Corps de l’article

À la mémoire de Mario Mignucci et de Michael Frede

Introduction

Le chapitre 1 du De Interpretatione, depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours, a été l’objet d’une surabondance extraordinaire de commentaires, toujours plus détaillés et plus subtils. Il doit sûrement cette fortune, en partie au moins, au simple fait qu’il est le chapitre 1 : la « rente de situation » que constitue la première place a toujours bénéficié à la première partie d’un ensemble, au premier traité d’un groupe de traités, au premier livre d’un traité, au premier chapitre d’un livre, à la première phrase d’un chapitre. C’est là un phénomène banal et courant, qui s’explique par une loi du travail humain qui n’est que trop connue : on commence dans l’enthousiasme, avec un réservoir d’énergie plein jusqu’au bord ; plus ou moins vite, mais inévitablement, le réservoir baisse petit à petit, la fatigue s’installe, on abandonne la tâche, ou on la fait avec moins de coeur. Ce par quoi commence un livre, ou un ensemble de livres, a donc toujours été copié, lu, étudié, commenté avec plus d’abondance que ce qui vient ensuite : en ce qui concerne Aristote, on peut le vérifier notamment sur les cas de l’Organon en général, des Catégories, des premiers livres ou des premiers chapitres de la plupart de ses traités.

Mais il arrive aussi, bien sûr, que l’intérêt exceptionnel des lecteurs et des exégètes pour un premier chapitre soit motivé par l’importance intrinsèque de ce chapitre, ou du moins par ce qu’ils considéraient comme son importance intrinsèque. Tel est évidemment le cas pour notre chapitre, dans lequel il est de tradition de dire qu’Aristote expose sa « théorie sémantique ». Les lignes 16a3-8 de ce chapitre ont pu être décrites, à juste titre, je crois, comme « le texte le plus influent de l’histoire de la sémantique[1] » — même si, selon cet auteur, « il ne contient même pas l’ébauche d’une théorie générale de la signification[2] ». À ce titre, notre chapitre a fait l’objet d’une tradition exégétique nourrie et à peu près continue depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours. Andronicos de Rhodes l’avait regardé de près, puisqu’il en avait tiré ce qu’il croyait une objection décisive contre l’authenticité du traité tout entier ; mais, comme on sait, il n’a pas été suivi sur ce point (cf. Ammonius 5.24-7.14). Les commentaires du traité ont été particulièrement abondants, depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours. Qu’il suffise de rappeler que beaucoup de commentaires antiques sont perdus, en particulier les plus anciens (Herminos, Alexandre d’Aphrodise, Porphyre, Jamblique, Syrianus, Proclus, Philopon, Olympiodore, Elias), alors que d’autres sont conservés (Ammonius, Boèce, Stephanus, l’Anonyme de Taran) ; que la tradition du commentarisme, accompagnée d’une intense activité de traduction, se poursuit chez les Byzantins, les Syriaques, les Arabes, les Latins médiévaux (Abélard, Albert le Grand, Thomas d’Aquin) et renaissants (Pacius, Sylvestre Maurus). Les Modernes, depuis Waitz jusqu’à Elio Montanari et à d’autres plus récents encore, ne sont pas demeurés en reste : je renvoie aux bibliographies de Montanari[3] et de Magee[4].

Mon intention est de présenter ici un commentaire du plus ancien commentaire conservé du chapitre 1 du De Interpretatione, à savoir celui d’Ammonius. Cette étude considérera le commentaire d’Ammonius à la fois pour lui-même, dans son rapport avec le texte d’Aristote, et dans son rapport avec nos propres préoccupations exégétiques.

Le choix que j’ai fait d’Ammonius est, bien sûr, largement dicté par des raisons contingentes. Son commentaire n’est pas un point de départ absolu dans l’histoire de l’exégèse du De Interpretatione, et il le sait parfaitement lui-même : dès le début de son ouvrage, il signale que beaucoup d’interprètes se sont cassé la tête sur ce traité particulièrement dense et obscur (1.3-6), et qu’il va lui-même faire usage des commentaires (apparemment oraux) de son maître Proclus, dont il exalte à la fois le génie d’exégète et le génie de philosophe (1.7-11) ; dans le cours de son commentaire, il se réfère souvent à ses prédécesseurs (Andronicos, Herminos, Alexandre d’Aphrodise, Porphyre, Jamblique, Syrianus), pour approuver ou pour discuter leurs positions. Si nous avions conservé tel ou tel de ces commentaires antérieurs (en particulier celui d’Alexandre d’Aphrodise, dont la perte est particulièrement regrettable), il est clair que mon choix aurait été différent.

Cela dit, il se trouve que le commentaire d’Ammonius (né entre 435 et 445, mort entre 517 et 526[5]) est le plus ancien commentaire grec que nous ayons conservé[6]. Il est extrêmement copieux, et il a été naturellement étudié de près par tous les commentateurs modernes du De Interpretatione. Mais l’usage qui en est fait, me semble-t-il, consiste généralement à y prélever ce qui peut intéresser l’exégète moderne du traité aristotélicien, à un titre ou à un autre (éclaircissement, étonnement devant une négligence peu compréhensible, dénonciation d’une erreur plus ou moins influente, etc.). Au risque d’ajouter une petite pierre à l’édifice déjà volumineux du « French metacommentary[7] », ce que je me propose de faire est, au contraire, de « remettre à plat » le commentaire ammonien du chapitre 1, de l’examiner dans sa continuité et dans son articulation propres, de façon à rendre hommage à notre lointain collègue en le prenant en considération pour lui-même, de façon aussi à mesurer tout ce qui nous rapproche et tout ce qui nous sépare aujourd’hui de lui.

De propos délibéré, je me suis abstenu de comparer le commentaire d’Ammonius avec d’autres commentaires anciens, en particulier avec ceux de Boèce. Ces comparaisons seraient certainement utiles et instructives, notamment en ce qu’elles permettraient de déterminer dans une certaine mesure la marge d’originalité qui peut être reconnue à Ammonius, si tant est qu’il possède quelque originalité par rapport à une tradition exégétique déjà solidement constituée. Mais de telles comparaisons auraient donné à ce travail des dimensions exagérées, et elles auraient nui à mon projet de lire Ammonius, autant que possible, pour lui-même.

Je cite le commentaire d’Ammonius, naturellement, à partir de l’édition plus que centenaire de Busse[8]. J’ai utilisé dans mon travail, sans toujours m’y tenir, une traduction française récente du Commentaire d’Ammonius au préambule et aux chapitres 1-5 du De Interpretatione, due à Frédérique Ildefonse et Jean Lallot, qui me l’ont communiquée avant sa publication (dans Archives et Documents de la Société d’Histoire et d’Épistémologie des Sciences du Langage, décembre 1992) avec une gentillesse dont je les remercie. J’ai pu surtout utiliser, lors de la rédaction finale de mon travail, la traduction anglaise partielle du De Interpretatione dont David Blank préparait la publication ; je le remercie de m’en avoir communiqué une copie[9]. Je traduis généralement, de façon relativement et volontairement conventionnelle, λόγος par « énoncé », ἀπόφανσις par « déclaration », ἀποφαντικός par « déclaratif », φωνή au singulier par « voix », φωναί au pluriel par « sons vocaux », τὰ ἐν τῇ φωνῇ par « items vocaux », νόημα par « pensée ».

I. Quelques données quantitatives

Le texte du chapitre 1 du De Interpretatione est très court : il tient en 18 lignes (16a1-18). Ammonius commence son propre ouvrage par un prologue assez développé (1.3-8.28, soit 246 lignes), consacré, selon une tradition exégétique bien établie à l’époque, aux questions générales que soulève le traité : le propos du traité, son rang dans la série des traités logiques d’Aristote, le sens de son titre, son authenticité, sa division en chapitres. Le commentaire qu’il donne ensuite du chapitre 1 (8.30-29.28) s’étend sur 684 lignes (en comptant les lemmes), soit une moyenne de 38 lignes de commentaire pour une ligne d’Aristote. Mais cette moyenne s’institue entre des hauts et des bas très inégalement répartis.

Ammonius, par ses lemmes (dont il revendique personnellement la confection, 8.27-28), divise le texte d’Aristote en quatre parties de longueur très inégale. Le premier lemme ne comporte que la ligne 16a1, et encore incomplètement (πρῶτον δεῖ θέσθαι τί ὄνομα καὶ τί ῥῆμα). Le second lemme est constitué par le reste de la première phrase d’Aristote, 16a1-2 (ἔπειτα τί ἐστιν ἀπόφασις καὶ κατάφασις καὶ ἀπόφανσις καὶ λόγος). Les deux autres lemmes sont beaucoup plus longs : le troisième reproduit les lignes 16a3-9 d’Aristote, et le quatrième toute la fin du chapitre, 16a9-18. Les commentaires consacrés à ces quatre parties sont aussi très inégaux : 8.30-15.13 pour la première, soit 203 lignes (pour une ligne incomplète d’Aristote) ; 15.16-17.13 pour la seconde, soit 61 lignes (pratiquement pour une ligne d’Aristote) ; 17.20-26.2 pour la troisième, soit 285 lignes (en moyenne, 41 lignes par ligne d’Aristote commentée) ; et enfin 26.12-29.28 pour la quatrième, soit 118 lignes (en moyenne, 12 lignes par ligne d’Aristote commentée). Ces chiffres rendent manifeste une décroissance nette, et même brutale au début, du rapport quantitatif entre le commentaire et le texte commenté. On peut certainement expliquer ce phénomène, au moins en partie, comme l’effet de la baisse d’énergie qui affecte, ainsi que je l’ai dit en commençant, la courbe de la plupart des travaux de ce genre. Comme beaucoup d’entre nous dans nos cours, j’imagine, Ammonius commence par s’étaler, et par prendre tout son temps ; il accélère ensuite.

Mais cette explication passe-partout n’est sans doute qu’une partie de la vérité. Pour la compléter, il faut aussi tenir compte d’un autre facteur, qui intervient de façon assez visible. La première phrase du traité d’Aristote est programmatique. Le programme annoncé se divise en deux séquences, marquées par πρῶτον … ἔπειτα. Ce programme n’est pas réalisé dans le chapitre 1 ; sa réalisation s’étend sur les chapitres 2-6. Le chapitre 1 constitue plutôt les préliminaires de cette réalisation, puisqu’il met en place les termes et les notions qui figureront par la suite dans les définitions des termes dont le programme annonce la définition. Cette situation influe doublement, me semble-t-il, sur les proportions du commentaire ammonien. D’une part, la liste des termes à définir appelle une explication du choix de ces termes, et une explication de l’ordre dans lequel ils sont énumérés. Pour donner ces explications, Ammonius est donc conduit à répondre à la question : pourquoi Aristote se propose-t-il de définir ces termes, et non pas d’autres ? Le commentateur en profite pour se livrer à des excursus pédagogiques sur les notions laissées de côté. D’autre part, le corps du chapitre 1 n’est pas annoncé par le programme : cela peut expliquer, sinon justifier, la relative brièveté des commentaires qui sont fournis à son sujet : pourquoi le commentateur devrait-il s’appesantir sur un développement qui n’est même pas annoncé dans ce qu’Aristote lui-même décrit comme « la première chose qu’il convient » (πρῶτον δεῖ) de faire ? Il en résulte ainsi que, paradoxalement, le commentateur en dit beaucoup plus long à propos d’une phrase où Aristote dit, non pas quoi que ce soit de substantiel, mais seulement ce qu’il se propose de faire, qu’à propos d’un paragraphe doctrinal dont l’importance historique et philosophique a toujours été considérée comme capitale. Nous aurons l’occasion de voir plus en détail si cette explication est confirmée par le plan et les proportions du commentaire d’Ammonius.

J’ai essayé, dans mon propre « métacommentaire », de respecter en gros les proportions respectives des parties du commentaire d’Ammonius.

II. Le premier lemme (16a1) et son commentaire (8.30-15.13)

On peut, semble-t-il, diviser ce long commentaire en trois parties d’inégale longueur :

  1. (8.30-9.27) Que signifie le mot θέσθαι (16a1) ?

  2. (9.28-10.31) L’étude du nom et du verbe, dans le De Interpretatione, ne fait-elle pas double emploi avec l’étude des « sons vocaux simples » dans les Catégories ?

  3. (11.1-15.13) Pourquoi Aristote étudie-t-il seulement le nom et le verbe, parmi l’ensemble des huit traditionnelles « parties du discours » ?

On notera les niveaux différents auxquels se situent ces questions, dont la légitimité est certaine : élucidation du sens d’un mot relativement imprécis, cadrage de ce début du traité dans la structure d’ensemble attribuée à l’Organon, justification de la procédure suivie par Aristote contre des objections possibles. En revanche, on remarquera que grâce au découpage de ses lemmes, Ammonius se dispense de relever expressément la liaison par πρῶτον … ἔπειτα (même si, dans le cours de son commentaire, il rendra généreusement compte de la priorité des noms et verbes, « sons vocaux simples », par rapport aux énoncés qui en sont composés). De même, il ne s’interroge pas explicitement sur la portée exacte du δεῖ. Nous aurons bien d’autres occasions de voir que son attention se focalise sur les éléments catégorématiques, au détriment des éléments syncatégorématiques, que les commentateurs modernes interrogent beaucoup plus systématiquement.

Reprenons maintenant chacune des sections du commentaire.

1. (8.30-9.27)

Dans son préambule général, Ammonius avait déterminé ce qui est, selon lui, le « propos » propre (πρόθεσις) du traité : la théorie de l’énoncé déclaratif, λόγος ἀποφαντικός (2.21-25), et plus précisément la théorie de l’énoncé déclaratif catégorique, par opposition avec l’énoncé déclaratif hypothétique (3.7-4.4) ; le trait fonctionnellement essentiel du λόγος ἀποφαντικός est évidemment qu’il est proprement ce qui est susceptible d’être vrai ou faux (2.23-25, 5.16-17, 18.4-10, etc.). Cette théorie, comme Ammonius l’avait déjà expliqué dans le préambule de son commentaire aux Catégories (5.9, 10.22 et suiv.), prend place dans un schéma d’ensemble, qui est à la fois celui de la « discipline logique » (λογικὴ πραγματεία, 1.24-2.1) et celui de l’Organon (moins les Topiques et les Réfutations sophistiques) dans son ordre déjà traditionnel. Ce schéma s’oriente téléologiquement sur « la découverte de la démonstration » (1.24-2.1), qui correspond aux Seconds Analytiques (dans notre préambule, Ammonius semble désigner sous le titre d’᾿Αναλυτικά les seuls APr, cf. 4.21-24 ; dans le commentaire du chapitre 1, et ailleurs, il renvoie à APo sous un titre spécial, celui d’᾿Αποδεικτικά, cf. 9.24 et 208.29). À partir de la démonstration, τέλος de la logique tout entière, on remonte régressivement (2.1-9) à la théorie du syllogisme pris « simplement », ἁπλῶς (objet des APr), puis à la théorie des « énoncés simples », constitutifs du syllogisme (objet du De Int), enfin à la théorie, menée « genre par genre », des « sons vocaux simples », éléments générateurs de l’énoncé simple (objets des Cat). Dans l’exacte mesure où les « énoncés simples » tiennent le milieu entre les « sons vocaux simples » qui en sont les composants et les syllogismes qui en sont les composés, le De Interpretatione occupe le rang intermédiaire entre les Catégories et les Analytiques (4.17-24).

Dès le début de son commentaire du chapitre 1, Ammonius établit le lien entre la première partie du programme aristotélicien (les explications concernant le nom et le verbe) et la visée d’ensemble du traité (le λόγος ἀποφαντικός) : le nom et le verbe sont les éléments simples, constitutifs du λόγος ἀποφαντικός, et c’est à ce titre que la considération de leur essence (ou « mode d’existence », ὕπαρξις) constitue l’introduction la plus appropriée au traité (8.31-9.4).

Un assez long passage (9.4-27) est consacré à l’explication du verbe θέσθαι, qu’Ammonius considère ici comme ayant le sens de « définir » (ὁρίσασθαι). Mais il profite de cette détermination, de façon très professorale, pour glisser un petit cours, more Bonitziano, sur les autres sens possibles (tous aristotéliciens) de θέσθαι : outre le sens définitionnel, il mentionne successivement (i) l’emploi de θέσις au sens de ὑπόθεσις ; (ii) le sens dialectique de θέσις (avec une citation littérale, mais non référencée, de Top I 104b19 et suiv.[10]) ; (iii) le sens dialogique de θέσις au sens de ὁμολογία (cf. par exemple APr I 41a40), tel qu’il apparaît à ses yeux dans l’emploi de ἀναθέσθαι au sens de « revenir sur un point accordé » (il pense sans doute à des occurrences comme celle de Gorg 461d3) ; (iv) l’équivalence établie par « certains » (grammairiens) entre θέσεις et ἐπιρρήματα θετικά (« adverbes d’obligation », comme γαμητέον, πλευστέον)[11] ; (v) le sens épistémologique de θέσεις dans les ᾿Αποδεικτικά (APo), qui recouvre tous les principes immédiats de la démonstration sauf les axiomes, autrement dit non seulement les définitions, mais encore les postulats et les hypothèses[12].

Après ce déploiement d’érudition auquel l’occurrence du mot θέσθαι donne occasion, Ammonius signale (9.25-27) qu’il aurait bien pu s’en dispenser : en effet, parmi tous les sens possibles du mot, il estime que celui qui est très manifestement le bon est ici le sens de « définir », comme le prouve l’emploi de l’interrogatif τί <ἐστι>[13]. On voit ainsi, sur ce premier exemple, comment intervient un facteur d’alourdissement du commentaire ammonien, que nous verrons encore à l’oeuvre dans la suite du premier lemme, et aussi dans le second. Le commentateur profite de la moindre occasion pour parler de ce dont le texte ne parle pas, qu’il s’agisse des significations des termes employés par Aristote qui ne sont manifestement pas celles qu’il leur donne en l’occurrence, comme ici pour θέσθαι, ou qu’il s’agisse, comme dans d’autres cas que nous allons rencontrer, des termes apparentés d’une manière ou d’une autre à ceux qu’Aristote étudie, mais qu’il n’étudie pas eux-mêmes. Ces accrétions permettent au commentateur-professeur de délivrer, à l’intention de ses auditeurs, une petite mise en place pédagogique qui peut leur être utile en d’autres occasions : en l’occurrence, ici, une revue des différents sens de θέσθαι (et par la même occasion de θέσις).

