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Dans cet ouvrage, l’A. envisage le rapport de la religion — quelle qu’elle soit —, à la cité. En dépassement de la perspective augustinienne de l’antinomie des deux cités et en référence à Claude Lefort (p. 9, n. 2)[1], il estime que la cité est tout à la fois la société des hommes, leur organisation politique et l’histoire humaine tout entière. Selon lui, la religion est toujours mêlée de la façon la plus intime à cette aventure, de sorte qu’on ne peut pas la considérer comme relevant seulement du suprasensible ou du divin. Si l’homme est le seul vivant qui ait la perception du bien et du mal, du juste et de l’injuste, la cité est donc le lieu où se partagent ces valeurs (p. 8, n. 1)[2]. La religion a donc nécessairement une dimension sociale et il s’agit de mettre en relief cette dimension, d’indiquer son rôle parmi les divers aspects d’une religion et la destination de la religion elle-même (p. 9).
L’ouvrage comporte onze chapitres distribués en quatre parties. Dans la première partie, l’A. s’attache à présenter en quatre chapitres les « prolégomènes à l’analyse du fait religieux : les réductions impossibles de la religion ». Le premier chapitre traite de l’avenir du christianisme dans la société moderne, le deuxième, du pape et de son image actuelle, le troisième, de la réduction politique de la religion, le quatrième, de la réduction de la religion à la fonction de lien social. Dans les deux chapitres de la deuxième partie, l’A. traite du thème du religieux sans religion et propose d’en finir avec deux confusions : l’assimilation du sublime avec le religieux et l’assimilation du christianisme et de la démocratie. La troisième partie (deux chapitres) aborde la question du sujet de la religion face à la cité. Il s’agit d’un plaidoyer en faveur de l’âme ou la question de l’intériorité religieuse et, la foi et son rapport à la conversion. La quatrième partie (trois chapitres) présente trois aspects de la religion : la dimension symbolique, la dimension de témoignage et la dimension de communauté et d’intersubjectivité.
L’ouvrage est un essai sur la religion, à travers lequel l’A. cherche à démontrer comment celle-ci s’inscrit nécessairement dans la cité, sans qu’on puisse la réduire à la dimension sociopolitique. Selon lui, plutôt que de s’apitoyer sur le manque de religion dans la société moderne, il importe, dans un premier temps, de cerner les obstacles épistémologiques à la compréhension de la religion. On n’y parvient qu’en étudiant les diverses réductions de la religion, qu’en montrant leur illégitimité (p. 26), et qu’en abordant sans illusion le pôle subjectif de la religion comme support de la vraie religion d’un peuple libre (p. 200 et suiv.). Ces réductions sont vues à travers le prisme de la version française de la laïcité que l’A. propose de lire comme un recours aux humanités destinées à permettre à chacun l’éveil d’une pensée personnelle. Or cette laïcité reconnaît la place sociale du christianisme, mais tend à l’y confiner. La formule de Marcel Gauchet, selon laquelle le christianisme a été « la religion de la sortie de la religion », est une illustration théorique de cette réduction. Pour l’A., il s’agit d’une mise en évidence du caractère partial et restrictif des notions de sécularisation et de laïcisation, dans la mesure où elles font croire qu’il y avait un patrimoine religieux donné qui s’est perdu, et que le monde est désenchanté dès le moment que les hommes n’attendent plus des faveurs de Dieu pour les récoltes ou pour les succès mondains, collectifs ou privés (p. 34). Selon lui, la formule de Gauchet ne repose pas sur une définition rigoureuse de la religion, qui n’est pas réductible à une attitude magique envers le monde. Cette observation conduit l’A. à considérer l’affadissement des valeurs chrétiennes et l’oubli de la dimension subversive de la religion — par rapport au conformisme moral, intellectuel et social — comme la pire menace de celle-ci dans la démocratie moderne (p. 196).
