Résumés
Résumé
Plotin considère parfois l’intellection comme une sorte de sensation, alors qu’il distingue par ailleurs fortement les deux activités. Le but de cet article est d’étudier cette description qui semble paradoxale dans la mesure où l’intellection est ramenée à un processus auquel elle est opposée en même temps. Nous devons tout d’abord mettre en lumière le lien entre la sensation et l’intellection. Il est ensuite nécessaire de montrer de quelle manière la sensation est considérée comme un modèle qui rend compte du processus de la pensée intuitive. C’est la vue qui apparaît comme le sens permettant de décrire l’intellection de la façon la plus adéquate. Mais la sensation ne constitue pas seulement un modèle et les réalités intelligibles sont appelées « les choses sensibles de là-bas », « ces corps » ou encore « les choses visibles ». Nous cherchons, en un mot, à comprendre la signification de ces expressions qui semblent contraires à la doctrine platonicienne.
Abstract
Plotinus sometimes describes intellection itself as a kind of sensation, while he strongly underscores the distinction between those two activities. The aim of this paper is to study this description which seems paradoxical, since intellection is thus reduced to a process to which it is opposed at the same time. We first have to try to shed light on the link between sensation and intellection. One must then show in what way sensation is considered to be a model accounting for the process of thought. Sight appears as the sense which is the most relevant to describe intellection. But sensation is not only a model and the intelligible realities are called “sensible things which are there”, “bodies” or else “visible things”. We try, in a word, to understand the meaning of such expressions, for they seem contrary to Platonic doctrine.
Corps de l’article
La sensation (αἴσθησις) et l’intellection (νόησις) sont des activités relevant de deux facultés différentes de l’âme humaine : il s’agit respectivement de la faculté sensitive (αἰσθητικόν), qui appartient à l’âme descendue dans le monde sensible, et de l’intellect (νοῦς), c’est-à-dire de la faculté qui demeure éternellement dans l’intelligible. Elles ont de plus des objets de nature différente : la sensation porte sur les choses sensibles et l’intellection sur les réalités intelligibles. La perception des choses sensibles conduit à se tourner vers ce qui se trouve à l’extérieur de soi, dispersé dans la multiplicité, alors que pour penser les réalités intelligibles, il faut diriger son attention vers ce qui est en soi-même, rassemblé dans l’unité. C’est pourquoi Plotin souligne avec force la distinction entre l’intellection, qui nous permet de connaître la vérité, et la sensation, qui ne nous conduit qu’à l’opinion[1]. Dans le traité Sur la beauté intelligible, il soutient ainsi que celui qui cherche à contempler l’intelligible doit abandonner les sensations, qui semblent être dans cette perspective des obstacles à l’intellection[2]. Cependant, celle-ci est elle-même décrite comme une forme de sensation : selon le traité Qu’est-ce que le vivant et qu’est-ce que l’homme ?, la contemplation impassible des Formes doit être considérée comme « une sensation plus véritable[3] » que celle qui porte sur les choses sensibles. Cette dernière n’est donc pas la seule forme de sensation qui existe et il faut, pour la distinguer de celle qui s’applique aux réalités intelligibles et dont elle est seulement l’image, l’appeler « la sensation extérieure[4] ». Affirmer que l’intellection est une forme de sensation semble paradoxal dans la mesure où le processus de la pensée intuitive est ramené à celui qui lui est habituellement opposé : comment peut-on donc comprendre cette description de l’intellection comme sensation ?
L’étude de l’assimilation de la pensée intuitive à une forme de sensation nous conduit tout d’abord à examiner le lien entre ces deux activités. Les images qui résultent de la contemplation des réalités intelligibles ainsi que celles qui sont issues de la sensation parviennent à la pensée discursive (διάνοια) qui les met en relation entre elles. Le traité Sur les hypostases qui ont la faculté de connaître et ce qui est au-delà montre que la pensée discursive opère dans deux directions différentes :
Quant à la faculté de réflexion qui se trouve en l’âme, elle examine les représentations qui viennent de la sensation et qui sont à sa portée en les rassemblant et en les divisant ; ou bien, portant également sur les représentations qui sont issues de l’Intellect, elle observe pour ainsi dire les empreintes qu’elles constituent et elle recourt à leur égard à la même puissance[5].
La pensée discursive, dans la mesure où elle est l’activité de la faculté de réflexion mentionnée dans ces lignes, apparaît comme un intermédiaire entre la sensation et l’intellection qui sont décrites comme deux processus parallèles, ou plus exactement comme deux processus symétriques si l’on suppose que la pensée discursive constitue entre elles un centre. Cette dernière peut de plus exercer son rôle grâce aux données qui proviennent de la faculté de représentation (φανταστικόν) : nous possédons des images des objets de la sensation comme des réalités sur lesquelles porte l’intellection grâce à la représentation qui joue le rôle d’un intermédiaire entre la sensation et la pensée discursive aussi bien qu’entre l’intellection et la pensée discursive. Dans le passage que nous avons cité, Plotin mentionne en effet à la fois les représentations qui proviennent de la sensation et celles qui sont issues de l’intellection. Le terme « empreintes » (τύποι) ne peut cependant être appliqué aux résultats de l’intellection qu’avec prudence, comme le suggère l’emploi de l’adverbe οἷον. Mais le fait que Plotin évoque les sortes d’empreintes qui viennent de l’Intellect souligne la similitude entre la sensation et l’intellection, étant donné qu’au début du troisième chapitre, Plotin emploie le mot « empreintes » à propos de la sensation[6]. Le traité Sur la sensation et la mémoire explique en effet que ce mot peut être utilisé dans le cas de la sensation, à condition qu’il ne soit pas compris dans un sens matériel[7]. On observe à cet égard une différence de degré entre la sensation et l’intellection : quand il montre ce qui les distingue, Plotin souligne en effet que « la connaissance des intelligibles est davantage impassible et privée d’empreintes[8] ». Il indique néanmoins que la pensée discursive n’entretient pas de relation privilégiée avec l’une des deux facultés : c’est ce que suggère, dans l’extrait du traité 49 que nous avons cité, la proposition « elle recourt à leur égard à la même puissance ». Les empreintes venant de la sensation semblent être les images des raisons (λόγοι) qui se trouvent dans les choses sensibles[9]. Quant aux sortes d’empreintes qui sont issues de l’intellection, elles sont le résultat d’un processus de réflexion : dans le premier des traités Sur les difficultés relatives à l’âme, la faculté de représentation est en effet comparée à un miroir sur la surface duquel les reflets des objets de l’intellection apparaissent[10]. Les images qui proviennent de la sensation sont mises en relation avec celles qui sont issues de l’intellection : les concepts résultant de la contemplation des réalités intelligibles nous permettent précisément de reconnaître les éléments qui sont perçus grâce à la sensation.