2. (9.28-10.31)

Ammonius affronte ici une « aporie » qui ne se pose que dans le cadre de la conception très systématique de l’Organon qu’il a exposée dans son préambule : en se proposant d’emblée de parler du nom et du verbe, qui sont des « sons vocaux simples », le De Int ne revient-il pas (πάλιν) sur le sujet déjà traité dans les Cat ? La question se réfère évidemment à l’interprétation standard des Cat (elle-même influencée par l’interprétation standard du chapitre 1 du De Int), d’après laquelle le premier traité de l’Organon porte sur les φωναί simples, lesquelles signifient les πράγματα simples par l’intermédiaire des νοήματα simples[14]. La réponse d’Ammonius est intéressante, en ce qu’elle manifeste une conscience relativement claire de la distinction entre sens et référence : non seulement le son vocal simple, le nom et le verbe sont une seule et même chose, mais encore le mot (φάσις) et le terme (ὅρος) sont, eux aussi, cette seule et même chose, à condition de préciser que c’est « par le sujet » (τῷ ὑποκειμένῳ) ; sans doute diffèrent-ils, mais ils ne diffèrent que « par le rapport » (τῇ σχέσει μόνῃ)[15]. La différence entre le point de vue des Cat et celui du De Int réside en ce que, dans les Cat, les sons vocaux simples sont considérés en tant seulement que « significatifs des choses pour lesquelles ils ont été institués » (10.5), ce qui n’exige pas une distinction entre noms et verbes ; dans le De Int, en revanche, cette distinction est prise en considération. Pour la fonder, il est remarquable qu’Ammonius s’appuie, non seulement sur un critère sémantique qui provient du texte d’Aristote (les noms ne sursignifient pas le temps, alors que les verbes le font, cf. 16a20, 16b6), mais aussi sur un critère grammatical, plus précisément syntaxique, qui n’en provient pas (et qui ne provient pas non plus de Poet 20, 1457a6 et suiv.) : les noms sont coordonnés (συντάττεσθαι) à des articles, les verbes ne le sont pas. Cette addition d’un critère supplémentaire peut répondre au souci d’Ammonius de montrer (bien qu’il ait fermement inscrit le De Int, dès le début de son commentaire, dans un axe « logique ») qu’il ne néglige pas les apports possibles des grammairiens (cf. 11.1) ; je suppose aussi qu’il a envie d’ajouter au critère d’Aristote, qui ne donne au nom qu’un trait spécifique négatif (il ne sursignifie pas le temps), un autre critère qui permet de lui attribuer un trait spécifique positif (il se coordonne avec l’article).

On peut noter aussi qu’Ammonius ne tient pas pour définitif et dominant, dans le De Int, le « point de vue » sous lequel le « sujet », que les Cat traitent de façon uniforme (sous la description de sons vocaux simples), se différencie maintenant en noms et en verbes. Le point de vue dominant, en fait, est nécessairement celui sous lequel noms et verbes, qui ont été distingués jusqu’à présent par des critères qui considèrent chacun d’eux « isolément » (αὐτὴν καθ’ αὑτήν, 10.13), apparaissent comme des parties de l’affirmation ou de la négation, c’est-à-dire du λόγος ἀποφαντικός, objet central du traité ; or, selon Ammonius, qui renvoie ici à « ce qu’Aristote nous enseignera clairement par la suite » (il pense sans doute à 16b27, et peut-être surtout à la stipulation de 17a17), ce point de vue conduit à les considérer uniformément comme des φάσεις[16]. Notons également qu’il n’hésite pas à dire que le « terme » (ὅρος) des Analytiques désigne toujours le même « sujet », mais cette fois sous le rapport sous lequel il est pris dans le syllogisme — ce qui revient à effacer la différence, au moins morphologique, entre le verbe et le prédicat des prémisses syllogistiques (cf. 10.28-29)[17].

3. (11.1-15.13)

Dans cette troisième et dernière partie du commentaire de ce premier lemme, de beaucoup la plus longue (140 lignes, contre respectivement 29 lignes et 34 lignes pour les deux précédentes), Ammonius soulève la question suivante : pourquoi, alors que les grammairiens distinguent un bien plus grand nombre de « parties de l’énoncé » (μέρη τοῦ λόγου), Aristote ne nous en transmet-il ici que deux, le nom et le verbe ? La réponse va de soi : c’est parce que le nom et le verbe sont tous deux nécessaires à la production d’un λόγος ἀποφαντικός, et suffisants pour la production d’un λόγος ἀποφαντικός simple[18]. Mais elle va donner à Ammonius l’occasion d’un long exposé sur les huit μέρη τοῦ λόγου de la tradition grammaticale (11.8-12.15), et surtout sur la différence qu’il convient de faire, selon lui, entre d’une part le nom et le verbe, seules μέρη τοῦ λόγου à proprement parler, et d’autre part les autres (pronom, participe, adverbe, article, préposition, conjonction) qui constituent non pas des parties de l’énoncé (μέρη τοῦ λόγου), mais des parties de l’expression (μέρη τῆς λέξεως).

Je viens de dire que, selon Ammonius, Aristote ne traite que du nom et du verbe parce qu’ils sont ensemble nécessaires et suffisants pour la production d’un λόγος ἀποφαντικός simple. C’est effectivement ce qu’il dit lui-même (11.6-7 : ἐξ ἀνάγκης ἐν παντὶ ἀποφαντικῷ λόγῳ παραλαμβάνεται καὶ ἀρκεῖ πρὸς τὴν γένεσιν τῆς ἁπλῆς ἀποφάνσεως). Mais il faut remarquer que lorsqu’il profite de l’occasion qui lui est donnée (comme plus haut à propos du mot θέσθαι) de faire à ses auditeurs un petit cours sur la question des huit « parties de l’énoncé » (qu’il traite pourtant, avec quelque mépris, de « ressassée », τῶν θρυλλουμένων ὀκτὼ τοῦ λόγου μερῶν, 11.8), il abandonne, sans le dire explicitement, l’idée que le nom et le verbe sont des conditions nécessaires pour la production du λόγος ἀποφαντικός. En effet, parmi les huit parties de l’énoncé, il met maintenant à part, comme étant celles qui « seules peuvent suffire (ἀρκέσαι) à la production d’un λόγος ἀποφαντικός » (11.11-12), non seulement le nom et le verbe, mais aussi le pronom et le participe. Tous ces types de mots signifient, soit « des natures ou de simples personnes » (distinction qui doit recouvrir celle du nom et du pronom), soit des actions ou des passions, soit « quelque combinaison (συμπλοκή) de ces termes ». Ammonius montre par des exemples que le nom peut être remplacé par un pronom (ἐγὼ περιπατῶ) ou par un participe (ὁ τρέχων περιπατεῖ)[19], et que le verbe peut être remplacé par un participe (ὁ Σωκράτης τρέχων ἐστί)[20]. Quant aux quatre autres parties de l’énoncé, Ammonius met encore à part les adverbes, auxquels il s’intéresse particulièrement et consacre ici un assez long développement (11.14-12.13)[21]. Il présente « la plupart des adverbes » (11.16) comme « ne signifiant pas (οὐ σημαίνουσι) ces choses » (natures, personnes, actions, passions), mais « indiquant (δηλοῦσιν)[22] une certaine relation (σχέσις) du prédicat au sujet » ; cette catégorie d’adverbes correspond à ce qu’il appelle ailleurs les τρόποι (cf. 8.8-19, 214.25-29)[23] ; elle intervient dans la production d’une espèce d’énoncés déclaratifs simples, les énoncés μετὰ τρόπου, dont Ammonius énumère ici les diverses espèces. Les autres adverbes sont également signifiants, mais ils entrent dans la constitution d’autres espèces d’énoncés que l’ἀπόφανσις. La disproportion entre l’attention accordée à la première classe des adverbes (11.14-12.9) et celle accordée à la seconde classe (12.9-13) s’explique non seulement par la plus grande fréquence statistique de la première (τὰ πλεῖστα, 11.16), mais aussi, sans doute, par son lien privilégié avec le λόγος ἀποφαντικός.

Concernant les trois dernières parties de l’énoncé (article, préposition, conjonction), Ammonius est plus bref encore (12.13-15) : il se contente de noter, sans argumenter du tout, que « prises par elles-mêmes, elles sont totalement privées de signification ».

Cette rapide analyse des lignes 11.8-12.15 montre d’abord qu’Ammonius a cherché le moyen d’adapter sa digression grammaticale à ses visées de commentateur d’un texte qui, à ses yeux, n’est pas principalement grammatical. Il y parvient, au moins dans une certaine mesure, en privilégiant dans son analyse grammaticale les critères apophantiques (distinction des τρόποι et des autres adverbes) et sémantiques (distinction des adverbes et des trois dernières parties de l’énoncé). Mais il y échoue aussi en un autre sens : alors qu’il se propose de justifier Aristote de n’avoir étudié que le nom et le verbe, son détour grammatical le conduit à faire implicitement remarquer qu’Aristote n’a pas tenu compte du pronom ni du participe, qui pourtant peuvent se substituer, sous certaines conditions, aux noms et aux verbes. Peut-on dire qu’il a ainsi perdu une occasion de présenter à ses auditeurs une doctrine cohérente, et d’exercer cette partie du rôle de l’exégète qui consiste à confronter l’enseignement d’Aristote avec la vérité[24] ? Ce ne serait pas tout à fait exact. En effet, lorsqu’il revient à Aristote, après sa digression grammaticale, il atténue discrètement la difficulté en laissant entendre que sous les ὀνόματα d’Aristote, on peut ranger à la fois les noms et les pronoms, et que sous ses ῥήματα, on peut ranger à la fois les verbes et les participes. Cette opération de sauvetage est réalisée, me semble-t-il, dans les lignes 12.16-20, où Ammonius dit ceci : « Aristote distingue donc en noms et verbes tous les termes qui signifient des natures, ou des personnes, ou des actions, ou des passions, ou quelque combinaison d’une personne avec une action ou une passion, en appelant verbes ceux qui se disent selon le temps ou sont prédicats dans les prémisses, et noms ceux qui se disent sans le temps ou remplissent la fonction (τὴν χρείαν συμπληροῦντα) des sujets ». Les expressions soulignées, comme on peut s’en assurer si on les rapproche des lignes 11.10 et 11.13-14, sont certainement destinées à faire place, à côté des noms et verbes proprement dits, aux substituts fonctionnels qu’on peut en obtenir en utilisant le pronom et le participe. Il y a sans doute une petite difficulté concernant ce dernier, comme le remarque David Blank : en effet, les participes ont des temps, et ils pourraient donc être considérés comme à classer parmi les ῥήματα qui « se disent selon le temps ». En raison du parallélisme étroit entre ce passage et 11.8-14, je crois qu’on peut cependant maintenir que ce sont les participes qui sont visés par la seconde partie de la phrase concernant les verbes.

Ammonius entreprend ensuite (12.16-15.13) une justification nouvelle de la sélection opérée par Aristote : il ne s’agit plus seulement de dire que le nom et le verbe sont les constituants suffisants et/ou nécessaires du λόγος ἀποφαντικός simple, à la différence des autres « parties de l’énoncé » ; il s’agit maintenant de dire que le nom et le verbe sont les seules « parties de l’énoncé » au sens strict (κυρίως, 12.24, 14.19 ; ἰδίως, 13.15), les autres n’étant à considérer que comme des « parties de l’expression » (μέρη τῆς λέξεως), bien qu’elles soient aussi « appelées » parties de l’énoncé (12.13).

Pour faire admettre la légitimité de cette distinction entre le λόγος et la λέξις, ainsi qu’entre leurs parties respectives (distinction qui est naturellement absente du De Interpretatione), Ammonius déploie un assez vaste arsenal d’arguments. Il s’appuie successivement (i) sur une comparaison matérielle (avec les différentes parties d’un navire), (ii) sur un rapprochement rapide avec la Poétique, (iii) sur deux définitions du λόγος et de la λέξις, qui doivent en principe (malgré leur obscurité)[25] permettre d’en voir la différence, (iv) sur une citation de la République de Platon. Cet ordre est assez significatif de sa méthode pédagogique : d’abord l’image concrète, puis l’autorité propre d’Aristote, ensuite le niveau abstrait de la définition, et enfin l’autorité suprême, celle de Platon. Les deux références textuelles sont également, chacune dans leur genre, assez instructives des méthodes de travail d’Ammonius, sous leur profil, il faut l’avouer, le moins favorable.

Le commentateur renvoie à la Poétique, sans référence plus précise, pour donner autorité à l’idée que le λόγος est lui-même une partie de la λέξις, ce qui implique qu’il y a des parties de la λέξις qui ne sont pas des parties du λόγος. Il est bien exact que, dans le chapitre 20 de la Poétique, Aristote procède à une énumération des parties de la λέξις, et que le λόγος est l’une de ces parties (1456b20-21). Mais Ammonius ne se demande pas un instant si ce qui est appelé λόγος et λέξις dans la Poétique correspond bien à ce qu’Aristote appelle λόγος dans le De Int et à ce qu’il appelle lui-même λέξις dans son commentaire. S’il avait relu le chapitre 20 jusqu’à la fin (1457a23-30), il aurait été contraint de reconnaître que le λόγος de la Poétique, qui peut se passer de verbe, ne peut être identique à celui du De Interpretatione, qui ne peut pas s’en passer : le premier est une « locution » ou une « formule » (par exemple une formule définitionnelle est un λόγος), le second seul est un « énoncé ». Quant à la λέξις, Ammonius se garde bien de signaler (pour éviter d’embrouiller les choses dans l’esprit de ses auditeurs, et d’être obligé de consacrer un long moment à les débrouiller ?) que la division de ses huit parties dans la Poétique (lettre, syllabe, conjonction, article, nom, verbe, inflexion, formule) ne correspond nullement à la division de ce que les grammairiens appellent, improprement à ses yeux, les parties de l’énoncé, division dont il vient pourtant lui-même de faire longuement état.

Observons maintenant la stratégie qu’il adopte à l’égard de sa citation platonicienne du livre III de la République[26]. On ne peut certes pas dire qu’il comprenne de travers le texte de Platon : il assimile correctement le λόγος à la διάνοια (la pensée, le signifié, le contenu, le « fond »), et la λέξις à l’ἀπαγγελία (le style, le signifiant, l’expression, la « forme »). Mais comment rattraper, à partir de là, la distinction qu’il prétend fonder entre λόγος et λέξις conçus comme deux types différents de structures signifiantes ? Voici la phrase difficile (13.13-18) dans laquelle Ammonius tente cette opération : « Il est clair que Platon appelle ici λόγος le contenu, et λέξις l’expression, soit que celle-ci (l’expression) s’effectue au moyen des parties absolument nécessaires, le nom et le verbe, auquel cas il s’agit du λόγος proféré et proprement dit (καθ’ἣν ὁ ἐν προφορᾷ καὶ ἰδίως λεγόμενος θεωρεῖται λόγος), soit qu’elle admette encore les autres parties du λόγος pris au sens plus général (τοῦ κοινότερον λεγομένου λόγου), c’est-à-dire de la façon de s’exprimer (ἑρμηνεία) qui vise déjà à la beauté et à quelque composition d’ensemble (σύνταξις) ». La manoeuvre est acrobatique : en subdivisant l’un des termes de l’opposition platonicienne (la λέξις), Ammonius prétend en retrouver les deux termes (le λόγος et la λέξις), au sens où il les prend lui-même. La λέξις minimale, composée de nom et de verbe, est identifiée avec le λόγος au sens étroit, plus exactement avec sa face « prophorique » ; la λέξις complète, à laquelle appartiennent toutes les parties de l’énoncé au sens large, est identifiée à la λέξις au sens platonicien, c’est-à-dire à la forme par opposition au fond. Il reste à espérer qu’aucun auditeur d’Ammonius n’a ici levé le doigt pour demander au maître quelques explications complémentaires.

Dans les lignes 13.19-14.17, Ammonius discute la position de « l’exégète d’Aphrodise » sur le statut des adverbes, qu’Alexandre considère comme des noms[27]. Si je ne crois pas nécessaire de m’arrêter sur le contenu de cette discussion (qui ne se rapporte que très indirectement au texte d’Aristote, et sur laquelle je renvoie à Barnes[28]), je voudrais m’interroger sur son étrange localisation. Elle aurait été mieux placée, semble-t-il, à la suite du développement consacré à la signification et à la fonction des adverbes, c’est-à-dire après la section 11.14-12.13. La raison d’être la plus vraisemblable de cette anomalie est la suivante : ce qui constitue une digression dans l’exposé d’Ammonius, ce n’est pas, malgré les apparences, cette discussion avec Alexandre sur le statut des adverbes ; c’est tout ce qui sépare la première présentation des huit parties traditionnelles de l’énoncé (qui se termine en 12.15) de cette discussion elle-même. Ce qui occupe cette section intermédiaire (12.16-13.18), c’est précisément l’introduction de la distinction entre parties du λόγος et parties de la λέξις, puis de la distinction directe entre λόγος et λέξις. Le caractère digressif de toute cette section intermédiaire est démontré, à mon sens, par la présence d’un nouveau traitement de la question des parties de l’énoncé autres que le nom et le verbe, nouveau traitement qui occupe la dernière section du commentaire de ce premier lemme (14.18-15.13), et qui ne fait plus appel à la distinction entre λόγος et λέξις.

Dans cette dernière section, Ammonius reprend certes l’idée que si Aristote n’étudie que le nom et le verbe, c’est parce qu’il les considère seuls comme κυρίως μέρη λόγου (14.19). Mais, alors que dans la section 12.16-13.18 il avait tendance à utiliser une expression très proche (κυρίως μέρη τοῦ λόγου) dans le sens de « parties du λόγος proprement dit », par opposition aux parties de la λέξις, c’est-à-dire du λόγος non proprement dit (12.30-13.1, 13.15-17), dans la section qui nous occupe maintenant il emploie l’expression κυρίως μέρη λόγου dans le sens de « parties proprement dites du λόγος », par opposition aux parties non proprement dites du λόγος que sont les six μέρη λόγου autres que le nom et le verbe. Autrement dit, la distinction entre κυρίως et οὐ κυρίως n’affecte plus le terme λόγος, mais le terme μέρη. On peut considérer que la motivation principale d’Ammonius, dans cette section, est de renouer un lien plus étroit avec le texte d’Aristote, étant donné que celui-ci ne fait aucune place à la distinction entre λόγος et λέξις (le terme de λέξις n’est pas employé une seule fois dans le De Interpretatione). De cette motivation, on peut déceler les signes suivants : (i) Ammonius rappelle, en se référant au début des Analytiques (24b17-18), que l’emploi du verbe « être », qu’il soit existentiel ou copulatif, ne contredit pas la désignation du nom et du verbe comme κυρίως μέρη λόγου[29] ; (ii) à propos des μέρη λόγου autres que le nom et le verbe, Ammonius ne dit plus, en s’appuyant sur les particularités de leur contribution sémantique (ou de leur absence de contribution sémantique) à la constitution de l’ἀπόφανσις, qu’elles ne sont pas des μέρη λόγου à proprement parler ; il s’emploie maintenant à montrer, en s’appuyant non seulement sur leur fonction syntaxique, mais aussi sur leur nom, qu’elles sont toutes subordonnées par éponymie[30] soit au nom (cas du pronom et de l’article), soit au verbe (cas de l’adverbe — ce qui paraît confirmer ce qui a été dit ci-dessus n. 23), soit aux deux (cas du participe et, en un autre sens, de la préposition), soit aux combinaisons des deux (cas de la conjonction) ; (iii) enfin et surtout, il reconnaît explicitement, bien que du bout des lèvres, qu’Aristote « dans certains passages (ἔν τισι) paraît faire des concessions (συγχωρεῖν) et appeler tous ces termes, d’une manière générale, parties du λόγος, ce qui revient à rétracter, au moins partiellement, la distinction des parties du λόγος et des parties de la λέξις.

