Résumés
Résumé
Pour relever le défi de l’irruption dans notre modernité d’une violence radicale, il faut, selon Éric Weil, inscrire la cohérence des discours dans l’espace premier du langage et de sa négativité créatrice. S’il est possible, alors, de procéder à une mise en ordre logique des divers types d’intelligibilité élaborés dans l’histoire, c’est en subordonnant l’ensemble de ces catégories concrètes aux deux catégories formelles du sens et de la sagesse, de la compréhension et de la vie selon la compréhension. La philosophie se comprend ainsi dans le tout de la réalité qui se révèle en elle : sa systématicité dialogique a pour corollaire une ouverture sans réserve à l’extériorité du monde et de l’histoire. Cette transcendance dans l’immanence, à l’épreuve de la relativité de la condition, est-elle susceptible de rencontrer et d’accueillir l’attestation religieuse d’une transcendance absolue ? C’est la question que l’on se risque à poser pour finir.
Abstract
In order to face the challenge of the irruption in our modernity of a radical violence, one must, according to Eric Weil, inscribe the coherence of discourses into the primary space of language and of its creative negativity. If it is possible, then, to proceed to put in logical order diverse types of intelligibility elaborated through history, it has to be by subordinating the whole of those concrete categories under the two formal categories of meaning and wisdom, of comprehension and of life in accordance with comprehension. Philosophy is thus understood within the whole of reality that reveals itself in it ; its systematic dialogical character has as a corollary an unreserved opening to the external character of the world and of history. Is this transcendence in immanence, while being proof resistant to the relativity of the condition, able to meet and receive the religious testimony of an absolute transcendence ? Such is the question that is risked at the end.
Corps de l’article
S’il est vrai que la philosophie n’est autre que « son temps saisi dans la pensée[1] », on ne s’étonnera pas que la philosophie d’Éric Weil (1904-1977) se soit développée tout entière pour tenter de répondre aux sombres temps d’un siècle où, paradoxalement mais significativement, la violence s’est déchaînée là même où étaient apparues les plus hautes élaborations discursives de la raison. Pour prendre la mesure de cette violence moderne, pour en penser à la fois l’originalité et la radicalité, il importait d’abord de la situer en son émergence historico-culturelle : celle qui la fait naître sur le sol d’une « condition » désenchantée, marquée par l’irrésistible montée en puissance d’une rationalité scientifique et technique étendue à l’ensemble de la planète. Mais il fallait également se donner les moyens de l’affronter, de la déchiffrer et de la juger, en s’opposant aussi justement que possible à cette emprise exclusive de la rationalité d’entendement. Et il ne suffisait pas, pour cela, d’en appeler trop simplement à la non-violence, pourtant légitimement reconnue comme « point de départ » et « but final de la philosophie[2] ». Car c’est bien dans la complexité ambiguë d’une histoire violemment conflictuelle que la responsabilité philosophique a pour tâche de « poser la question du sens[3] » et de rappeler son urgence. C’est donc du langage comme (mi)lieu originel de naissance du et des discours qu’il convient de partir afin de permettre à la philosophie de se comprendre « comme volonté philosophique », ayant affaire « non à elle-même, mais à son opposé[4] » : courage résolu d’une liberté décidée à agir aussi raisonnablement que possible à l’intérieur du tout de la réalité effective pour y penser et y vivre le sens de son existence.
I. Le libre déploiement de la négativité
L’humain ne peut guère accéder à lui-même sans se reconnaître entouré et précédé par l’extériorité — et la violence — d’une réalité multiforme qui le déborde. Il n’en demeure pas moins que c’est son langage — celui des hommes agissants et pensants — qui « fait apparaître la violence[5] » en tant qu’adversité à la fois négatrice et à nier. La violence, autrement dit, n’existe comme telle « que pour l’être conscient » qui ne s’y abandonne pas et qui lutte contre elle, elle « ne devient consciente que dans l’être qui a opté pour la raison contre la violence[6] ». Ce qui ne lui donne nullement la forme stable d’une essence définie, mais la fait éprouver en sa diversité proliférante, affectant non seulement la contingence de l’existence finie (cataclysmes naturels) mais les rapports des hommes entre eux (guerres), infectant la psychè de chacun (sado-masochisme) et pouvant sans doute aller jusqu’à se loger au coeur même de la liberté crispée sur soi. La figure de la maîtrise et de la servitude peut aider, selon Weil, à décrire cette contagion menaçante : « […] violence du maître envers l’esclave, révolte de l’esclave, violence de l’esclave envers la nature, de la nature envers tous, et des maîtres entre eux[7] ».
À l’intérieur du monde naturel de la vie, le langage vient mettre la réalité en perspective(s) signifiante(s). De ce point de vue, il faut soutenir que « tout ‘il y a’ pour l’homme naît dans le langage. Il n’y a que du langage[8] » ; du langage disséminé en langues et traditions historico-culturelles diverses, du langage dont le jaillissement foisonnant fait « l’éternelle jeunesse de la création » (LP, p. 431). Prise à sa source, l’existence humaine se révèle liberté fondamentalement poétique dans sa manière d’être au monde et d’en faire surgir historiquement « des mondes sensés[9] ». Cette spontanéité créatrice de sens ne relève pas d’abord d’une auto-compréhension réflexive, simplement d’une auto-expression spontanée qui répond d’ailleurs, sous des formes multiples et dans des styles divers, à la violence qui la précède, l’affecte et la menace : le cri ou la plainte, la protestation ou la révolte ne sont pas moins au coeur du langage que l’institution ou l’organisation du vivre-ensemble. C’est en tout cas le concret de cette création commune « des hommes dans ce monde », non l’abstraction de l’existence individuelle « et de sa mondanité[10] » ouverte à tous les possibles, qui doit servir de point de départ à une juste compréhension philosophique.
Dans l’effectivité de l’histoire, il n’est guère étonnant que la vie dans la « certitude » constitue la « forme normale de la vie pour nous tous[11] ». Mais elle ne saurait aller sans des limites et une fragilité qui la rendent éminemment problématique. Aussi sa plénitude plus ou moins imaginaire ne peut-elle guère résister à la négativité d’un langage agissant, « créant et détruisant et recréant des mondes » (LP, p. 66). Double mouvement d’inscription et de retrait, d’objectivation et de mise à distance, dont l’oscillation même montre « la réalité positive de la négation » ou la « réalité de l’homme, être parlant et agissant dans la réalité[12] ». Si c’est bien la violence qui, « époque après époque, se donne (ainsi) dans le discours ce qu’elle peut nier » (LP, p. 75), ce travail de la négativité génère par là même une histoire ambiguë qui se révèle obscurément en quête de libération raisonnable ; les attitudes vécues tendent à se donner certaine orientation intelligible, le monde prend forme dans et par le langage et l’agir des hommes[13]. La cohérence logique de la raison hellénique et la provocation pratique de la parole prophétique sont les deux grands témoins, dans le monde dont nous héritons, de cette difficile orientation vers l’universalité[14].
Il est sans doute possible de tirer un enseignement anthropologique majeur de ces premières approximations. Elles nous indiquent en effet que la réalité humaine vient à elle-même ou s’éprouve comme liberté en procès de libération, à distance de tout être-donné : travail créateur de sens concret(s) d’une « poésie fondamentale » qui est « l’homme même[15] ». Issu du donné naturel dont il cherche à nier la pesanteur et tourné vers un contentement raisonnable qui échappe à ses prises, le langage se donne à penser comme la liberté en son « apparition concrète » (LP, p. 419) : négativité à l’oeuvre, affrontée à la finitude et à la violence de la condition, de l’homme agissant en tant qu’il se cherche et se crée dans l’expérience même de ses contradictions constitutives. C’est la « puissance » même de la liberté se-faisant qui la rend certes « capable » d’universalisation raisonnable, mais qui lui ouvre également la « possibilité » de se pervertir en violence radicalement inhumaine. D’où l’importance décisive d’une modernité marquée par la révolte organisée des esclaves, mais risquant de n’échapper à la domination des maîtres (de sagesse) traditionnels que pour sombrer dans la violence pure des maîtres (de puissance) modernes et de leur auto-affirmation insensée[16].
On le voit, c’est le souci même de la raison qui invite ici à remonter critiquement plus avant et plus haut que la simple raison, vers les sources symboliques, prédiscursives, de la signifiance discursive. Avant de se saisir philosophiquement comme animal raisonnable — et pour pouvoir vraiment y parvenir —, l’homme doit être reconnu comme animal parlant ou spontanéité poétique créatrice de sens multiples et concrets. À la « source du discours » et de sa cohérence intelligible, il y a l’ouverture du langage, d’un langage « plus vaste et plu profond que tout discours » (LP, p. 416 et 420) logiquement articulé : l’homme se révèle « poète avant d’être philosophe et après l’avoir été[17] ». Il y a là un fait qui est sens, qui est le fait même du sens : le langage est « le plan du sens sur lequel tout apparaît, le discours et son autre, la raison et la violence, le donné et la liberté » (LP, p. 421). Et il revient à la réflexion de découvrir finalement la portée universelle de ce « fait fondamental » (LP, p. 420) : le discours ne peut se comprendre lui-même sans se trouver renvoyé à la réalité qui le précède et le rend possible, un être-dans-le-langage comme manière originelle d’être-au-sens de la liberté, comme (mi)lieu où tous les sens possibles se forment, se diffractent, circulent ou se disséminent en figures diverses. Ce n’est qu’à partir et à l’intérieur de ce milieu signifiant que peuvent apparaître des sens concrets que le(s) discours philosophique(s) s’efforce(nt) d’ordonner rationnellement.
II. La pluralité problématique de la cohérence
Avant les élaborations logiques du discours en intention de cohérence, le langage révèle dans les hommes parlants la puissance inépuisable d’une négativité opposant à la violence du donné naturel les expressions historico-culturelles de la liberté créatrice. Cette inventivité poétique relève d’une sorte de spontanéité sauvage que la logique du « langage raisonnable » (LP, p. 3) doit apprendre à ordonner et maîtriser : l’homme « véritable » ne doit-il pas être compris comme celui qui « se prescrit à lui-même d’être raisonnable » (LP, p. 6) ? Surgit ainsi dans l’histoire le projet philosophique d’un discours dont la cohérence, se voulant systématique, refuse à la fois les bavardages désordonnés de la foule, le silence équivoque d’un ésotérisme mystique ou les simples fulgurations du génie poétique. La raison ne se contente pas de se tenir et de s’exprimer dans le monde de la vie, elle s’efforce de comprendre les « attitudes » humaines en donnant forme à la cohérence qui les anime, en dessinant ainsi leur plus juste signification « catégoriale », pratique et théorique. Mais cette intention raisonnable n’est-elle pas irrémédiablement mise en échec par la pluralité historique de ses réalisations ? Est-il possible, autrement dit, de dégager une « logique » qui fasse droit tout ensemble à la diversité irréductible des discours cohérents et au sens unitaire qui les inspire et les traverse[18] ?
