Le génie épouse la nature de l’être qu’il persécute. Baudelaire était un génie blessé. Nietzsche, un génie foudroyé. On pourrait dire que Nicolás Gómez Dávila (1913-1994) est un génie incisif. Cet écrivain colombien, traduit en français pour la première fois, est un perceur de brèches dans les barrières du temps. Il sillonne les contrées de l’être à la recherche de cet « essentiel » dont parle Plotin, avec l’espérance comme seule alliée. Ses phrases concises — ses « scolies » — sont des ponts jetés sur l’abîme du monde pour unir l’intelligence au mystère. Il ne faut pas s’imaginer sortir indemne d’une telle traversée. Le verbe de Gómez Dávila agit comme un révélateur, éclairant ce qu’on ne voit pas, dénudant ce qu’on croyait voir et annonçant ce qu’on verra un jour. Il est clair qu’une telle oeuvre n’a pas été écrite pour les buveurs de tisanes. Nicolás Gómez Dávila se définit lui-même comme un passeur : « Je prolonge et je transmets une vérité qui ne meurt pas » (p. 364). Cette vérité qu’il prolonge et transmet, c’est la vérité du christianisme, mais aussi la vérité de la tradition classique occidentale, qui va d’Homère à Yeats, en passant par Platon, Montaigne et Edmund Burke. Gómez Dávila appartient à cette race d’hommes attentifs à ce qui échappe à l’usure du temps. Il traque l’éternité sur toutes les routes, qu’elle soit manifeste ou cachée : sur les cimes grandioses de la sainteté, du génie et de l’héroïsme, ou au coeur des gestes les plus simples de l’existence. Il est impossible de distinguer l’éternel de l’éphémère si on barbote dans la cuvette des lieux communs de l’heure. Dédaignant l’« actualité » et ses rituels, Gómez Dávila déclare : « Je suis l’asile de toutes les idées frappées d’ostracisme par l’ignominie moderne » (p. 336). Cette profession de foi réactionnaire, évidemment peu faite pour plaire aux intelligences émasculées, ne doit pas être prise pour un soupir de conservateur fatigué. Gómez Dávila n’est pas un chronolâtre. C’est dans les instants d’éternité qui embrasent nos vies qu’il situe l’absolu. Et si le passé lui importe, c’est en tant que vecteur des choses sacrées et éternelles. Comme Bernanos, il pense que la modernité est « une conspiration universelle contre toute espèce de vie intérieure » et, dans ce sens, il « n’argumente pas contre le monde moderne pour le vaincre, mais pour que les droits de l’âme ne se prescrivent pas » (p. 352). Ses scolies sont une défense et une illustration de la singularité des êtres et des choses. La faucheuse égalitaire, progressiste, étatiste, techniciste, industrielle, humanitariste, libérale et démocrate, dont les prétentions à la décapitation universelle sont confirmées chaque jour, trouve un ennemi de taille en Gómez Dávila. Aux leurres du catéchisme égalitaire, par exemple, l’écrivain colombien réplique par un réalisme psychologique implacable : « Si les hommes naissaient égaux, ils inventeraient l’inégalité pour tuer l’ennui » (p. 285). Au fond, ce que Gómez Dávila affirme, c’est que toute tentative de l’humanité pour se sauver elle-même finit dans un charnier. On reprochera certainement à l’auteur des Scolies de ne pas s’expliquer. C’est le propre des esprits encroûtés d’exiger des explications là où il suffit de sentir. Chateaubriand l’avait compris : « La conversation des esprits supérieurs est inintelligible aux esprits médiocres, parce qu’il y a une grande partie du sujet sous-entendue et devinée. » Gómez Dávila s’adresse aux êtres que la médiocrité assassine. On conviendra que ce n’est pas une occupation de congressiste mondain. On touche à l’essentiel dans le silence de la contemplation, qui est le climat préféré de l’âme. …
Nicolás Gómez Dávila, Les horreurs de la démocratie. Scolies pour un texte implicite suivi de « Un ange captif du temps » par Franco Volpi. Choix et préface de Samuel Brussell. Traduit de l’espagnol par Michel Bibard. Monaco, Éditions du Rocher (coll. « Anatolia »), 2003, 385 p.[Notice]
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Patrick Dionne
Bibliothèque Albert-le-Grand, Montréal