Il vaut la peine de s’arrêter un instant sur les dernières lignes de cette section (15.10-13), qui sont destinées à illustrer les « concessions » d’Aristote. « Dans la suite, dit Ammonius, Aristote dira que certaines des parties du λόγος sont signifiantes, ce qui implique qu’il y en a certaines aussi qui ne le sont pas (ὡς ὄντων τινῶν καὶ ἀσήμων), à moins que ne se présente à nous quelque exégèse plus convenable de cette expression, qui n’ait rien d’incompatible avec ce qui vient d’être dit ». La référence (« dans la suite ») ne peut guère être qu’à 16b25-26, où Aristote dit qu’un λόγος est « un son vocal signifiant, dont quelqu’une des parties (τῶν μερῶν τι) est signifiante séparément, en tant que mot (φάσις) mais non en tant qu’affirmation ». La suite montre avec évidence que si Aristote entend bien distinguer certaines parties du λόγος qui sont signifiantes et d’autres qui ne le sont pas, ces dernières sont pour lui les unités inférieures au mot (les syllabes), et non pas du tout, comme le voudrait Ammonius, les articles, adverbes et autres parties secondaires et facultatives du λόγος. Mais les précautions de langage du commentateur montrent qu’il est parfaitement conscient d’avoir tiré le texte en un sens qui n’est pas celui d’Aristote. Une fois parvenu à l’explication du passage litigieux (58.29-59.8), Ammonius juxtaposera sans états d’âme l’explication qu’il propose ici et celle qu’impose le texte d’Aristote, en les reliant par un οὐ μόνον … ἀλλὰ καί (59.5) qui lui suffit apparemment pour s’assurer que les deux exégèses n’ont « rien d’incompatible » entre elles.

De l’examen du commentaire de ce premier lemme, on peut retirer en somme deux enseignements principaux : (i) le plus visible est la tendance du commentateur à prendre prétexte du texte qu’il commente pour fournir à ses auditeurs des explications complémentaires sur divers points périphériques ou marginaux (sur les significations de certains termes, autres que celle dans laquelle Aristote les emploie, ou sur les termes apparentés à ceux qu’Aristote étudie, mais qu’il n’étudie pas) ; (ii) l’autre, moins visible mais plus intéressant, est la tendance du commentateur à jouer alternativement (et sans le dire expressément) sur deux registres, l’un qui s’éloigne de la lettre du texte aristotélicien (par exemple, la distinction des parties du λόγος et des parties de la λέξις) et l’autre qui s’en rapproche (par exemple, l’établissement d’un lien de subordination, et non plus d’opposition, entre les secondes et les premières, lien qui permet d’utiliser le terme de λόγος dans le sens large où Aristote l’emploie)[31].

III. Le second lemme (16a1-2) et son commentaire (15.16-17.13)

Aristote disait, en énonçant la seconde partie de son programme : « ensuite, <il faut établir> ce que sont la négation, l’affirmation, la déclaration et l’énoncé » (ἀπόφασις, κατάφασις, ἀπόφανσις, λόγος). Ammonius consacre à ce lemme un commentaire relativement bref (15.16-17.13), qui se divise en trois parties : une réflexion sur le sens dans lequel la déclaration se divise en affirmation et négation, une justification de la sélection des termes qu’Aristote se propose d’étudier, et une justification de l’ordre dans lequel il les présente.

1. (15.16-30)

Ammonius commence aussitôt par regrouper les trois premiers éléments de la liste d’Aristote (ἀπόφασις, κατάφασις, ἀπόφανσις) pour déclarer qu’il est « évident » que l’ἀπόφανσις se divise (διαιρεῖται : la division est certainement tenue pour exclusive et exhaustive, cf. 16.5-6) en affirmation et négation. Ce regroupement s’explique sans doute par la prédominance du thème de l’ἀπόφανσις, caractérisé dès le préambule comme le thème central du traité, ainsi qu’on l’a vu (l’idée est rappelée ici en 16.4-5). Ammonius entreprend en même temps de distinguer les modes de division « principalement invoqués » (οἱ κυρίως λεγόμενοι τρόποι), afin de déterminer lequel convient à la division de la déclaration en affirmation et négation. Les modes invoqués sont trois : (i) division du genre en ses espèces, (ii) du tout en ses parties, (iii) du son vocal homonyme en ses diverses significations. Le problème de savoir lequel de ces types de division convient à la distinction de la déclaration affirmative et de la déclaration négative était, nous apprend Ammonius, un problème classique et discuté de l’exégèse aristotélicienne. Alexandre avait choisi (iii), Porphyre (i) ; nul n’a « osé » choisir (ii). Ammonius nous livre un argument contre (ii) : affirmation et négation ne sauraient être ni des parties homéomères, ni des parties anhoméomères. Mais il ne nous donne pas ici les arguments d’Alexandre ni ceux de Porphyre ; il dit seulement qu’il « montrera plus loin, le moment venu, en expliquant les définitions qu’en donne Aristote, comment il en va en vérité, et que l’opinion du philosophe Porphyre l’emporte ». Ce que l’on trouve en fait plus loin (67.30-68.9), dans le cadre d’une explication de la définition du λόγος (16b26-28), c’est la reproduction et la critique d’un argument d’Alexandre contre (i) : cet argument consiste à dire que la priorité de l’affirmation sur la négation, telle qu’Aristote la décrit en 17a8-9, implique qu’elles ne sont pas les espèces d’un même genre. Ammonius revient sur cette question, sans citer ses prédécesseurs, lorsqu’il commente (en 80.15-81.2) les définitions de l’affirmation et de la négation (17a23-26). On peut reconnaître Alexandre dans les τινές mentionnés en 80.20 ; il est vraisemblable que l’argument donné par Ammonius (80.30-35) en faveur de (i), qui est tiré de la structure des définitions par genre commun et différence spécifique, provient de Porphyre ; et sans doute peut-on attribuer la même origine à la réfutation de l’argument d’Alexandre en 68.1-9 (la priorité de l’affirmation sur la négation repose seulement sur un « accident extérieur », à savoir la plus grande simplicité de l’expression affirmative).

Cette section du commentaire appartient, en quelque sorte, à deux genres à la fois : d’une part, c’est un excursus pédagogique, dans la mesure où Ammonius prend prétexte d’une division particulière pour faire un tableau des divers modes de la division ; d’autre part, c’est une prise de position, non encore argumentée, sur une quaestio disputata entre les grands commentateurs d’Aristote.

2. (15.31-16.30)

Pour expliquer qu’Aristote se propose d’étudier, après le nom et le verbe, ce que sont la négation, l’affirmation, la déclaration et l’énoncé, Ammonius n’éprouve de difficulté qu’à propos de la clôture de cette liste. Le thème général du traité étant l’ἀπόφανσις (plus précisément, « la forme catégorique de l’énoncé déclaratif », 16.4-5), il allait de soi qu’il fallait y définir les deux espèces de ce genre, et ce genre lui-même. L’inclusion du λόγος dans la liste se justifie avec la même facilité : l’ἀπόφανσις étant l’une des espèces du λόγος, le λόγος doit figurer dans sa définition. D’où la nécessité de procurer aussi une θεωρία du λόγος (16.11-13). Le mot θεωρία n’est pas choisi au hasard : oubliant qu’il a identifié le θέσθαι d’Aristote avec ὁρίσασθαι (identification qu’il rappelle pourtant en 15.31-16.1), Ammonius se garde bien de dire qu’Aristote se devait de procurer une définition du λόγος, car il sait que cette tâche soulève une aporie, qui est celle à laquelle il consacre la plus grande partie de cette section : « on pourrait se demander comment il se fait qu’Aristote n’a pas jugé bon de mentionner comme utile, pour la même raison, le genre du λόγος, la voix (φωνή), et de l’éclaircir lui-même par une définition » (16.13-15).

La question est sans doute pertinente ; mais il aurait peut-être été possible d’y répondre par un simple ἀνάγκη στῆναι. La réponse d’Ammonius est plus complexe, et il faut avouer qu’elle ressemble un peu à l’histoire du chaudron de Freud. En peu de mots : (i) pourquoi faut-il se demander pourquoi Aristote ne parle pas de la voix, qui est le genre du λόγος ? Parce qu’il donne du λόγος une définition qui fait apparaître la voix en position de genre (16b26-28). (ii) Pourquoi ne parle-t-il pas de la voix ? Parce que la voix n’est pas le genre du λόγος. (iii) Pourquoi ne parle-t-il pas ici du genre du λόγος ? Parce qu’il en parle ailleurs.

Voyons les choses un peu plus précisément. En ce qui concerne (i), Ammonius ne fait pas allusion à la définition de 16b26-28 ; mais il est vraisemblable que c’est sur elle que s’appuient les τινές qui supposent que la voix est, absolument parlant (ἁπλῶς), le genre du λόγος (16.21-22)[32]. Si Ammonius refuse d’interpréter en ce sens la définition aristotélicienne du λόγος, c’est en vertu d’un argument d’hétérogénéité : la voix est une fonction purement naturelle, et son étude relève de la « physiologie », alors que le λόγος, ses espèces et sous-espèces, sont certes « en un sens des voix » (φωναὶ μέν τινές), mais des voix « qui ont reçu en outre de notre pensée une information et une profération particulière » (προσλαβοῦσαι τὸ ἀπὸ τῆς ἡμετέρας ἐννοίας εἰδοποιεῖσθαι καὶ τοίως ἢ τοίως προφέρεσθαι) ; à ce titre, elles relèvent d’une discipline particulière, séparée des sciences physiques, la logique. L’institution d’un lien de genre à espèce entre la voix, qui est par nature, et le λόγος, qui ne l’est pas, serait donc une μετάβασις εἰς ἄλλο γένος.

Notons au passage qu’Ammonius risquerait de se trouver dans une situation difficile s’il professait ici sans nuance que « la voix » est une fonction naturelle, puisque les thèses conventionnalistes d’Aristote, fondées sur la non-identité des φωναί chez tous les hommes (16a5-6), le conduiront à insister longuement, plus loin, sur le caractère θέσει de ces φωναί. Il lui faudrait, pour se tirer d’affaire, introduire une distinction délicate entre le statut de la φωνή au singulier et celui des φωναί au pluriel. C’est sans doute pour échapper à cette difficulté qu’il propose d’atténuer (ἀλλ’εἴπερ ἄρα, 16.23) l’opposition en intercalant entre la voix ἁπλῶς et le λόγος un genre intermédiaire, la « voix linguistique » (ἡ κατὰ τὸν λόγον φωνή, 16.23-24 ; cf. ἡ κατὰ τὸ ὄνομα φωνή, 30.5-6). Il pense plutôt pouvoir se tirer d’embarras en disant que la voix ἁπλῶς est le genre de la « voix linguistique », alors que, par rapport au λόγος lui-même, il faut « l’admettre au rang de matière[33] », en suivant les indications d’Aristote lui-même dans GA V (786b21-22). Mais cette solution soulève à son tour deux difficultés. Premièrement, si l’on admet que la voix ἁπλῶς est le genre de la « voix linguistique », comme Ammonius le fait explicitement, l’objection d’hétérogénéité entre le genre et l’espèce, utilisée contre l’idée que la voix est le genre du λόγος, risque de rester valide, puisque la « voix linguistique » n’est certainement pas φύσει. Deuxièmement, Ammonius ne se prononce pas sur le rapport entre « voix linguistique » et λόγος : si c’est un rapport de genre à espèce, on ne peut éviter de faire de la voix tout court un genre supérieur du λόγος ; si c’est un autre rapport, la seule solution qui paraît envisageable est que la « voix linguistique » soit elle aussi matière du λόγος, comme la voix tout court, mais matière plus informée que la voix ἁπλῶς ; seulement, dans ce cas, on ne voit pas comment le rapport entre la voix ἁπλῶς, matière éloignée, et la « voix linguistique », matière proche, pourrait être un rapport de genre à espèce, ce qu’il est d’après ce que dit Ammonius.

De toute façon, il faut reconnaître que si le commentateur tient à dire que la voix n’est pas le genre du λόγος, et à expliquer en quoi et pourquoi elle ne l’est pas, il dépense très peu d’énergie à dire quel est ce genre. Il se contente d’une rapide pirouette : « quant à celui qui cherche quel est donc le genre du λόγος, il lui faut se souvenir de la division de la quantité dans les Catégories » (16.28-30). Cette référence à 4b32, où Aristote explique que le λόγος oral est évidemment un ποσόν, puisqu’il se mesure par syllabes longues et courtes, est assurément cavalière, pour ne pas dire scandaleuse : l’aspect sous lequel le λόγος relève de la catégorie de quantité n’est évidemment pas celui sous lequel il relève de la logique. Admettons donc, par charité, que cette pirouette ne soit rien d’autre que la réponse humoristique d’Ammonius à un élève un peu trop inquisiteur.

3. (16.31-17.13)

Ammonius traite ici, avec une relative sobriété, un problème sur lequel, comme le dit Montanari[34], les commentateurs anciens et médiévaux se sont jetés avec enthousiasme, alors que les commentateurs modernes s’en sont complètement désintéressés : celui de justifier l’ordre, à première vue peu compréhensible, dans lequel Aristote énumère les quatre termes du présent lemme : négation, affirmation, déclaration, énoncé. Ce problème, qui n’est ni capital ni totalement insipide, est compliqué par le fait que, dans la réalisation de son programme, après avoir traité (dans l’ordre de son programme initial) du nom (chapitre 2) et du verbe (chapitre 3), Aristote suit un ordre inverse dans la réalisation de la seconde partie de ce programme : l’énoncé (chapitre 4), la déclaration (chapitre 5), l’affirmation et la négation (chapitre 6, l’antériorité de la première sur la seconde étant marquée en 17a8-9, ce qui rend particulièrement étrange la séquence négation/affirmation que l’on relève dans le programme en 16a2[35]).

L’inversion des deux ordres, celui du programme et celui de sa réalisation, incitait évidemment les commentateurs à se rappeler la relation classiquement aristotélicienne entre γνωριμώτερον πρὸς ἡμᾶς et γνωριμώτερον τῇ φύσει. C’est ce que fait Ammonius : il interprète l’ordre du programme comme relatif au sens naturel du progrès de notre connaissance, et l’ordre de réalisation comme l’ordre naturel des choses, tout en juxtaposant deux critères d’ordination : la perfection (l’affirmation est plus parfaite que la négation) et la généralité (la déclaration est plus générale que l’affirmation et la négation, et l’énoncé est plus général que la déclaration). Il ne semble pas s’apercevoir de ce que cette solution a de paradoxal : Aristote suivrait l’ordre naturel de notre connaissance quand il n’enseigne rien (dans l’énoncé de son programme), et il suivrait l’ordre naturel des choses quand il enseigne quelque chose (dans la réalisation de ce programme). Peut-être reconnaîtra-t-on un léger signe de la gêne du commentateur dans la courte phrase finale, où il propose une interprétation différente, esthétique plutôt que pédagogique, de la situation : Aristote « a voulu faire de la fin de son énumération le début de son enseignement » (17.12-13).

IV. Le troisième lemme (16a3-9) et son commentaire (17.20-26.2)

Après avoir consacré 264 lignes de commentaire aux deux premiers lemmes, c’est-à-dire aux deux premières lignes du texte d’Aristote, qui ne contiennent que l’énoncé ordonné d’un simple programme, Ammonius attaque ce qui, pour les commentateurs modernes, est incontestablement la pièce de résistance du chapitre 1, à la fois par l’importance du sujet traité, par les difficultés du texte et de l’expression, et aussi par le fait que ces lignes n’ont pas de parallèle dans le reste du corpus, à savoir les lignes 16a3-9. Ammonius leur consacrera (sur le papier du moins, nous le verrons) 285 lignes de commentaire, soit à peine plus que ce qu’il a déjà écrit à propos du hors-d’oeuvre programmatique.

Voici comment, me semble-t-il, on peut reconstituer l’articulation de ses commentaires :

  1. (17.20-18.22) Réponse à une question préliminaire : pourquoi Aristote ne passe-t-il pas tout de suite à la réalisation du premier point de son programme, c’est-à-dire à la définition du nom et du verbe ?

  2. (18.23-22.2) Présentation nette et articulée (διαρθροῦντες, 18.23) du sens global du passage (περὶ τῆς ὅλης τῶν λεγομένων ἐννοίας, 22.3). Il faut tout de suite noter que le passage concerné par cette présentation couvre non seulement le présent lemme (16a3-9), mais aussi le suivant (16a9-18) : les lignes 20.32-22.2 seront consacrées à la question du lieu de la vérité et à la distinction du simple et du composé dans les pensées et dans les sons vocaux, c’est-à-dire à des matières qui ne sont abordées par Aristote que dans la seconde partie du chapitre 1, qui est le quatrième lemme d’Ammonius (cf. aussi la transition de 19.30-32).

  3. (22.3-24.21) Retour sur la teneur du texte et sur quelques points particuliers qui « méritent qu’on y arrête son attention » (ἐφιστάνοντες τοῖς ἐπιστάσεως ἀξίοις, 22.5). Cette explication détaillée ne concerne, elle, que le présent lemme. L’explication de certains détails du lemme suivant se trouvera à sa place normale. On notera, par ailleurs, une contradiction nette entre la méthode sélective ici annoncée et la prétention qu’exprime Ammonius, tout à fait à la fin de son commentaire du chapitre 1, d’avoir traité son sujet « exhaustivement » (ἀνελλιπῶς, 29.26).

  4. (24.22-25.30) Éclaircissements métaphysiques et physiologiques à l’intention de « ceux qui veulent s’élever à l’étude des êtres (ἐπὶ τὴν τῶν ὄντων θεωρίαν) et examiner les causes transcendantes de ce dont il s’agit ici (τὰς ἐξῃρημένας τούτων περὶ ὧν ὁ λόγος αἰτίας) ».

  5. (25.31-26.2) Rapide explication sur la référence d’Aristote (16a8-9) au De Anima.

Avant de revenir plus en détail sur chacune de ces divisions, on peut remarquer que la méthode d’Ammonius s’est sensiblement transformée par rapport à celle qu’il avait adoptée précédemment. Sauf dans la section 1, qui répond à une question de type tout à fait comparable à celles qu’il s’était posées auparavant, il ne cherche plus à justifier intégralement tous les détails du texte (sélection des termes inscrits à l’agenda du traité, regroupement de ces termes en deux ensembles, ordre dans lequel ils sont présentés). Il procède maintenant en distinguant trois niveaux de commentaire : la synthèse articulée de l’enseignement général du texte, l’analyse de quelques détails particulièrement dignes d’attention, l’approfondissement « scientifique » des questions traitées. Cette pédagogie à triple foyer systématise et met en forme explicite la tendance du commentateur, déjà relevée plus haut dans une autre occasion où elle était moins visible, à jouer alternativement sur plusieurs registres d’éloignement ou de rapprochement par rapport au texte.

Revenons maintenant sur les divisions du commentaire de ce troisième lemme.

1. (17.20-18.22)

Dans cette section, comme on l’a dit, Ammonius se demande pourquoi Aristote ne nous livre pas immédiatement, comme on pourrait s’y attendre d’après son annonce initiale, les définitions du nom et du verbe. La réponse du commentateur est assez complexe, dans la mesure où elle utilise non seulement des éléments fournis par le lemme qu’il est en train de commenter (en gros, la théorie de la signification), mais aussi des éléments fournis par le lemme suivant, à savoir 16a9-18 (en gros, la théorie du lieu propre de la vérité et de la fausseté). En vertu de cette anticipation (peut-être marquée par le futur παραδοθήσεται, 17.28-29), la section qui nous occupe doit être considérée comme le préambule commun des commentaires apportés aux deux lemmes 16a3-9 et 16a9-18. Il en résultera d’ailleurs, comme on le verra, quelques difficultés d’articulation.