Les indications spatiales que nous trouvons dans le traité 49 suggèrent qu’une topologie intérieure à l’homme correspond à celle qui lui est extérieure, comme si l’opposition entre le monde sensible et le monde intelligible se retrouvait en l’homme lui-même : « Quant aux activités de l’intellect, elles viennent d’en haut, et de la même manière celles de la sensation viennent d’en bas, et nous sommes ce qui est souverain dans l’âme, au milieu entre deux facultés, celle qui est inférieure et celle qui est supérieure : celle qui est inférieure est la sensation et celle qui est supérieure l’intellect[11] ». Le « nous » (ἡμεῖς) est ici identifié à la pensée discursive qui se trouve en position intermédiaire, entre la sensation et l’intellection[12].
Si nous pouvons être conscients des activités en jeu, c’est parce que nous possédons la conscience de nos états intérieurs : elle est désignée par le même terme que celui qui est employé pour évoquer la sensation en général, c’est-à-dire αἴσθησις[13]. Il semble nécessaire dans ces conditions de distinguer trois degrés de la sensation : la sensation externe qui nous permet de connaître les choses sensibles, la conscience portant sur les états intérieurs et l’intellection qui s’applique aux réalités intelligibles. Grâce à la conscience, nous sommes capables de percevoir la saisie du sensible aussi bien que de l’intelligible. La sensation et l’intellection font ainsi toutes deux intervenir la pensée discursive, la représentation ainsi qu’une forme de sensation interne, ce qui justifie dans une certaine mesure le rapprochement que propose Plotin entre les deux activités.
La sensation et l’intellection ne sont néanmoins pas seulement considérées comme deux processus qui présentent des points communs. La sensation apparaît en effet comme un modèle permettant de rendre compte de l’intellection. Il est alors nécessaire d’étudier la portée du paradigme sensitif que Plotin emploie pour décrire la pensée intuitive. Mais il convient de ne pas évoquer la sensation d’une manière générale, étant donné que tous les sens n’ont pas le même statut à l’égard de l’intellection. Dans le cadre de l’évocation du monde intelligible caractérisé par une vie entièrement lumineuse, la vue apparaît comme un modèle tout à fait approprié pour faire comprendre ce qu’est la connaissance intellective[14]. Le vocabulaire relatif à la vision est ainsi abondamment employé quand il s’agit d’évoquer le rapport de l’homme aux réalités intelligibles : Plotin reprend sur ce point le lexique de Platon, qui décrit dans le mythe du Phèdre la contemplation du lieu intelligible situé au-delà du ciel comme une vision[15]. Il faut noter que la description de l’intellection sur le modèle de la vision, c’est-à-dire d’une forme de sensation, acquiert dans la philosophie de Plotin une signification singulière en raison de la distinction qu’il opère entre le monde sensible et le monde intelligible : tandis que la sensation et l’intellection s’appliquent selon Platon à des objets qui appartiennent au même monde, même s’ils ne se trouvent pas dans le même lieu, Plotin soutient pour sa part que la sensation et l’intellection sont des facultés qui portent sur deux mondes distincts. C’est pourquoi soutenir que la sensation est le paradigme de l’intellection revient à dire qu’elle est l’activité qui permet de rendre compte de la connaissance à la fois des choses constituant le monde sensible et des réalités formant le monde intelligible.
Si la vue apparaît comme un sens très pertinent pour rendre compte de l’intellection, c’est parce que l’activité de pensée exercée par l’Intellect lui-même, entendu comme principe, est définie comme une vision[16]. Le lien entre l’oeil et l’objet sensible vu est en effet considéré comme un modèle pour présenter la relation entre l’Intellect et le monde intelligible. Lorsque Plotin montre dans le traité Sur les hypostases qui ont la faculté de connaître et ce qui est au-delà que la multiplicité caractérise à la fois le sujet de l’intellection et son objet, il soutient que l’Intellect est « un oeil qui présente de la diversité ou qui s’applique à des couleurs variées[17] ». La saisie par l’homme des réalités intelligibles et la pensée par l’Intellect lui-même du monde intelligible sont dans ces conditions toutes deux considérées comme des visions. L’étude de la vision telle qu’elle existe dans le monde sensible permet dès lors de mieux comprendre l’activité même de l’intellection. La vision porte dans le cas de l’oeil à la fois sur la forme d’un objet sensible et sur la lumière qui éclaire ce dernier. C’est précisément cette double caractéristique que Plotin applique à l’Intellect : « Il en est donc également ainsi pour la vision de l’Intellect : elle voit aussi à travers une autre lumière les réalités éclairées grâce à cette première nature et elle voit l’autre lumière, dans la mesure où elle apparaît dans les réalités éclairées[18] ». L’utilisation du lexique de la vue à propos de l’Intellect, dont témoigne l’expression « la vision de l’Intellect » (ἡ τοῦ νοῦ ὄψις)[19], se situe dans le prolongement des analyses conduites par Platon à propos de l’âme dans le livre VII de la République, quand il montre que les éléments qui s’apparentent au devenir orientent vers le bas « la vision de l’âme » (τὴν τῆς ψυχῆς ὄψιν), alors que la tâche de la dialectique consiste à élever « l’oeil de l’âme » (τὸ τῆς ψυχῆς ὄμμα)[20]. Les caractéristiques de l’Intellect doivent ainsi être considérées d’après celles de l’oeil permettant la vision dans le monde sensible.
