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Le dernier livre du philosophe et journaliste Gérard Leclerc — éditorialiste de France catholique — sort à point. En effet, après la publication du motu proprio Summorum Pontificum (7 juillet 2007) revalorisant le rite tridentin, après la levée des excommunications (21 janvier 2009) des quatre évêques sacrés par Mgr Marcel Lefebvre en 1988, après le motu proprio Ecclesiae unitatem (8 juillet 2009) par lequel Benoît XVI a rattaché la Commission Ecclesia Dei à la Congrégation pour la Doctrine de la foi, le monde occidental s’interroge sur l’issue des discussions doctrinales commencées le 26 octobre dernier entre Rome et les lefebvristes. En outre, l’intégration de la Commission Ecclesia Dei à la Congrégation pour la Doctrine de la foi n’est pas innocente : de pastoral et disciplinaire, son travail devient essentiellement doctrinal, ce qui est tout un changement de perspective. Le dialogue doctrinal s’est ouvert, mais il s’annonce difficile. Si Benoît XVI exige « l’acceptation du Concile Vatican II et du magistère post-conciliaire des papes » (lettre du 10 mars), les lefebvristes ne sont pas unis entre eux : le supérieur de la Fraternité Saint Pie X, Mgr Fellay, a déclaré accepter 95 % du Concile (La Liberté, 2001) et semble favorable à un accord, tandis que l’un de ses confrères, Mgr Tissier de Mallerais, affirmait le 3 juillet dernier, que « jamais nous ne signerons de compromis ; les discussions n’avanceront que si Rome réforme sa manière de voir et reconnaît les erreurs dans lesquelles le Concile a mené l’Église » (La Vie). Les traditionnalistes s’opposent particulièrement à la liberté religieuse, à la séparation de l’Église et de l’État, au dialogue oecuménique et interreligieux et à la collégialité tels qu’ils furent définis par le Concile Vatican II.
Dans son essai, Gérard Leclerc « voudrait prendre la mesure des désaccords, des possibles rapprochements, sans sous-estimer la difficulté d’un plein accord » (p. 15). Son « ambition est de donner quelques clés de compréhension du dossier » (p. 16). Pour cela, il tâche tout d’abord de faire table rase des clichés et de situer les choses dans leur contexte. Il s’attaque tout d’abord au mythe bien établi selon lequel la rupture de Marcel Lefebvre trouverait ses origines lointaines dans la condamnation de l’Action française et les démêlés de Charles Maurras avec Pie XI : Marcel Lefebvre n’a probablement jamais lu un seul ouvrage du maître de Martigues et s’il fut proche du père Le Floch (supérieur du Séminaire français de Rome de 1904 à 1927 et écarté à cause de son opposition à la condamnation du mouvement maurassien), c’est en raison d’une proximité spirituelle et non politique ; en tout cas c’est ce que les écrits et discours de Lefebvre laissent penser et l’auteur a raison d’insister. Gérard Leclerc tente donc de replacer les choses à leur place, c’est-à-dire sur le terrain proprement religieux et plus précisément sur celui du catholicisme intransigeant issu de la Révolution française. L’auteur aurait cependant pu s’étendre davantage sur cette notion, car son renvoi aux travaux d’Émile Poulat est un peu rapide et par conséquent trop simplifié. Il insiste en revanche avec pertinence sur la formation romaine de Marcel Lefebvre, sur ses études à la Grégorienne, et sur le thomisme du cardinal Louis Billot, l’un de ses maîtres. L’auteur aurait pu (même s’il le mentionne plus loin) présenter plus en détail le climat qui prévalait dans la Rome de cette époque, climat dominé par la chaleur intense qui se dégageait de la lutte papale contre le modernisme. Tous ces éléments expliquent en effet la réaction de la minorité à Vatican II, minorité conduite par le Coetus Internationalis Patrum, dont les membres étaient des hommes au profil romain similaire à celui de Marcel Lefebvre, et qui ne comprirent pas que tout ce qu’ils avaient appris dans les universités romaines du premier quart du xxe siècle se trouvait brusquement récusé dans l’Aula conciliaire.