Le premier élément de la réponse d’Ammonius consiste à dire qu’il était nécessaire, avant de définir nom et verbe, de dire « quels sont leurs signifiés » (τίνα ἐστὶ τὰ … σημαινόμενα), directs (προηγουμένως καὶ προσεχῶς) ou indirects (διὰ δὲ τούτων μέσων). Pourquoi est-ce nécessaire ? Parce que, dit le commentateur, les noms et les verbes se distinguent d’autres formes de λέξις, non signifiantes, du fait qu’ils sont « signifiants de quelque chose » (κατὰ τὸ σημαντικά τινων εἶναι, 17.23-24). Deux remarques peuvent être faites ici. D’une part, il est assez étrange qu’Ammonius mette ici en contraste les noms et les verbes, en tant que signifiants de quelque chose, avec des λέξεις totalement dépourvues de signification (comme les fameux βλίτυρι et σκινδαψός qu’il donne en exemple) : il laisse complètement de côté les cas intermédiaires qu’il avait illustrés plus haut en parlant des μέρη τῆς λέξεως autres que le nom et le verbe (il souhaite sans doute ici cerner plus brutalement la spécificité du nom et du verbe). D’autre part, et de façon plus importante, en admettant qu’il soit nécessaire à Aristote de préparer la définition du nom et du verbe par des explications sur leur caractère signifiant (ne serait-ce que pour donner un sens précis au terme σημαντική, qui figure dans la définition aristotélicienne du nom, 16a19), cette explication devrait consister à dire en quoi consiste leur « signifiance » ou sémanticité (τὸ σημαντικά τινων εἶναι), plutôt qu’à dire quels sont leurs signifiés (τὸ σημαντικά τινων εἶναι). Mais Ammonius paraît considérer qu’il n’y a pas d’autre moyen d’expliquer ce que c’est que signifier, pour un terme, que d’exposer quel est le type de signifié de ce terme ; c’est peut-être l’occasion pour nous de remarquer qu’au contraire, Aristote utilise constamment (par exemple 16a17, 19, 21-22, 24-25, 16b26-27, 31, 17a1) σημαίνειν et σημαντικός sans préciser du tout l’objet ou le type d’objet signifié (chose, pensée ou autre).

Ayant ainsi donné ce qu’il pense être la raison d’être des considérations sémantiques contenues dans les lignes 16a3-8, Ammonius en expose brièvement la substance, sous la forme suivante : les signifiés « directs et immédiats » des noms et des verbes sont les « pensées » (νοήματα) ; leurs signifiés indirects, « par l’intermédiaire des pensées », sont les « choses » (πράγματα). Il ajoute à cela une rapide pointe polémique contre les Stoïciens : « Il ne faut rien concevoir d’autre, en dehors de ces termes (παρὰ ταῦτα), qui soit intermédiaire entre la pensée[36] et la chose, comme ce que les Stoïciens ont supposé en croyant bon d’appeler λεκτόν cet intermédiaire ». Ammonius anticipe ici très largement sur les décisions exégétiques qu’il prendra par la suite, notamment dans son interprétation du fameux πρώτων/πρώτως de 16a6, ainsi que des παθήματα τῆς ψυχῆς ; nous les retrouverons le moment venu.

Cependant, il ne se contente pas de ce premier élément de réponse. Se souvenant de son principe général d’interprétation du traité (théorie du λόγος ἀποφαντικός en tant que lieu propre du vrai et du faux, cf. 2.22-24), qu’il rappelle ici expressément (18.13-16), il va s’efforcer de combiner la théorie de la signification et la théorie du lieu de la vérité ; ce qui ne va pas sans mal, puisque la théorie de la signification se situe dans un cadre délimité par les relations entre choses, pensées, sons vocaux et signes écrits en général, alors que la théorie du lieu de la vérité oblige à introduire des distinctions entre pensées composées et incomposées, et parallèlement entre items vocaux composés et incomposés. La difficulté de l’articulation se marque dans la phrase d’Ammonius qui suit son exposé de la théorie de la signification (17.28-30) : « voilà donc les choses qu’il enseignera par le présent passage, et principalement dans laquelle des entités de divers types (καὶ προηγουμένως ἐν τίσι τῶν ὁπωσοῦν ὄντων) il faut chercher la vérité et la fausseté ». Par suite de cet amalgame, la question du lieu de la vérité va être référée, d’abord à la constellation des termes qui avaient été mis en place dans le cadre de la théorie générale de la signification (17.31-32 : « faut-il chercher la vérité dans les choses, ou dans les pensées, ou dans les sons vocaux, ou dans deux quelconques de ces types d’éléments, ou même dans les trois ? »), ensuite seulement aux termes qui interviennent dans le traitement proprement aristotélicien (16a9-18) du problème du lieu de la vérité (17.32-18.2 : « […] et si c’est dans les sons vocaux, dans lesquels ? Les noms et les verbes, ou les énoncés qui en sont composés ? »). Cette manière d’articuler l’enquête suppose, notons-le, que la seule des trois candidatures retenue « officiellement » sera celle des sons vocaux.

Le résultat de cette initiative[37] donne lieu à une certaine distorsion du commentaire par rapport au texte commenté : si Ammonius (qui se souvient sans doute de Metaph E 4, 1027b25-27) ne cherche pas ici à sauver, d’une façon ou d’une autre, la vérité dans les choses, même composées (il la récuse explicitement en 18.10-12, quitte à la récupérer plus tard dans une certaine mesure, cf. 21.16-22.2), il ne peut se résoudre à abandonner la candidature des pensées. Il est vrai que le texte d’Aristote l’impose : le Stagirite admet expressément qu’il y a des pensées qui sont nécessairement vraies ou fausses (16a11), et il établit une comparaison (ὥσπερ … οὕτω, 16a9-11) entre le plan noématique et le plan phonique, comparaison qui lui permet d’affirmer que ce qui se passe sur le second plan « ressemble » (ἔοικε, 16a13) à ce qui se passe sur le premier. Mais, précisément, comparaison n’est pas raison ; et rien n’indique dans le texte d’Aristote si (et si oui, pourquoi) le vrai et le faux doivent être situés à titre primitif dans les pensées composées, et à titre dérivatif seulement dans les sons vocaux composés. Ammonius, ayant posé le problème du lieu du vrai et du faux par rapport à la triple candidature πράγματα/νοήματα/φωναί, se trouve contraint d’établir entre νοήματα et φωναί des rapports explicites d’antériorité causale, afin de pouvoir retenir à la fois leurs deux candidatures : la candidature des φωναί, candidature « officielle » du traité (le λόγος étant défini comme une espèce de φωνή, 16b26), et la candidature « officieuse » des νοήματα, jugée philosophiquement plus fondée par le commentateur.

La suture difficile entre ces deux plans est réalisée par la phrase suivante (18.2-7) : « On déterminera que les noms et verbes sont des sons vocaux simples, qui ne signifient ni la vérité ni la fausseté, comme il a été dit aussi dans le préambule des Catégories [2a8-10] ; c’est à propos de l’énoncé déclaratif réalisé par leur combinaison que s’observent (θεωρεῖται) le vrai et le faux, et, à titre préalable par rapport aux sons vocaux (ὡς πρὸ τῶν φωνῶν), ces caractères s’observent à propos des pensées, en tant qu’elles sont les causes des sons vocaux (ὡς αἴτια τῶν φωνῶν ὄντα) ». Dans la fin de la section considérée, en revanche, Ammonius se rapproche du texte aristotélicien : voulant justifier l’ensemble des considérations préalables aux définitions du nom et du verbe (16a3-18), il ne situe plus le lieu du vrai et du faux qu’au niveau officiel des φωναί : « se proposant dans ce livre, pour la première fois, de traiter de la fausseté et de la vérité, il lui fallait nous enseigner dès le début ce qui était susceptible de l’une et de l’autre, et ce qui par nature n’était susceptible d’aucune des deux, et rappeler que le premier cas s’observe dans les sons vocaux composés, et le second dans les simples » (18.14-17). On peut dire qu’ici comme en d’autres circonstances, le commentateur se donne pour double tâche de rendre compte de la surface visible du texte aristotélicien et d’en éclairer les dessous.

2. (18.23-22.2)

Dans cette longue section, Ammonius, fidèle à son intention (sans doute dangereuse à nos yeux modernes) de présenter le sens global du passage (passage qui couvre en fait à la fois le présent lemme et le suivant) avant d’en scruter quelques détails localisés, commence par présenter, comme le feront après lui bien des commentateurs modernes, les quatre éléments « utiles pour la théorie projetée » (18.25). Mais la méthode qu’il suit lui permet de les présenter dans un ordre et sous une forme qui diffèrent de leur présentation dans le texte d’Aristote, à savoir : πράγματα, νοήματα (et non παθήματα ἐν τῇ ψυχῇ, ou τῆς ψυχῆς), φωναί (et non τὰ ἐν τῇ φωνῇ), γράμματα (et non τὰ γραφόμενα). Il reviendra plus loin assez longuement sur les deux dernières simplifications, dans son explication de détail du texte (22.3-23.9 pour τὰ ἐν τῇ φωνῇ, 23.10-29 pour τὰ γραφόμενα). En ce qui concerne l’identification, plus lourde encore de conséquences, des παθήματα τῆς ψυχῆς avec les νοήματα, Ammonius est beaucoup plus discret : il la réitère brièvement en 22.10 et 22.19 ; dans ce dernier passage, il se réfère (διὰ τὴν εἰρημένην κατ’ἀρχὰς αἰτίαν) à sa longue défense de l’authenticité du traité contre Andronicos (5.24-7.14). Il apparaît en effet, comme on sait, qu’Andronicos avait tenu pour acquis que l’auteur du De Interpretatione « appelait les pensées des passions de l’âme », et que le texte prétendait que cette doctrine, précisément visée par περὶ τούτων en 16a8, avait été exposée dans le De Anima (5.29-6.2). Andronicos déclarait n’avoir rien trouvé de tel dans le De Anima, et il en tirait argument contre l’authenticité du De Interpretatione. Ammonius, au contraire, indique plusieurs passages où, sous la supposition d’une assimilation entre imagination et intellect passible, et même sans cette supposition, on peut voir selon lui qu’Aristote appelle les pensées des passions de l’âme (cf. respectivement 6.21-23 et 7.1-2). L’écart entre les παθήματα (16a3-4, 6-7) et les νοήματα (16a10, 14), sur lequel les commentateurs modernes s’interrogent légitimement, est ainsi complètement neutralisé, sur la base d’un accord de principe entre Ammonius et Andronicos (malgré leur désaccord sur les conclusions à en tirer) sur la référence exacte du περὶ τούτων de 16a8.

Ammonius expose aussi les relations qui s’établissent entre les quatre types d’éléments, mais toujours avec la même liberté par rapport au texte d’Aristote. L’ordre πράγματα-νοήματα-φωναί-γράμματα est présenté comme un ordre téléologique, dans lequel chaque terme a pour fin celui qui le précède : les pensées ont pour τέλος la compréhension des choses (elles ne sont « vraiment des pensées » que lorsqu’elles sont « ajustées aux choses », dont elles sont (alors) des « images », εἰκόνες, 18.29-30)[38] ; les φωναί sont « annonciatrices » (ἐξαγγελτικαί) des pensées, elles sont un don de la nature à l’animal politique, dont la vie en communauté ne serait pas possible « si nous ne connaissions pas les pensées les uns des autres » (Ammonius dégage un τέλος plus « professionnel » en 20.30-31 : sans les φωναί, enseignement et apprentissage seraient impossibles) ; les γράμματα enfin ont pour τέλος de « préserver la mémoire des φωναί. C’est seulement par la suite (19.32-34) que, conformément à un mouvement qui nous est maintenant familier, Ammonius reviendra aux termes qu’emploie Aristote lui-même pour désigner les trois types de relations (ὁμοιώματα, σύμβολα, σημεῖα) qu’il établit entre les quatre types d’éléments (πράγματα, νοήματα, φωναί, γράμματα)[39].

Entre temps (19.1-32), Ammonius s’intéresse à deux points : (i) la répartition des quatre éléments entre nature (πράγματα et νοήματα) et convention (φωναί et γράμματα) ; (ii) le rôle, secondaire selon lui, qu’Aristote accorde aux γράμματα. Sur le premier point, il dégage correctement le critère d’universalité et d’identité qu’utilise Aristote (on le verra plus loin défendre l’accentuation de ταὐτά en 16a5 et 8) ; puis il justifie ce critère au moyen d’arguments assez conventionnels : l’εἶδος de l’homme, du cheval, etc. (pris pour exemples de πράγματα) sont les mêmes partout ; de même (et sans doute par suite : cf. ci-dessus n. 15) la pensée qui porte sur l’homme, la pierre, etc. est la même chez tous. Le caractère conventionnel des φωναί et des γράμματα est rapporté, vraisemblablement, à la diversité des noms (vocaux) d’une même chose dans les différentes langues, et à celle de leur représentation graphique. Sur le second point, les observations d’Ammonius me paraissent plus intéressantes. Compte tenu du fait qu’Aristote ne parlera plus du langage écrit par la suite, Ammonius se demande pourquoi il le mentionne ici. Sa réponse est que le caractère manifestement conventionnel de l’écriture permet de rendre plus clair le caractère conventionnel du langage oral, qui n’est pas aussi évident ; la preuve en est, dit Ammonius, qu’il y a eu des débats chez les anciens sur le caractère naturel ou conventionnel des φωναί, alors qu’on ne signale rien de tel à propos des γράμματα. L’argument n’est évidemment pas très puissant : on pourrait soutenir que la langue orale (ou une langue orale privilégiée) est naturelle, malgré le caractère conventionnel de son système graphique. Mais Ammonius pourrait répliquer que si la diversité des systèmes graphiques est facilement prise comme l’indice de leur caractère conventionnel, on se trouve encouragé à tirer la même conclusion de la diversité des langues (sans chercher à la concilier, d’une façon ou d’une autre, avec leur naturalité).

Ammonius reviendra, à deux reprises, sur le débat nature/convention : d’abord dans l’explication de détail du présent lemme (23.30-24.21), où il reprendra et développera quelques idées présentées ici (notamment l’idée que le caractère conventionnel des lettres, étant plus manifeste que celui des sons vocaux, permet d’établir plus clairement le caractère conventionnel des sons vocaux[40]) ; ensuite, et beaucoup plus longuement, dans le commentaire du chapitre 2, où il écrira une longue dissertation (34.17-40.30) pour montrer que la thèse d’Aristote sur ce problème est (sous condition de procéder aux distinctions nécessaires) identique à celle de Socrate dans le Cratyle. Sans doute est-il normal que cette dissertation soit renvoyée au commentaire du chapitre 2, où apparaît l’expression κατὰ συνθήκην, alors que le chapitre 1 ne comporte aucune allusion explicite au problème nature/convention. Mais cette séparation, pédagogiquement compréhensible, entre l’analyse du texte d’Aristote et l’établissement de la concordance de sa doctrine avec celle du « divin Platon » (37.17-18) comporte un inconvénient majeur, aux yeux d’un moderne : c’est que l’étude de la vérité ou de la plausibilité des doctrines d’Aristote est matériellement disjointe de l’étude des arguments sur lesquelles il les appuie lui-même. Dans le passage que nous étudions, Ammonius établit fort bien que le critère de naturalité utilisé par Aristote est l’universalité, et que c’est au nom de ce critère que les lettres et les sons vocaux seront considérées comme non naturels ; mais dans la dissertation sur l’accord entre Aristote et Platon, lorsqu’il s’agit de montrer qu’en un sens les noms sont par nature, et en un autre par institution, la diversité des langues ne fait plus l’objet d’aucune allusion, que ce soit pour montrer qu’elle ne fait pas obstacle à la version correcte de la thèse naturaliste, ou pour montrer qu’elle supporte la version correcte de la thèse conventionnaliste ; tous les exemples étudiés sont pris à l’intérieur de la langue grecque (noms propres adaptés à la personnalité de leur porteur, 35.2-12 ; réponse à l’argument anti-naturaliste tiré de l’interchangeabilité de certains mots, 37.28-38.17[41]).

Lorsqu’il revient, d’abord en 19.32-34, puis thématiquement en 20.1-31, aux diverses relations (ὁμοιώματα, σύμβολα, σημεῖα) instituées par Aristote entre ce qu’Ammonius considère maintenant comme les trois éléments principaux de son analyse (πράγματα, νοήματα, φωναί), le fait majeur du commentaire est qu’Ammonius s’emploie à différencier ὁμοίωμα et σύμβολον, mais qu’il considère σύμβολον et σημεῖον comme parfaitement synonymes (20.6-7, cf. 20.26).

Comment peut s’expliquer cette dernière décision, qui nous paraît surprenante ? Il nous faut ici rappeler (et en même temps essayer d’oublier) qu’elle a eu, depuis Boèce (qui traduit les deux mots par nota) jusqu’à Bonitz et au-delà, de nombreux imitateurs, influencés ou non par le commentaire d’Ammonius[42]. D’un autre côté, il est très peu vraisemblable qu’Ammonius ait été le premier à procéder à cette identification : s’il avait eu connaissance d’un débat sur ce point, il n’aurait sans doute pas manqué de nous le faire savoir, comme il le fait à d’autres propos. Nous devons donc tenter de reconstituer, d’après les données de son texte, pourquoi il ne cherche pas à différencier les deux mots, alors qu’en d’autres occasions il est aussi attentif que les modernes à respecter scrupuleusement les choix lexicaux d’Aristote et à en justifier sémantiquement les différences.

Se préoccupe-t-il de donner des arguments en faveur de cette identification ? Si l’on s’en tient à notre passage (20.1-31), il semble que l’on ne puisse discerner rien de mieux que deux ébauches d’arguments. L’un est fondé sur l’usage des deux termes par Aristote, l’autre sur l’usage commun.

(i) Après avoir écrit une formule qui présuppose l’équivalence des deux termes, mais sans doute par réduction du sens de σημεῖον à celui de σύμβολον (τὸ δέ γε σύμβολον ἤτοι σημεῖον, 20.6), Ammonius explique que « le philosophe le nomme (αὐτὸ ὀνομάζει) des deux manières ». La forme de cette justification (où le singulier αὐτὸ renvoie sûrement à σύμβολον) confirme que le commentateur a primordialement en tête le σύμβολον : il veut dire qu’Aristote appelle le σύμβολον aussi bien σύμβολον que σημεῖον. D’où tire-t-il cette idée ? Non, sans doute, d’une étude générale du lexique d’Aristote en ces matières (il ne fait aucune référence à quelque autre traité, comme il lui arrive ailleurs de le faire), mais plutôt de notre passage lui-même, d’où il tire certainement à la fois le primat du σύμβολον et la réduction sémantique du σημεῖον au σύμβολον : en effet, Aristote commence par établir une relation « symbolique » entre τὰ ἐν τῇ φωνῇ et τὰ ἐν τῇ ψυχῇ παθήματα (16a3-4), puis il paraît établir une relation « sémiotique » entre φωναί et παθήματα τῆς ψυχῆς (16a5-7), ce qui semble autoriser (à condition de négliger quelques assimilations qui paraissent vénielles, mais surtout à condition de négliger la nuance peut-être capitale apportée par le πρώτων/πρώτως de 16a6) une superposition intégrale entre σύμβολον et σημεῖον. Naturellement, les occurrences de σημεῖον dans le texte d’Aristote en 16b7, 10 et 22 ont pu pousser dans le même sens.