On trouve ainsi entre la vue et la pensée intuitive un lien privilégié. Dans le Timée (47a-c), Platon insiste sur le primat de la vue parmi les différents sens[21]. Selon lui, la vue est en effet le sens qui apporte à l’homme le plus grand bienfait puisqu’elle lui permet de percevoir les astres, le soleil et le ciel. La contemplation des astres constitue une étape conduisant à celle des réalités intelligibles, dans la mesure où les astres sont considérés comme des dieux visibles qui sont eux-mêmes tournés vers le monde intelligible, avec lequel ils entretiennent une relation étroite grâce à la nature intellective de l’âme que chacun d’entre eux possède[22]. La vue prépare l’homme à la pensée intuitive en l’invitant à essayer de ressembler aux réalités qu’il contemple. De plus, lorsque Plotin évoque la vision dans le traité Sur la sensation et la mémoire, il reprend à son compte les termes employés dans le Phèdre (250d2) et la désigne par l’expression « la sensation la plus claire » (τῆς ἐναργεστάτης αἰσθήσεως)[23]. Elle est par conséquent le sens qui est le plus proche de l’intellection, puisque les différentes sensations prennent place dans une hiérarchie dont la clarté est le critère.
Le modèle de la vue permet de rendre compte de la contemplation des réalités intelligibles. Mais ce paradigme présente d’importantes limites étant donné que l’intelligible ne possède ni couleur ni figure, comme le souligne Plotin à la suite de Platon dans le Phèdre (247c6)[24]. Par conséquent, il est nécessaire d’éviter l’emploi des termes suggérant que l’intelligible est pourvu de ces qualités sensibles quand on cherche à décrire sa beauté. Il faut au contraire l’imaginer comme privé de ces caractères sensibles.
L’intellect est de plus identique aux réalités intelligibles qu’il pense, alors que le sujet de la vision sensible est différent de son objet. Il faut néanmoins noter que selon le premier traité, Sur le beau, l’organe de la vue, c’est-à-dire l’oeil, devient identique à l’objet qui est vu. Lorsqu’il décrit le spectacle qui est appelé dans le Phèdre « la vision bienheureuse[25] », Plotin met en effet l’accent sur la nécessité pour l’âme de s’identifier à la réalité qu’elle contemple et de devenir ainsi belle pour être capable de voir la beauté, tout comme l’oeil doit partager la nature du soleil pour être en mesure de le voir[26]. Si la contemplation noétique exige une identité entre le sujet et l’objet, la vision sensible implique pour sa part seulement une similitude[27]. Mais celle-ci est en quelque sorte le reflet dans le monde sensible de la relation d’identité entre l’intellect et les réalités intelligibles.
La vue n’est pas le seul sens permettant de rendre compte du processus de la pensée intuitive : quand il cherche à mettre en évidence les caractéristiques de l’intellection, Plotin accorde également au toucher le statut de paradigme[28]. La relation entre l’Intellect et les intelligibles est ainsi présentée comme un contact[29]. Plotin suit sur ce point la pensée d’Aristote qui soutient dans la Métaphysique que la notion de toucher permet de décrire la relation entre l’intellect et l’intelligible[30]. Le recours au modèle du toucher pour évoquer l’intellection met l’accent sur le caractère immédiat du rapport à l’intelligible. Dans le traité Sur les hypostases qui ont la faculté de connaître et ce qui est au-delà, Plotin souligne la nécessité pour l’objet de l’intellection de présenter une diversité : « Sinon, aucune intellection ne portera sur lui, mais il y aura seulement un toucher et pour ainsi dire un contact qui échappe au discours comme à l’intellection : ce contact précède l’intellection, parce que l’Intellect n’est pas encore advenu et que ce qui touche n’exerce pas l’intellection[31] ». Aux yeux de Plotin, le toucher se définit par la négation de la pensée. La référence au toucher est par conséquent particulièrement pertinente pour évoquer la relation à l’Un, c’est-à-dire au premier principe qui est la source de toutes choses. Il faut souligner que Plotin ne nie pas pour autant l’importance du sens qu’est la vue dans la relation de l’homme à l’Un : dans le traité Sur l’intellect et que les intelligibles ne sont pas hors de l’intellect, et sur le Bien, il montre à cet égard la supériorité de la vue par rapport à l’ouïe[32]. C’est en effet la vue qui permet selon Plotin de saisir ce qu’est l’Un, à la condition qu’on ne cherche pas à voir sa forme. Le nom de l’Un ne conduit pas en revanche celui qui l’entend à un tel résultat. Lorsque la vision porte sur l’Un, elle n’incite pas l’individu à parler et mène donc seulement au silence, comme c’est le cas du toucher quand il s’applique à l’intelligible[33]. Dans la relation à l’Un, la différence entre la vue et le toucher s’estompe donc. De fait, ces derniers apparaissent comme des sens complémentaires pour présenter la manière dont l’homme peut connaître l’Un[34]. Le sens qu’est la vue n’est pas écarté dans la description de la relation de l’âme humaine au Bien parce que c’est ce dernier qui procure sa plénitude à la vision de l’Intellect avec lequel le sommet de l’âme coïncide, alors que la vision sensible tient la sienne des objets sur lesquels elle porte[35] : dans le cas de l’Intellect, la vision ne fait pas seulement intervenir les réalités intelligibles et elle doit, pour atteindre la perfection, porter sur l’Un lui-même.