La pensée grecque oppose fortement à la négativité indéfinie du désir une conversion décisive qui ne se contente pas d’une rationalisation pratique, mais qui finit par nier radicalement cette négativité en la tournant vers la vue apaisée d’une totalité englobante. La philosophie se pense ainsi sous le signe majeur de l’appartenance, que celle-ci renvoie à une communauté culturelle (« Certitude »), à une logique normative (« Discussion ») ou à une ontologie rendant compte de tout ce qui est (« Objet »)[19]. Partant des tensions et contradictions qui caractérisent l’expérience vécue (l’individu est séparé de la communauté, le sujet parlant de la raison, le moi empirique de l’être), la pensée se laisse élever jusqu’à l’harmonie cosmique d’une réalité une et universelle offerte au regard purifié. Ascendant et descendant ou analytique et synthétique, le parcours dialectique intègre et accorde celui qui s’y livre au tout d’une réalité donnée, qui le dépasse, mais dans laquelle il peut se penser à sa juste place.
Toutes les élaborations catégoriales ce type ont en commun une tendance traditionnelle que l’on peut dire constructiviste : métaphysique, ontologique ou théologique, la pensée essaie toujours de se donner finalement un principe unitaire permettant de rendre raison de tout. Mais la pluralité même de ces systèmes contredit leur prétention et révèle l’arbitraire de leurs choix (inconscients). Et la vanité de ces constructions « magistrales », surtout, ne va pas tarder à susciter chez les esclaves en quête de libération que sont les « modernes » un refus de fond : ce n’est pas la vue du principe qui intéresse désormais, seulement l’aménagement le plus efficace et le plus utile d’une réalité réduite à un réseau de conditions calculables et se prêtant à une rationalisation indéfinie. On se demandera pourtant si cette modestie apparente ne reconduit pas autrement, à sa manière qui mesure tout à l’aune des opérations de l’entendement, l’ambition spéculative de la totalisation unitaire… Et l’on observera surtout qu’une pure renonciation à la raison des maîtres risque d’entraîner la révolte des esclaves sur la voie désastreuse du non-sens, l’humain s’y ravalant précisément à un simple serviteur de la « condition ».
La question philosophique qui émerge alors avec le tournant de la modernité est de savoir s’il est possible — et comment ? — de faire droit tout ensemble à la réalité objective de la condition et à l’existence subjective de la liberté qui en parle et tend à la maîtriser. La réflexion va hésiter à cet égard de manière significative, oscillant notamment entre les deux pôles de la finitude transcendantale et de l’absoluité spéculative[20]. La pensée kantienne, d’un côté, met bien en relief le renvoi de tout énoncé objectif au sujet de l’énonciation ; mais elle tend à fixer contenu (empirique) et forme (transcendantale) du discours dans une séparation contradictoire sans réconciliation possible[21]. La pensée hégélienne, à l’inverse, fluidifie ces oppositions en les saisissant comme intérieures à la vie infinie de l’Absolu et à son procès dialectique de sortie de soi et de retour à soi ; mais cette « liberté se sachant logos et être, onto-logique » (LP, p. 53) tend à méconnaître l’originalité irréductible des sujets finis, de leurs discours pluriels et leur résistance à entrer dans un système de la totalité historique et spirituelle.
C’est précisément cette révolte contre les prétentions intégratives du discours de l’Absolu qui marque selon Weil l’entrée dans la problématique contemporaine de la philosophie. C’est d’abord le « langage impératif » (LP, p. 363) de l’oeuvre, faisant feu de tout bois au service de sa Cause, qui révèle au discours philosophique les limites d’une compréhension ne prenant pas en compte le fait d’une liberté capable de violence (absolue) non moins que de raison ; face à la réalité de cette anti-philosophie (qu’il lui faut comprendre comme telle), la philosophie ne peut se comprendre que comme possibilité (raisonnable) de cette même liberté (humaine). C’est ensuite le « discours ouvert » (LP, p. 385) du Fini qui, par son projet-en-échec, invite la philosophie à comprendre son inachèvement de principe, son rêve de cohérence discursive devant finalement se briser pour se laisser renvoyer au fond(s) poétique et au mystère énigmatique de l’exister mortel et temporel. Mais, si cette épreuve existentiale rappelle bien, contre les élaborations spéculatives de l’Absolu, l’irréductibilité au savoir de la liberté et de son langage, elle risque à l’inverse d’accorder un statut impérial à la finitude dont elle exalte les ressources mythico-poétiques sans se donner les moyens de lui proposer, tant pratiquement que théoriquement, des orientations vraiment raisonnables.
Le tournant de la condition moderne invite ainsi la philosophie à se comprendre en liberté raisonnable et finie, à partir d’une création historique en quête de sens. Deux orientations antithétiques s’y dessinent alors, l’une qui tend à identifier liberté et raison à l’intérieur des avancées historiques de l’Esprit, l’autre qui refuse cette relève unitaire de la spéculation en mettant l’accent sur le mystère abyssal de l’existence poétique et la temporalité éclatée des époques de l’Être ; toutes deux marquées d’ailleurs par une prétention analogue à révéler la vérité ultime du procès spirituel ou ontologique… À quoi il est sans doute possible de préférer un retour à la sobriété critique et à son souci d’articuler en les distinguant la réalité empirique de l’objectivité et l’idéalité transcendantale d’une liberté capable de raison au sein même de sa condition finie. Mais la rigidité de cette articulation conduit alors à des extrapositions dualistes, obligeant la « conscience » à opérer une « reprise », reconnue à la fois « inadéquate et inévitable » pour la cohérence du discours, « de la condition et de Dieu[22] ». De ce kantisme hérite « la philosophie au sens moderne », celle pour qui « la conscience devient l’humanité dans l’homme, le divin dans la création. L’homme se sait conscience, mais se connaît comme être croyant, moral, savant dans le monde, comme opposé à l’infini et privé de la présence[23] ». Impossible, dans les limites de ces perspectives, d’accéder à la cohérence unitaire d’une compréhension vraiment ouverte et accordée au sens de la réalité.
III. La formalisation logique de l’intelligible
Ce survol des discours historiques de la philosophie permet de dégager l’aporie majeure à laquelle tente de répondre de manière originale la philosophie de Weil : s’il n’y a que des discours, tous pris dans la relativité mouvante de la condition finie, n’est-ce pas l’arbitraire qui préside au choix de chaque discours (prétendument) raisonnable ? Et la conscience moderne de cette finitude et de cette historicité radicales n’oblige-t-elle pas finalement à renoncer à l’ambition spéculative du discours (absolu) en quête de saisie raisonnable du tout ? Il semble difficile, pour ne pas dire impossible, de tenir ensemble — de comprendre — la pluralité irréductible des philosophies concrètes et l’intention totalisante du discours systématique de la philosophie. C’est pourtant le défi que s’emploie à relever la pensée du sens élaborée et déployée dans les trois dernières catégories de la Logique de la philosophie.
Ultime catégorie « concrète » du livre, « l’Action » se présente comme recueillant en liberté effectivement raisonnable tout l’héritage du sens laborieusement cherché par l’humanité au cours de son histoire. Elle se tient bien au coeur de la réalité positive, sans position de surplomb ni prétention totalisante, mais elle s’y tient en négativité pratique, travaillant à une libération déjà entamée mais encore et toujours à poursuivre, inscrivant dans l’inachèvement et les limites de la condition historique la visée (téléo)logique de sa « fin » dans un « (non)monde » qui serait « présence et immédiateté du sentiment » (LP, p. 426). La cohérence de la théorie, oui, mais sans suffisance objective ou spéculative ; l’attention rationnelle à la finitude de la condition, certes, mais soutenue et relayée par l’intérêt et le courage de la raison en acte ; la liberté raisonnable, donc, mais s’investissant tout entière dans le concret d’un agir à la mesure de l’histoire vivante et de ses contradictions toujours renaissantes. Synthèse pratique jamais achevée de raison et de finitude, ce procès ou cet acte-en-mouvement d’une action « en train de » (LP, p. 435) se réaliser « en vue » d’une reconnaissance concrètement universelle est le lieu de l’humain en sa vérité encore et toujours à avérer : « […] actualité de l’homme (raisonnable) en tant qu’il est potentiel[24] ». C’est aussi, par là même, la catégorie-attitude la plus haute concrètement, celle d’un agir politique qui unit au plus juste raison et histoire dans un procès ouvert de libération effective, celle donc où entend finalement « se tenir » l’auteur de la Logique de la philosophie qui la pense comme ultime pour la liberté effectivement raisonnable.
Là n’est pas cependant le dernier mot d’une philosophie résolue à se comprendre elle-même. Tout investie qu’elle soit, en effet, dans la finitude et le sérieux d’un agir politico-historique en procès d’universalisation concrète, il lui faut bien reconnaître que ce dernier est inévitablement porté vers un au-delà de lui-même : visée toujours différée ou toujours à-venir d’un apaisement final dont le désir le hante sans qu’il puisse ni la réaliser ni même la penser. Aussi la philosophie ainsi mise en oeuvre doit-elle, si elle veut se penser elle-même, donner forme intelligible et consciente de soi à cette visée paradoxale qui présuppose le « déjà-là » de ce vers quoi elle est tournée[25]. Et c’est en se retournant finalement sur son ancrage dans la vie et le jaillissement historiques du langage, en se mettant à l’écoute, donc, de cette source poétique qu’elle découvre comme la condition et le milieu de toute intelligibilité, que la réflexion parvient à dégager et à penser la réalité agissante d’une forme qui la précède et la rend possible : le sens, « la forme vide du sens » (LP, p. 423) qu’elle découvre alors comme « sa propre catégorie » (LP, p. 420) ou « le véritable logos en archè de la philosophie[26] ». Dans et par cette catégorie formelle, forme pure de toutes les formes concrètes, la philosophie se saisit comme « le discours de l’homme qui, ayant choisi d’établir sa propre cohérence pour lui-même, comprend tout en comprenant toute compréhension humaine et soi-même » (LP, p. 65). Le « sens » qu’elle porte ainsi à la pensée est bien sens de la présence, mais d’une présence pensée « en fonction de son absence[27] », saisie comme irréductible à aucune fixation substantielle, objective ou subjective, essentielle ou conceptuelle, effective ou idéale : sa forme « n’est » donc que le milieu et l’instance logique d’une signifiance universelle qui relie et distingue, décante et ordonne tous les discours cohérents, qui circule et passe entre les catégories qu’elle parcourt en leur intelligibilité spécifique, mais dans un renvoi signifiant qui interdit de s’arrêter à aucune[28].
