Recensions

Thomas De Koninck, Aristote, l’intelligence et Dieu. Paris, Presses Universitaires de France (coll. « Chaire Étienne Gilson »), 2008, 205 p.[Notice]

  • François Renaud

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  • François Renaud
    Université de Moncton

L’idée aristotélicienne d’une causalité divine, c’est-à-dire d’une substance non sensible constituant le principe immobile de tout changement, est largement absente de la conscience philosophique contemporaine. De plus, la surabondance d’études sur la Métaphysique d’Aristote au xxe siècle indique que cette collection de quatorze livres ou exposés d’inégales longueur et complexité pose des difficultés d’interprétation de tout ordre. De manière générale, tandis que les commentateurs anciens défendent l’unité et la cohérence de la Métaphysique et voient dans l’exposé de la « théologie » d’Aristote, au livre Λ, l’accomplissement du traité et de la pensée d’ensemble de ce dernier, les spécialistes modernes (depuis Werner Jaeger) rejettent le plus souvent cette lecture unitaire et soulignent au contraire les tensions, voire les contradictions, entre le livre Λ et le reste de la Métaphysique et du corpus aristotélicien. Thomas De Koninck prend le contre-pied de cette double tendance, philosophique et interprétative. Il défend une lecture unitaire en s’inspirant des commentateurs anciens, au premier rang Thémistius, ainsi qu’en puisant savamment dans l’immense érudition moderne. De Koninck soutient que la quête de sagesse chez Aristote culmine nécessairement dans une réflexion sur Dieu, et que le Dieu aristotélicien est non seulement cause finale mais encore cause efficiente de l’univers. Composé de six leçons professées à Paris en 2008, Aristote, l’intelligence et Dieu propose une lecture minutieuse du livre Λ (surtout 6-10), en rapport avec les autres textes pertinents du corpus aristotélicien, en particulier Physique VIII, Éthique à Nicomaque X, et De Anima III, 4-6. Enfin, De Koninck avance une défense philosophique des thèses aristotéliciennes, en comparaison avec la pensée moderne, surtout Descartes et Hegel, et avec les sciences contemporaines, notamment la théorie de l’évolution. Rappelons d’abord les grandes lignes du livre Λ et les principales difficultés qu’il pose. Aristote y tente une déduction rigoureuse. Tout changement exige une cause ; ce qui est en puissance ne peut devenir en acte sans quelque chose déjà en acte. Dans le cas du cosmos, une régression à l’infini est donc inadmissible ; le monde est éternel (et non pas créé, comme l’affirme le Timée), il a toujours été en acte. Il existe donc une cause première ou ultime du mouvement éternel. Puisque le mouvement, l’étendue et la matière comportent de la puissance, cette cause ultime doit être immobile, sans étendue, immatérielle, intemporelle, séparée (χωρισtἠ), et par voie de conséquence pure actualité ou activité (ἐνἐργεια). Étant en acte et incorporelle, cette cause doit résider exclusivement en la pensée, continuelle, et ne peut avoir d’autre objet de pensée qu’elle-même : elle est « pensée de la pensée » (νὁησιϛ νοἡσεωϛ), jouissant d’une existence souverainement autarcique et heureuse. Cela est Dieu (θεὁϛ). Mais alors, ce Dieu dont l’unique activité est de se penser lui-même peut-il avoir un quelconque rapport avec le monde ? Étant immatériel et immobile, il ne saurait exercer une action corporelle ou directe sur celui-ci ; il meut l’univers comme cause finale, comme objet de désir. L’être humain, participant lui-même par l’intelligence à l’esprit divin, a pour tâche d’imiter celui-ci, autant que cela lui est possible. Mais si Dieu en tant qu’objet désirable est cause finale, est-il pour autant cause efficiente ? Dans la Physique VIII, le premier moteur (tὀ κινοῦν πρῶtον) est en contact avec ce qu’il met en mouvement (VIII, 10). Dans le livre Λ de la Métaphysique, en revanche, le premier moteur est dit immatériel, donc séparé par rapport à ce qu’il meut. La question se pose alors de savoir si, dans le corpus aristotélicien, la physique et la métaphysique sont des sciences complètement distinctes, voire irréconciliables. De même, à l’intérieur de la Métaphysique, …