En affirmant que l’intellection est une forme de sensation, Plotin n’envisage pas seulement la seconde comme un paradigme permettant de rendre compte de la première. L’assimilation de l’intellection à une sensation donne lieu à des affirmations qui semblent au premier abord extrêmement déconcertantes. Les réalités intelligibles sont en effet décrites comme « les choses sensibles de là-bas » (ἐκεῖ τὰ αἰσθητά)[36], comme « ces corps » (σώματα ταῦτα)[37], ou encore comme « les choses visibles » (τὰ ὁρατά)[38], ce qui semble contraire à la doctrine platonicienne, selon laquelle les intelligibles sont incorporels et échappent ainsi à la sensation. Ces expressions perturbent nos habitudes de lecture, ce qui explique que des corrections philologiques aient été suggérées afin de donner au texte un sens qui semble moins étonnant[39].
Pour saisir la signification et la force de ces expressions, il est nécessaire d’examiner le lien entre les choses sensibles et les réalités intelligibles. Dans la première étape du traité Comment la multiplicité des idées s’est établie et sur le Bien, Plotin cherche à mettre en évidence la raison pour laquelle la sensation existe déjà dans le monde intelligible. Il s’agit en effet de montrer que les sensations ne sont pas en l’homme le résultat d’un raisonnement et d’une délibération effectués par le dieu. La question qui ouvre le chapitre 6 porte sur la manière dont la faculté de la sensation peut appartenir à l’âme supérieure, autrement dit à l’âme rationnelle. Dans la réponse que Plotin apporte à cette question, il soutient que « la faculté de la sensation porte sur ce que l’on pourrait appeler les sensibles de là-bas et de la manière propre aux sensibles qui sont là-bas[40] ». Par conséquent, quand il affirme que l’intellection est une sorte de sensation, Plotin ne remet pas en cause le principe selon lequel la sensation s’applique nécessairement aux choses sensibles. Il faut rappeler en effet que ce principe est présenté de manière interrogative dans le chapitre 3, où sont mises en évidence les difficultés qu’entraîne la thèse selon laquelle la faculté de sentir existe dans l’intelligible lui-même. La sensation porte nécessairement, aux yeux du disciple, sur les choses sensibles : « Que pourrait bien être la faculté de sentir, si ce n’est le pouvoir de percevoir les sensibles[41] ? ». Son jugement sur ce point reflète l’opinion commune, qui associe la sensation et les choses sensibles, et il constitue une objection à la thèse selon laquelle l’homme intelligible possède déjà la sensation. Une seconde objection s’ajoute à elle et la complète, dans la mesure où elle porte sur la même thèse, mais envisage une autre possibilité : elle consiste en effet à souligner l’absurdité de l’idée selon laquelle la sensation est déjà possédée par l’homme intelligible, mais ne devient active que dans le sensible[42].
L’intellection apparaît dans cette perspective comme une forme singulière de sensation qui est appropriée au statut lui-même singulier de ses objets. On trouve en effet dans le monde intelligible les choses sensibles, mais elles sont alors présentes d’une manière qui est propre à l’intelligible. Quant aux empreintes provenant de la sensation, elles sont pour leur part intelligibles sous un mode qui est propre aux choses sensibles. C’est ce qui est suggéré dans le chapitre 7 du traité Qu’est-ce que le vivant et qu’est-ce que l’homme ?, où Plotin note à propos des empreintes provenant de la sensation : « Celles-ci sont en effet déjà intelligibles[43] ». Comme nous l’avons indiqué, ces empreintes semblent être les images des raisons situées dans les choses sensibles. Ces raisons, qui sont issues de l’âme du monde et qui sont réfléchies sur la matière, sont responsables des différentes caractéristiques possédées par les choses sensibles et représentent en elles la puissance des réalités intelligibles, dans la mesure où elles sont les expressions de ces dernières dans le monde sensible[44]. Par conséquent, chacun des deux processus fait intervenir un aspect des objets sur lesquels l’autre porte : la sensation s’applique aux choses sensibles manifestant une raison de nature intelligible et l’intellection aux réalités intelligibles qui sont les choses sensibles présentes dans le monde de là-bas sous la forme adéquate. Ces analyses ne nous conduisent pas à nier la différence entre les choses sensibles et les réalités intelligibles, ni même à la réduire, mais à souligner que de la procession et de la participation résulte un lien tout à fait singulier entre sensibles et intelligibles. Lorsqu’il présente de manière récapitulative les acquis de sa réflexion, Plotin met l’accent sur la relation entre la sensation et l’intellection :
Voici ce qui nous est également apparu et ce que notre propos a montré : les réalités qui sont là-bas ne sont pas tournées vers les choses qui se trouvent ici, mais ce sont les choses d’ici qui dépendent des réalités de là-bas et qui les imitent. L’homme qui est ici, comme il doit ses puissances à celui qui se trouve là-bas, est tourné vers les réalités de là-bas et les choses sensibles d’ici sont unies à l’homme d’ici alors que les réalités de là-bas le sont à l’homme de là-bas ; car les réalités de là-bas, que nous avons appelées les choses sensibles, sont, parce qu’elles sont incorporelles, saisies par la perception d’une autre manière, et la sensation qui existe ici, étant donné qu’elle porte sur des corps, est plus obscure que la sensation qui se trouve là-bas et que nous appelons une sensation plus claire. Et si l’homme d’ici possède la sensation, c’est pour la raison suivante : il perçoit de manière inférieure des choses inférieures et qui sont les images des réalités de là-bas. Par conséquent, les sensations d’ici sont des intellections obscures, alors que les intellections de là-bas sont des sensations claires[45].