Menant consciemment à terme la révolution opérée par la philosophie critique, cette pensée du sens n’a plus la prétention traditionnelle de tout dériver à partir d’un principe premier, mais elle entend bien comprendre — autrement, en logique du sens, non du sujet ou de l’idée — et faire accéder à la conscience de soi l’entreprise philosophique, dans sa réalité vivante de projet(s) inscrivant dans la finitude de l’histoire l’intention raisonnable de la liberté. Le décalage et l’articulation entre attitudes (vécues) et catégories (pensées), situation particulière et discours universalisant, l’écart irréductible entre langage et discours ou liberté et raison, le jeu et la richesse complexes des « reprises » et de leurs schèmes, autant d’instruments conceptuels mis en oeuvre ici pour ramener les constructions métaphysiques à des perspectives signifiantes sur le pensable de toute réalité, à des noyaux d’intelligibilité ou des « articulations du sens[29] » à la fois cohérentes et relatives. Dépouiller ces constructions de leurs prétentions explicatives et absolues, c’est les rendre à leur signification véritable : manières humaines de philosopher, types de discours possibles pour une liberté se voulant raisonnable et qui tente de se comprendre en portant à l’éternité logique de l’intelligible la situation historique où elle se trouve et qui réclame son engagement sensé[30].
Ces perspectives philosophiques — ou ces articulations de sens — sont ici pensées en leur pluralité et leur altérité irréductibles, loin de toute philosophia soi-disant perennis, mais à distance également de toute curiosité intelligente et de toute relève dans une histoire spéculative de l’Esprit. Leur complexité historique se trouve cependant soumise à une double réduction logique qui assure leur compréhension. 1) De leur élaboration concrète n’est retenu par principe que le noyau catégorial où se traduit une cohérence originale librement choisie (même si elle est conditionnée par la particularité de sa situation historico-culturelle). 2) La diversité de ces discours cohérents est exposée à l’intérieur d’une mise en ordre qui obéit à une progression, mais selon la loi d’un enchaînement logique et non d’une succession historique. La systématicité mise en oeuvre, autrement dit, est bien celle d’un discours mû par l’idée de « cohérence totale[31] » de la compréhension, d’un discours cohérent se comprenant lui-même et tous les discours cohérents dans « l’unité du discours humain raisonnable[32] », du « discours absolument cohérent de la liberté dans le progrès de sa réalisation[33] » et réduisant pour cela « toute particularité, toute partialité à son rôle d’élément dans un Tout qui ne serait pas tout sans cet élément[34] ». Mais cette idée, posée par la liberté se voulant raisonnable pour ordonner et unifier logiquement la pluralité effective des discours cohérents, ne vaut pas par elle-même ou absolument : il n’y a compréhension que de ce qui se donne à comprendre, le sens n’est que le sens formel des sens concrets élaborés par le langage et les divers discours, recueillis, articulés et ordonnés par lui sous la forme « essentiellement dialogique[35] » d’un discours qui n’est la propriété de personne et dont la cohérence même récuse toute hypostase.
À la fin de l’histoire qui est la sienne — une histoire où la liberté s’est exercée et a pris conscience de sa finitude raisonnable (« Action ») — et au terme de son parcours, la Logique de la philosophie se pense elle-même à travers la catégorie du « Sens » comprise comme « catégorie de la philosophie » (LP, p. 419) élevant celle-ci à la conscience de soi. Accueillant, recueillant et ordonnant logiquement en elle toutes les catégories élaborées antérieurement[36], la philosophie du sens en dégage le « logos du discours éternel dans son historicité » (LP, p. 77). Entendons que c’est précisément la vacuité de la forme du sens qui permet de tenir ensemble ou de comprendre de manière logiquement articulée langage et discours et, pour ce(s) dernier(s), la pluralité des philosophies, l’idée de la philosophie et l’acte de philosopher. La pluralité des philosophies dans la mesure où s’atteste à travers l’enchaînement de leurs catégories l’irréductibilité des perspectives signifiantes susceptibles d’être effectivement déployées par des libertés soucieuses de cohérence dans leur histoire. L’idée de la philosophie, car il faut bien qu’une visée de sens unitaire travaille et traverse, relie, relativise et ordonne la diversité concrète de ces discours cohérents, permettant de penser, en eux et à travers eux, à travers les limites constitutives qui les renvoient les uns aux autres, la forme même du discours philosophique : « […] le discours dans la situation, ayant son origine et sa fin dans le sens » (LP, p. 424). Entre le concret pluriel des unes et l’idée formelle de l’autre, enfin, l’acte de philosopher tel qu’il ne cesse de recommencer, toujours à nouveau, à la jonction de l’histoire et du sens, de la violence et de la raison, dans une « volonté libre et cohérente de cohérence[37] » résolue à « penser dans le dialogue les diverses ‘sagesses’[38] » en faisant passer leurs évidences prétendues au creuset et au crible d’une mise en forme critique et universalisante.
La logique du sens ne comprend ainsi les discours et le discours qu’en le(s) renvoyant à la réalité vivante d’un homme qui « en sa liberté se fait philosophe[39] » et parvient à se saisir « par le discours comme source non discursive de celui-ci, comme langage » (LP, p. 427). Il faut toute la longue médiation du discours pour que l’homme arrive à se comprendre en sa dualité paradoxale de liberté et de raison, d’histoire et de sens ou de fini et d’infini : « […] liberté dans la condition et condition pour la liberté, éternité dans le temps ou temps saisi dans la présence » (LP, p. 77). La forme vide du sens débouche de ce fait sur la double et unique question de la sagesse et de la réalité. De la sagesse, car le discours du sens (la philosophie) ne se réalise qu’en se tournant finalement vers une vie méta-discursive qu’elle désire, mais qui l’excède : « […] la liberté pour le discours finit par se savoir discours et par vouloir se libérer de lui-même dans la présence » (LP, p. 431). Mais de la réalité également, car l’évidement théorique auquel procède la formalisation logique du sens se sait relever d’une abstraction ayant à avérer sa pertinence en (re)tournant sa compréhension vers le déchiffrement de ce qu’elle ne saurait arrêter : la libre création des sens concrets se déployant dans l’effectivité des mondes historiques.
IV. La vie en accord de l’homme raisonnable
La pensée du sens (de la philosophie) ne peut évidemment pas éviter de s’interroger sur la sagesse qui est depuis toujours au coeur du désir et de l’intention philosophiques. Le paradoxe inhérent à cette visée est que le discours semble bien s’y abolir pour faire place au « silence du regard » (LP, p. 10) tourné vers « une réalité qui transcende tout donné[40] » et tout discours, vers « ce qui est au-delà du discours et qui pourtant n’est visible que dans le prolongement de ce chemin qui y mène sans y arriver, au-delà d’un gouffre insondable et qu’aucun pont ne franchit » (LP, p. 434). Ce qui ne peut manquer de faire surgir une question logique sur cette évocation poétique, par le discours, d’une vie méta-discursive : « Que peut être pour la philosophie ce qui est hors d’elle[41] ? » Et ce problème logique se double comme inévitablement d’une perplexité historique : cette visée de plénitude (surhumaine ?) n’est-elle pas obsolète ? Peut-elle garder son sens là où il n’est plus que la finitude de la liberté raisonnable pour répondre au silence de l’univers et à la violence de l’histoire ? N’est-il pas vain de rêver de sagesse quand l’agir et le sens justement pensés ne peuvent plus avoir pour horizon intelligible que la vacuité idéale « d’un avenir ouvert » sans « nulle présence[42] » ?
Sans nullement méconnaître que cette élévation à une « vie dans le sens présent[43] » relève d’une véritable conversion de la pensée, Weil estime qu’il y a là une « possibilité dernière de l’homme » (LP, p. 434) qui est bien « constitutive de la philosophie » mais qui renvoie précisément celle-ci à une « libre décision[44] » du sujet philosophant. Un tel acte, pour autant, n’a rien d’arbitraire ou de magique. Car il s’opère par la vertu d’une pensée qui se retourne simplement sur ce qui la porte : « La pensée de la présence est elle-même présence dans la pensée, et le formel pensé comme formel se révèle dans sa pureté comme présence concrète qui ne serait pas pensée si elle n’était pas[45] ». Par quoi l’homme philosophe, en faisant passer dans le concret de sa vie le formel de sa pensée (de la présence) et en se libérant ainsi dans son présent du « souci de ce qui va venir » (LP, p. 413), ne quitte nullement la condition humaine pour le surplomb d’un autre monde, divin ou transcendant, mais recueille simplement le sens de cette condition en la portant à la pensée vécue de son accomplissement présent : la sagesse, ici, est « ce qui fait le sage, l’homme du sens, l’homme de la présence », celui « qui, dans son existence concrète, est le sens » (LP, p. 434).
Menant la logique du sens et de son discours à son accomplissement existentiel dans la figure du sage, cette catégorie ultime n’en demeure pas moins, elle aussi, catégorie formelle : elle met au jour une possibilité d’accord (de la pensée et de l’existence) omniprésente, susceptible d’être réalisée, « formellement parlant », « n’importe quand, n’importe où, pour n’importe qui, à condition que l’homme réalise sa vie conformément à son discours, son discours conformément à sa vie » (LP, p. 436). Il y a là, nous dit Weil, une sorte de « transcendantale de la philosophie[46] » qui permet de penser — qui rend pensable — la diversité des sagesses humaines. Car cette forme catégoriale « existe concrètement partout où il y a sens concret, dans toutes les attitudes ; en chacune, l’homme peut vivre son discours, réaliser le sens de son existence[47] ». On peut donc la trouver aussi bien chez le surhomme (aristotélicien) qui « reste dans la condition humaine[48] » que chez le croyant (biblique) qui médite sur la fragilité mortelle de son existence pour mieux se conformer à sa part de vérité (Ps 90) ; et elle peut inspirer et traverser le lâcher-prise d’une sérénité abandonnée tout comme la joie tragique du grand oui dionysiaque ou « la sagesse tout entière discours » (LP, p. 53) du penseur s’identifiant au parcours de l’Esprit dans l’histoire mondiale et trouvant son « contentement absolu dans la connaissance de l’Absolu » (LP, p. 329)… Simplement, toutes ces sagesses particulières — à chaque fois, dans le concret de l’existence, « une sagesse dans un sens », car il n’y a « pas plus de sagesse tout court qu’il n’y a de sens tout court[49] » — se trouvent à la fois légitimées et relativisées, « reconnues dans leur valeur et leur limitation » par « la liberté se cherchant elle-même[50] », en tant que modalités — et « reprises » — de « la » sagesse ou d’une forme universelle qui « n’a pas de discours à elle » (LP, p. 436). Mais le risque alors n’est-il pas de revenir, bon gré mal gré, à la pure transcendance négative d’une forme idéale ? Peut-on penser la pertinence et l’actualité concrètes de cette orientation formelle ?