(ii) Passant de cette équivalence lexicale à l’explication de la notion de σύμβολον-σημεῖον, Ammonius en donne pour caractéristique, par contraste avec l’ὁμοίωμα, le caractère arbitraire : « il est entièrement en notre pouvoir (ἐφ’ἡμῖν), en ce qu’il n’existe que par notre invention (ἐπινοία) ». De ce caractère arbitraire, il résulte qu’un σύμβολον-σημεῖον peut être facilement remplacé par un autre, sans que sa fonction symbolique soit affectée. Pour justifier cette analyse, Ammonius se garde bien d’évoquer le sens originaire de σύμβολον, sur lequel beaucoup de commentateurs modernes prennent au contraire volontiers appui (mais le connaît-il ? Impossible de le dire), à savoir « l’une des deux parties jointives d’une marque, utilisées à des fins de reconnaissance ou de contrôle » : l’implication de ce sens originaire est en effet que le σύμβολον, même en des sens élargis, se maintient dans la sphère générale de « ce qui correspond étroitement à quelque chose[43] ». Ammonius a au contraire besoin que le σύμβολον ne corresponde pas étroitement à ce dont il est le σύμβολον, de façon à pouvoir être facilement remplacé par un autre. Il s’adresse, pour ce faire, à une étymologie différente, et au cas prototypique (en référence à cette étymologie) du signal du combat, illustré par deux vers d’Euripide (Phoen 1377-1378) qui lui fournissent un garant honorable, à la fois pour l’interchangeabilité des σύμβολα et pour l’équivalence du σύμβολον et du σημεῖον. Lorsque Ammonius écrit que « la sonnerie d’une trompette et le jet d’une torche peuvent être le σύμβολον du moment où il faut que les guerriers se jettent les uns sur les autres (συμβάλλειν ἀλλήλοις) », il paraît peu douteux, en effet, que son emploi du verbe συμβάλλειν soit destiné à indiquer implicitement l’étymologie du mot σύμβολον : le signal du combat est, en quelque sorte, le σύμβολον originaire (ce qui n’aurait pas manqué d’intéresser Roland Barthes). Euripide vient alors à la rescousse : « Lorsqu’eut jailli, telle une flamme, le son de la trompette tyrrhénienne, signal (σῆμα) du sanglant combat […][44] ». Ces vers paraissent ainsi confirmer que le son et la flamme sont deux σύμβολα interchangeables, et que tous deux sont des espèces de σήματα-σημεῖα (de plus, l’arbitraire du σύμβολον permet à une seule et même chose d’être le σύμβολον de plusieurs choses différentes : 20.13-14).

Dans quelques autres passages du commentaire d’Ammonius, on peut trouver des indications supplémentaires qui permettent d’insérer l’équivalence du σύμβολον et du σημεῖον dans un cadre plus large. En 24.10-11, notamment, il dit (à propos des σημεῖα de 16a6) que les items vocaux (τὰ ἐν τῇ φωνῇ) sont des σημεῖα, « c’est-à-dire qu’ils sont signifiants en tant qu’ils sont des symboles » (τοῦτ’ἔστι σημαντικὰ ὡς σύμβολα ὄντα) ; il apparaît donc qu’Ammonius dispose d’une notion plus générique que celle du σύμβολον-σημεῖον, à savoir la notion de σημαντικόν, dont l’espèce « symbolique » est le σημεῖον. Ce schéma est confirmé par ce qu’il dit plus loin à propos du verbe et du nom, dans le commentaire du chapitre 3, après une longue citation (allégée des éléments de dialogue) du Sophiste (261d-262a), où Platon employait précisément le terme de σημεῖον (262a6). Platon avait dit : « le signe vocal (τὸ σημεῖον τῆς φωνῆς) qui est appliqué à ceux qui font ces actions [désignées par les verbes] est un nom ». Grâce à un collage entre les répliques concernant les deux espèces de δήλωμα phonique (261e4-6), le verbe (262a3-4) et le nom (262a6-7), Ammonius se donne les moyens de dire que Platon, avant Aristote, avait appelé le verbe un σημεῖον, ce qu’il commente ainsi : « le mot σημεῖον indique chez l’un et chez l’autre ce qui est signifiant (τὸ σημαντικόν), et signifiant par institution, mais non par nature » (49.3-5). Cette occurrence platonicienne du terme σημεῖον, en contexte linguistique, permet ainsi à Ammonius de distinguer (assez paradoxalement, bien sûr) le σημεῖον du σημαντικόν, et d’introduire entre eux un rapport d’espèce à genre ; cette opération a sûrement contribué à effacer pour lui la différence entre σημεῖον et σύμβολον, ou à lui permettre de sauver l’équivalence qu’il croyait pouvoir instituer entre eux.

Alors qu’il n’est pas évident que pour Aristote la non-universalité des γράμματα et celle des φωναί (16a5-6) soit constitutive du rapport « symbolique » que les premières ont avec les secondes, et les secondes avec les παθήματα (16a3-4), puisque les deux phrases sont liées par un simple καί, Ammonius considère que le caractère arbitraire et interchangeable du σύμβολον explique que ces rapports soient qualifiés de « symboliques » par Aristote : selon lui, « il est possible de noter les mêmes φωναί par des lettres différentes, comme le montre l’invention des caractères appelés idiographiques[45], et d’exprimer les mêmes pensées par des φωναί différentes, comme l’indique la pluralité des langues et, au sein de la même langue, la substitution de noms (de fait, les Anciens ont jugé bon d’appeler Aristoclès Platon, et Tyrtame Théophraste)[46] ».

Par opposition au σύμβολον-σημεῖον, Ammonius définit la notion d’ὁμοίωμα par une « tendance à reproduire iconiquement la nature même de la chose, dans la mesure du possible » (τὸ μὲν ὁμοίωμα τὴν φύσιν αὐτὴν τοῦ πράγματος κατὰ τὸ δυνατὸν ἀπεικονίζεσθαι βούλεται, 20.1-2) et par le fait qu’« il n’est pas en notre pouvoir de la transformer (μεταπλάσαι) ». On peut remarquer que lorsqu’il applique cette analyse à l’explication du rapport de « similitude » établi par Aristote entre les pensées et les choses, il reprend tel quel le second trait (« il est impossible de penser une seule et même chose au moyen de pensées différentes », 20.19-20), mais il simplifie considérablement le premier, en effaçant complètement l’aspect tendanciel (βούλεται) de l’ὁμοίωμα au profit de l’εἰκὼν : « il est nécessaire que chacune des pensées soit l’image (εἰκόνα εἶναι) de la chose dont elle est la pensée, εἰκών inscrite dans l’âme comme dans un tableau, puisque penser n’est rien d’autre que recevoir ou rendre présente (πρόχειρον) <la forme de> ce qui est pensé » (20.20-23). La raison d’être de cette simplification n’est pas difficile à voir. En prenant appui sur l’analogie picturale (20.3-6), Ammonius avait établi que l’ὁμοίωμα avait des conditions minimales : un portrait de Socrate qui ne reproduirait pas ses caractéristiques physiques principales (le crâne chauve, le nez camus, les yeux exorbités) ne serait pas un ὁμοίωμα de Socrate ; mais rien n’empêche que divers portraits de Socrate puissent reproduire ou non des traits moins caractéristiques ; c’est vraisemblablement en ce sens que l’ὁμοίωμα « tend » vers l’εἰκών, « dans la mesure [éventuellement variable] du possible ». En se guidant sur ce modèle, on parviendrait à un résultat qui contredirait l’interprétation ammonienne du rapport entre pensées et choses : il serait possible, en effet, d’envisager l’existence de plusieurs pensées de la même chose, les unes possédant le contenu minimal qui permet de les qualifier comme pensées de cette chose, les autres contenant d’autres traits en plus de ce contenu minimal. C’est là précisément, dans le contexte, ce qu’Ammonius veut éviter.

Il vaut sans doute la peine de noter que, dans sa distinction entre ὁμοίωμα et σύμβολον-σημεῖον (et malgré son insistance sur le caractère arbitraire du second), Ammonius ne fait pas intervenir l’opposition φύσει/θέσει. Ce qui correspond, du côté de la φύσις, au σύμβολον-σημεῖον, ce n’est pas l’ὁμοίωμα, c’est l’espèce non symbolique du σημαντικόν, espèce dont les membres n’ont aucun besoin de « ressembler » à ce dont ils sont les σημαντικα.

La dernière partie de la présentation du « sens global du passage » (20.32-22.2) se rapporte, comme je l’ai déjà indiqué, au lemme suivant (16a9-18). On peut y distinguer deux parties : (i) une explication de la distinction du simple et du composé dans les pensées et dans les sons vocaux (20.32-21.16), qui permet de situer le vrai et le faux dans les pensées composées et dans les sons vocaux composés ; (ii) de brèves explications complémentaires sur la « vérité des choses », destinées principalement à montrer que cet emploi non prédicatif des notions de vérité et de fausseté est étranger à l’objet du traité (21.16-22.2).

L’aspect le plus remarquable de la première partie est qu’Ammonius, qui avait auparavant souligné l’antériorité de la vérité des pensées par rapport à la vérité des énoncés (18.4-7), s’efforce au contraire de présenter maintenant ces deux supports de la vérité en termes strictement parallèles[47]. Il n’est pas moins intéressant de relever, par contraste, l’incapacité où il est de traduire correctement ce parallélisme lorsqu’il s’agit d’illustrer par des exemples la distinction du simple et du composé au triple niveau des choses, des pensées et des énoncés (20.33-21.4). Aux deux bouts de la chaîne, tout va à peu près bien à nos yeux : « Socrate » est un exemple de chose simple, et « Socrate court » un exemple de φωνή composée ; mais entre ces deux extrêmes, Ammonius donne comme exemple de chose composée « Socrate courant », et comme exemple de pensée composée « celle qui porte sur Socrate courant ». L’obstacle n’est pas d’ordre linguistique : le grec est parfaitement capable d’exprimer « le fait que Socrate court » et « la pensée que Socrate court » ; et le mot πρᾶγμα se traduit souvent de façon correcte, me semble-t-il, par « état de choses ». La clef du texte est sans doute à chercher dans l’explication que donne Ammonius de son exemple de chose composée, « Socrate courant » : « l’οὐσία de Socrate, dit-il, reçoit ici en outre (προσείληφε) l’activité de courir ». Le composé se bâtit ainsi autour de la substance simple, et en référence à elle. Il ne s’agit pas seulement ici, me semble-t-il, d’une conséquence mécanique du choix de « Socrate » comme exemple unique de πρᾶγμα ἁπλοῦν (alors qu’Aristote lui-même prend des verbes, aussi bien que des substantifs, comme exemples de κατὰ μηδεμίαν συμπλοκὴν λεγόμενα, Cat 2a10) ; plus profondément, il s’agit sans doute de ce qu’on pourrait appeler une sorte d’ousiocentrisme, qui se traduit par une sorte d’onomatocentrisme, fondé théoriquement en 30.1-3, et qui peut s’autoriser du fait qu’Aristote lui-même présente le verbe comme τῶν καθ’ἑτέρου λεγομένων σημεῖον (16b7 ; cf. ci-dessus n. 31).

En ce qui concerne la « vérité des choses » ou « vérité ontologique », la seconde partie de notre section (21.16-22.2) procède de façon très nuancée. Dans un premier temps (jusqu’à 21.24), Ammonius entreprend de réduire la vérité non prédicative à une vérité prédicative : les choses, prises en elles-mêmes (αὐτὰ καθ’ αὑτά) ne sauraient être dites vraies ni fausses (comme il avait déjà été dit en 18.10-12) ; mais elles peuvent l’être par rapport à la vérité épistémique (κατὰ τὴν θεωρουμένην ἐν ταῖς γνώσεσιν ἀλήθειαν), en ce sens que les expressions ordinaires « Socrate est vraiment un homme », « la statue de Socrate est faussement un homme », signifient précisément que la définition de l’homme se prédique avec vérité de la notion de Socrate, mais non de celle de sa statue. La relation de prédication convenant non aux choses, mais d’abord aux pensées et ensuite aux sons vocaux, c’est par cette application du rapport de prédication à la vérité des choses (je suppose que τὰ πράγματα est la référence de τῶν τοιούτων, 21.24) que ces dernières peuvent être dites vraies ou fausses, en un sens dérivatif. Dans un second temps, Ammonius admet, en revanche, qu’en un autre sens (κατ’ἄλλον τρόπον) le vrai et le faux peuvent se trouver dans les choses « prises en elles-mêmes », et aussi dans les plaisirs, selon la teneur ontologique des premiers et la teneur morale des seconds. Il esquisse alors une théorie des degrés d’être (οὐ γὰρ ὁμοίως ὄντα), qu’il illustre par une hiérarchie où Platon et Aristote paraissent curieusement amalgamés (les formes complètement immatérielles, qui sont des actes purs de toute puissance ; les formes qui ont besoin de la matière ; la matière elle-même ; les reflets dans les miroirs)[48] ; il indique aussi (en référence implicite au Philèbe) en quel sens les plaisirs peuvent être dits vrais ou faux. Pourquoi cette deuxième explication est-elle irréductible à la première ? Probablement parce qu’Ammonius n’envisage pas que l’on puisse formuler et utiliser une définition de l’être, de manière à montrer qu’elle se prédique avec vérité, ou non, de telle ou telle chose.

De toute manière, nous n’avons affaire ici qu’à un complément pédagogique, du style de ceux auxquels nous sommes habitués : Ammonius rappelle brièvement que ce hors-d’oeuvre sur la « vérité des choses » ne concerne pas le propos du De Interpretatione, lequel ne traite que de la vérité considérée « dans les dispositions verbales [ou, si l’on veut, linguistiques] [de l’âme] (ἐν ταῖς λεκτικαῖς διαθέσεσι)[49] ».

3. (22.3-24.21)

Cette troisième partie du commentaire du présent lemme, où Ammonius retourne sur quelques points particuliers qui « méritent qu’on y arrête son attention » (ἐφιστάνοντες τοῖς ἐπιστάσεως ἀξίοις, 22.5), est particulièrement intéressante pour le point de vue que j’ai adopté ici. On y aperçoit en effet comment fonctionne la sélection opérée entre les points qui méritent attention et ceux qui, à en juger par le silence où ils sont laissés, ne méritent pas cette attention. Les différences entre la méthode d’Ammonius et les préoccupations des exégètes modernes devraient s’en trouver éclairées.

Le commentateur s’arrête d’abord assez longuement sur deux questions, qui retiennent aussi bien les modernes. (i) 22.4-23.9 : Pourquoi Aristote utilise-t-il l’expression τὰ ἐν τῇ φωνῇ (16a3-4) plutôt que le mot φωναί (dont Ammonius ne relève pas l’emploi en 16a5) ? (ii) 23.10-29 : Pourquoi Aristote utilise-t-il l’expression τὰ γραφόμενα (16a4) plutôt que les mots στοιχεῖα ou γράμματα (ici encore, Ammonius ne relève pas l’emploi de γράμματα en 16a5) ? Enfin (iii), il consacre une page relativement brève (23.30-24.21) à l’explication des lignes 16a5-8, qu’il présente comme la désignation de la cause (αἰτίαν, 23.30) en vertu de laquelle τὰ ἐν τῇ φωνῇ et τὰ γραφόμενα sont appelés des σύμβολα dans les lignes précédentes.

3.1. (22.4-23.9)

En ce qui concerne l’expression τὰ ἐν τῇ φωνῇ, qui a fait couler beaucoup d’encre[50], l’explication d’Ammonius est celle qui deviendra traditionnelle chez les commentateurs anciens, et dont nous savons par Boèce qu’elle remonte au moins à Porphyre[51] : τὰ ἐν τῇ φωνῇ est une expression plus restrictive que ne serait αἱ φωναί, et non plus large comme le pensent certains modernes[52] ; elle désigne uniquement les noms et les verbes (sous leur forme orale), par opposition à la fois (a) aux deux autres formes de noms et de verbes, ceux qui sont écrits et ceux qui sont pensés, et (b) aux φωναί en général, qui comprennent aussi bien les sons vocaux inarticulés émis de façon naturelle par les sourds-muets de naissance (23.2-5). L’argumentation d’Ammonius est plutôt faible et embarrassée, notamment dans la mesure où son interprétation met nettement les λόγοι en dehors de τὰ ἐν τῇ φωνῇ (cf. 22.17, 23, 25, 26, 34, 23.3, 4-5, 6), contrairement à ce que feront plusieurs commentateurs latins médiévaux[53]. Elle comporte deux arguments distincts, qui correspondent à la distinction entre (a) et (b), et dont le second est présenté comme préférable au premier (ἢ μᾶλλον, 22.22) :

  • D’une part, il s’agirait pour Aristote, selon le commentateur, « d’assurer la continuité (συνεχῆ ποιῶν) de l’ensemble de son enseignement sur les noms et les verbes », enseignement inauguré par la promesse initiale de « définir ce qu’est le nom et ce qu’est le verbe ». Mais pourquoi couper ainsi la citation, et ne pas l’avoir poursuivie jusqu’au λόγος ? Ammonius en éprouve visiblement quelque gêne : lorsqu’il introduit, aussitôt après (22.12-16), le triple plan du langage intérieur, du langage oral et du langage écrit, il applique cette division à la fois au nom, au verbe, et au λόγος qui en est composé (cf. 22.13, 14, 16). Par un subterfuge qu’aucun érudit moderne ne se permettrait sans doute, il profite pourtant de la reprise d’une longue incidente (ἐπεί, 22.12 ; ἐπεὶ τοίνυν, ὅπερ ἐλέγομεν, 22.16) pour laisser tomber subrepticement le λόγος (cf. τὰ ὀνόματα καὶ τὰ ῥήματα, 22.17). La transition entre cette explication et celle (« préférable ») qui la suit semble manifester quelque mauvaise conscience[54].

  • D’autre part, l’expression τὰ ἐν τῇ φωνῇ serait pour Aristote un moyen de montrer, en évitant volontairement d’employer le mot φωναί, qu’il y a une différence entre les φωναί, qui incluent tous les sons vocaux émis naturellement, et les noms et verbes, qui sont des symboles conventionnels, qui dépendent de « notre invention (ἐπινοία) », et qui ont la φωνή pour matière, matière que façonne « l’imagination verbale [ou linguistique] (ἡ λεκτικὴ φαντασία) ». Dans ce second argument, Ammonius ne fait aucun effort pour justifier l’équivalence qu’il établit entre τὰ ἐν τῇ φωνῇ et les noms et verbes (exclusivement) ; le cas du λόγος n’est tout simplement pas envisagé.

3.2. (23.10-29)

Concernant la justification de l’emploi de τὰ γραφόμενα, les explications du commentateur sont plus intéressantes. Il se place successivement à deux points de vue différents. Si l’on admet que ce que dit Aristote porte sur les noms et les verbes (c’est-à-dire si l’on admet les explications qu’il vient de donner sur le sens de l’expression τὰ ἐν τῇ φωνῇ), alors τὰ γραφόμενα désigne les noms et verbes écrits, « symboles » des noms et verbes oraux, eux-mêmes « symboles » des noms et verbes pensés. Mais Ammonius envisage aussi que l’on puisse vouloir « élargir l’examen à tout l’ensemble du vocabulaire [de la question] » (ἐπὶ πᾶσαν ἁπλῶς λέξιν — traduction qui me paraît justifiée par le contexte, bien que David Blank préfère traduire par « all of expression »). Suit une analyse sémantique assez fine des mots γράμμα et στοιχεῖον, qui sont, d’après Ammonius, ceux (et tous ceux) qu’Aristote aurait pu employer à la place de τὰ γραφόμενα. Ces mots, nous dit-il, sont tous deux employés pour désigner aussi bien la marque écrite isolée que l’émission vocale qui lui correspond[55], bien que γράμμα soit plutôt spécialisé dans la désignation du caractère écrit, et στοιχεῖον plutôt dans celle de l’émission vocale[56].