Dans ce passage, les corps sont considérés comme incorporels : on ne trouve pas ici de contradiction, étant donné que les choses sensibles sont présentes dans le monde intelligible d’une manière incorporelle. Il est remarquable que les deux termes « sensation » et « intellection » apparaissent comme interchangeables. Plotin ne se contente pas en effet d’employer pour décrire l’intellection le vocabulaire qui s’applique habituellement à la sensation : il souligne que la sensation et l’intellection diffèrent seulement par le degré de clarté qui est atteint, l’obscurité de la sensation étant due dans le monde d’ici au fait que ses objets sont des corps sensibles[46]. Cette thèse trouve un prolongement dans l’idée évoquée dans le passage du traité 53 que nous avons cité au début de cette étude : l’expression « une sensation plus véritable » (ἐκείνην δὲ ἀληθεστέραν)[47] suggère en effet qu’entre la pensée intuitive et la sensation, on ne trouve pas une différence de nature qui ferait d’elles deux processus irréductibles l’un à l’autre, mais seulement une différence de degré. Les termes de sensation et d’intellection sont dans cette perspective deux noms qui désignent la même opération cognitive : ils indiquent la position de l’activité concernée dans une hiérarchie dont le plus bas degré est l’obscurité de la sensation portant sur les choses sensibles et le niveau le plus élevé la pleine lumière de la sensation qui a pour objets les réalités intelligibles.
La sensation ne constitue pas seulement une métaphore permettant de rendre compte du processus de l’intellection qui aurait avec elle des points communs. Les deux termes de sensation et d’intellection peuvent en effet être employés selon Plotin l’un à la place de l’autre et c’est seulement par leur degré de clarté que les modes de connaissance qu’ils désignent diffèrent. La notion d’analogie n’est pas davantage adéquate pour évoquer le lien entre la sensation et l’intellection : si la relation entre l’intellection et les réalités intelligibles est envisagée sur le modèle du rapport entre la sensation et les choses sensibles, la première n’est pas identique au second comme l’impliquerait une analogie, dans la mesure où l’intellect et les réalités intelligibles forment une seule et même chose, alors que le sujet de la sensation et ses objets sont seulement semblables[48]. L’intellection est définie comme une sensation, et même comme une sensation qui mérite d’être considérée comme plus véritable que celle à laquelle nous réservons habituellement le terme de sensation, parce qu’elle nous met en relation avec les réalités de rang divin que sont les intelligibles[49]. Ce que nous appelons communément la sensation n’est en effet que l’image de la sensation la plus haute, c’est-à-dire de l’intellection. Les deux activités de la sensation et de l’intellection ne sont pas aussi hétérogènes que l’on est tenté de le croire quand on considère la différence entre les objets sur lesquels elles portent : la continuité entre la sensation et l’intellection, qui appartiennent toutes deux à une hiérarchie dans laquelle elles se distinguent par le degré de clarté qui les caractérise, souligne par conséquent l’unité de l’âme[50].
Parties annexes
Notes
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[1]
Voir le traité 32 (V, 5), 1, 33-37 (pour l’intellection) et 62-65 (pour la sensation).
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[2]
Voir le traité 31 (V, 8), 11, 10-12 et 23-24.
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[3]
Traité 53 (I, 1), 7, 13 : ἐκείνην δὲ ἀληθεστέραν. Le terme que nous rendons par « sensation » est dans le texte grec le pronom ἐκείνην, qui permet d’éviter la répétition de τὴν αἴσθησιν (l. 12). Nous traduisons, dans l’ensemble de cette étude, le texte établi par P. Henry et H.-R. Schwyzer (editio minor) : Plotini Opera, Oxford, Oxford University Press, 1964-1982.
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[4]
Traité 53 (I, 1), 7, 12 : τὴν αἴσθησιν τὴν ἔξω.
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[5]
Traité 49 (V, 3), 2, 7-11 : Τὸ δ᾿ ἐν αὐτῇ λογιζόμενον παρὰ τῶν ἐκ τῆς αἰσθήσεως φαντασμάτων παρακειμένων τὴν ἐπίκρισιν ποιούμενον καὶ συνάγον καὶ διαιροῦν· ἢ καὶ ἐπὶ τῶν ἐκ τοῦ νοῦ ἰόντων ἐφορᾷ οἷον τοὺς τύπους, καὶ ἔχει καὶ περὶ τούτους τὴν αὐτὴν δύναμιν.
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[6]
Voir le traité 49 (V, 3), 3, 1-2.
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[7]
L’évocation par Plotin d’empreintes immatérielles dans les analyses relatives à la sensation s’oppose alors à la conception de Chrysippe, qui considère pour sa part que le terme « empreinte » (τύπωσις), par lequel les stoïciens définissent la représentation, désigne une altération physique (voir Stoicorum Veterum Fragmenta, éd. Hans von Arnim, 4 vol., Stuttgart, 1903-1924 [désormais SVF], II 55 et 56).