Oui, sans doute, si l’on n’oublie pas que cette « catégorie formelle » — « la vie dans le sens » — est le « résultat concret de la pensée formelle » et qu’elle « existe concrètement » dans le sage, « étant concrète dans l’homme qui la pense après avoir pensé les autres » (LP, p. 437) (catégories). Le formel et le concret viennent ainsi à coïncider « pour l’homme qui se sait homme dans sa situation historique » (LP, p. 437) ; et dans cette coïncidence, « dans laquelle le formel (du sens) devient concret dans et pour celui qui le pense », « la sagesse est le résultat de la philosophie pour le philosophe » (LP, p. 438) qui « a mené le discours au point où le discours devient vie concrète et unit l’homme raisonnable et sa situation[51] », permettant au sage de se savoir ainsi « existence concrète et présence du discours total » (LP, p. 439) qu’il a parcouru. Cela peut également se formuler en disant que la sagesse est « au-delà de l’opposition attitude-catégorie (ou situation-langage) qui est le moteur de la philosophie » (LP, p. 434). Il s’agit bien, sans doute, de « l’attitude la plus intime qui soit », mais « saisissable seulement comme catégorie de la philosophie » (LP, p. 436), puisque le hic et nunc de sa vie coïncide avec « la réalité pensée dans son universalité » (LP, p. 438). Nulle séparation, donc, entre les deux, mais une identité formelle : « […] l’attitude qui ne se veut plus, mais se sait catégorie, la catégorie qui ne se veut plus, mais se sait attitude[52] ».
Impossible, on le voit, d’abandonner ce qui a précédé, soit le travail historique qui a conduit la liberté à se faire pensée philosophique de l’action et du sens : « […] l’homme qui cherche la sagesse se sait vivre dans un monde dont l’histoire est celle de la condition. Il ne pourra pas — raisonnablement — renoncer à l’action ni l’oublier ; il ne pourra pas quitter le discours[53] ». Simplement ce choix raisonnable, opposé à la violence du simple sentir, se prolonge — et se transforme — alors en choix de vie présente, au-delà de l’action et du discours, mais « dans l’unité action/sens/sagesse[54] » : le sage, qui « a choisi le discours et l’action », est passé par eux sans s’y fixer, il « ne cherche pas (ou plus) la sagesse, mais il sait qu’il la tient dans la totalité du discours existant[55] ». Pour lui, « tout a un sens et la sagesse est de vivre dans le sens pensé » (LP, p. 437) sans se contenter de la pensée (philosophique) du sens. Le discours informe la vie, cependant que l’action n’est plus hantée par la question de son achèvement : « […] la présence n’est pas à venir, bien qu’elle reste toujours à réaliser, mais est présente au fond de sa réalisation[56] ». Le choix de l’universel, autrement dit, s’inscrit si justement au coeur de la liberté qu’il imprègne la totalité de sa vie et de son être-au-monde, qu’il lui permet de « toujours réaliser l’universel qui est toujours[57] ». Nous sommes bien dans le concret de la présence, mais d’une présence vécue en même temps que pensée, où le discours (philosophique) trouve son accomplissement en vérité[58].
La présence de la sagesse dans le sage donne ainsi à penser la possibilité formelle d’une vie concrète dont l’actualité ne cesserait d’être informée par la forme-acte qu’est la raison : le sage « sait que la raison est sa possibilité, qu’elle est comme possibilité et que sa possibilité est sa puissance[59] ». Cet accord se traduit par la paix d’un contentement dépouillé de toute attente anxieuse, libéré « de l’obsession des projets, des promesses et de l’éternel nous serons heureux demain[60] ». Mais cette sérénité affirmative n’a rien d’une plénitude béate, elle « n’est pas repos et sommeil » (LP, p. 440), elle garde en elle la vigilance activement critique d’une liberté sachant que « partout, l’abandon libre de la liberté est dans la possibilité de l’homme » (LP, p. 442) : « […] pour l’homme concret, dans la raison, raisonnable dans la réalité, la sagesse est l’effort le plus tendu et la tâche la plus haute » (LP, p. 440). La « vie de l’homme raisonnable » (LP, p. 438), ouvert à la réalité historique du monde et à « la possibilité existante de la philosophie, présente pour elle-même comme puissance et comme réalité » (LP, p. 439), ne va pas, il est vrai, sans « la mort de l’individu qui veut se conserver dans la raison[61] » ; mais cette « renonciation à l’individualité », qui « accepte la mort de ce qui ne vivait que dans le refus de la cohérence agissante », « est morte seulement pour ce qui y est dépassé et est vie pleine et entière pour celui qui, sans renoncer à ce en quoi le mouvement devient concret, s’y libère réellement en tant qu’homme et en tant que raisonnable[62] ».
Grâce à cette libération raisonnable, « l’homme vit dans la Vérité, dans laquelle tout se révèle » (LP, p. 439) et qui « se sait maintenant réalisation de la liberté[63] ». La sagesse, autrement dit, ramène finalement la liberté à l’Urwort de la Vérité, qu’elle avait posé initialement pour mettre en marche le discours : « […] l’homme qui est passé par le chemin de la réflexion a retrouvé la Vérité » (LP, p. 439). Mais ce retour, qui assure par sa circularité la cohérence du système, n’est pas d’identification inerte et plate : c’est bien toujours « sous deux aspects — comme Liberté et comme Vérité —[64] » que se montre effectivement l’unité de l’universel. Voilà pourquoi, au terme, c’est d’une articulation vivante et sans fin renaissante qu’il est question : s’il est vrai que « partout, l’homme peut se fermer », ce « sacrifice de sa liberté ne lui est épargné que s’il suit la route de la pensée agissante jusqu’à la fin, jusqu’à ce que, reconquérant la Vérité, il réalise sa liberté dans laquelle il se sait ouvert à la raison du monde, raisonnable pour devenir raison[65] » effective. La cohérence raisonnable est ainsi celle d’une vie intégrale, à la fois agissante, parlante et pensante, ne cessant d’accorder l’homme et le monde à l’intérieur d’une ouverture réciproque : « […] ouvert au monde dans la Vérité comme le monde lui est ouvert dans l’Action[66] », le sage accepte si bien « toute chose dans sa vérité » qu’il « ne se soucie plus de savoir si le sa de sa vérité se rapporte à lui ou à la chose[67] ». L’ouverture qu’est la présence finit ainsi par laisser l’individualité du je se perdre comme une goutte d’eau dans la mer en s’ajustant sans réserve ni repli au grand jeu de la réalité et de son sens : ayant « cessé de se penser pour penser » (LP, p. 437), « saisissant la présence comme la fin de la violence, (l’homme) se libère pour la Vérité, et la conscience-de-soi achevée le fait entrer dans l’universel de la conscience qui, après n’avoir pas connu de soi, ne le connaît plus[68] ».
V. La pensée du tout de la réalité
En retraçant et en parcourant l’ensemble des catégories qui mènent de la « Vérité » à la « Sagesse » en passant notamment par « l’Action » et le « Sens », la philosophie a fini par se comprendre elle-même dans la multiplicité de ses configurations concrètes et l’unité de son inspiration formelle. Mais la logique de cette auto-compréhension des discours et du discours cohérent(s) n’est pas dupe de l’abstraction qu’elle a dû opérer pour parvenir à s’élaborer : il lui a fallu prendre appui sur les langages et les attitudes, les actions et les pensées historiques des hommes concrets — qui ne sont évidemment pas tous philosophes ! — pour en extraire la vacuité de la forme logique qui les rend intelligibles. Et la philosophie qui s’est ainsi pensée elle-même dans son unité dialogale se trouve par là même renvoyée à la réalité vivante — non à l’Être ! — à laquelle elle ne s’est arrachée que pour mieux se donner les moyens de se comprendre et de tout comprendre en vérité effective : « Au moment où il achève son retour sur soi, le discours se retrouve totalement ouvert » sur l’extériorité et la complexité d’un monde dont il lui revient de déchiffrer le sens grâce à une « pensée interrogative et interprétative[69] ». La logique de la compréhension — et de la vie dans la compréhension — ne s’achève pas en s’enfermant dans sa circularité, mais en s’exerçant et en se mettant à l’épreuve dans le concret du monde et de l’histoire : la philosophie « finit toujours par affirmer qu’elle se rapporte à la réalité, fût-ce la réalité seulement humaine[70] », elle ne demeure vivante que dans l’activité toujours recommencée d’un philosopher dont l’intérêt pensant se porte résolument vers le dehors d’une réalité devenue pensable dans son altérité même.
La cohérence systématique développée par cette « logique » lui permet de revendiquer le rang et le rôle de « philosophie première » (LP, p. 73), mais en renonçant résolument à la prétention déductiviste ou constructiviste qui est au coeur des onto-théo-logies de la tradition métaphysique. Si la catégorie du « sens », en effet, s’est bien « donné les moyens de comprendre tout sens et tout monde concrets » (LP, p. 427), c’est en acceptant de laisser le vide de cette forme abstraite se porter à la rencontre des faits et de leur contenu contingent : « […] le philosophe ne construit pas le monde, il le trouve structuré, et se trouve, se rencontre lui-même, à une place dans ce monde[71] ». La pensée s’exerce alors sous le mode dialectique qui est le sien, mais selon une réflexivité ascendante qui ne cesse de prendre appui sur ce qui lui est donné : l’homme « naît individu, et c’est à sa place dans le monde, dans la communauté humaine, qu’il peut vouloir accéder à la vue[72] ». La seule assurance dont il dispose est que rien ne lui advient que dans le milieu d’un langage dont il a saisi la portée signifiante, ce qui lui permet en principe de penser la réalité empirique en ce qu’elle a de raisonnable et d’effectif [73].
C’est donc à la finitude et aux contradictions de son époque que se trouve renvoyée la liberté de l’homme raisonnable. La nouveauté majeure, à cet égard, est le passage, probablement irréversible, du monde fini à l’univers infini, soit encore l’extension planétaire de la rationalité d’entendement et de ses savoirs-pouvoirs à une « condition » d’où le Créateur semble définitivement absenté. Il faut sans doute saluer comme il se doit les avancées d’objectivité et d’universalité que cela signifie, mais sans se leurrer quant aux ambiguïtés d’une telle réussite. Car le non-sens guette une maîtrise exclusivement opératoire, incapable de se comprendre, de se juger et de s’orienter. À égale distance de l’idéalisation fascinée et de la diabolisation réactive, la rationalisation pratique de la « condition » moderne appelle la vigilance d’une lucidité critique qui révèle et questionne ses présupposés idéologiques, qui subordonne aussi sa « maîtrise de la nature » à la question du « sens de l’existence de l’homme[74] » afin d’échapper au « nihilisme de la finitude[75] » auquel ne peut manquer de conduire la folie d’une « maîtrise pour l’amour de la maîtrise[76] ».