Ces remarques sont malheureusement mal exploitées. Ammonius estime qu’Aristote emploie τὰ γραφόμενα au lieu de τὰ γράμματα « afin qu’il soit plus manifeste que son expression désigne les marques [écrites] des éléments [phonétiques] » (τοὺς τύπους τῶν στοιχεῖων, 23.29), étant donné que τὰ γράμματα, pris en un sens large, pourrait désigner les éléments phonétiques. Cette idée le conduit à penser que la relation « symbolique » marquée par Aristote entre τὰ γραφόμενα et τὰ ἐν τῇ φωνῇ concerne les lettres isolées, ce qui est bien sûr tout à fait peu plausible, puisque le parallélisme implicite dans les lignes 16a3-4 impliquerait alors la conséquence absurde qu’un phonème isolé serait aussi le « symbole » d’un πάθημα de l’âme. Plus ou moins conscient de cette difficulté, Ammonius se tire d’affaire en construisant un contraste artificiel entre le caractère « symbolique » de la lettre et le caractère non « symbolique » du phonème (23.23-25). La lettre est le « symbole » du phonème qui lui correspond, en vertu du critère de l’interchangeabilité : on peut concevoir différentes marques écrites pour le même phonème (cf. 20.14-16). En revanche, le phonème « n’est pas un symbole du nom, mais une partie du nom [oral] ». L’argument est très artificiel : qui donc a jamais prétendu que le phonème était un symbole du nom ? En substituant ici, en position de corrélat du phonème, une entité elle-même phonétique (le nom) à une entité psychique, Ammonius se délivre à peu de frais de l’obligation de rendre compte, de façon homogène, des deux relations « symboliques » présentées par Aristote dans les lignes 16a3-4. La mésaventure d’Ammonius nous invite, par contraste, à penser qu’Aristote dit τὰ γραφόμενα, et non τὰ γράμματα, pour éviter que son discours puisse être compris comme se référant aux lettres isolées (inconvénient qui disparaît en 16a5, où il se trouve libre d’employer γράμματα, et où il le fait) ; par voie de conséquence, on doit penser aussi qu’il dit τὰ ἐν τῇ φωνῇ, et non φωναί, pour éviter que son discours puisse être compris comme se référant aux phonèmes isolés, et non aux unités de niveau supérieur (noms, verbes, et aussi énoncés) ; ici encore, l’inconvénient disparaît en 16a5, où il emploie φωναί.

3.3. (23.30-24.21)

Dans ce passage consacré à un commentaire détaillé des lignes 16a5-8, Ammonius présente ces lignes comme l’identification de la cause (αἰτίαν, 23.30) en vertu de laquelle τὰ ἐν τῇ φωνῇ et τὰ γραφόμενα (qu’il appelle maintenant γράμματα et φωναί, au mépris des explications qu’il vient de donner) sont appelés des σύμβολα dans les lignes précédentes : c’est, comme nous l’avons vu déjà, la non-universalité des lettres et des sons vocaux qui justifie le caractère « symbolique », c’est-à-dire pour Ammonius conventionnel, des relations qu’ils entretiennent avec leurs corrélats respectifs. Ammonius répète ici un certain nombre de choses qu’il a déjà dites, ou que j’ai signalées par anticipation. Ce que ce passage apporte de nouveau, ce sont des explications plus poussées sur le plan textuel, qu’il nous faut maintenant examiner.

Tout d’abord, Ammonius s’explique sur le sens qu’il a déjà donné par anticipation, avec toute la tradition ancienne (depuis Alexandre, selon Boèce), au mot πρώτως (ou πρώτων, ou πρῶτον) en 16a6 : les signifiés « directs et immédiats » des signes-symboles que sont les noms et les verbes sont les « pensées » ; leurs signifiés indirects, « par l’intermédiaire des pensées », sont les « choses » (cf. 17.24-26).

Quel est donc le texte qu’il a lu à cet endroit, plus qu’aucun autre controversé ? On sait qu’il a consulté plusieurs manuscrits différents : l’obscurité et la densité du traité ayant provoqué des modifications qui affectent le sens « dans plusieurs des manuscrits », il s’est résolu à citer l’ensemble du texte au fur et à mesure, « pour faire connaître clairement la version qui paraît la plus exacte » (8.25-28). Mais sur le mot qui nous intéresse, il ne signale ni variantes ni corrections.

Le dossier extraordinairement compliqué de cette affaire, dû aux variantes de la tradition aristotélicienne (directe et indirecte), de la tradition ammonienne (directe et indirecte), sans parler de celles des traditions postérieures et des discussions exégétiques modernes, a été exposé minutieusement par Montanari[57]. Je rappelle brièvement les points de son exposé qui me concernent particulièrement. (i) Montanari est d’accord avec Minio-Paluello[58] pour lire πρώτων, plutôt que πρώτως ou πρώτον, dans le texte d’Aristote ; mais il montre que cette leçon, loin d’être à reconstituer uniquement sur la base de la tradition indirecte (traductions arménienne, latine, syriaque), comme le pensait Minio-Paluello, a des points d’appui dans la tradition grecque (le cod. Vat. Barberinianus gr. 87 ( R[59], et aussi un fragment, transmis par un commentaire syriaque, du commentaire perdu d’Olympiodore, attestant l’existence de la leçon πρώτων). (ii) La tradition ammonienne, au niveau du lemme (17.17) et de la citation textuelle (24.5), présentée par Busse comme portant πρώτως, et considérée par Minio-Paluello comme partagée entre πρώτως et πρώτον, doit être au contraire considérée comme reflétant la lecture de πρώτων, sur la base de 24.6 et 10 (πρώτων A) et surtout de 24.9 (πρῶτα codd. omn.) ; dans ce dernier passage, le mot est décliné par rapport au texte d’Aristote, et donc une correction normalisatrice avait moins de risques de s’y produire. (iii) C’est l’exégèse traditionnelle du passage, adoptée par Ammonius comme par beaucoup d’autres, mais qui s’adapte malaisément à la leçon πρώτων, qui a donné lieu à l’apparition des variantes adverbiales πρώτως et πρώτον, et non l’inverse.

L’analyse de Montanari, en un sens, est typique de l’usage que font les commentateurs modernes du commentaire d’Ammonius : elle prend appui, de façon ponctuelle, sur les occurrences et variantes des mots πρώτως, πρώτον, πρώτων, πρῶτα dans le lemme, la citation, les paraphrases. La seule chose que je puisse y ajouter, conformément à la méthode que j’ai adoptée ici, est de replacer ces appuis ponctuels dans la chaîne du discours d’Ammonius. En effet, ils figurent tous (à l’exception du lemme) dans une phrase particulièrement longue et compliquée, remplie d’incidentes et de reprises (24.5-12), qu’il vaut la peine d’étudier en la lisant selon la version recommandée par Montanari, pour voir si ses hypothèses, touchant le texte lu par Ammonius et le texte d’Ammonius lui-même, en permettent une lecture satisfaisante. Voici donc le texte auquel on aboutit (je reprends la numérotation des lignes de l’édition Busse) :

5Λέγει γὰρ ὧν μέντοι ταῦτα σημεῖα πρώτων, ταῦτα λέγων τὰ ἐν τῇ 6φωνῇ, τοῦτ’ἔστι τά τε ὀνόματα καὶ τὰ ῥήματα, ὧν οὖν πρώτων ταῦτα 7σημεῖά ἐστι (λέγει δὲ τῶν νοήματων· σημαίνεται γὰρ ὑπ’ αὐτῶν καὶ τὰ 8πράγματα, οὐ μέντοι προσεχῶς, ἀλλὰ διὰ μέσων τῶν νοήματων, τὰ μέντοι 9νοήματα οὐκέτι δι’ἄλλων μέσων σημαίνεται, ἀλλὰ πρῶτα καὶ προσεχῶς), 10ὧν τοίνυν πρώτων σημεῖά ἐστι τὰ ἐν τῇ φωνῇ, τοῦτ’ἔστι σημαντικὰ ὡς 11σύμβολα ὄντα, ταῦτα νοήματά ἐστι παθήματα ὄντα τῆς ψυχῆς καὶ ὄντα 12παρὰ πᾶσι τὰ αὐτά, διὸ καὶ φύσει.

Ce que l’on peut essayer de traduire comme suit (j’introduis les substantifs « entités » et « items », respectivement féminin et masculin, pour pouvoir traduire différentiellement les pronoms neutres grecs) :

[Après avoir parlé des sons vocaux et des lettres, Aristote parle des pensées et des choses, pour opposer leur caractère naturel au caractère conventionnel des premiers]. Il dit en effet : « cependant, les entités dont ces items sont les signes, les premières » (entendant par « ces items » les items vocaux, c’est-à-dire les noms et les verbes) — ces entités premières, donc, dont ces items sont les signes (il veut dire qu’ils sont les signes des pensées ; car <sans doute> les choses aussi sont signifiées par eux, non directement toutefois, mais par l’intermédiaire des pensées, alors que les pensées sont signifiées, non plus par d’autres intermédiaires, mais les premières et immédiatement) — ces entités premières, par conséquent, dont les items vocaux sont les signes (c’est-à-dire dont ils sont signifiants en tant qu’ils en sont des symboles), <eh bien,> ces entités-là sont des pensées, qui sont des passions de l’âme, et qui sont identiques chez tous ; c’est pourquoi elles sont par nature.

On peut remarquer, d’une façon générale, que cette longue phrase, dans sa structure complexe, reprend et développe la structure générale et chacun des éléments de la phrase d’Aristote. La proposition relative d’Aristote, ὧν μέντοι ταῦτα σημεῖα πρώτων, est citée une première fois (24.5), et suivie d’une explication de l’élément ταῦτα ; elle est reprise sous la même forme grammaticale (24.6-7), avec une modification sur laquelle je vais revenir, accompagnée cette fois d’une explication de l’élément πρώτων ; elle est enfin répétée encore une fois (24.10), avec la même structure et la même modification, et une explication de l’élément σημεῖα. La proposition principale d’Aristote, ταὐτὰ πᾶσι παθήματα τῆς ψυχῆς, est à son tour imitée par celle d’Ammonius, qui reprend bien évidemment ici son identification des παθήματα τῆς ψυχῆς avec les νοήματα.

Peut-on trouver, dans ce passage du commentaire, des éléments qui ne s’expliquent bien que si Ammonius a lu πρώτων chez Aristote, et s’il a lui-même écrit ce même mot, comme le pense Montanari ? On pourrait hésiter devant l’expression πρῶτα καὶ προσεχῶς (24.9) : la conjonction d’un adjectif et d’un adverbe paraît insolite (cf. par contraste προηγουμένως καὶ προσεχῶς, 17.25, dans un contexte identique). Cependant, cette hésitation doit être levée, à mon avis, par la considération suivante, qui me paraît importante. Lorsqu’il reprend la phrase d’Aristote, d’abord en 24.6-7, puis en 24.10, Ammonius déplace le mot litigieux, de sorte que ce mot se trouve éloigné du substantif σημεῖα, et rapproché du relatif ὧν, localement et donc syntaxiquement. La place originaire du mot en question, lu πρώτων, dans le texte d’Aristote, paraît donc l’avoir gêné, ce qui pourrait sans doute constituer par contraste un argument en faveur d’une leçon adverbiale (πρώτως ou πρώτον), modifiant σημεῖα ou le verbe sous-entendu ἐστι, dans le « bon » texte d’Aristote. Ainsi se trouverait favorisée une interprétation du type de celles de Kretzmann[60] ou de Pépin[61] (les φωναί sont d’abord des σημεῖα, et ensuite des σύμβολα, cf. γένηται σύμβολον en 16a28). Le déplacement opéré par Ammonius s’expliquerait alors par l’hypothèse que le commentateur, lui, a lu πρώτων dans un exemplaire déjà corrompu sur ce point, et qu’il l’a lu en une place qui l’a suffisamment déconcerté pour qu’il modifie cette place lorsqu’il reprend la phrase d’Aristote, au moment précis (24.6) où il se prépare à l’expliquer de la façon traditionnelle (24.7-9).

La thèse de Montanari se trouve ainsi pleinement confirmée, je pense, en ce qui concerne Ammonius et le texte qu’il a lu chez Aristote. Peut-être en revanche ne l’est-elle pas en ce qui concerne le « bon » texte d’Aristote lui-même, puisque précisément Ammonius a éprouvé la nécessité de déplacer le mot pour rendre plus assurée son exégèse de la phrase : si ses intuitions de locuteur grec le conduisent à trouver la place de πρώτων bizarre, on peut peut-être s’aventurer à supposer que celles d’Aristote l’auraient empêché de mettre πρώτων à la place où nous voyons un mot qui lui ressemble ; en revanche, πρώτως à cette même place ne soulève aucun problème. Il est assurément dommage qu’Ammonius n’ait pas été jusqu’à s’expliquer sur le déplacement qu’il faisait subir au mot qu’il avait lu ; mais nous l’avons déjà vu prendre avec la même discrétion (ou la même inconscience ?) des initiatives analogues, à la fois minimes en apparence et décisives sur le plan exégétique.

Après avoir rapidement signalé que son interprétation exige la lecture ταὐτά en 16a6 (sans dire, comme il va le faire tout de suite pour le cas analogue de 16a8, qu’elle est en concurrence avec la lecture ταῦτα, recommandée par Herminos), Ammonius passe à l’explication du rapport de « similitude » (ὁμοιώματα) marqué par Aristote entre les παθήματα τῆς ψυχῆς et les πράγματα. Sur ce point, il est extraordinairement bref (24.13-16) : il ne s’interroge nullement sur le contenu de la relation de similitude, dont il s’est déjà occupé en 20.1-6, et il considère comme évident (δηλονότι, 24.15) que les corrélats des παθήματα, selon cette relation, sont les choses. Cette évidence repose manifestement, d’abord sur l’identification déjà opérée des παθήματα avec les νοήματα (mot qui prend silencieusement la place du mot παθήματα dans la récapitulation des lignes 24.18-21), ensuite sur la réduction des sons vocaux et des pensées dont parle ici Aristote aux sons vocaux et pensées simples, réduction elle aussi déjà opérée plus haut (22.17-23.9). Ammonius préserve ainsi Aristote, par anticipation, de la partie la plus accentuée du reproche qui lui sera adressé par Ackrill : « The suggestion that thoughts are likenesses of things is not acceptable even for simple thoughts like the thought of a cat. It is even less acceptable for thoughts that would be expressed in sentences[62] ». Mais il ne répond pas à la question de savoir si les pensées composées sont elles aussi des ὁμοιώματα, et si oui, de quoi.

4. (24.22-25.30)

Nous abordons maintenant la quatrième partie du commentaire du troisième lemme, dans laquelle Ammonius propose des éclaircissements à l’intention de « ceux qui veulent s’élever à l’étude des êtres et examiner les causes transcendantes (ἐξῃρημένας) de ce dont il s’agit ici ».

La réalisation de ce programme ambitieux se divise en deux parties inégales. La première, la plus brève et la plus remarquablement discrète (24.24-29), fait correspondre au triangle choses-pensées-sons une hiérarchie néo-platonicienne (plus précisément, je crois, proclienne) de διακόσμοι : l’ordre divin, l’ordre intellectif, l’ordre psychique. Ammonius prend soin de différencier l’expression de la relation causale qui lie chacun de ces ordres à leurs produits : les choses sont « produites à partir d’une origine divine » (θεόθεν παράγεσθαι) ; les pensées « doivent leur subsistance aux intellects » (ἀπὸ τῶν νόων ὑφίστασθαι) ; les sons vocaux sont « réalisés par les âmes rationnellement caractérisées et ayant une essence séparée de tout corps » (ὑπὸ τῶν ψυχῶν τῶν κατὰ τὸ λογικὸν χαρακτηριζομένων καὶ πάντος σώματος χωριστὴν οὐσίαν ἐχουσῶν ἀποτελεῖσθαι) ; mais la signification de ces nuances n’est pas éclairée. Elles correspondent sans doute à des différences de statut ontologique entre produits, entre producteurs, et entre produits et producteurs (je suggérerai ci-dessous, en commentant 25.25-30, une explication possible du vocabulaire particulier adopté pour la présentation de la cause psychique des sons vocaux). Le cas spécial des sons vocaux, réalités sensibles produites par des âmes essentiellement incorporelles, conduit en effet Ammonius à préciser que la théorie qu’il expose ne porte pas sur n’importe quelle voix, mais sur la voix qui signifie conventionnellement les choses par l’intermédiaire des pensées, et qui peut elle-même être signifiée (σημαίνεσθαι) par le moyen des lettres ; en d’autres termes, « la voix articulée, humaine, celle qu’on appelle langage » (τῆς ἐνάρθρου καὶ ἀνθρωπίνης καὶ διαλέκτου καλουμένης).

La légitimité de la distinction de la voix et du langage est ensuite plus longuement assurée dans une seconde partie (24.33-25.30), qui contient un appel à l’autorité des « médecins » (24.33-25.10), une identification différentielle des causes de la production de sons vocaux inarticulés par les animaux sans raison (25.10-17), une défense de la différence entre langage articulé et voix inarticulée contre les objections de certains « prétendus grammairiens » (25.17-25), enfin, l’indication rapide (25.25-30) des causes de la production, non plus du langage articulé en général, mais de ses éléments (στοιχεῖα).

Ce double volet si brutalement contrasté, métaphysique et scientifique, répond-il point par point aux deux parties du programme initial (« s’élever à l’étude des êtres et examiner les causes transcendantes de ce dont il s’agit ici ») ? Il est certain que la seconde partie, la partie scientifique, tient un discours étiologique (αἰτίαν, 25.11 et 25.26 ; αἰτιασόμεθα, 25.13 et 25.27). Cependant, même en affaiblissant autant que possible la valeur du participe ἐξῃρημένας, qui qualifie les causes recherchées dans l’exposé du programme initial, jusqu’à lui faire signifier « abstraites » plutôt que « transcendantes » (c’est cette dernière traduction qui est donnée par LSJ s.v. III 4, sur la base de plusieurs références procliennes), on n’obtiendrait pas encore le résultat souhaité : en effet, les causes alléguées sur la base du témoignage des médecins (parties du corps productrices de la matière phonique et de ses informations successives, la trachée-artère selon l’aigu et le grave, les organes buccaux selon les γράμματα-phonèmes, les syllabes et l’ensemble du langage) n’ont rien de particulièrement « abstrait ». Il faut donc admettre que le programme initial est unitaire (« s’élever à l’étude des êtres, c’est-à-dire examiner les causes transcendantes de ce dont il s’agit ici »), et que sa réalisation l’est tout autant : les causes corporelles du langage articulé n’ont rien de « transcendant », mais elles sont des causes auxiliaires, « au service de la tendance de l’âme rationnelle » (τῇ ὁρμῇ τῆς λογικῆς ψυχῆς ὑπηρετούμενα, 25.6), laquelle reste la cause du langage humain en dernière instance, comme il était annoncé en 24.27-29. De même, la cause des sons vocaux inarticulés émis par les animaux sans raison[63] est leur âme irrationnelle, sensible, imaginative et passive (24.10-17). On admirera donc comment Ammonius résiste, au moins ici, à son envie d’explorer les « causes transcendantes » au risque d’un éloignement considérable par rapport aux effets étudiés par Aristote lui-même : après quelques lignes d’ontologie néo-platonicienne, il parvient à trouver le fil qui lui permettra de rejoindre des considérations anatomo-physiologiques, psycho-zoologiques et grammaticales beaucoup moins dissonantes par rapport au texte d’Aristote.

Deux points particuliers me paraissent à relever dans ce passage, qui sont tous deux des réponses à des objections possibles ou réelles.

Tout d’abord, Ammonius examine (25.17-25) si la distinction entre sons vocaux inarticulés et langage articulé est mise en péril, comme le disent « certains prétendus grammairiens », par les transcriptions phonétiques des cris d’animaux et des chants d’oiseaux dans la comédie (Aristophane est clairement désigné par ses imitations des grenouilles et des pourceaux). La thèse des grammairiens en question, dit Ammonius, est « ridicule ». Il la réfute par une sorte de sorite : si les cris d’animaux étaient (identiques à) ces imitations comiques, il faudrait en dire autant des bruits variés, grondement de la mer, grincement des poulies (cf. Plat. Resp III 397a, rapprochement justement noté par Busse), et autres bruits produits par des êtres inanimés, et imités eux aussi par les auteurs comiques (ou par les comédiens et metteurs en scène de comédies ?).