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[8]
Traité 41 (IV, 6), 2, 18-19 : Τῶν δὲ νοητῶν ἡ γνῶσις ἀπαθὴς καὶ ἀτύπωτός ἐστι μᾶλλον
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[9]
Sur la relation entre les empreintes et les raisons, nous renvoyons à l’étude de P.-M. Morel, « La sensation, messagère de l’âme. Plotin, V, 3 [49], 3 », dans La connaissance de soi. Études sur le traité 49 de Plotin, sous la direction de M. Dixsaut, avec la collaboration de P.-M. Morel et K. Tordo-Rombaut, Paris, Vrin, 2002, p. 209-227. L’auteur souligne que l’empreinte apparaît comme une représentation de la raison présente dans une chose sensible : « Toutefois, le tupos psychique, fût-il incorporel, est bien un état ou une activité interne de l’âme. Il est donc distinct de son objet premier (le logos dans l’objet), en même temps qu’il le figure. L’empreinte, en ce sens, est bien une représentation » (p. 225).
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[10]
Voir le traité 27 (IV, 3), 30, 7-11.
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[11]
Traité 49 (V, 3), 3, 36-40 : Τὰ δὲ τοῦ νοῦ ἐνεργήματα ἄνωθεν οὕτως, ὡς τὰ ἐκ τῆς αἰσθήσεως κάτωθεν, τοῦτο ὄντες τὸ κύριον τῆς ψυχῆς, μέσον δυνάμεως διττῆς, χείρονος καὶ βελτίονος, χείρονος μὲν τῆς αἰσθήσεως, βελτίονος δὲ τοῦ νοῦ.
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[12]
Sur cette situation intermédiaire du « nous », voir l’introduction de G. Aubry à sa traduction du Traité 53 (I, 1), Paris, Cerf, 2004, p. 42-45.
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[13]
Dans le traité 6 (IV, 8), 8, 6-7, ainsi que dans les traités 10 (V, 1), 12, 7 et 46 (I, 4), 10, 4, c’est en effet le mot αἴσθησις qui est utilisé pour désigner la sensation interne que l’âme possède de ses propres activités. L’expression « la faculté intérieure de sentir » (τῇ αἰσθητικῇ τῇ ἔνδον δυνάμει), que Plotin emploie dans le traité 6 (IV, 8), 8, 10-11, permet de ne pas la confondre avec la sensation qui porte sur ce qui est extérieur à soi. Cette forme de conscience est cependant le plus souvent désignée par le terme συναίσθησις : c’est par exemple le cas dans le traité 15 (III, 4), 4, 10-11, où Plotin met en évidence qu’elle porte sur les états intérieurs à l’individu.
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[14]
Sur l’évolution de la conception relative à la relation entre la vision et la connaissance, nous renvoyons à l’étude de P. Hamou : Voir et connaître à l’âge classique, Paris, PUF, 2002.
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[15]
Quand il évoque la contemplation de ce qu’il appelle dans le Phèdre (247c3) « le lieu qui se trouve au-delà du ciel » (τὸν δὲ ὑπερουράνιον τόπον), Platon emploie au cours du récit mythique les verbes ὁρᾶν (247d3 par exemple), καθορᾶν (247d5-6 par exemple) et θεᾶσθαι (247e3), ainsi que le substantif θέα (248b4) et l’adjectif θεατή (247c7), qui sont relatifs à la vue. Il faut remarquer que le verbe θεωρεῖν (247c1 et d4), même s’il a ici son sens figuré courant et désigne ainsi la contemplation accomplie par l’âme, signifie aussi « observer ».
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[16]
Voir en particulier le traité 49 (V, 3), 10, 7-16, qui justifie l’application du verbe « voir » (ὁρᾶν) aussi bien que du substantif « vision » (ὅρασις) à l’Intellect. Il faut noter que Platon attribue une forme de vue à l’intellect dans un passage du Timée (39e7-9) que Plotin commente dans le traité 13 (III, 9), 1. Quant au traité 30 (III, 8), 11, 1-2, il présente de plus la définition suivante de l’Intellect : « Dans la mesure en effet où l’Intellect est une vision, c’est-à-dire une vision qui voit, il sera une puissance qui est passée à l’acte » (ἐπεὶ γὰρ ὁ νοῦς ἐστιν ὄψις τις καὶ ὄψις ὁρῶσα, δύναμις ἔσται εἰς ἐνέργειαν ἐλθοῦσα).
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[17]
Traité 49 (V, 3), 10, 30-31 : ποικίλον ὀφθαλμὸν εἶναι ἢ ποικίλων χρωμάτων.
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[18]
Traité 32 (V, 5), 7, 16-18 : Οὕτω τοίνυν καὶ ἡ τοῦ νοῦ ὄψις· ὁρᾷ μὲν καὶ αὕτη δι᾿ ἄλλου φωτὸς τὰ πεφωτισμένα ἐκείνῃ τῇ πρώτῃ φύσει, καὶ ἐν ἐκείνοις ὄντος ὁρᾷ La suite du chapitre recourt encore à l’analyse du processus de la vision exercée par l’oeil pour montrer l’existence d’une lumière intérieure à l’Intellect (voir les lignes 21 à 35).
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[19]
Traité 32 (V, 5), 7, 16.
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[20]
Ces deux expressions se trouvent dans la République (VII, 519b3 et 533d2) de Platon. Plotin évoque à son tour, dans le traité 39 (VI, 8), 19, 10, « les yeux de l’âme » (ὀμμάτων τῆς ψυχῆς).
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[21]
La supériorité de la vue par rapport aux autres sens est également affirmée par Aristote, notamment dans le traité De l’âme III, 3, 429a2-3.