La condition moderne, cependant, ne fait pas advenir seulement le projet ambigu de domination techno-scientifique du monde. Elle donne également naissance à des individus se découvrant habités par des forces pulsionnelles, à la fois naturelles et culturelles, qui imprègnent et déterminent en grande partie leurs conduites. Weil sait d’ailleurs reconnaître à cet égard l’importance et l’utilité des explorations nouvelles que suscite l’inquiétante étrangeté de ce continent psychique. Mais cela ne rend que plus urgente une véritable éducation morale qui informe la vie entière de sujets appelés à vivre de et non sous la loi pour accéder à la liberté de la raison se voulant elle-même. Le devoir d’universalisation relève bien d’une action de soi sur soi, mais cette action est libératrice et elle trouve son accomplissement dans le « bonheur de l’être raisonnable en son existence finie et conditionnée[77] » ou dans la paix vigilante d’une juste excellence en accord avec soi-même comme avec autrui. Au plus loin de tout conformisme de type moralisant, la vie véritablement morale ne cesse de s’inventer en (re)commençant « à chaque instant » et en cherchant « la justice ici et maintenant[78] », dans le concret du monde et de l’existence.
C’est précisément cette recherche de la justice ou cette visée du règne des fins à réaliser dans le concret du monde qui tourne l’exigence morale vers l’effectivité politique[79]. La question devient celle de communautés historiques ayant à relever les défis d’une société moderne dont l’inéluctable rationalisation (économique) provoque des tensions entre les groupes et génère chez les individus des sentiments d’injustice et d’insatisfaction. L’État, la forme de l’État, se montre alors comme l’organe décisif d’une action commune raisonnable qui passe par une discussion rationnelle pour éduquer les citoyens à la responsabilité et affronter au mieux — au plus juste — le problème majeur qui est celui de l’époque : « […] concilier le juste avec l’efficace (la morale vivante avec la rationalité) et les concilier tous deux avec la raison, en tant que possibilité d’une vie sensée pour tous et comprise comme telle par tous[80] ».
L’agir politique, cependant, ne s’arrête pas à cette responsabilité devant la communauté ; il se prolonge inévitablement en responsabilité de la communauté à l’intérieur d’une Realpolitik marquée notamment par la violence des relations entre les peuples. Il y a là un passage du national au mondial qui engage dans une histoire où le « nous » humain se découvre « morcelé, multiple, possédé de multiples significations[81] », pris dans une complexité mouvante qui suscite l’intérêt de « l’Intelligence » ou la théorie de « l’Absolu », le mépris de la « Personnalité » ou le rejet du « Fini »… Telle n’est pas l’attitude de celui qui s’est décidé à tenir ensemble, au coeur même de sa situation finie, la liberté et la raison ou l’action et le sens : l’histoire, pour lui, doit être déchiffrée, jugée et vécue sous le signe d’une sagesse pratique capable de discerner ce qu’elle comporte de raison à l’oeuvre et encore à réaliser[82]. Sans nullement méconnaître, donc, la possibilité toujours menaçante d’une violence capable de destruction radicale, il s’appuiera sur les ressources de sens déjà mises au jour par la liberté dans le passé pour actualiser concrètement ces avancées en montrant comment la visée pratique « d’un langage et d’un monde sensés[83] » peut s’inscrire dans le monde des conditions historiques d’aujourd’hui. Ce qui conduit la Philosophie politique à soutenir, à son terme, que les États particuliers ont intérêt à faire advenir une organisation mondiale de la société pour préserver les traditions culturelles qu’ils incarnent et à l’intérieur desquelles les individus raisonnables peuvent accéder à une vie justement satisfaite ; à condition, bien sûr, que tous se soumettent librement à « la discipline sévère de l’universel, dans le dialogue toujours en quête et jamais achevé de l’universel[84] ».
Connaissance et action renvoient ainsi à l’expérience anthropologique d’une liberté finie, en gestation laborieuse, qui « a agi avant de se comprendre[85] » et qui finit par se penser en son irréductible originalité : liberté dans la condition, capable certes de violence comme de raison, mais inscrite déjà dans une histoire de libération paradoxale qui ne cesse d’osciller entre la négativité concrète de l’agir effectif et la visée d’un dépassement culminant en « vie dans le sens présent[86] ». Ni animal naturel, ni magicien surnaturel, l’animal parlant et agissant qu’est l’homme finit par être capable de porter le monde dont il émerge à la conscience de sa réalité sensée. Et la philosophie prend acte de cette orientation anthropologique majeure en se comprenant elle-même comme la « réflexion de la réalité dans l’homme réel[87] ». Il y a là une ouverture, voire une transcendance, qui déborde la finitude de l’existence, mais qui provient toujours d’une volonté humaine se décidant librement à la cohérence discursive de la raison : « L’homme peut transcender, non seulement tout fini, mais la finitude même, pour parler du Tout sensé ; mais il le fera par un acte libre dans la condition[88] ».
Il n’est donc ici d’accès à la réalité que du point de vue pratiquement intéressé d’une liberté raisonnable, visant « la compréhension du monde et de sa propre vie, à partir d’un sens et en vue de la réalisation du sens[89] ». Le paradoxe étant que c’est la négativité même de cet intérêt qui l’amène à « s’occuper de tout sans limitation, sous tous ses aspects, en chaque sens[90] » et à révéler ainsi une positivité qui n’apparaîtrait pas sans lui[91]. Ne pouvant se satisfaire des réels particuliers et de leurs multiples aspects, le discours raisonnable cherche la réalité, « l’infini, le fondement dernier, la totalité de la réalité[92] ». Aussi forge-t-il dans son histoire l’idée d’un tout intelligible de la réalité permettant à la liberté « de penser le Tout, de se penser dans le Tout, de se comprendre comme cette négativité qui fait que la positivité se montre sensée[93] ». Rendant « compréhensibles encore les concepts qui la nient[94] », cette idée relève d’une exigence d’une raison inévitablement tournée vers la totalité « toujours compréhensible et jamais définitivement comprise[95] » de l’omnitudo realitatis. Ni objective, ni transcendante, son unité de sens est seulement postulée réflexivement pour ordonner la pluralité historique des « sens finis, devenus et toujours en devenir, cherchés et trouvés par des êtres intéressés[96] ». Plus que d’une intuition intellectuelle accédant à la « vue » de la totalité[97], il faut parler d’une articulation discursive toujours à reprendre de la totalité des discours dans la cohérence d’un « discours universel qui révèle universellement l’universel concret qu’est la réalité[98] ».
Pour aller plus loin et de passer de cette orientation « idéale » de la discursivité à la réalité elle-même, pas d’autre voie que le redoublement radicalisant de la réflexivité : s’il est vrai, en effet, que nous ne disposons que de langages historico-culturels et de perspectives interprétatives pour nous forger une idée de la réalité, il suffit d’élever à une conscience auto-critique cette relativité plurielle et cette orientation idéale pour comprendre qu’elles présupposent précisément la réalité effective de ce qu’elles tentent de saisir par la pensée. Cela vaut déjà pour la connaissance dite « objective », qui ne peut soumettre la nature et l’histoire à ses concepts opératoires qu’en se mouvant d’abord à l’intérieur de « la nature et l’histoire vivantes et vécues[99] », qui sont telles « que l’être fini peut en parler, qu’il y est orienté, plus que cela : qu’il peut s’y orienter lui-même[100] ». Mais cela vaut aussi et plus encore pour la pensée en quête de sens, qui ne peut élaborer ses discours cohérents qu’en se situant elle-même dans une réalité déjà « structurée, sensée, compréhensible[101] ». Il faut donc reconnaître, de manière générale, que « c’est dans la réalité que la négation existe, que l’action s’exerce, que le discours portant sur la réalité s’élabore[102] ». Et que dire de cette réalité sinon qu’elle est la « réalité tout court[103] » ou la « réalité-totalité », « le Tout infini qui n’a rien en dehors de lui qui le limite, la réalité qui renferme toutes les réalités, tout ce qu’on appelle le réel[104] », ou encore la « positivité qui contient la négativité[105] » des discours qui l’explorent et s’y orientent en la niant ? Dans la mesure même où cette réalité « positive » comprend à la fois l’objectivité factuelle et la subjectivité signifiante, il semble permis d’y reconnaître la « Structure des structures[106] » ou l’immensité inépuisable d’une Nature naturante : « […] ce qui rend la liberté concrète et la liberté source de positivité n’est rien d’autre que la Nature contre laquelle et au sein de laquelle l’homme lutte, agit et se crée lui-même en luttant et agissant, se crée historiquement comme être historique, et cela comme nature dans la Nature[107] ». Weil la pense en tout cas comme « la totalité sensée qui, dans l’homme, se révèle à elle-même comme sensée[108] », dans la cohérence immanente d’une plénitude qui « est ce qu’elle est », précédant, contenant et comprenant toutes les modalités dérivées (réelles, possibles et nécessaires) de son expression en finitude : « […] son concept contient son existence, et son existence contient son concept[109] ».
Tout se joue donc dans la réalité et la circularité du sens va de la réalité à la réalité, en passant par le(s) discours de la liberté qui veut se comprendre en elle : « […] retour de la liberté à la réalité qui n’est que pour elle[110] ». Mais, si la négativité est seconde, ses révélations font apparaître des facettes à chaque fois inédites de la positivité qui ne se laissent pas résorber simplement dans l’opacité d’un être muet : entre fait et sens, l’unité est dialectique, de renvoi réflexif réciproque, « il n’y a pas de discours sans réalité ni de réel sans le discours qui donne naissance au possible et au nécessaire[111] ». C’est précisément « parce que le Tout est sensé avant toute découverte de sens » que la liberté raisonnable « découvre le sens à réaliser dans le fini — à réaliser et réalisable[112] » pour une exploration interrogative « toujours renouvelée, toujours à renouveler[113] ». Tout se passe comme si l’immensité inépuisable du tout en création de soi de la réalité ne cessait de susciter l’inachevable révélation des discours humains dans l’unité plurielle de leurs dialogues : « […] comme l’effectivité n’est jamais à son terme, la philosophie non plus n’est jamais achevée, terminée, finie[114] ». De sorte que « le résultat de la philosophie, c’est la compréhension de l’homme par l’homme dans sa finitude et son infinité », en sa capacité de penser « toujours à nouveau raisonnablement la totalité, le tout et lui-même en sa finitude, dans l’infini qui n’a rien hors de soi[115] ».