Ensuite, dans un passage assez difficile (25.25-30), Ammonius paraît répondre à la question suivante : puisqu’il vient d’indiquer la cause psycho-physique de l’émission des sons vocaux inarticulés par les animaux sans raison, ne serait-il pas nécessaire d’indiquer aussi, analogiquement (ἀνάλογον, 25.26), la cause de l’émission, par les êtres humains, des éléments phonétiques (στοιχεῖα) ? Ces éléments, en effet, sont asémantiques ; à ce titre, ils paraissent échapper à la causalité de l’âme rationnelle, ou du moins ne pas s’en contenter, puisque celle-ci est mieux faite pour rendre compte de la production du langage articulé que de ses articulations élémentaires. À cela, Ammonius répond qu’« il ne faut pas chercher [aux στοιχεῖα] d’autre cause efficiente que l’âme particulière (μερικὴ ψυχή), dont l’invention leur donne génération » ; et il ajoute : « mais rien n’empêche de dire qu’est leur modèle (παράδειγμα) la production naturelle qui est la sienne, production qui fournit masses et dimensions (ὄγκους καὶ διαστήματα) à chacune des choses qu’elle réalise (τῶν δι’αὐτῆς ἀποτελουμένων), masses et dimensions qui constituent aussi le supplément que possèdent les lettres par rapport aux sons vocaux (καθ’ ἃ καὶ τὰ γράμματα τῶν φωνῶν ἐπλεόνασε) ».

Pourquoi Ammonius parle-t-il ici d’« âme particulière », expression qui dans le vocabulaire néo-platonicien s’oppose évidemment à l’âme totale ou âme du tout, plutôt que d’âme rationnelle, comme il l’avait fait plus haut pour rendre compte de l’information de la voix, grave ou aiguë, en phonèmes (γράμματα), syllabes et langage en général (25.6-9) ? C’est vraisemblablement parce que le problème qu’il se pose ici n’est pas d’expliquer la genèse du langage articulé dans l’espèce humaine, ni non plus d’expliquer celle des divers systèmes phonétiques propres à chaque langue (à supposer qu’il en admette la diversité), mais d’expliquer la production individuelle des occurrences singulières de στοιχεῖα dans l’usage de la parole. L’« analogie » entre la recherche des causes de la production des sons vocaux inarticulés par les animaux sans raison et la recherche des causes de la production des phonèmes isolés par les êtres humains s’éclaire ainsi : si les sons vocaux inarticulés sur les causes desquels Ammonius s’interroge sont des occurrences singulières de ces sons vocaux, et si leurs causes psychiques sont également singulières (comme il est manifeste, cf. ταῖς τῶν προσπιπτόντων αἰσθήσεσί τε καὶ φαντασίαις ἑπόμεναι, 25.14 ; κατὰ τὰ ἑκάστοτε αὐτοῖς ὑπάρχοντα πάθη, 25.16-17), le problème « analogue » qu’il se pose en 25.25-30 doit être celui des occurrences singulières de phonèmes asémantiques, émises cependant par des êtres rationnels. L’« invention » (ἐπίνοια) qui leur donne génération n’est donc pas, je pense, la convention artificielle qui produit, en général, la diversité des φωναί, mais la pensée qui, en chaque occasion, produit des successions de phonèmes dont seul l’ensemble est signifiant.

On comprend alors que la « production naturelle » (par quoi il faut entendre, je pense, la reproduction biologique[64]) puisse servir ici de « paradigme » : les produits naturels de l’âme particulière s’incarnent dans un corps lui-même animé, bien sûr, mais dont l’animation suppose extension et différenciation de parties organiques.

Il est remarquable, pour finir, que le rapport des lettres aux sons vocaux soit décrit, parallèlement à celui des sons vocaux aux pensées, comme un « surplus » ou un « supplément » d’extension et d’incarnation. Ce « supplément » supplémentaire s’explique peut-être simplement par l’écart qui sépare les lettres, « symboles » de « symboles », des pensées, écart plus grand que celui qui sépare les sons vocaux des pensées. Mais l’idée est peut-être, plus précisément, que les lettres, dans leur articulation graphique, développent dans l’espace la représentation d’un phonème auditivement simple (dans le son vocal « A », par exemple, rien ne correspond aux trois traits dont se compose la lettre « A »).

5. (25.31-26.2)

La cinquième et dernière partie du commentaire de ce troisième lemme est extrêmement brève. Sans se référer à la longue discussion qu’il a menée avec Andronicus (5.24-7.14) sur le renvoi d’Aristote au De Anima (8-9), et sans davantage s’interroger sur la référence exacte de περὶ τούτων en 16a8 (expression qu’il reprend lui-même sans la gloser aucunement, 25.31), il se borne à citer An III 8, 432a12-14, et à renvoyer sans autres précisions « aux passages où Aristote a jugé bon d’appeler l’imagination “intellect passible” ». Ces passages, selon ce qu’il avait dit dans son préambule, sont à son avis nombreux : outre celui qu’il cite ici, il citait alors III 5, 430a23-25 et 7, 431b2 à l’appui de l’idée qu’Aristote appelle passions de l’âme les pensées (et plus généralement I 1, 403a3-5, 5-10, 402a7-10, à l’appui de l’idée qu’Aristote « étend le nom de passion à toutes les activités de l’âme », y compris « la pensée de notre âme rationnelle, même si elle se produit sans image »)[65]. Il ressort de ces citations, me semble-t-il, qu’Ammonius demande au De Anima, et pense y trouver, une légitimité pour deux choses, et pour deux choses seulement : d’une part, l’équivalence qu’il a établie entre les παθήματα τῆς ψυχῆς et les νοήματα ; d’autre part, la relation de « similitude » (iconique ou imageante) établie par Aristote entre les παθήματα et les πράγματα, et qui s’établit (si l’on admet l’équivalence précédente) entre les νοήματα et les πράγματα. La portée du περὶ τούτων, tel que l’entend Ammonius, doit donc s’étendre, exactement et exclusivement, aux termes dont Aristote dit qu’ils sont « les mêmes pour tous », c’est-à-dire les παθήματα et les πράγματα, et sur leur relation de similitude. Si l’universalité est bien le critère de la naturalité, il s’agit donc des éléments naturels de l’analyse aristotélicienne, à l’exclusion des éléments conventionnels.

On s’attendrait, dans ces conditions, à voir Ammonius dire que les doctrines reprises du De Anima relèvent de la physique ou de la physiologie, alors que les doctrines propres au De Interpretatione relèvent de la logique. Or il ne le fait pas. Pourquoi ? L’explication qui me paraît la plus plausible est qu’il ne lisait pas ἄλλης γὰρ πραγματείας dans son texte d’Aristote[66] ; s’il avait lu ces trois mots, en effet, il aurait probablement jugé de son devoir d’expliquer quelle était cette « autre discipline » dont relèvent les thèses tirées du De Anima. La tâche était d’autant plus nécessaire pour lui que l’identification de cette discipline n’allait pas entièrement de soi. Alors qu’il fait appel à la « physiologie » (16.15), ou encore à la médecine (24.33), pour éclairer tout ce qui concerne la matière phonique du λόγος, il n’aurait certainement pas accepté d’attribuer à une science des conditions matérielles de l’activité logico-linguistique les responsabilités d’une noétique ou d’une psychologie de l’âme rationnelle.

Si l’on admet l’authenticité du renvoi au De Anima et de sa localisation dans le chapitre[67], je me demande même s’il n’y aurait pas quelque chose à dire en faveur de la condamnation de ἄλλης γὰρ πραγματείας dans le texte même d’Aristote, sur la base de la restitution conjecturale du texte lu par Ammonius. En effet, même en admettant, avec notre commentateur, que le renvoi au De Anima concerne uniquement le plan psychique, le plan « pragmatique » et leur relation de similitude, l’authenticité de ἄλλης γὰρ πραγματείας impliquerait, me semble-t-il, qu’Aristote tourne la page sur ces sujets, et ne fait plus aucun usage de ces éléments dans ce qui suit (comme il le fait dans le cas, tout différent, du renvoi de 17a13-15). Or, s’il est vrai que les lignes 16a9-18 se concentrent sur la correspondance des niveaux psychique et phonique, la thèse de la localisation du vrai et du faux dans les pensées composées, et dérivativement dans les sons vocaux composés, ne peut guère se développer en toute indépendance par rapport à la thèse de la similitude psycho-pragmatique : d’où viendrait que certaines pensées composées sont nécessairement vraies ou fausses, sinon de ce qu’elles doivent nécessairement correspondre ou ne pas correspondre à certains états de choses ?

Il est vrai qu’une autre répartition des tâches est envisageable entre 16a3-8 et 16a9-18 : si l’on accepte la leçon πρώτων, et si l’on en admet une certaine interprétation (celle qu’esquisse Montanari[68], en attendant les développements promis dans le volume à venir), les παθήματα de 16a6-7, déterminés par πρῶτα, sont simples et élémentaires ; les πράγματα auxquelles ils ressemblent doivent donc l’être aussi. Dans ce cas, ce qui est renvoyé à « une autre discipline » serait la théorie de la « ressemblance » entre objets simples (substances, qualités, mouvements, etc.) et représentations simples ; ce qui est pertinent pour le présent traité est uniquement la théorie du lieu de la vérité discursive, distincte par principe de la ressemblance imaginative. L’objection que l’on peut faire à cette interprétation de ἄλλης γὰρ πραγματείας est que, loin de tourner la page sur les notions de pensée simple et de vocables sans liaison, Aristote s’appuie constamment sur elles, dans les lignes 16a9-18, pour faire ressortir par contraste la spécificité du lieu du vrai et du faux. Il me semble difficile de penser, par exemple, que les membres de phrases liés par ὁτὲ μέν … ὁτὲ δέ (16a10) puissent relever de deux traités différents, a fortiori de deux disciplines différentes. Je pense donc que l’on garde le droit de suspecter les mots ἄλλης γὰρ πραγματείας, dans le texte d’Aristote.

V. Le quatrième lemme (16a9-18) et son commentaire (26.12-29.28)

La brièveté relative du commentaire qu’Ammonius donne de ce dernier lemme du chapitre 1 s’explique par les nombreuses anticipations qu’il a opérées précédemment concernant les thèmes qui y sont abordés : focalisation du traité sur l’énoncé déclaratif catégorique et sur la vérité discursive (cf. 2.18-25, 4.3-4, 16.4-7), distinction du simple et du composé au niveau des pensées et des sons vocaux, et localisation du vrai et du faux dans les pensées et sons vocaux composés (18.7-22, 20.32-21.16), mise hors jeu de la vérité non discursive (18.10-12, 21.16-22.2). Nous avons vu qu’une bonne partie de ces anticipations vient du fait que le commentaire du troisième lemme contenait une explication du « sens global du passage » (22.3) qui concernait en réalité, non ce seul lemme, mais l’ensemble du troisième et du quatrième lemmes, c’est-à-dire la totalité du texte 16a3-18. Ainsi s’explique que le commentaire du quatrième lemme, s’il n’évite pas quelques répétitions, se concentre sur l’explication de certains détails du texte et sur les réponses que l’on pourrait faire à qui s’étonnerait de voir Aristote s’exposer ici à certaines objections.

Le commentaire de ce lemme se divise, semble-t-il, en quatre parties (je modifie sur un point la division des paragraphes dans l’édition Busse) :

  1. (26.12-22) Objet général du lemme.

  2. (26.23-27.26) Justification de la doctrine du lieu du vrai et du faux et éclaircissements complémentaires sur cette doctrine.

  3. (27.27-28.1) Le cas de la vérité non discursive.

  4. (28.2-29.28) Réponses à quelques difficultés de détail.

1. (26.12-22)

Ammonius manifeste un certain embarras au moment de définir l’objet de ce lemme. Aristote y poursuit, selon lui, deux fins simultanées (ἅμα, 26.15). D’une part, il éclaire l’utilité de ce qui vient d’être dit (en 16a3-9) par rapport à l’objet général du traité ; d’autre part, il enseigne l’« analogie » qui s’institue entre pensées et sons vocaux. Ce que les noms et verbes sont aux pensées simples, les énoncés composés par combinaison affirmative ou négative (« synthèse » ou « division ») de noms et de verbes le sont aux pensées composées par synthèse ou division ; les premiers ne sont pas susceptibles d’être vrais ou faux, les seconds doivent être nécessairement vrais ou faux. L’introduction de la notion d’analogie repose vraisemblablement sur l’emploi de ἔοικε par Aristote (16a13).

On peut tenter de rendre compte de la juxtaposition de ces deux objectifs en disant que le premier concerne la signification contextuelle du lemme, et le second sa signification intrinsèque. Cependant, il subsiste une difficulté pour Ammonius, et un détail de son expression le montre. Ayant admis depuis longtemps (17.28-18.2) que le but de l’étude des rapports entre choses, pensées et sons vocaux était principalement de préparer la théorie du lieu du vrai et du faux (exégèse dont il nous apprend qu’elle vient d’Alexandre, qu’il approuve hautement sur ce point, 27.21-26), il est obligé de laisser de côté tous les éléments qui, dans les lignes 16a3-8, préparent autre chose, à savoir la thèse conventionnaliste de la signification des noms (et implicitement des verbes) ; et comme les lignes 16a3-8 ne contiennent aucune allusion à la distinction du simple et du composé dans les pensées et dans les sons vocaux (à moins d’admettre une interprétation de πρώτων qui n’est pas la sienne), les lignes 16a9-18 ne peuvent montrer « l’utilité » des lignes 16a3-9 par rapport au projet général du traité, paradoxalement, que dans la mesure où elles leur apportent un correctif crucial. Comme le dit Ammonius, « Aristote dit que le vrai et le faux s’aperçoivent (θεωρεῖται) dans les pensées et dans les items vocaux, non cependant (οὐ μέντοι) dans les simples, mais dans les composés ». Il se peut que ce μέντοι dans le texte d’Ammonius reflète le δέ d’Aristote en 16a9 ; mais comme on ne voit jamais le commentateur s’interroger sur les particules de liaison du texte qu’il commente (il ne se demande pas, en l’occurrence, si le δέ de 16a9 répond au μέν de 16a3 ou à celui de 16a8), on ne peut avoir aucune certitude sur ce point.

2. (26.23-27.26)

Ammonius ne se contente pas ici de répéter ce que dit Aristote (et ce qu’il avait déjà dit lui-même) sur la localisation du vrai et du faux au niveau des pensées composées et des items vocaux composés. Il présente une justification « inductive » (ἐκ τῆς ἐπαγωγῆς φανερόν, 26.24) des aspects négatifs et positifs de la thèse d’Aristote, d’abord au niveau noétique (26.24-30), puis au niveau vocal (26.30-33). Cette « induction », en fait, est extrêmement rudimentaire (« celui qui prononce mille fois le nom de Socrate n’a rien dit de vrai ni de faux »), et il n’y a pas grand-chose à dire de ce passage, sinon qu’il y a un net contraste entre le peu de soin qu’Ammonius prend d’éclairer la logique de la négation (il ne se pose pas, par exemple, la question de la valeur de vérité des énoncés concernant Socrate, qui est mort) et le grand soin assez inutile qu’il prend, au contraire, d’expliquer le vocabulaire aristotélicien de la négation (si Aristote appelle διαίρεσις ce que lui-même préfère appeler ἀναίρεσις, c’est parce que la négation « sépare » le prédicat du sujet, « faisant ainsi office d’une sorte d’instrument de division dans l’énoncé », 27.1-3).

Pour nourrir quelque peu un commentaire jusqu’ici assez maigre, Ammonius anticipe sur les chapitres suivants en prévenant son lecteur (i) que toute composition ou division (de nom et de verbe) n’est pas nécessairement susceptible d’être vraie ou fausse : la prière (cf. 17a2-7) et les autres formes d’énoncés non déclaratifs ne le sont pas (pour caractériser le mode pertinent de composition ou de division, Ammonius introduit la qualification de ὑπαρκτική, 27.12) ; et (ii) que « même au niveau de l’énoncé déclaratif (κατὰ τὸν ἀποφαντικὸν λόγον), n’importe quel entrelacement de noms et de verbes ne constituera pas un énoncé complet, c’est-à-dire vrai ou faux : assurément les cas déclinés du nom (αἱ τοῦ ὀνόματος πτώσεις), entrelacés avec ἔστι, ne signifient rien de vrai ni de faux » (27.14-18). Cette seconde précaution anticipe évidemment sur ce que dira Aristote à propos des πτώσεις au chapitre 2 (16a32-b5) ; mais il faut remarquer qu’Ammonius n’est pas très soigneux dans l’emploi de son vocabulaire. D’une part, il semble considérer (cf. κατὰ τὸν ἀποφαντικὸν λόγον) qu’une séquence comme Φίλωνός ἐστι est un énoncé déclaratif, mais incomplet, et par suite ni vrai ni faux, ce qui est incompatible avec ce qu’Aristote dit en 17a2-3. D’autre part, il dit expressément qu’une telle séquence est une συμπλοκή de noms et de verbes, alors qu’Aristote dit non moins nettement que les cas des noms ne sont pas des noms (16b1). Enfin, son explication du rôle possible des πτώσεις dans la constitution d’un énoncé complet (vrai ou faux) est assez maladroite : ce qui signifie quelque chose de vrai ou de faux, c’est, selon lui, ou bien l’entrelacement du verbe ἔστι avec des noms au cas direct, ou bien « dans les cas obliques, l’assemblage avec le prédicat des éléments qui suffisent à la production d’un énoncé complet (ἐν ταῖς πλαγίαις ἡ πρὸς τῷ κατηγορουμένῳ[69] συμφόρησις τῶν ἀρκούντων πρὸς γένεσιν αὐτοτελοῦς λόγου), comme lorsque nous disons Σωκράτους ἐστὶ τὸ βιβλίον » (27.19-21). Comme Ammonius était parti de la considération d’une formule associant le verbe ἔστι avec un cas oblique comme Σωκράτους, il aurait dû, semble-t-il, dire que ce qu’il fallait ajouter à cette séquence était un sujet, comme τὸ βιβλίον. Si je comprends bien sa formulation, il part maintenant du seul mot Σωκράτους, qu’il appelle « le prédicat » sans dire pourquoi ; et il dit que ce qu’il faut ajouter à ce prédicat est un certain nombre (supérieur à un) d’éléments « qui suffisent à la production d’un énoncé complet », c’est-à-dire, en l’espèce, ἐστὶ τὸ βιβλίον. Il est à remarquer que son analyse s’effondrerait dans d’autres cas de figure (par exemple : « Platon rencontre Socrate » : « Platon rencontre » n’est pas un énoncé complet).

