Corps de l’article
Ce livre propose les actes d’un symposium tenu à Fréjus en France (Provence) les 6 et 7 avril 2002. Il est offert en hommage à Mrs. Zawahir Moir, actuellement l’une des grandes spécialistes de l’ismaélisme indien nizarien. Cette école chiite s’est développée en Inde (en particulier au Gujarat et au Panjab) et dans l’actuel Pakistan (en particulier dans la province du Sind/Sindh) après le schisme (entre nizarites et mustalites) qui se produisit au Caire en 1094. Une communauté de marchands connue sous le nom de Khoja (du terme arabo-persan khawaja, signifiant une personne riche et respectable) se convertit à cette forme très originale de chiisme. L’enseignement qui s’est ainsi développé en contexte indien a aussi pris le nom de satpanth (la Vraie Voie) et est attesté à partir des 12e ou 13e siècle. Les Imamshahi sont un groupe qui s’est détaché de l’ismaélisme nizarien satpanthī au 16e siècle. Il existe d’autres communautés (comme les Bārmatī) qui se rattachent à cet ismaélisme et qui possèdent un enseignement similaire.
Ces communautés ismaéliennes ont en commun de présenter leur enseignement dans des poèmes appelés gināna (ou ginān), un terme dérivé du sanskrit jñāna et signifiant connaissance ou gnose. D’abord transmis oralement, ces ginān anciens connus des Khoja ont été transmis à partir du 16e siècle dans une écriture secrète appelée khojkī. Une simple liste des articles contenus dans ce livre donne déjà une idée des thèmes abordés et des principaux spécialistes qui y travaillent (dont plusieurs sont de l’intérieur de ces communautés). Le livre commence par une préface de Christopher Shackle (p. ix-xi), une bio-bibliographie de Zawahir Moir (p. xiii-xvii) par Wafi A. Momin, puis une préface de Tazim R. Kassam et Françoise Mallison. On y trouve ensuite un « Introductory Essay » de Tazim R. Kassam intitulé « Reframing Ginānic Studies : Thoughts on Multiple Positions and Heuristic Tropes » et une brève note d’Ali S. Asani sur le Būjh Nirañjan. Suivent les contributions suivantes : « Gināns and the Management of the Religious Heritage of the Ismaili Khojas in Sindh » (Michel Boivin), « Some Gināns Common to Bārmatī Panthī and Satpanthī Traditions » (Mohan Devraj Thontya), « Gināns attributed to Unknown Composers » (Balvant S. Jani), « A Thematic Study of a Satpanthi Ginān and a Mahapanthi Bhajan » (Urmila B. Jani), « Creating a Database of Gināns and Related Materials » (Pyarali Jiwa), « Rewriting the Gināns : Revolution and Resistance among the Imamshahis » (Dominique-Sila Khan), « The Myth of Nāgadamana in the Dasa-avatāras and other Gināns » (Françoise Mallison), « Srībuddha’s Gracious Rescue of the Pāṇḍavas in Buddhāvatār » (Teena Purohit), « Religious Traditions and Early Ismā‛īlī History in Western India : Some Historical Perspectives on Satpanthi Literature and the Gināns » (Samira Sheikh), « The Entanglement of the Gināns in the Khoja Governance » (Amrita Shodhan), « “Kalām-i Maulā” : Notes on an Indian Ismaili Text » (Iqbal Surani), « The Concept of “GOD beyond God” in the Khaṭ Niriñjan of Pīr Sadardīn : A Personal Exegesis » (Nagib Tajdin), « Ta’wīl and Ginānic Literature : Knowledge Discourse and Spiritual Experience » (Aziz Talbani and Perveen Hasanali). Le livre se termine par un appendice donnant la liste des dix ginān figurant sur le CD qui accompagne ce livre (p. 211-212), par une liste des auteurs (p. 213-215) et un index (p. 217-225).
L’étude de ces ginān est fascinante. Il faut dire d’abord que l’édition de ces textes pose des problèmes qui rappellent ceux que l’on rencontre à propos des grandes épopées de l’Inde. S’il est vrai que nous ne savons à peu près rien de la transmission orale de ces textes, note Dominique Sila Khan, il semble bien que ces ginān « must have undergone a series of gradual transformations that render meaningless the very concept of “original” texts or of a perfectly “pure and pristine” tradition » (p. 103). L’émergence tardive d’un canon autorisé vers 1900 et d’une distinction entre les ginān approuvés et non approuvés sont le produit d’un effort de réislamisation d’une tradition jugée hétérodoxe et a conduit à des altérations volontaires des textes traditionnels et également à la destruction délibérée d’un certain nombre d’entre eux (cf. p. 8).