VI. Cohérence, vigilance, — transcendance ?
Au terme de son parcours, la philosophie finit ainsi par se comprendre, et par se comprendre en tant que volonté de compréhension systématique : la liberté veut la raison en tant que capacité d’ouverture, d’accueil et de mise en ordre qui n’exclut ni ne réduit rien, mais qui met tout à sa juste place à l’intérieur d’une cohérence consciente de soi. Qu’il y ait là certain héritage hégélien relève d’une évidence explicitement reconnue par Weil, qui a su saluer dans la pensée de « l’Absolu » la « première catégorie de la philosophie » (LP, p. 341), la première réalisation effective d’une cohérence qui « a compris tout et soi-même » (LP, p. 342) dans un discours qui n’exprime plus un point de vue particulier, mais dont la circularité, où s’atteste sa venue à maturité (scientifique), recueille en lui et en leur vérité intelligible toutes les facettes apparemment contradictoires de la réalité. La pensée qui se pense dans ce discours des discours se sait compréhension raisonnable du fini dans l’infini, de l’historique dans le logique, de Soi dans le Tout. Mais l’héritage s’arrête là, car le discours formellement cohérent reconnaît son ancrage dans la profondeur poétique du langage, la circularité logique ne va plus de l’être au concept mais de la Vérité à la Liberté, cependant que la Nature prend la place de l’Esprit pour signifier le tout de la réalité en procès ; au lieu d’une onto-logique de l’Absolu, c’est une anthropo-logique du Sens qui s’expose[116]. On peut se demander, bien sûr, si quelques traces de l’Absolu ne restent pas trop perceptibles dans un langage auquel il arrive d’évoquer une cohérence et une satisfaction « absolues » (LP, p. 423 et 434), qui parle de catégories « révélées en leur totalité » (LP, p. 84) et de conscience-de-soi « achevée » (LP, p. 442), pour qui le sage se « sait » (LP, p. 439) tenir la sagesse, c’est-à-dire vivre en vérité dans le sens, dans « l’assurance » (LP, p. 439) que le monde est ce qu’il est « dans la sécurité de la raison » (LP, p. 442). Mais on évitera de faire de cette pensée du Tout Infini, à partir et à l’intérieur duquel se pensent les avancées du fini, une simple variante de la totalité spéculative et, a fortiori, de l’idolâtrie du Même[117]. Car la cohérence vive qui s’y exprime, à la fois théoriquement et pratiquement, n’est que celle d’une liberté ne cessant de s’accorder aussi justement que possible, en raison à la fois théorique et pratique sans fin renouvelée, avec soi-même et avec les autres ainsi qu’avec le monde et l’époque dans lesquels elle s’inscrit ; sous la seule loi de la forme universelle du sens et du vide inappropriable qui distingue et relie tous les dialogues soucieux de vérité.
C’est dire qu’une telle cohérence — ou une telle systématicité — est au plus loin de toute prétention dogmatique. Ayant volontairement renoncé aux garanties substantielles de l’onto-théo-logie sans se donner pour autant ni le recours transcendantal ni l’ivresse spéculative, elle se tient également à distance des certitudes opposées et complices du positivisme sectaire et du prophétisme oraculaire. Et sa bonne conscience ne lui vient que de la sobriété d’une réflexivité critique consciente de soi et de ses limites : « avertie par la possibilité de la révolte contre tout discours cohérent », la philosophie qui s’est soumise à ce parcours — et à cette décantation — logique sait à la fois « que sa construction ne vaut que pour elle » (LP, p. 79) et que lui incombe aussi par là même l’inaliénable responsabilité d’une vigilance toujours aux aguets. À la lumière de la « catégorie de la catégorie » (LP, p. 84) qu’est le « sens », le discours même de la « compréhension » procède à sa propre relativisation : se refusant à toute fixation (y compris en subjectivité transcendantale), il se renvoie lui-même non seulement au parcours et au jeu des diverses catégories, mais à leur ancrage dans la spontanéité du langage et des attitudes ainsi qu’à la radicalité de la liberté qui préside à leurs choix — et à leurs « reprises » — dans l’imprévisible nouveauté d’une condition et d’une réalité historiques qu’il lui revient de comprendre — et de vivre — comme telles. Dans un monde encore marqué par la violence, où il est toujours possible de nier la légitimité de l’entreprise philosophique, l’homme raisonnable sait qu’il ne peut être tel qu’à l’intérieur d’une communauté de discussion(s) et de dialogue(s) qu’il faut, encore et toujours, inviter à la discipline critique et pratique de l’universalisation concrète. La vie de la compréhension et la vie dans la compréhension ne cessent donc de se mettre à l’épreuve d’un agir à la fois moral et politique dont le risque et le courage reposent finalement sur la foi pratique d’une liberté s’ordonnant résolument à la raison et à ses exigences[118].
Une telle foi (de la raison) se distingue évidemment de toute croyance positive, doctrinale ou dogmatique. Non qu’elle ignore les « sources religieuses, poétiques, mystiques[119] » de son histoire ou qu’elle méconnaisse l’actualité toujours pertinente de « la vieille trinité hégélienne d’art, religion et philosophie » et le déploiement signifiant de son « langage tri-un[120] ». Mais le langage du sentiment, précisément, ne peut nourrir le discours de la raison qu’en se soumettant à la rigueur austère de l’épreuve critique. Le penseur post-chrétien qu’était explicitement Éric Weil avouait à cet égard ne croire « en aucune révélation historique », se situer « en dehors de tout christianisme dogmatique » et s’opposer fermement à toute « institutionnalisation de la conscience[121] ». Ce qui ne l’empêchait nullement, en tant que logicien de la philosophie, de saisir dans la catégorie de « Dieu », élaborée pour penser l’attitude du fidèle des religions de la Méditerranée, « le point tournant du devenir philosophique » (LP, p. 188) : car, lorsque le croyant se réfère à l’original divin pour s’éprouver et se comprendre comme image du Créateur qui l’invite à la régénération du coeur, la catégorie peut saisir dans cette réflexion extérieure le pressentiment et l’émergence fragile d’une liberté en marche vers elle-même. Laissant aux reprises théologiques la responsabilité d’une rationalisation ambiguë de cette attitude pure, le philosophe se contente de penser la dynamique logique qui conduit ce sentiment de l’existence à s’investir — à se réaliser ou à se perdre ? — dans l’immanence d’une condition historique récusant toute intervention magique. Saluant notamment la déchosification spéculative qui place la révélation de l’Absolu et de sa surexistence « non pas dans, mais comme le tout de l’histoire » (LP, p. 417), le penseur du sens la prolonge à sa manière, en la dépouillant de tout sujet absolu : la catégorie du sens ne dépassera pas plus l’action qu’elle ne transcendera le monde, mais « elle sera la transcendance dans le monde » (LP, p. 419), une transcendance qui se cherche et s’accomplit, sans extériorité de surplomb, dans la réalité de la « présence » visée, pensée et vécue par la liberté s’ordonnant à l’universel du sens raisonnable.
Devant la puissante originalité de ce discours à la fois systématique et critique, où la philosophie affrontée à la violence se découvre et se comprend comme possibilité raisonnable de la liberté dans la condition historique, il est difficile de ne pas reprendre l’interrogation formulée par Weil lui-même à propos de la Phénoménologie hégélienne : « […] la question n’est pas de savoir s’il y a mieux, mais s’il y a autre chose[122] » ; autre chose qui ne récuserait pas la compréhension mise en oeuvre par la logique du sens, mais qui résisterait peut-être autrement à une traduction catégoriale adéquate. Pour évoquer trop rapidement cette possibilité, on peut repartir de ce qui est probablement le coeur de cette pensée : la découverte d’une liberté capable de violence non moins que de raison et qui ne se détermine à la cohérence du discours qu’à partir de son enracinement dans la spontanéité créatrice du langage. Cette irréductibilité de l’existence au savoir pourrait être prolongée, voire radicalisée, en précisant que la liberté finie de l’être parlant trouve son ancrage dans la vulnérabilité d’un corps appelé au partage de l’existence ; et que le choix de la raison contre la violence ne relève sans doute pas seulement d’une décision élevant le langage au discours, mais de l’attention à une provocation par laquelle la liberté s’éprouve précédée et ordonnée. Là pourrait d’ailleurs se situer l’héritage le plus précieux et le plus signifiant anthropologiquement d’une tradition (biblique) dans laquelle le coeur s’éprouve depuis toujours sous le signe d’une parole d’alliance dont la puissance créatrice ne sépare et n’interdit que pour enjoindre à l’écoute et à la rencontre[123]. Le discours philosophique aurait sans doute toujours à dégager, pour l’histoire qu’il s’efforce de comprendre, les ressources de sens ou les potentialités raisonnables que recèle le langage poétique de cette tradition, en faisant passer l’autorité de ses versets au crible d’un jugement instruit par l’expérience et s’exposant au dialogue commun. Mais cela l’inviterait à se laisser lui aussi inquiéter, altérer et relancer par l’aiguillon d’une altérité qui en appelle justement à une liberté capable de responsabilité[124]. Car la poésie véritable comme la philosophie authentique ont, chacune à sa manière et en dialogue l’une avec l’autre, partie liée avec le seul essentiel qui les requiert : « […] la réalisation effective et raisonnable des hommes dans le monde des conditions historiques[125] » qui est le leur.
Parties annexes
Notes
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[1]
G.W.F. Hegel, Principes de la philosophie du droit (1821), trad. Derathé, Paris, Vrin, 1993, p. 57.
-
[2]
Logique de la philosophie, Paris, Vrin, 1950, désormais LP, p. 59.
-
[3]
« Violence et langage », dans Cahiers Éric Weil 1, Lille, Presses Universitaires de Lille 1, 1987, p. 12.
-
[4]
« Souci de la philosophie, souci pour la philosophie », dans Philosophie et réalité, Paris, Beauchesne, 1982, p. 14.
-
[5]
« Violence et langage », p. 23.
-
[6]
Philosophie politique, Paris, Vrin, 1956, p. 189.
-
[7]
« Violence et langage », p. 25.
-
[8]
LP, p. 420. Ce n’est qu’au terme de son parcours que le discours saisit le langage en sa détermination formelle de milieu du sens.
-
[9]
« Violence et langage », p. 24.
-
[10]
« Le cas Heidegger », dans Philosophie et réalité 2, Paris, Beauchesne, 2003, p. 264.
-
[11]
« Violence et langage », p. 12. Weil déploie la logique de la « Certitude » au chap. 4 de LP (p. 107-119) ; il note que l’attitude qui s’y exprime est « la première à être ‘compréhensible’ », susceptible d’être adoptée « par n’importe qui, à n’importe quel moment, dans n’importe quel monde » (p. 108).
-
[12]
« De la réalité », dans Essais et conférences 1, Paris, Plon, 1970, p. 312.
-
[13]
L’humanité de l’homme se cherche ainsi à travers de multiples manières d’exister, d’être au monde et au langage : diversité irréductible « des figures que la liberté agissante s’est données au cours de son histoire et dont elle a pris conscience dans les différents discours philosophiques qu’elle a élaborés » (Gilbert Kirscher, Éric Weil ou la raison de la philosophie, Lille, Presses Universitaires du Septentrion, 1999, p. 114-115).
-
[14]
« Qu’est-ce qu’une ‘percée’ en histoire ? » évoque ces deux « percées » qui « pour nous, en nous […] ont fusionné », nous mettant devant la tâche et la possibilité « de faire du monde des hommes celui de la raison et de la liberté » (Essais et conférences 1, p. 199).
-
[15]
LP, p. 422. Aussi le philosophe ne devra-t-il « jamais cesser d’être à l’écoute du poète, celui par qui, par excellence, advient le sens » (Jean Quillien, « Éric Weil et notre temps », dans Cahiers Éric Weil 5, Lille, Presses Universitaires du Septentrion, 1996, p. 49), celui dont le langage atteste la présence originellement agissante du sens.