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[22]
Les propos que Plotin développe dans le traité 31 (V, 8), 3, 27-30, en suivant le mythe du Phèdre, montrent que les astres, définis comme « les dieux qui se trouvent dans le ciel », contemplent les réalités situées dans le ciel intelligible parce qu’ils sont capables, par leur tête, de traverser la surface de la sphère qui constitue le ciel. En outre, le traité 33 (II, 9), 16, 9-11, dans le cadre de la critique des gnostiques qui refusent aux astres l’immortalité et la supériorité à l’égard des hommes, souligne la relation étroite entre les âmes des dieux qui sont dans le monde, c’est-à-dire les âmes des astres, et les réalités intelligibles : « On trouve également en eux des âmes, qui sont à la fois intellectives, bonnes et beaucoup plus liées aux réalités de là-bas que nos propres âmes » (Ψυχαὶ δὲ καὶ ἐν τούτοις καὶ νοεραὶ καὶ ἀγαθαὶ καὶ συναφεῖς τοῖς ἐκεῖ πολὺ μᾶλλον ἢ αἱ ἡμῶν).
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[23]
Traité 41 (IV, 6), 1, 12. Le passage du Phèdre (250c-d) dont provient cette citation met en évidence à la fois la supériorité de la vue par rapport aux autres sens et ses limites : grâce à elle, nous pouvons percevoir la beauté, mais elle ne nous permet pas de voir la sagesse elle-même.
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[24]
Voir le traité 49 (V, 3), 8, 2-3. Platon ajoute dans le Phèdre (247c7) que l’intelligible ne peut pas être touché.
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[25]
Platon, Phèdre 250b6 : μακαρίαν ὄψιν. Plotin reprend la formule en inversant seulement l’ordre des termes dans le traité 1 (I, 6), 7, 33.
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[26]
Voir le traité 1 (I, 6), 9, 29-32.
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[27]
Le principe suivant lequel le semblable connaît le semblable, que Plotin défend par exemple dans le traité 28 (IV, 4), 23, 6-8, est évoqué par Aristote notamment dans le traité De l’âme (I, 2, 404b8-18), qui en attribue l’usage à Empédocle (fragment DK 31 B 109) et à Platon (Timée). C’est sur ce principe que s’appuient selon Aristote ceux qui soutiennent que la pensée et la sensation (désignées par νοεῖν ou φρονεῖν pour la première et par αἰσθάνεσθαι pour la seconde) sont une seule et même activité (voir De l’âme III, 3, 427a26-29).
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[28]
Il faut remarquer que le traité 10 (V, 1), 12, 15-21 utilise également le modèle de l’ouïe quand il insiste sur la nécessité d’« écouter les sons de là-haut » (ἀκούειν φθόγγων τῶν ἄνω).
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[29]
Le traité 19 (I, 2), 6, 13 affirme ainsi à propos des réalités intelligibles : « L’Intellect les possède par le contact » (νοῦς δὲ τῇ ἐπαφῇ).
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[30]
Voir Aristote, Métaphysique ?, 7, 1072b20-21.
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[31]
Traité 49 (V, 3), 10, 42-44 : ἢ οὐκ ἔσται νόησις αὐτοῦ· ἀλλὰ θίξις καὶ οἷον ἐπαφὴ μόνον ἄρρητος καὶ ἀνόητος· προνοοῦσα οὔπω νοῦ γεγονότος καὶ τοῦ θιγγάνοντος οὐ νοοῦντος.
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[32]
Voir le traité 32 (V, 5), 6, 30-37.
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[33]
Voir le traité 39 (VI, 8), 19, 3-12.
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[34]
Dans le traité 1 (I, 6), 4, 12-15, on observe un glissement d’un verbe relatif à la vue (ἰδόντας) à un autre concernant le toucher (ἐφαππομένους) et dans le traité 49 (V, 3), 17, 34, la vue et le toucher sont étroitement mêlés, comme le montre l’expression « toucher la lumière » (ἐφάψασθαι φωτὸς).
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[35]
Voir le traité 30 (III, 8), 11, 6-8.
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[36]
Traité 38 (VI, 7), 6, 2. La même ligne présente auparavant une expression très proche : τῶν ἐκεῖ ἂν αἰσθητῶν.
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[37]
Traité 38 (VI, 7), 6, 8.
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[38]
Traité 49 (V, 3), 8, 34.
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[39]
Pour ce qui est du traité 38 (VI, 7), 6, 8, P. Hadot corrige σώματα en ἀσώματα (voir la n. 76, p. 100, de sa traduction du Traité 38 [VI, 7], Paris, Cerf, 1988, ainsi que la n. 94, p. 105-106, au sujet d’une correction similaire dans le chapitre 7, 27-28). En ce qui concerne le traité 49 (V, 3), 8, 33-34, A. Kirchhoff, qui est suivi par P. Henry et H.-R. Schwyzer dans l’editio minor, introduit la négation οὐ avant μᾶλλον dans la phrase suivante : ὁ δ᾿ ἐκεῖνο τὸ φῶς τῶν ἀληθῶν λαβὼν οἷον βλέπει μᾶλλον τὰ ὁρατά, ἀλλὰ τοὐναντίον. Cet ajout a pour conséquence que l’expression τὰ ὁρατά ne désigne plus les réalités intelligibles, mais les choses sensibles. Ces corrections ne semblent pas indispensables, même si les termes employés sont très rarement appliqués aux réalités intelligibles dans l’ensemble des traités de Plotin. Voir à cet égard les explications données par F. Fronterotta (dans la n. 47, p. 122, de sa traduction du traité 38, publiée dans les Traités 38-41, sous la direction de L. Brisson et J.-F. Pradeau, Paris, Flammarion, 2007) et par B. Ham (dans la n. 90, p. 67, de sa traduction du Traité 49 [V, 3], Paris, Cerf, 2000).
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[40]
Traité 38 (VI, 7), 6, 1-2 : Ἢ τὸ αἰσθητικὸν τῶν ἐκεῖ ἂν αἰσθητῶν, καὶ ὡς ἐκεῖ τὰ αἰσθητά.
