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La parution de ce livre répond à un besoin urgent de théologie contextuelle dans un pays, en l’occurrence le Liban, où le brassage des religions se vit quotidiennement aux niveaux politique, social et culturel d’une manière tantôt conflictuelle tantôt pacifique. Après une guerre destructrice et fratricide, une reconstruction réussie ne s’occupe pas uniquement de la pierre mais elle vise aussi l’esprit et les liens sociaux décousus par la haine et la peur de l’autre. Analyser des réflexions locales sur des questions chaudes et irrésolues n’intéresse pas que le Liban mais tout pays sujet à de pareils conflits.
Au fil des sept chapitres du livre, l’A. tente d’« établir les jalons de la théologie contextuelle libanaise » (p. 21) selon trois axes : le dialogue avec l’islam, le renouveau du discours théologique et de l’Église, et la théologie politique. Cinq auteurs dont la plupart ont rédigé leurs textes en arabe sont présentés d’une façon originale, systématique et approfondie à même de « faire connaître au monde occidental, en un premier temps francophone, l’existence de la théologie contextuelle libanaise et la richesse de sa réflexion » (p. 22).
Dans le premier chapitre, l’auteur se met à la recherche d’une définition de la théologie contextuelle. Pour y parvenir, il commence à dresser une typologie de huit tentatives théologiques contextuelles pour mettre au jour les différents concepts-clés de ce « nouveau paradigme théologique » (p. 63). Au terme, en se référant au contexte considéré comme un lieu théologique, la théologie contextuelle se différencie des théologies classiques. En effet, cette théologie prend en compte les médiations herméneutiques, la réalité historique et l’expérience vécue dans un contexte précis considérées comme des « moments » de l’élaboration de l’acte théologique.
Le deuxième chapitre aborde la réflexion de Michel Hayek et sa lecture originale de l’islam. Ce théologien a tenté, par le biais de la voie religieuse, d’abolir les préjugés et de lutter pour le rapprochement entre christianisme et islam. Son interprétation de la figure d’Ismaël à laquelle Mahomet s’identifie, outre les conséquences théologiques dont l’essentiel est de réhabiliter l’islam dans l’histoire du salut, aura des répercussions sur le plan politique : le conflit israélo-palestinien, la paix au Moyen-Orient, le rôle du Liban et surtout les chrétiens libanais.
Youakim Moubarak emplit l’espace du troisième chapitre. Avec sa conception de l’islam comme un abrahamisme authentique, une actualisation arabe de la foi d’Abraham, il tente de comprendre l’islam en soi afin de frayer une voie fructueuse de rencontre et de dialogue durable. L’unité antiochienne, le coeur de sa réflexion, permettrait aux chrétiens orientaux de vivre pleinement leur vocation et leur spiritualité anachorétique. Cette unité s’ancre dans la réforme de l’Église maronite pour un plus grand service des chrétiens orientaux et des musulmans.
Le quatrième chapitre traite de la pensée de Grégoire Haddad, surnommé l’évêque rouge à cause de son engagement pour les pauvres et la cause palestinienne. Il prône une théologie de la libération où le Christ et l’humain seront libérés aussi bien de la prison des représentations étriquées et obtuses que de l’emprise des aliénations intérieures et extérieures infligées par le contexte, et prêche une laïcité globale où l’affirmation de l’indépendance du monde vis-à-vis de la religion n’enlève pas à cette dernière sa valeur positive.
Les pages du cinquième chapitre seront consacrées au métropolite orthodoxe Georges Khodr. Ce dernier développe son approche de l’islam non pas à partir d’une figure du premier Testament, mais à la lumière d’une notion théologique empruntée aux Pères de l’Église, à savoir le Logos spermatikos, sans sombrer dans une relativisation de la révélation complète de Jésus Christ. Au contraire, il étend l’action de ce dernier aux religions révélées en en effectuant ainsi une réhabilitation par la voie de la christologie. Cela lui permet d’entretenir un dialogue franc à partir de ses convictions chrétiennes et d’adresser un reproche majeur aux musulmans, en l’occurrence leur ignorance du christianisme. Faute de cela, ce dernier ne se sent plus concerné par la façon dont l’islam le conçoit et qu’il juge étrangère à ses intuitions profondes. Par conséquent, le dialogue sera faussé avant qu’il ne commence.
Le sixième chapitre propose une analyse des écrits de Mouchir Aoun. Ce théologien et philosophe lutte pour une approche pluraliste du phénomène religieux, seul remède à la violence interreligieuse. Ce pluralisme, en admettant la manifestation du divin dans les différentes cultures et de diverses manières, se répercute sur le dialogue islamo-chrétien dont le centre devient la question humaniste. Cela conduit Aoun à réfléchir sur une théologie politique basée sur une laïcité modérée dont les fondements seront : la liberté, la distinction entre la politique et la religion, la charte des droits de l’humain et la démocratie.
Le temps est venu pour l’A. de dresser dans le septième chapitre les jalons d’une théologie contextuelle libanaise plurielle et diverse comme refus d’uniformité théologique. Cette théologie portera un nouveau regard sur l’islam le respectant dans sa participation à la vérité divine et cherchant à le comprendre dans ce qu’il est en soi. Elle cherchera également à promouvoir le mouvement oecuménique et à renouveler l’acte théologique. L’A. appelle ce modèle « le modèle de la triple insertion » (p. 292) : insertion culturelle dans le monde arabe, insertion sociale comme engagement pour les problèmes d’injustice et de misère, et insertion politique en adoptant les principes évoqués par Mouchir Aoun.
Plusieurs apports spécifiques de ce livre sont à relever : une démarche exemplaire d’analyse des oeuvres mariée à un maniement fin et critique de plusieurs concepts, une mine de références constituant un outil indispensable pour donner suite à la réflexion, un nouveau regard sur les efforts théologiques élaborés dans un pays réputé pour sa tradition orale et son pragmatisme utilitariste.