L’A. s’intéresse aussi à ce qu’il nomme « la catégorie du religieux » (p. 149). Pour lui, si l’on trouve du religieux dans les spiritualités individuelles et communautaires, une spiritualité ne devient religion qu’à la condition de s’inscrire dans la tradition d’une communauté, dans l’affirmation d’une transcendance divine, dans des pratiques rituelles définies. On peut être antireligieux ou irréligieux selon qu’on s’attaque à la religion ou à la religiosité des personnes. L’élision du religieux est un sentiment areligieux que traduit aujourd’hui l’extrême valorisation du sublime. C’est chez Kant que notre auteur trouve l’origine de la déviation, dans le rôle que celui-ci accorde à la raison dans le jugement de la sublimité. Selon lui, interprétant Kant, le jugement de beauté se fonde sur un plaisir spécifique, lié au jeu harmonieux, sans règle et spontané, entre l’imagination et l’intellect. Or, dans la mesure où le rapport s’établit entre la Raison et l’imagination, il ne s’agit plus d’un jeu harmonieux, entre les deux facultés, mais d’une soumission de l’imagination à la Raison, en ce que la première sacrifie la liberté à la seconde. C’est ainsi que le sentiment du sublime a nécessairement une dimension subjective qui résulte de l’inadéquation entre la faculté sensible de présentation de l’objet (jugé sublime) et de l’Idée de la Raison (p. 161). En somme, la dérive du religieux en sublime chez Kant est une dérive morale qui deviendra avec Chateaubriand (cf. Le génie du christianisme), une dérive esthétique. Mais sous quelque forme qu’il prenne, le sublime est une dévaluation du divin. Il faut donc retrouver et réaffirmer la dimension symbolique de la religion et la réaffirmer en tant qu’aliment de la réflexion et du recueillement personnel. Celle-ci assure la validité du témoignage personnel comme attestation de la vérité. Mais la vérité renvoie, en régime chrétien catholique, à une doctrine, à un dogme qui sollicite l’adhésion de la foi de l’homme croyant. La cité quant à elle, ne s’attache pas à l’examen de la validité de la vérité professée ; pour elle, la foi ne peut être envisagée qu’en forme d’opinion reconnaissable à l’individu croyant. Cette vision est au fondement de la doctrine de la liberté religieuse, entendue comme « la manifestation la plus radicale de la liberté de chacun conçue comme absolu » (p. 247).
L’ouvrage est d’une densité et d’une teneur philosophiques documentées. On ne parle bien que de ce dont on a une connaissance précise. La connaissance par l’auteur du christianisme et, singulièrement du catholicisme, lui est apparue comme un atout incontestable dans son approche du lien entre religion et cité. Si limiter le propos au rapport entre catholicisme et cité n’enlève rien à son mérite, l’auteur crée les conditions d’une surévaluation de son livre en affirmant vouloir traiter du rapport de la religion — « quelle qu’elle soit » — à la cité. L’approche phénoménologique de cette relation paraît donc limitée. Par endroits, l’essai emprunte les accents d’un plaidoyer en faveur de la reconnaissance ou de l’acceptation du catholicisme, de la papauté, ou même d’un style de papauté (en l’occurrence Benoît XVI comparé à Jean-Paul II) dans l’espace public (p. 58 et suiv. et aussi 245-249). En outre, l’ouvrage aurait gagné davantage en clarté si des précisions avaient été apportées au débat ouvert (p. 63 et suiv.) sur les notions d’autorité et de pouvoir, en référence à la papauté, sur la combinaison chez Benoît XVI des qualités d’expert et de magistère, sur la coïncidence entre dogme et vérité scientifique et l’accueil de ce lien à l’université, etc. Par ailleurs, on peut regretter que l’A. soulève des questions théologiques sans les traiter vraiment, par exemple, la restauration supposée engagée par Benoît XVI de la doctrine conciliaire, en particulier à propos de la notion de « corps mystique » à laquelle les Pères du concile Vatican II auraient préféré celle de « peuple de Dieu », préférant jouer, selon lui, sur l’adhésion plutôt que sur la réflexion (p. 55-56).