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Schleiermacher (1768-1834), premier théologien moderne protestant, est aussi l’initiateur d’un tournant dans la méthode théologique que certains prirent et d’autre pas. Ainsi à ceux qui le louent pour avoir développé ce qui était resté au niveau de virtualités dans les théologies de Luther et Calvin s’opposent aujourd’hui ceux qui lui reprochent d’avoir abandonné les bases classiques et solides. Ce livre met l’accent sur son oeuvre théologique. D’autres aujourd’hui traduisent et commentent ses travaux en herméneutique, éthique, dialectique et esthétique. La moitié de ses oeuvres disponibles en français ont été traduites depuis 1994.
Un premier chapitre biographique du présent ouvrage montre la diversité des parcours et de milieux de vie intellectuelle qui illustre bien à quel point l’homme a vécu dans une ère nouvelle et eut une formation originale. Scolarisation chez les Frères Moraves (piété chaleureuse), études de théologie à Halle (trop orthodoxe ; il ne croit plus au sang expiateur du Christ), passe à Heidelberg (initiation à la méthode historico-critique en exégèse), puis préceptorats dans des familles aristocratiques. Ce parcours l’amène à Berlin, dans les salons de la bonne société et dans les milieux littéraires, Berlin étant alors au centre de l’essor du romantisme allemand. Et surtout il découvre que tout est dans tout à l’intérieur de l’être humain. On ne peut y délimiter des domaines étanches l’un à l’autre : l’art ici, la morale là, les sentiments d’un côté, la raison d’un autre, la science d’une part, la religion de l’autre. Il entreprend une traduction des dialogues de Platon et travaille à l’élaboration d’un style qui visera non à communiquer des vérités acquises mais à mettre en route des processus de pensée.
Il fait le pas en 1799 et publie un livre à sa manière, une espèce de manifeste : De la religion. Discours aux personnes cultivées (traduction B. Reymond, 2004). Le ton est direct, c’est celui de l’aveu, écrit Reymond. Il admet que la religion est devenue méprisable par la faute de ceux qui la lient à une morale rigide et inhumaine, bref immorale, et un ramassis d’opinions dogmatiques. Il construit « la religion » comme une vaste nébuleuse qui alimente la réflexion jusqu’à nos jours. La religion est un sentiment qui se réfracte dans l’art, la morale et toute activité intellectuelle. Sentiment de l’infini, intuition de l’univers, elle prend forme dans l’individu et dans la société ; la religion n’est pas vague, elle n’existe que concrète. Et derrière toutes les églises visibles, on discerne la vraie patrie des chrétiens, l’Église invisible.
Installé comme professeur de théologie à Halle il fuit, comme tous ses collègues, devant l’invasion napoléonienne et trouve accueil à Berlin où le roi de Prusse et Wilhelm von Humboldt fondent, sur des bases nouvelles, l’université flambeau d’une Prusse régénérée. Il en est le premier doyen de théologie ; Hegel y enseigne la philosophie. Il y élabore sa méthode théologique et publie l’ouvrage qui, à mes yeux, mérite le plus de retenir l’attention aujourd’hui, Le statut de la théologie. Bref exposé.
Il laisse un vaste héritage. Une typologie, par exemple : dans le catholicisme la relation au Christ dépend de celle à l’Église ; dans le protestantisme la relation à l’église dépend de celle au Christ. La notion de médiateur est explorée sous toutes ses formes, allant de l’artiste au Christ qui montre comment l’Infini surmonte la résistance qui caractérise tout ce qui est fini. La matière à réflexion pour le théologien, c’est la piété chrétienne, nourrie, structurée par des siècles de traditions et de textes et qui remonte, en fin de compte, à la conscience que le Christ avait de Dieu. La religion est de part en part historique. Ainsi Schleiermacher résout-il le problème qui déjà préoccupait Calvin : établir le lien entre les données anthropologiques universelles et la singularité chrétienne. Enfin l’affirmation au début du Troisième Discours : la prédisposition religieuse ne se développe dans l’être humain qu’en s’exprimant et se communiquant librement. Il n’y a donc pas de religion naturelle, ou simple.
L’ouvrage de Reymond donne une bibliographie complète pour le domaine français. C’est donc une oeuvre d’initiation. Sagement sélective, elle ne laisse rien de côté qui puisse illuminer la démarche théologique déjà implicite dans l’ouvrage riche et touffu de 1799. Ce que la terminologie peut y avoir de désemparant pour le lecteur francophone y est clairement expliqué. (On voit que l’A. s’est astreint à un travail de traduction.) La cohérence de son oeuvre est mise en avant avec justesse : tous les hommes sont des artistes.