-
[16]
C’est de cette violence (d’une liberté rejetant « rationnellement » et en connaissance de cause toute universalisation raisonnable) que témoignent les contradictions de notre modernité : « […] pour la première fois, elle (la violence) est nommée, pensée, exhibée à nu » (« Violence et langage », p. 25), dans et par « l’oeuvre » hitlérienne qui met la rationalité technique au service de la haine de l’autre homme. Et c’est ce même moment « où la violence a été vue dans sa pureté » (LP, p. 83) qui oblige la philosophie à se comprendre comme possibilité adverse, issue d’une libre décision.
-
[17]
LP, p. 421. On notera que, pour Weil, la religion est « poésie en ce sens fondamental » (LP, p. 423) d’un Dire explosant en Dits, mais ne cessant de les dé-dire en les excédant (selon des formules évidemment empruntées au langage d’Emmanuel Lévinas).
-
[18]
J’ai déjà présenté cette problématique centrale de la Logique de la philosophie en regroupant sous quatre chefs majeurs les catégories déployées par cette « logique du sens » (Le sens de la réalité, Paris, Le Félin, 2011, première partie, p. 39-225). Je n’en retiens ici qu’une esquisse de mise en ordre historique beaucoup plus résolument schématique.
-
[19]
C’est sur ce fond ontologique que se donne également à comprendre l’insatisfaction subjective (du « Moi »), voire l’émergence du coeur et de sa liberté fidèlement tournée vers « Dieu ».
-
[20]
La Logique de la philosophie suit de manière détaillée cette oscillation qui, sur la base de la « condition », va de la « conscience » à « l’intelligence » puis à la « personnalité » avant de trouver sa « relève » dans « l’Absolu » ; « l’introduction » n’en retient que l’opposition majeure du discours transcendantal et du discours spéculatif.
-
[21]
D’où sa qualification par Weil de « discours fini sur le fini » (LP, p. 50), le moi concret de la condition ne pouvant que « présupposer » (LP, p. 259) la transcendance vide du je transcendantal. Cette caractérisation du kantisme ne prend évidemment pas en compte la révolution opérée par la troisième Critique.
-
[22]
LP, p. 259. La p. 260 précise qu’il s’agit de « comprendre l’homme à l’aide de la reprise de Dieu médiatisée par celle de la condition ».
-
[23]
LP, p. 260. Règne donc toujours la tension entre la réalité du moi et l’idéalité du je : « La philosophie qui découvre le je est elle-même un besoin de l’homme », elle présuppose comme sa « condition (transcendantale) de possibilité » un je qui « ne fait pas de philosophie » (LP, p. 260).
-
[24]
LP, p. 409, qui évoque à travers cette expression aristotélicienne « la liberté qui n’est pas, ni ne devient, mais se fait ».
-
[25]
Jean-François Robinet souligne justement « la structure du déjà-là » (« La sagesse et les sagesses », dans Cahiers Éric Weil 5, p. 184) — ou le fait du sens existant — qui est au coeur de cette réflexion : « […] le même homme, réfléchissant en philosophe sur le sens de la fin visée par son action, comprend qu’il ne pourrait la viser si elle n’était déjà présente » (Gilbert Kirscher, Éric Weil ou la raison de la philosophie, p. 177).
-
[26]
LP, p. 430. Il est frappant de voir que Weil recourt consciemment à une formulation johannique (Jn 1,1) pour penser le caractère formel de cette catégorie qui « constitue la philosophie », mais qui « n’apparaît qu’à la fin, étant au commencement » (LP, p. 430).
-
[27]
LP, p. 421. Le penseur du sens « saisit la présence comme absente pour lui » (LP, p. 438). La pensée ne gagne en cohérence (formelle) qu’en s’évidant de tout contenu particulier et de toute présence effective.
-
[28]
La vacuité formelle du « sens », qui récuse toute figure prétendument absolue, est donc tout aussi éloignée d’une transcendance infigurable.
-
[29]
LP, p. 430. Charles Péguy a heureusement parlé de « découverte de continents » (« Note sur Bergson », dans Oeuvres en prose, Paris, Gallimard [coll. « Bibliothèque de la Pléiade »], 1961, p. 1 361) pour évoquer ces explorations existentielles et historiques des grandes philosophies.
-
[30]
Car « tout discours cohérent est à la fin de l’histoire qui y a mené » et « l’éternité » qui s’y pense demeure toujours celle « d’un moment historique » (LP, p. 83). Mais c’est bien le propre de la liberté raisonnable que de pouvoir « à chaque instant » (« La fin de l’histoire », dans Philosophie et réalité, p. 176) prendre appui sur sa situation historique pour l’élever à l’éternité du sens pensé.
-
[31]
« L’avenir de la philosophie », dans Cahiers Éric Weil 1, Lille, Presses Universitaires de Lille, 1989, p. 20.
-
[32]
« Souci de la philosophie, souci pour la philosophie », p. 11.
-
[33]
LP, p. 423. On peut estimer que l’adverbe « absolument » serait heureusement remplacé par « formellement ».
-
[34]
« L’avenir de la philosophie », p. 18.
-
[35]
Ibid., p. 14. L’unité de ce discours est donc formelle : elle accueille la diversité irréductible des contenus qu’elle articule en ordonnant et en portant à la conscience de soi toutes les compréhensions catégoriales que la liberté raisonnable a élaborées au cours de son histoire de libération.
-
[36]
Soit les perspectives intelligibles élaborées par les « discours qui comprennent et articulent tous les sens de la vérité » (Gilbert Kirscher, La philosophie d’Éric Weil, Paris, PUF, 1989, p. 132).
-
[37]
« Philosophie et réalité », p. 56.
-
[38]
« Souci de la philosophie, souci pour la philosophie », p. 17, qui ajoute : « […] et penser ne signifie rien d’autre sinon confronter des pensées et les tenir ensemble ».
-
[39]
« Soutenance de thèse », dans Philosophie et réalité 2, p. 233.
-
[40]
LP, p. 6. Weil estime que, de Platon à Marx, tous les grands philosophes ont évoqué « ce qui n’est pas, ce sur-être indescriptible, cet indicible » qui leur paraît « fonder toute description et tout discours et tout être » ; sans constituer une preuve, un tel accord indique, selon lui, « au moins, la vérité d’un problème » (LP, p. 7).
-
[41]
LP, p. 433. La philosophie, autrement dit, peut-elle penser et vouloir sans se renier un accomplissement qui la porte au-delà d’elle-même ?
-
[42]
Problèmes kantiens, Paris, Vrin, 1970, p. 167, qui évoque ainsi la sobriété kantienne (et son refus par la prétention hégélienne). La Logique de la philosophie s’était déjà demandé s’il ne fallait pas « se contenter de la cohérence » en demeurant dans les limites du « discours cohérent et (de) l’action, tous deux pensées formellement dans le sens » (p. 433).
-
[43]
Philosophie politique, Paris, Vrin, 1956, p. 261. Cette vie en acte (sagesse) accomplit donc ce qui ne peut être que visé (« en vue de… ») par l’action politique.
-
[44]
LP, p. 436. Ce qui était d’abord, pour la pensée du sens, « volonté de comprendre » devient maintenant, pour la pensée de la sagesse, « volonté de vivre selon la compréhension » (G. Kirscher, Éric Weil ou la raison de la philosophie, p. 156).
-
[45]
LP, p. 435. On a là une sorte de déduction transcendantale d’une preuve ontologique ainsi ramenée à sa signification anthropologique.
-
[46]
« Idées pour la Logique de la philosophie », dans Philosophie et réalité 2, p. 229.
-
[47]
LP, p. 436. La pensée de la sagesse invite donc à reconnaître « que chaque figure du sage est une figure authentique » (Jean Quillien, « L’idée de sagesse aujourd’hui », dans Cahiers Éric Weil 5, p. 228).
-
[48]
« L’anthropologie d’Aristote », dans Essais et conférences 1, p. 35.
-
[49]
LP, p. 436. Weil avait déjà noté (LP, p. 434) que la sagesse, catégorie formelle, « suit le sort du sens, de n’exister concrètement que dans une des catégories-attitudes non formelles ».
-
[50]
LP, p. 438, qui ajoute : « […] et le mouvement ne peut plus se fixer dans une des étapes parcourues ».
-
[51]
LP, p. 438. Un peu plus haut, Weil définissait déjà la sagesse comme la « coïncidence du discours et de la situation de l’homme tel qu’il vit aujourd’hui » (p. 435).
-
[52]
LP, p. 439, qui ajoute : « […] dont le savoir, dans les deux cas, se sait savoir formel : catégorie formelle qui ne comprend que l’attitude formelle dans l’identité formelle des deux ».
-
[53]
LP, p. 436. Et la sagesse n’est donc proposée ici qu’au philosophe ou « à l’homme qui se tient dans la raison, qui est discours et action » (p. 437).
-
[54]
Jean Quillien, « L’idée de sagesse aujourd’hui », p. 230. Détournant les hommes du souci d’eux-mêmes, la sagesse les invite à reconnaître librement et raisonnablement une présence qui ne cesse de leur être proposée dans le concret de leurs existences.
-
[55]
LP, p. 439. Il ne revient donc pas davantage à la pure spontanéité créatrice de la poésie (Heidegger) qu’il ne se contente du sérieux de l’agir (Marx) ; mais il éprouve la « présence concrète du monde réel dans l’homme qui vit dans le discours complètement développé » (p. 440).
-
[56]
LP, p. 438. Pour le sage, la sagesse « n’est pas ce pour quoi il vit (où il y a but, l’action est la catégorie la plus haute…), mais ce à quoi il aboutit, étant passé par le sens » (LP, p. 438).
-
[57]
LP, p. 438 ; car « la sagesse n’est plus un état de grâce, un savoir particulier, mais l’assurance que la raison est le monde et que le monde est la raison, inachevés l’un et l’autre pour l’individu » particulier, « achevables tous les deux et à achever pour l’homme dans le monde de sa situation et de sa condition » (LP, p. 438).
-
[58]
Ce qui oppose, selon Weil, ce sens finalement présent dans la sagesse à sa présence initialement sentie dans la création poétique (cf. LP, p. 435-436). On peut estimer qu’il y a là une séparation trop tranchée…
-
[59]
LP, p. 439. On notera cet infléchissement significatif de la « possibilité » transcendantale vers la « réalité » effective de la « puissance ».
-
[60]
« De la nature », dans Philosophie et réalité, p. 363.
-
[61]
LP, p. 438. On peut penser à l’adage évangélique médité par P. Ricoeur (Vivant jusqu’à la mort, Paris, Seuil, 2007, p. 84-91) à la suite de X. Léon-Dufour : « […] qui veut sauvegarder son existence la perdra, qui aura perdu son existence la sauvegardera ». L’accès au contentement de la présence est ici corrélatif « du détachement de soi qu’opère l’universalisation de l’individu, laquelle permet l’ouverture de l’individu à ce qui est » (G. Kirscher, Éric Weil ou la raison de la philosophie, p. 166).