Cherchant à dépasser des catégories jugées insuffisantes comme celle de syncrétisme entre ismaélisme, soufisme et hindouisme, Michel Boivin montre que ces textes inédits ont dû apparaître dans un milieu complexe où hindous et musulmans cohabitaient et où l’ismaélisme était d’emblée jugé supérieur et au chiisme et à l’hindouisme (p. 31). Alors que, de l’intérieur, la tendance était à considérer les ginān comme l’aboutissement d’une expérience spirituelle capable de subsumer le mysticisme arabo-persan et le Vedānta, un rapport de forces de plus en plus complexe entre hindous et musulmans de même que l’effort de reconversion entrepris par le fondamentalisme hindou font qu’il est désormais impossible de parler d’homologie entre soufisme et Vedānta. Pour être comprise, la tradition Khoja doit donc être replacée dans un univers fluide à la limite entre un Iran chiite et une Inde hindoue. La conclusion de Boivin souligne à la fois la difficulté de l’analyse et l’existence d’enjeux socio-politiques qui dépassent l’expérience religieuse des Khoja.
Finally, this brief study claims that the management and the transmission of the Khoja religious heritage are not limited to the Gināns. The question is not only to know if they express a spirituality which is close to Sufism, or if they are an authentic piece of Hindu originated spirituality. The Gināns convey a thematic, lexical and religious system which were proper to the Khojas, but which harmoniously fit into a regional episteme. The religious thinking expressed in the Gināns was born from the context of intensive exchanges between different communities. For reasons which were proper to them, the Ismaili Pīrs and their followers had elaborated an autonomous religious thinking. Today, the globalization of the Ismaili tradition instituted by the present Imān Shāh Karim Aga Khan IV has forced regional traditions to shape themselves according to a normative Islam.
p. 48
Alors que le terme de syncrétisme, introduit en sciences des religions surtout par Ernest Renan[1], est longtemps apparu comme une sorte de constat d’impuissance censé caractériser certaines expériences religieuses complexes en des zones carrefour ou frontières, on s’accorde dans ce livre à souligner l’insuffisance de ce concept. Dominique Sila-Khan cite à ce sujet l’étude d’Aziz Esmail intitulée A Scent of Sandalwood : Indo-Ismaili Religious Lyrics (Ginans), Vol. I (New York, London, Curzon Press, 2002), p. 28 : « Esmail argues that the perception of the Ginānic tradition as a literature integrating non-Islamic elements is an artificial construction of the mind : it is only ideological self-consciousness which sifts among the elements, distinguishing “Hindu” from “Muslim,” and seeks to suppress, minimize, or to explain away some of them in an apologetic vein ». Comme pour stimuler encore plus la recherche, Tazim R. Kassam va même jusqu’à considérer inadéquate la notion même de conversion, qui suppose un rejet de croyances passées pour se tourner vers un nouveau credo, pour rendre compte de la diffusion de l’islam en Inde.
It is this fundamental turning away from what is there, the rejection of it as totally flawed or wrong, that makes the trope of conversion problematic in understanding the Gināns, and I would also add, understanding the history and methods of the Ismaili da‘wa. Richard Eaton [India’s Islamic Traditions : 711-1750, Oxford, Oxford University Press, 2003, p. 1-36] goes even further and suggests that the sharp repudiation suggested by “conversion” is not an accurate reading of the rise of Islam in India.
p. 10
Quoi qu’il en soit, il faut convenir que de telles notions (syncrétisme, conversion, etc.) cachent souvent des jugements de valeur qui relèvent davantage de la rhétorique croyante et de l’apologétique que de l’analyse des jeux de pouvoir complexes qui sous-tendent de telles rencontres.
Ce livre original mérite d’être lu. Il apporte un éclairage neuf sur des problèmes extrêmement complexes, qui sont au coeur des rapports entre l’islam et l’hindouisme en Inde, plus précisément entre le chiisme ismaélien et le Vedānta hindou.
Parties annexes
Note
-
[1]
Cf. André Couture, « Le recours à la notion de syncrétisme chez Renan », dans M. Despland, dir., La tradition française en sciences religieuses. Pages d’histoire, Québec, Groupe de recherche en sciences de la religion, Université Laval, 1991, p. 57-84.