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Mouchir Aoun, philosophe libanais et auteur de plusieurs écrits traitant du dialogue interreligieux, propose dans cet ouvrage une approche anthropologique qui devrait enrichir le dialogue islamo-chrétien. Celle-ci investit les anthropologies chrétienne et musulmane sous un angle académique, mais aussi social, puisque les conceptions différentes de l’homme influencent les comportements politiques, culturels et économiques. L’anthropologie chrétienne se fonde sur la notion du « fils » et l’anthropologie musulmane, sur celle du « vicaire ». Il existe entre ces deux notions de « franches ressemblances » et de « dangereuses différences », qui ont des conséquences théologico-politiques directes.
Les deux conceptions anthropologiques s’élaborent à partir des enseignements fondamentaux des deux religions. Le christianisme croit en un Dieu Trinité qui, par l’incarnation du Fils, sauve l’homme, le divinise et en fait un fils hériter. Quant à l’islam, il conçoit Dieu sous l’angle de la transcendance absolue et rend tout à l’unicité divine ; ainsi, l’homme créature ne peut avoir aucune relation de proximité avec le Créateur. Il n’existe pas de divinisation dans l’islam ou de participation à la vie de Dieu, mais une orientation vers le « Droit Chemin ». Par conséquent, l’homme apparaît comme un instrument entre les mains de Dieu, absolument soumis à lui. Là où le christianisme croit que Dieu révèle son être même par son Fils, l’islam croit que Dieu révèle uniquement sa volonté, à travers le Coran.
Ces deux visions théologico-anthropologiques différentes ont des conséquences directes sur la gouvernance de la cité. Effectivement, Dieu confie à l’homme élevé au rang de fils, selon le christianisme, l’élaboration des lois à partir de la lumière divine présente dans la conscience. La liberté chrétienne reconnaît à l’homme une sphère d’existence particulière, à la ressemblance de la Trinité, dont chacune des hypostases jouit d’une sphère d’existence particulière. Quant à l’islam, il conçoit l’homme comme un vicaire qui doit veiller à l’application des lois divines au sein de la création. Celui-ci ne participe pas à la vie de Dieu, mais transmet la volonté divine. Ces conceptions se traduisent politiquement : dans le christianisme, par une conception de l’homme qui légifère, à la lumière de sa foi, des lois qui lui conviennent ; et dans l’islam, par une conception de l’homme qui doit suivre les préceptes de la Chari’a et l’appliquer. Aoun insiste sur l’importance de ces différences anthropologiques qui permettent de comprendre maints enjeux politiques et sociaux.
L’étude comparative atteint son apogée avec l’abord de la question de la liberté. L’auteur est convaincu qu’elle est l’un des éléments majeurs qui soulignent la différence des comportements humains : là où la liberté paraît dans le christianisme comme une attitude de foi libre, elle est dans l’islam une soumission à la volonté divine. Cela fait de la foi chrétienne, une « créativité », et de la foi musulmane, une « loyauté ». Ce contraste a des conséquences directes sur la manière dont les deux religions conçoivent l’acte de légiférer : dans les sociétés musulmanes, le vicaire veille sur les droits de Dieu et sur ses lois, alors qu’on veille, dans les sociétés chrétiennes, sur la liberté du fils. Cela ne veut pas dire que l’islam écarte la question de la liberté ou que le christianisme ne prend pas en compte les droits divins. Cependant, légiférer relève dans le christianisme de la responsabilité consciencieuse du fils héritier, alors qu’il est fondé dans l’islam sur la doctrine coranique.
Comparer les deux anthropologies religieuses avec l’anthropologie laïque enrichit la problématique. Celle-là écarte toute catégorie surnaturelle qui soumet la question de la liberté à celles du droit et de la vérité divines. La pensée laïque considère effectivement que la liberté est l’argument principal d’où découlent ces questions. Le dernier chapitre du livre de Aoun traite des possibilités de rencontre entre les trois visions, afin d’investir toutes les possibilités d’un meilleur épanouissement de l’être humain. L’auteur refuse d’envisager les différences anthropologiques comme des impasses, mais les conçoit comme une preuve de la « diversité originelle collée à la nature humaine ». L’élément d’entente commun devrait se résumer par le fait que « l’homme possède une dignité naturelle qu’il ne faut absolument pas compromettre ». L’islam et le christianisme situent cette dignité au niveau de la sphère divine, alors que la pensée laïque la situe au niveau du soi humain. Cependant, la responsabilité de l’homme reste grande dans les deux cas, malgré les différentes compréhensions de l’origine morale ; les trois anthropologies devraient lutter ensemble pour la cause de l’homme, tout en considérant les différences de visions comme une richesse culturelle et humaine. Les trois anthropologies devraient trouver des valeurs communes et envisager des actes politiques qui contribuent à la paix des civilisations et à la diversité universelle. L’auteur propose des principes pour cette lutte, à savoir : « […] les valeurs de l’égalité, de la liberté, de la fraternité, de la justice, de la paix et de la garantie de l’autre ».
Mouchir Aoun s’attend à ce que la pensée laïque soit un espace de rencontre des différentes visions anthropologiques, surtout qu’elle insiste le plus « sur l’impartialité dans la perception de l’identité de l’homme ». Toutefois, le défi dans le monde arabe consiste à savoir si les anthropologies religieuses accepteraient que l’anthropologie laïque contribue à la compréhension de l’identité de l’être humain.