-
[62]
LP, p. 438. C’est donc à la fixation ou à la crispation sur soi qu’il s’agit de renoncer, non à « la réalité individuelle d’une responsabilité » « devant l’universel toujours inachevé, toujours à achever » invitée à s’accomplir en accueillant « la possibilité de la Vérité de l’homme dans la liberté de l’individu » (LP, p. 439).
-
[63]
LP, p. 440. Ce qui assure également « la conscience et la bonne conscience de la liberté » que l’homme raisonnable « se sait maintenant être en vérité » (p. 439).
-
[64]
LP, p. 442, qui précise : « […] dualité la plus profonde du discours, qui se concilie toujours, mais qui n’est jamais conciliée, sauf dans le silence » d’une fermeture toujours possible.
-
[65]
LP, p. 442. Un peu plus haut, il est dit que le sage « se sait et se fait, par la sagesse, libre pour la vie dans le monde qui est monde dans la sécurité de la raison » (LP, p. 442).
-
[66]
LP, p. 439 ; formule résolument paradoxale, puisque « dans la Vérité » c’est déjà la liberté qui est ouverte au monde, cependant que « dans l’Action » c’est encore le monde qui est ouvert à l’homme. Plus loin, Weil radicalise cette ouverture en la formulant « absolument » ou intransitivement : l’homme de la sagesse ou de la présence « est ouvert, sans être occupé par lui-même, sans être pris, rempli, fermé » (LP, p. 442).
-
[67]
LP, p. 442. La vérité, dès lors, est ce qui se révèle à et dans « l’actualité d’une pensée interrogative et d’un dialogue en acte » qui concernent toutes les libertés raisonnables : « […] le sage de Weil, c’est l’homme de dialogue » (Patrice Canivez, « Sagesse et action », dans Cahiers Éric Weil 5, p. 143).
-
[68]
LP, p. 442 ; ce sont les derniers mots du livre.
-
[69]
Patrice Canivez, « Sagesse et action », p. 142-143. Ouverture, donc, de la pureté catégoriale à la complexité ambiguë des « reprises », à l’intérieur d’un monde humain « toujours partiellement imprévisible, parce qu’il est le lieu d’une création continue de sens » (LP, p. 143), mais aussi toujours compréhensible, puisque cette création s’expose dans le milieu commun du langage.
-
[70]
« La philosophie est-elle scientifique ? », Archives de philosophie (juillet-septembre 1970), p. 358.
-
[71]
« Philosophie et réalité », p. 30.
-
[72]
« De la réalité », dans Essais et conférences 1, p. 322.
-
[73]
« Il s’agit, dit Weil dans un langage hégélien, de concevoir (begreifen) la réalité empirique (empirische Realität) dans sa raisonnabilité (Vernünftigkeit) et dans sa réalité agissante (Wirklichkeit), de comprendre (verstehen) ce qui est et ce qui agit (wirkt) » (« Philosophie et politique », dans Philosophie et réalité 2, p. 96-97).
-
[74]
« Science, magie et philosophie », dans Philosophie et réalité 2, p. 36.
-
[75]
Défini par Weil comme « volonté de domination et de puissance sans direction ; tout est possible, tout est permis, rien ne vaut la peine » (« De la nature », dans Philosophie et réalité, p. 359).
-
[76]
« La science et la civilisation moderne ou le sens de l’insensé », dans Essais et conférences 1, p. 279.
-
[77]
Philosophie morale, Paris, Vrin, 1961, p. 198.
-
[78]
Philosophie morale, p. 127 et 139. C’est la nouveauté historique de la situation moderne qui conduit Weil, dans ce livre, à mettre en dialogue, de manière originale, le « devoir » kantien et la « vertu » aristotélicienne.
-
[79]
Caractérisée par Weil comme la « morale en marche » (Philosophie morale, p. 213).
-
[80]
Philosophie politique, p. 179. C’est la thèse 39, concernant les « problèmes de l’État moderne », dont les développements concluent la troisième partie du livre, consacrée à l’État. On notera, là encore, que c’est la prise en compte de la réalité historique qui amène Weil à opérer certain retour de Marx à Hegel ; un Hegel, il est vrai, dépouillé de l’ancrage spéculatif qui assure la conscience de soi d’un État encore « chrétien » et « monarchique »…
-
[81]
« Le récit historiographique », dans Philosophie et réalité, p. 189.
-
[82]
C’est bien, dans le sillage de Kant, une foi de la raison pratique qui oblige à considérer l’histoire comme « le développement progressif de la raison » (« Qu’est-ce qu’une ‘percée’ en histoire ? », p. 199). Mais cette perspective pratique est beaucoup plus résolument celle d’un agir politique opérant dans l’universel concret de la réalité historique.
-
[83]
« Violence et langage », p. 31.
-
[84]
« Souci de la philosophie, souci pour la philosophie », p. 22. Ce sont les deux dernières thèses (40 et 41) de la Philosophie politique qui indiquent le lien à établir entre une juste « globalisation » socio-économique et une « mondialisation » politico-culturelle soucieuse de sens pacifiquement partagé.
-
[85]
« Philosophie et réalité », p. 34.
-
[86]
Philosophie politique, p. 261. Cette orientation tend donc à « dépasser dans l’histoire ce qui n’est qu’historique » (« Kant et la Révolution en France », dans Philosophie et réalité 2, p. 148).
-
[87]
« Souci de la philosophie, souci pour la philosophie », p. 13.
-
[88]
« De la réalité », p. 319.
-
[89]
« Philosophie et réalité », p. 34.
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[90]
« La philosophie est-elle scientifique ? », p. 360. « Philosophie et réalité » parle également d’une simple ouverture « sans exclusion » (p. 39).
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[91]
Il s’agit de la « négativité sans laquelle la positivité ne serait pas » (« De la réalité », p. 317) : il n’est en effet que l’infini de la liberté pour s’ouvrir à la totalité du réel.
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[92]
« De la dialectique objective », dans Philosophie et réalité, p. 64. C’est à propos de Kant que Weil utilise ce langage d’infini et de fondement, dont il est permis se demander s’il est le mieux adapté à sa propre perspective.
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[93]
« De la réalité », p. 321.
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[94]
Ibid.
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[95]
« De la réalité et de la nécessité », dans Philosophie et réalité 2, p. 49.
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[96]
« De la réalité », p. 319.
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[97]
Weil rappelle à l’occasion, à propos de la dialectique hégélienne, que « la vue de la totalité n’est rien d’autre que la totalité des vues » (« Hegel », dans Essais et conférences 1, p. 132).
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[98]
« De la réalité », p. 322.
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[99]
« La science et la civilisation moderne », p. 294.
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[100]
« De la réalité », p. 319.
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[101]
« De la réalité et de la nécessité », p. 47.
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[102]
« De la réalité », p. 316.
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[103]
« Philosophie et réalité », p. 39.
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[104]
« De la réalité », p. 310.
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[105]
Ibid., p. 317.
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[106]
« De la Nature », dans Essais sur la nature, l’histoire et politique, Lille, Presses Universitaires du Septentrion, 1999, p. 113-114.
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[107]
Ibid., p. 113.
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[108]
« De la réalité », p. 318.
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[109]
Ibid., p. 323.
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[110]
« De la réalité et de la nécessité », p. 49. Un peu plus haut, Weil énonce le projet raisonnable en disant que « nous voulons librement dans la réalité comprendre la réalité ».
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[111]
« De la réalité », p. 316. Car, si la réalité est structurée, elle n’est telle « que pour le discours qui la saisit et se saisit en elle » (« Philosophie et réalité », p. 40).
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[112]
« De la réalité », p. 323. Problèmes kantiens dit de manière analogue que le sens est « toujours réel, toujours à réaliser, toujours assuré à qui le cherche » (p. 107).
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[113]
« La philosophie est-elle scientifique ? », p. 367.
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[114]
« Souci de la philosophie, souci pour la philosophie », p. 13. Ou encore : « Le discours est structuré comme la réalité l’est […]. Il est aussi inépuisable que la réalité, puisqu’il est la liberté raisonnable même qui se réalise » (« Philosophie et réalité », p. 40).
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[115]
« La philosophie est-elle scientifique ? », p. 367 et 369. « De la réalité » parle de manière analogue de « l’individu qui, librement, se détache de la finitude de ses besoins pour atteindre dans le savoir (non dans la connaissance) du Tout sensé le savoir de son propre infini dans sa propre finitude » (p. 323).
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[116]
Dans cette perspective, où l’histoire comprise n’est que celle de la négativité humaine consciente de soi et de son sens, « il n’y a pas de philosophie du point de vue de Dieu » (LP, p. 69). Un théologien l’a bien souligné : « L’onto-logique cède la place à une anthropo-logique ; la philosophie de l’être à celle du sens » (Henri Bouillard, « Philosophie et religion dans l’oeuvre d’Éric Weil », dans Vérité du Christianisme, Paris, Desclée de Brouwer, 1989, p. 287).
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[117]
Emmanuel Lévinas a trop souvent cédé à la facilité d’une telle méconnaissance.
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[118]
Sans cette décision à la raison, strictement infondable en raison pure, « la question du sens », rappelle Weil, « ne pourrait même pas être posée » (« Faudra-t-il de nouveau parler de morale ? », dans Philosophie et réalité, p. 276).
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[119]
« Hegel et nous », dans Philosophie et réalité, p. 102. Des sources, ajoute ce texte, qui « coulent en abondance et dont la simple existence suffit à qui veut s’y désaltérer : une source n’a ni raison ni tort » (ibid.).
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[120]
« Violence et langage », p. 31.
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[121]
« Christianisme et politique », dans Essais et conférences 2, Paris, Plon, 1971, p. 46, 63 et 75.
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[122]
LP, p. 324. Faut-il, pour autant, que cet « autre chose » « comprenne » et « dépasse » le système auquel il résiste en construisant à son tour un système plus englobant ?
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[123]
On pourrait à cet égard mettre au crédit de cette parole ce que Weil tenait pour le défaut majeur de la tradition « créationniste », à savoir qu’elle distingue ce(ux) qu’elle relie et interdit en ce sens l’harmonie cosmique « d’un tout de la nature un et sensé » (« De la nature », p. 93).
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[124]
J’ai essayé d’esquisser de manière un peu plus précise cette possibilité d’une mise-en-dialogue articulant les positions de Weil et de Lévinas dans la conclusion (« Reprises et relances du sens — Héritages contrastés de Kant chez É. Weil et E. Lévinas ») de mon livre sur Le sens de la réalité (Paris, Le Félin, 2011, p. 381-419).
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[125]
G. Morel, Le signe et le singe, Paris, Aubier Montaigne, 1985, p. 226, qui critique la conception weilienne d’un poétiser réduit à de simples fulgurations imaginaires et donc « autre de la philosophie » (LP, p. 435).