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[41]
Traité 38 (VI, 7), 3, 29-30 : Τί γὰρ ἂν εἴη αἰσθητικὸν ἢ ἀντιληπτικὸν αἰσθητῶν;
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[42]
Voir le traité 38 (VI, 7), 3, 30-33.
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[43]
Traité 53 (I, 1), 7, 12 : νοητὰ γὰρ ἤδη ταῦτα
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[44]
Voir sur ce point l’étude de L. Brisson, « Logos et logoi chez Plotin. Leur nature et leur rôle », Les Cahiers philosophiques de Strasbourg, 8 (1999), p. 87-108. Cet article met en particulier l’accent sur le rôle décisif de l’âme du monde, qui possède deux fonctions : « Si l’on applique le principe suivant lequel toute âme présente deux niveaux, on peut dire, dans le cas de l’Âme du monde, que son niveau inférieur, celui où elle est productrice, correspond à la Nature, et que son niveau supérieur, celui où elle est ordonnatrice en fonction de sa contemplation, correspond à la Providence, intimement associée à la connaissance » (p. 94).
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[45]
Traité 38 (VI, 7), 7, 19-31 : καὶ ἡμῖν ἐφαίνετο καὶ ὁ λόγος ἐδείκνυεν οὐκ ἐκεῖνα πρὸς τὰ τῇδε βλέπειν, ἀλλὰ ταῦτα εἰς ἐκεῖνα ἀνηρτῆσθαι καὶ μιμεῖσθαι ἐκεῖνα, καὶ τοῦτον τὸν ἄνθρωπον παρ᾿ ἐκείνου ἔχοντα τὰς δυνάμεις πρὸς ἐκεῖνα, καὶ συνεζεῦχθαι ταῦτα τὰ αἰσθητὰ τούτῳ, ἐκεῖνα δ᾿ ἐκείνῳ· ἐκεῖνα γὰρ τὰ αἰσθητά, ἃ οὕτως ὠνομάσαμεν, ὅτι ἀσώματα, ἄλλον δὲ τρόπον ἐν ἀντιλήψει· καὶ τήνδε τὴν αἴσθησιν, ‹ὅτι σωμάτων ἦν›, ἀμυδροτέραν οὖσαν τῆς ἐκεῖ ἀντιλήψεως, ἣν ὠνομάζομεν [αἴσθησιν ὅτι σωμάτων ἦν] ἐναργεστέραν εἶναι. Καὶ διὰ τοῦτο καὶ τοῦτον αἰσθητικόν, ὅτι ἐλαττόνως καὶ ἐλαττόνων ἀντιληπτικὸς εἰκόνων ἐκείνων· ὥστε εἶναι τὰς αἰσθήσεις ταύτας ἀμυδρὰς νοήσεις, τὰς δὲ ἐκεῖ νοήσεις ἐναργεῖς αἰσθήσεις..
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[46]
Le caractère obscur des sensations a de plus pour cause l’appartenance des sens au corps : Platon montre ainsi dans le Phédon (65a-66a) que la vue et l’ouïe constituent des obstacles à la connaissance des réalités véritables étant donné qu’elles relèvent du corps.
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[47]
Traité 53 (I, 1), 7, 13.
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[48]
Aristote soutient pour sa part dans le traité De l’âme que le rapport entre la faculté de sentir et les sensibles est identique à celui qui existe entre l’intellect et les intelligibles et il fonde cette analogie sur la similitude que l’on trouve aussi bien entre la faculté de sentir et les sensibles qu’entre l’intellection et les intelligibles. Il affirme en effet à propos de l’intellect : « Il doit donc être impassible, être susceptible de recevoir la forme et être semblable à elle en puissance, mais sans s’identifier à elle et il est nécessaire qu’on trouve une similitude entre la faculté de sentir et les sensibles comme entre l’intellect et les intelligibles » (III, 4, 429a15-18 : ἀπαθὲς ἄρα δεὶ εἶναι, δεκτικὸν δὲ τοῦ εἴδους καὶ δυνάμει τοιοῦτον ἀλλὰ μὴ τοῦτο, καὶ ὁμοίως ἔχειν, ὥσπερ τὸ αἰσθητικὸν πρὸς τὰ αἰσθητά, οὕτω τὸν νοῦν πρὸς τὰ νοητά).
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[49]
La sensation véritable qu’évoque Plotin doit être rapprochée de la notion de « sens spirituels » à laquelle certains théologiens chrétiens, à partir d’Origène, accordent une grande importance : voir à ce sujet l’introduction de P. Hadot au Traité 38 (VI, 7), qui renvoie au Contre Celse I, 48 d’Origène (n. 35, p. 33). Ces sens spirituels sont décrits en référence aux cinq sens corporels et ils permettent de connaître les réalités appartenant à l’ordre divin. Saint Bonaventure note ainsi à propos de l’âme : « Par la foi elle croit au Christ comme au Verbe incréé, Verbe et splendeur du Père ; elle recouvre alors l’ouïe et la vue spirituelles, l’ouïe pour recueillir les enseignements du Christ, la vue pour contempler les splendeurs de sa lumière. Par l’espérance elle soupire après la venue du Verbe inspiré : le désir et la ferveur lui rendent l’odorat spirituel. Enfin par la charité elle embrasse le Verbe incarné, de qui elle tire ses délices et qui la fait passer en lui dans une extase d’amour : elle retrouve le goût et le toucher spirituels » (Itinéraire de l’esprit vers Dieu, texte de l’édition Characchi, introduction, traduction et notes par H. Duméry, Paris, Vrin, 1960, p. 75).
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[50]
Je voudrais remercier très vivement Jérôme Laurent et François Lortie pour les suggestions dont ils ont bien voulu me faire part.