3. (27.27-28.1)

Ammonius revient ici au cas de la vérité non discursive, dont il prétend que la place est laissée ouverte par le texte d’Aristote : selon lui, « le philosophe déclare, non pas que toute vérité réside dans la composition ou la division […], mais seulement celle qui réside dans les mouvements linguistiques (τὴν ἐν ταῖς λεκτικαῖς ὑφισταμένην κινήσεσιν) », et plus précisément dans l’énoncé déclaratif. Il est exact que, dans la phrase περὶ γὰρ σύνθεσιν καὶ διαίρεσίν ἐστι τὸ ψεῦδός τε καὶ τὸ ἀληθές (16a12-13), Aristote n’a pas inséré de clause de fermeture (μόνον, ἀεί ou πᾶν) ; à cet égard, on peut accorder à Ammonius, en appliquant un principe de charité très généreux, que « les affirmations du Philosophe [ici] sont ambiguës, peut-être volontairement[70] ». Cependant, dans le contexte, il est assez clair qu’une telle clause est sous-entendue. Elle est explicite, me semble-t-il, dans la phrase qui concerne le volet linguistique de la doctrine, et où Aristote explique pourquoi les noms et les verbes pris isolément ressemblent aux pensées sans composition ni division : οὔτε γὰρ ψεῦδος οὔτε ἀληθές πω (16a15-16) ; la particule πω implique qu’il n’y a ni vrai ni faux au niveau des mots isolés, de sorte que non seulement il y a vrai ou faux s’il y a composition ou division, mais encore il y a composition ou division s’il y a vrai ou faux. La porte laissée peut-être ouverte par le texte en 16a12-13, dans laquelle Ammonius a cru pouvoir s’engouffrer avec ses dogmes néo-platoniciens, est donc nettement fermée en 16a15-16.

Sur le fond, il est à remarquer qu’Ammonius ne répète pas ce qu’il avait déjà dit auparavant à propos de la vérité non dianoétique et non discursive. En 18.10-12, il avait dit très fermement qu’« on ne saurait concevoir de vérité ni de fausseté dans les choses mêmes, prises en elles-mêmes, pas même dans celles qui sont composées » ; il entendait par là les « choses » (sensibles) correspondantes aux pensées et aux sons vocaux, c’est-à-dire des « choses » comme « Socrate » ou « Socrate courant » (cf. 20.34-21.2). En 21.16-24, il avait admis qu’on pouvait parler de vérité à propos de ces choses, non en elles-mêmes toutefois, mais par référence au sens prédicatif de la vérité : ainsi Socrate (par contraste avec la statue de Socrate) est « vraiment » un homme, dans la mesure où la définition de l’homme se prédique avec vérité de la notion de Socrate. Il avait admis enfin (21.24-33) qu’« en un autre sens » encore, il y avait vérité et fausseté dans les choses « elles-mêmes, prises en elles-mêmes », en considération de leur teneur ontologique : seules les formes pures et immatérielles, apparemment, comptaient alors comme ἀληθῶς ὄντα.

Dans le passage qui nous occupe, Ammonius ne prend en considération que ce dernier étage de la progression ainsi observée. En référence explicite à Platon et à Aristote (dont il mentionne le « traité théologique » et le troisième livre du De Anima[71]), il rappelle brièvement la doctrine de la « vérité intelligible », dont il distingue deux aspects : l’aspect ontologique, en vertu duquel il y a une vérité « qui s’observe au niveau de l’existence (ὕπαρξις) des êtres véritables, parfaitement simples », et l’aspect épistémologique, en vertu duquel il y a une vérité qui existe « au niveau de la saisie intellective de ces êtres, et qui est transcendante à toute opposition au faux ». Ammonius pense ainsi avoir résolu une question, celle de l’unité d’ensemble de la théorie aristotélicienne de la vérité, qui se pose encore à peu près dans les mêmes termes aux commentateurs d’aujourd’hui.

4. (28.2-29.28)

Dans cette dernière partie du commentaire du quatrième lemme, Ammonius examine quelques problèmes de détail, soit pour expliquer telle ou telle expression d’Aristote, soit pour répondre à telle ou telle question que le lecteur du texte pourrait se poser.

4.1. (28.2-10)

Pourquoi Aristote (16a14-15) prend-il, au moins en première apparence, τὸ ἄνθρωπος et τὸ λευκόν comme exemples, respectivement, de nom isolé et de verbe isolé ? L’adjectif λευκόν, pour Ammonius comme pour les grammairiens anciens, n’est « pas moins un nom que ἄνθρωπος » ; et, comme le commentateur le remarque à très juste titre, « ce n’est pas en vertu de la définition habituelle des verbes qu’Aristote a pu juger bon de compter λευκόν parmi eux » — il lui manque en effet un trait essentiel du verbe, la sursignification du temps (16b6-9). Mais, plutôt que de remettre en question sa présupposition de base, Ammonius préfère tenter une manoeuvre de sauvetage : λευκόν peut être compté comme un verbe « selon la définition qui prescrit d’appeler ῥῆμα tout son vocal constituant dans la prémisse un terme prédiqué ». Il promet de revenir plus clairement sur la question dans son commentaire du chapitre 3 ; il le fait effectivement (52.32-53.16) en distinguant non moins de trois significations aristotéliciennes du mot ῥῆμα, dont la troisième (rappelée sous forme abrégée en 53.5-6) est celle qu’il mentionne ici (cf. le passage correspondant sur la polysémie d’ὄνομα, 45.14-46.19). Son usage serait attesté, selon lui, non seulement par le présent passage, qu’il cite dans ce nouveau contexte (53.10-12), mais aussi par 20b1-2. Il ne nous dit pas d’où il tire cette « définition », qui par son vocabulaire (κατηγορούμενον ὅρον ἐν προτάσει) paraît renvoyer au contexte des Premiers Analytiques I 1, et implicitement à une analyse tripartite de l’énoncé déclaratif (cf. 53.17) qui n’est pas, en tout cas pour l’instant, celle du De Interpretatione. En outre, Ammonius ne paraît pas s’apercevoir qu’il faut choisir : ou bien λευκόν est un ῥῆμα-prédicat, et alors ἄνθρωπος λευκόν n’est pas un énoncé déclaratif ; ou bien ἄνθρωπος λευκόν est un énoncé déclaratif, et alors λευκόν n’est pas un ῥῆμα-prédicat. Mais il serait malséant quant à nous de lui reprocher son inertie mentale : le problème qu’il se pose ici a été souvent considéré comme un vrai problème, et la solution qu’il en propose a été acceptée par bon nombre de commentateurs anciens et modernes[72].

Ce que l’on peut retenir de cet épisode, c’est peut-être qu’Ammonius, loin de se laisser enfermer scolairement par les contraintes de la définition apparemment « officielle » qu’Aristote donne de tel ou tel terme, est prêt, avec une souplesse un peu inquiétante, à en introduire une autre définition lorsqu’il tombe sur une occurrence du terme qui lui paraît incompatible avec la définition initiale. La formule parfaite de cette application énergique du principe de charité est donnée en 46.13-18 : « le nom se disant donc de cinq manières, il faut dire que tout ce que dit Aristote ici est correct (ὀρθῶς ἔχειν) : la définition donnée du nom [en 16a19-21] est valide selon la troisième des significations qui ont été énumérées, et les précisions ajoutées plus tard [concernant les noms indéfinis et les cas, 16a29-16b5], loin de démolir la définition, nous enseignent certaines autres significations du nom ».

4.2. (28.11-29)

Nouvelle question : comment se fait-il qu’Aristote puisse prétendre que les noms et verbes isolés ne sont susceptibles ni de vérité ni de fausseté ? Il n’en est manifestement rien dans le cas des verbes employés à (ce que les grammairiens appellent) la première personne (par exemple περιπατῶ), à la seconde personne (par exemple περιπατεῖς) et même à la troisième personne, quand ils s’appliquent « à quelque chose de déterminé » (par exemple ὕει, βροντᾷ, ἀστράπτει). Ammonius n’a pas trop de peine à montrer que dans les deux premiers cas, les sujets pronominaux (ἐγώ, σύ) sont non pas effectivement énoncés, mais sous-entendus (ὑπακούονται). Le troisième cas possède, lui, un sujet nominal sous-entendu : ὁ Ζεύς. Cette explication de ce que nous appelons les « verbes impersonnels » (« il pleut », « il tonne ») n’est pas de l’invention d’Ammonius : elle est conforme à la tradition des grammairiens (cf. Apollonius Dyscole, Synt I 17). La différence entre ὕει (qui est un énoncé déclaratif) et περιπατεῖ (qui n’en est pas un) vient, selon Ammonius, de ce que le premier verbe est appliqué à un sujet sous-entendu « déterminé », alors que le second ne l’est pas ; Apollonius, remontant un peu plus haut dans l’explication, précise que cette différence vient de ce que l’action de pleuvoir est le privilège exclusif d’un seul agent — Zeus. C’est donc la nature particulière du verbe qui explique que son sujet puisse être déterminé, tout en étant sous-entendu (mais à ce compte, ne faudrait-il pas admettre que « est le père de Socrate » est une expression susceptible d’être vraie ou fausse ?).

4.3. (28.29-29.11)

Ammonius explique ici l’expression ὅταν μὴ προστεθῇ τι (16a15) et la justification qu’en donne[73] l’exemple fameux du τραγέλαφος (16a16-18). Il précise naturellement que l’adjonction nécessaire pour obtenir un énoncé vrai ou faux à partir d’un nom ou d’un verbe est l’adjonction d’un verbe au nom ou l’adjonction d’un nom au verbe ; mais il est conduit par là à penser que la fonction essentielle de l’exemple du τραγέλαφος est de montrer, par contraste, que l’adjonction d’un nom (τράγος) à un autre nom (ἔλαφος) ne signifie rien de vrai ni de faux. Il reconnaît honnêtement que τράγος n’est pas ajouté « tout entier » à ἔλαφος (εἰ καὶ μὴ ἅπαν, 29.1) ; mais il ne semble pas se rendre compte que, pour marquer le point que selon lui Aristote veut marquer ici, il aurait suffi d’une suite de noms simples ordinaires (comme chez Platon, Soph 262b : λέων ἔλαφος ἵππος), et que par suite l’exemple du τραγέλαφος a nécessairement une fonction un peu différente, en vue de laquelle son trait pertinent est de n’avoir pas de référence — de sorte qu’il pourrait paraître un bon candidat à une valeur de vérité, en l’occurrence la valeur « faux[74] ». À ce titre, il n’est pas essentiel que l’exemple choisi soit celui d’un nom composé : la Chimère aurait fait aussi bien l’affaire. Une preuve qu’Ammonius ne s’en est pas aperçu se trouve dans le fait qu’il ne fait aucune différence entre vrai et faux dans sa présentation initiale de la signification de τραγέλαφος (cf. οὐδὲν δὲ ἀληθὲς οὔτε ψεῦδος, 29.1).

Il est vrai qu’à cette première explication, Ammonius en juxtapose (ἅμα, 29.2) une autre, qui donne à l’exemple la valeur d’un argument a fortiori. Bon lecteur des Topiques, il formule l’argument dans un vocabulaire qui s’en inspire (μᾶλλον εἰκός, 29.4, cf. Top II 10, 115a6-8) : « si ceux des noms qui sont plus vraisemblablement susceptibles de l’une de ces valeurs de vérité (δέχεσθαί τι τούτων, 29.4) ne le sont pas, […] encore bien moins ceux des noms qui sont simples signifieront-ils quelque chose de vrai ou de faux ». Mais, ici encore, c’est la composition de τραγέλαφος, non son absence de référence, qui est alléguée : si ce nom est « plus vraisemblablement susceptible » d’être vrai ou faux, c’est parce que, en vertu de sa composition, « il ressemble aux énoncés qui, de l’avis général, sont susceptibles » d’être vrais ou faux (ici encore, la candidature privilégiée du faux est écartée par l’emploi de formules où vrai et faux se font équilibre, cf. 29.4, 6 et 7) ; et si les noms simples sont a fortiori inaptes à signifier quelque chose de vrai ou de faux, c’est parce qu’ils sont « plus éloignés encore des énoncés déclaratifs que ne le sont les noms composés ». À ce compte, l’exemple du bouc-cerf pourrait être aussi bien tenu par celui de l’hippopotame. Ce n’est qu’au moment d’identifier, en anticipant sur les lignes 16a17-18, ce qu’il faut ajouter à τραγέλαφος pour obtenir un énoncé vrai (μὴ εἶναι) ou faux (εἶναι) qu’Ammonius signale que τραγέλαφος « signifie une pensée qui réside dans la seule réflexion » ; mais il ne distingue pas le statut ontologique du bouc-cerf, qui explique que dans son cas (comme dans celui des autres entités fictives, peu importe que leur nom soit composé ou simple) l’affirmation d’existence est fausse et la négation d’existence est vraie, et le statut logique du nom « bouc-cerf », qui explique que dans son cas (comme dans celui des autres noms, composés ou simples) on n’obtient une expression susceptible d’être vraie ou fausse qu’en lui ajoutant « quelque chose » (qui n’est pas nécessairement le verbe « être » dans son sens existentiel). Ammonius semble donc avoir pris pour essentiel ce qui, dans l’argument d’Aristote, n’est qu’accessoire[75].

4.4. (29.12-17)

Ammonius s’interroge ici, comme le font les commentateurs antiques et modernes, sur le sens de l’alternative ἢ ἁπλῶς ἢ κατὰ χρόνον (16a18)[76]. Boèce connaît et signale déjà non moins de trois interprétations différentes, auxquelles les modernes, depuis Waitz[77] jusqu’à Hintikka[78], en ont ajouté une quatrième[79]. Les seules qu’il soit utile de rapporter ici sont la seconde (ἁπλῶς indique l’usage du verbe au présent, κατὰ χρόνον l’usage du verbe au passé ou au futur) et la troisième (ἁπλῶς indique une détermination temporelle simple, obtenue uniquement par l’emploi du verbe, soit au passé, soit au présent, soit au futur, κατὰ χρόνον une détermination temporelle plus précise, obtenue par un adverbe de temps ou quelque autre expression déterminant une date). Ammonius ne propose qu’une seule réponse, qui doit beaucoup à la troisième, mais qui ne se confond pas exactement avec elle[80]. En effet, elle consiste bien à dire que ἁπλῶς équivaut à ἀορίστως, ce qui signifie clairement, d’après 29.13-14, que l’adjonction ἁπλῶς du verbe εἶναι à τραγέλαφος est également réalisée par chacun des trois énoncés τραγέλαφος ἦν, τραγέλαφος ἔστιν, τραγέλαφος ἔσται. Mais elle emprunte aussi quelque chose à la seconde solution, dans la mesure où les seules déterminations temporelles citées sont celles qui peuvent accompagner ἦν ou ἔσται (29.15), à savoir « hier », « l’an passé », « demain », « l’année prochaine ». L’absence de « maintenant », « aujourd’hui », etc., est évidemment à souligner : il est probable qu’elle repose sur l’idée que l’emploi du verbe au présent peut se passer de toute indication supplémentaire de temps, dans la mesure où il implique la référence à un νῦν parfaitement déterminé dans son instantanéité sans épaisseur.

Ammonius connaissait-il les autres interprétations dont Boèce fait état, à peu près à la même époque que lui ? Je serais tenté de le supposer, en constatant qu’il s’exprime avec une vivacité et un dogmatisme relativement inhabituels (cf. τί ποτε βούλεται; λέγω δὴ ὅτι κτλ., 29.12), à peine atténués par l’emploi de l’optatif (29.13 et 17) : on dirait qu’il ne souhaite pas perdre du temps à discuter les options alternatives, et qu’il estime que la question n’est pas assez importante ni assez obscure pour qu’il le fasse. Si cette supposition était fondée, il faudrait en conclure qu’il n’utilise les travaux de ses devanciers qu’avec une certaine dose de sélectivité critique.

4.5. (29.18-26)

Ce dernier paragraphe du commentaire du chapitre 1, qui revient en arrière pour commenter certains aspects des lignes 16a13-15, est assez énigmatique. Ammonius paraît vouloir défendre Aristote contre un reproche possible, qui pourrait consister à dire, (i) soit que l’affirmation de la ressemblance entre noms ou verbes isolés et pensées simples (16a13-14) n’apporte rien de plus (οὐδὲν ἔτι ἐπήγαγεν, 29.19) que ce qui la précède, parce qu’elle suit (ἀκόλουθον, 29.20) de l’affirmation de la ressemblance entre énoncés composés et pensées composées (affirmation de ressemblance qu’Ammonius doit percevoir dans le ὥσπερ … οὕτω de 16a9-11, et dans la mise en avant du cas des composés en 16a12-13), (ii) soit qu’Aristote ne s’est pas rendu compte (αὐτὸ παραλέλοιμεν, 29.22) de cette implication, puisqu’il a écrit la phrase apparemment redondante[81] de 16a13-14. D’après la réponse d’Ammonius, c’est l’hypothèse (ii) qui est la bonne : la situation n’a nullement échappé à Aristote, dont l’expression ὅταν μὴ προστεθῇ τι (16a15) montrerait « immédiatement » (αὐτόθεν) que les énoncés composés ressemblent, non plus aux pensées simples, mais bien aux pensées composées. Si tel est bien le sens de la réponse d’Ammonius, elle me paraît gravement fautive. En effet, de

  1. Si l’on n’ajoute rien aux noms et verbes isolés, ils ressemblent aux pensées simples,

il se croirait autorisé à passer à

  1. Si l’on ajoute quelque chose aux noms et verbes isolés, ils ne ressemblent plus aux pensées simples,

et de là à

  1. Si l’on ajoute quelque chose aux noms et verbes isolés, ils ressemblent aux pensées composées.

Soit un double non sequitur.

C’est sur cet épisode assez fâcheux que se termine le commentaire du chapitre 1 — ce qui n’empêche pas Ammonius de se donner à lui-même un satisfecit : oubliant qu’il avait employé parfois une méthode expressément sélective (22.5), il déclare fièrement qu’il en a mené à terme le commentaire « sans lacunes » (ἀνελλιπῶς, 29.26), et qu’il peut maintenant passer à la suite : les théories du nom, du verbe et de tout le reste.

Ébauches de conclusions

Après ce long panorama d’un échantillon relativement bref du commentaire d’Ammonius, il serait sûrement imprudent de tirer des conclusions générales, qui prétendraient valoir en général pour sa méthode, ses principes d’exégèse, les forces et les faiblesses des commentaires qu’il présente. Par exemple, on doit reconnaître que le poids de ses convictions néo-platoniciennes ne se fait pas sentir de façon accablante dans le commentaire du chapitre 1 ; à coup sûr, ces convictions interviennent à plusieurs reprises, mais de façon relativement discrète, et l’on ne peut pas dire qu’elles aient gauchi l’interprétation de façon vraiment grave. En revanche, il semble que dans d’autres parties de son commentaire du De Interpretatione, la présence du néo-platonisme soit beaucoup plus accentuée.

Pour les mêmes raisons, une récapitulation de toutes les observations de détail que j’ai pu présenter chemin faisant risquerait d’apparaître comme une déplaisante distribution de bons et de mauvais points décernés à l’élève Ammonius, alors qu’elle ne reposerait que sur l’examen d’une partie infime de son travail. Je préfère donc, pour le moment du moins, laisser ces observations là où elles sont, c’est-à-dire dans le contexte immédiat des commentaires qui les ont appelées. À chacun de décider si, tout compte fait, quinze siècles plus tard, nous avons ou non fait quelques progrès par rapport à Ammonius (je crois que oui, sans hésitation).

En ce qui concerne l’étude du texte d’Aristote lui-même, je dois reconnaître que le bénéfice de mon travail n’est pas gigantesque. Il se réduit à deux conjectures : (i) un argument en faveur de la lecture πρώτως en 16a6, paradoxalement fondé sur l’acceptation de la thèse selon laquelle Ammonius lui-même a lu πρώτων dans son texte d’Aristote et écrit πρώτων dans le sien propre ; (ii) une proposition de suppression de ἄλλης γὰρ πραγματείας (16a9), fondée cette fois, moins paradoxalement, sur le fait qu’Ammonius ne semble pas avoir lu cette phrase.