Gérard Leclerc présente ensuite l’itinéraire préconciliaire de Marcel Lefebvre, en insistant plus particulièrement sur sa vie de missionnaire qui l’a mené dans les hautes sphères de la hiérarchie ecclésiastique (délégué apostolique — archevêque de Dakar), et en présentant également ses origines familiales, ses études à Rome, son séjour dans le diocèse de Tulle et enfin sa nomination à la tête de la Congrégation du Saint-Esprit en 1962, quelques mois avant l’ouverture du Concile Vatican II, événement qui est l’objet du troisième chapitre de cet ouvrage. Sans reprendre en détail le déroulement du Concile — ce n’est pas son objet —, Gérard Leclerc montre bien que pour Marcel Lefebvre « la bataille a commencé avant l’ouverture du Concile […] au sein de la Commission centrale préparatoire […] » (p. 40) surtout à propos de la liberté religieuse, qui a vu l’affrontement désormais légendaire entre les cardinaux Ottaviani et Bea. Ce furent ensuite les luttes in Aula au sujet de la liturgie tout d’abord, puis de la notion de collégialité et surtout de la liberté religieuse.
Dans son avant-dernier chapitre Gérard Leclerc s’attarde sur les années postconciliaires, de la démission de Marcel Lefebvre à la tête de sa Congrégation (sujet sur lequel il aurait été intéressant que l’auteur développe, car cette démission est chargée de sens), jusqu’à sa mort, en passant par la revue Fortes in Fide, la résistance à la réforme liturgique, la fondation du séminaire d’Écône, la fameuse messe de Lille et, surtout, le sacre de quatre évêques, le 30 juin 1988, avec les conséquences que cet acte entraîna.
Malgré tout, le dialogue n’a jamais vraiment cessé entre les lefebvristes et le Vatican. Avant les sacres de 1988, un accord fut d’ailleurs presque conclu entre les deux partis, par la médiation du cardinal Ratzinger, alors préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la foi. L’échec de cette tentative de réconciliation est-il la cause de la détermination avec laquelle Benoît XVI a pris tellement à coeur, depuis son élection, le dialogue avec ce mouvement ?
L’auteur termine avec un chapitre sur les dimensions d’un désaccord, dans lequel il met en perspective le contexte historique des années 1960 et revient sur les tiraillements qui ont divisé le Concile ainsi que sur les contestations du mouvement traditionaliste à l’égard des magistères de Paul VI et de Jean-Paul II. Il s’attarde également sur les différentes cultures théologiques qui se sont développées suite à la volonté de Léon XIII de faire renaître le thomisme. L’auteur montre avec pertinence qu’il y avait différentes écoles thomistes, celle de Pierre Rousselot, par exemple, bien différente de l’enseignement dispensé à la Grégorienne. Il présente la réaction romaine des années 1950 face à la « théologie nouvelle », représentée essentiellement par Congar et de Lubac, théologie contre laquelle les membres de la minorité se sont élevés à Vatican II, car il est certain que ni Lumen Gentium ni Nostra Aetate ne sont compréhensibles sans connaître les travaux de ces deux auteurs. Gérard Leclerc en arrive à la conclusion que les discussions doctrinales devront commencer par un « examen de l’incompréhension manifeste de la Tradition telle que l’entend le lefebvrisme à l’égard du ressourcement qui a précédé Vatican II » (p. 79).
Finalement, ce petit livre brosse un tableau succinct de la problématique et des grands enjeux qui se cachent derrière la question lefebvriste. Les spécialistes n’y apprendront certes rien, pas plus d’ailleurs que ceux qui suivent de près cette affaire, mais l’ouvrage ne leur est pas destiné. En revanche, ceux qui cherchent une bonne synthèse des données historico-théologiques du problème y trouveront leur compte.