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Comme son titre l’indique bien, cet ouvrage raconte « l’évolution » de l’activité missionnaire d’un homme hors du commun : Gérard Cambron. Mais en réalité, il est question de beaucoup plus que l’itinéraire d’un seul homme. Nous sommes en présence d’une tranche de vie (surtout de 1958 à 1960) significative du réveil d’un peuple. L’A. a fait une oeuvre d’archéologie du savoir en reprenant de façon systématique les commentaires que Cambron a couchés sur le papier pendant l’intense période de ses activités dans les milieux alors très défavorisés de Peri-Mirim et de Bequimaõ. Nous faisons des découvertes passionnantes non seulement sur la mentalité missionnaire d’alors, mais aussi sur l’état de la situation du christianisme brésilien. Pour un occidental du Nord, il est toujours étonnant de constater que ce que nous tenions pour acquis, par exemple que le Brésil est une terre bénie du catholicisme, baignait jusqu’à un tel point dans un climat de syncrétisme ou même d’incroyance pratique. Les observations de Cambron, et son étonnement également, sont significatives. Les premières lettres montrent un homme presque désemparé face à ce qu’il a devant les yeux. Il ne trouve dans son milieu missionnaire qu’ignorance et amoralité. Sa formation le rendant dans un premier temps incapable de lire avec précision la situation, il ne voit que l’intertexte, les blancs, les espaces, les vides : absence totale de pratiques sacramentelles, désorganisation sociale, pauvreté extrême, manque de culture du peuple. On touche presque du doigt son désarroi.
La mise en situation que représente le premier chapitre du livre est très éclairante pour comprendre l’état d’esprit du missionnaire. Une courte mais instructive description des différents courants religieux et spirituels qui agitent le Brésil de l’époque nous aide à comprendre un peu mieux le contexte intellectuel. Il n’y a aucun doute que Cambron, un intellectuel d’abord, ait été marqué par ses découvertes. Toutefois, il se rendra vite compte, on le voit dans le deuxième chapitre, que ces courants influencent peu le peuple plus défavorisé du Nordeste brésilien. Le déplacement historique du développement économique du Nord vers le Sud a ravagé littéralement ces communautés. Comme il le laisse entendre dans ses écrits, le petit peuple est laissé à lui-même, sans élite, sans référence morale, sans but. C’est du moins sa première lecture de la situation. Or, la vie sait nous réserver bien des surprises, c’est bien connu. C’est ainsi que Cambron se laissera prendre au jeu de son insertion missionnaire et se mettra peu au peu au service des communautés qu’il dessert. Or, comme l’a écrit Lamarck : « la fonction crée l’organe ». Il parvient à structurer de véritables communautés de personnes qui se prendront peu en peu en main, faisant lever de la sorte les prémices de la nouvelle Église latino-américaine comme on la connaît aujourd’hui.
Particulièrement à partir du chapitre V, on voit surgir sous nos yeux les grands déplacements de la pensée de Cambron. Le tout débute par une extraordinaire faculté d’écoute. Pas une écoute rhétorique qui ne cherche qu’à capter l’attention de l’auditeur. Une véritable écoute de l’état actuel des lieux. En parcourant sans relâche son territoire, il apprend à analyser en profondeur les raisons faisant que les communautés sont si détériorées. Surtout, il apprend à estimer ces gens rudes et simples chez qui il découvre un potentiel inné de développement. Cambron est déjà un fidèle de Lebret et de ses théories du développement. Pendant cette période, il devient un inconditionnel de la Légion de Marie, cette création irlandaise qui enseigne avant tout le monde à faire confiance « au génie des petites gens et aux cellules d’évangélisation » (p. 233) ainsi qu’à la faculté d’innovation des petites communautés. Pendant ces deux années, il affrontera les pires conditions du terrain et du climat pour entrer en contact avec la population. Il n’hésite pas à marcher pendant des heures pour rencontrer une seule personne dans un village éloigné. Il apprend progressivement à se délester de l’appareillage trop lourd de l’Église de l’époque pour adopter une stratégie des petits groupes. Comme le note bien l’A., Cambron devient dès lors le précurseur du mouvement des communautés de base, cette façon si particulière de « faire église » qui allait devenir la marque de commerce de l’Amérique Latine.
Dans les derniers chapitres, l’A. fait un bilan du travail de ce missionnaire humble et discret. À vrai dire, Cambron n’est pas l’une de ces figures flamboyantes de la théologie de la libération. Il a toujours préféré laisser parler les autres. Après avoir quitté sa mission, il a continué à oeuvrer à la formation missionnaire en Amérique latine, notamment avec Yvan Illich en collaborant au CIDOC de Cuernavaca, Mexique, puis à titre de directeur du CENFI de Petrópolis, Brésil. Il fut également un conseiller très recherché pour sa compétence en pastorale. Les entrevues réalisées avec Mgr Cambron, qui apparaissent à la toute fin de l’ouvrage, montrent que l’homme n’a rien perdu de sa passion.
L’A. a beaucoup aimé le personnage qu’il décrit, cela ressort à l’évidence dans l’ouvrage. Par le choix judicieux des extraits de ses écrits, ce qui est un travail plus difficile qu’on ne le suppose, il a su brosser une sorte de portrait instantané d’une des périodes les plus méconnues et pourtant les plus fructueuses de l’Église latino-américaine. Plus qu’un instantané, ce fut une radiographie : on y voit à travers la surface les structures profondes d’une Église en train de se constituer. L’A. a réussi à peindre avec de justes traits et des couleurs appropriées un personnage exemplaire, trop discret, mais qui méritait toutefois d’être mis en lumière. Il l’a fait avec empathie, la plupart du temps en laissant à Cambron toute la place. Même s’il n’a pas toujours su échapper aux prises de positions idéologiques personnelles qui arrivent souvent comme des anachronismes historiques, on doit reconnaître la grande qualité d’un ouvrage qui deviendra sans doute un classique indispensable dans la bibliothèque du spécialiste en théologie et en sociologie.