » (p. 275).
Ces quelques lignes ne suffisent aucunement à rendre toute la richesse de l’argumentation de l’auteur, qui mentionne une multitude d’exemples et de cas pertinents. Comme dans ses essais précédents, le style de Pascal Bruckner éblouit par sa grâce, sa vivacité et sa clarté. On recommanderait ses livres à un large lectorat ; même les jeunes collégiens pourront apprécier son propos exempt de jargon. Sa démonstration est très riche en formules qui font mouche. Évidemment, on n’est pas toujours d’accord avec l’auteur dans toutes ses prises de position, mais il nous force à réfléchir et à reconsidérer nos valeurs sur plusieurs points.
Parties annexes
Note
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[1]
Voir notre recension de Misère de la prospérité (2002) de Pascal Bruckner, parue dans cette revue, Laval théologique et philosophique, 60, 2 (2004), p. 379-381.