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En hommage à Paul Valéry, à Jacques Derrida et aux autres qui ont inspiré ces propos.

[…] toute écriture est aphoristique. Aucune « logique », aucun foisonnement de lianes conjonctives ne peut venir à bout de sa discontinuité et de son inactualité essentielles, de la génialité de ses silences « sous-entendus »[1].

Et si l’enjeu de la pensée (?) était le différend plutôt que le consensus[2] ?

Toute vie de l’esprit — est écart. Penser est s’écarter […][3].

Imminence éternelle de toute ma pensée[4].

On croit apercevoir une exception — mais elle en ouvre une autre, etc. […][5].

→ m’est étranger ←
Tout ce que je fais me semble étranger à moi-même[6].

Une idée est un changement, — ou plutôt un mode de changement, — […] rien ne dure dans l’esprit. […] Tout y est transitif […][7].

Prologue (et incipit)

Ce petit travail en marge des notions d’inclusion et d’exclusion est le fruit d’une longue réflexion et d’une courte imprudence (la rédaction de ce texte semé de définitions, de différences et de différends). Les définitions relèvent d’une problématique de cadrage ou de cadre. Elles contiennent les notions de limite, de borne, de topologie et de typologie.

Commençons par quelques constats sur l’emploi des mots inclusion et exclusion dans certaines disciplines. Les mathématiciens adorent le mot inclusion. Et ils utilisent de nombreux termes qui nous rappellent cette préoccupation[8] : ensemble, sous-ensembles, sous-ensembles flous, groupe, groupe de substitution, intégrale, nombre irrationnel, sous-groupe, transformation géométrique, proposition, calcul propositionnel, connecteur : ⇔ (équivalent à) ; ∧ (et) ; ¬ (négation) ; ∨ ou ⇒ (implique, donc). (Voir annexe 1.)

La physique se nourrit de l’exception — ou du contre-exemple — qui invalide la loi et qui est la source par excellence de recherches sur de nouvelles théories (toujours provisoires) portant sur l’inclusion[9]. Les philosophes comme Kant (friands de systèmes fermés) créent de belles cathédrales inhabitables. Un « système » à la Valéry, en revanche, rejette la métaphysique[10], reste à la fois ouvert et fermé[11] — et par conséquent, inachevé[12]. Les sociologues se penchent souvent sur l’exclusion (surtout dans le domaine de l’éthique). Il serait vain de parler des inclusions/exclusions en philosophie ou en sociologie sans réfléchir en même temps sur les thèmes de la différence, du différend, de l’indifférence, de la tolérance, de l’intolérance et de l’hospitalité. Et il existe ici d’éminents précurseurs : Derrida, Deleuze, Descombes, Habermas, Lyotard, Schérer… Dans le domaine juridique, le mot exception soulève de nombreux problèmes, en particulier dans le cas d’une législation d’exception, car ici un état d’exception se doit d’être confiné à un champ d’action « inoffensif ».

Penser l’exclusion ou l’exception, c’est toujours dresser une barrière. Et décrire le lieu d’où on parle, c’est toujours changer de lieu… et changer le lieu. Pour nous autres, critiques littéraires, toute question portant sur le topos d’un texte est truffée d’exclusions. La question Qui suis-je ? est remplacée par une autre, plus terrorisante et plus fondamentale que nous entendons maintes fois lors des soutenances de thèse : D’où parlez-vous ? Une telle question se scinde également, à nos risques et périls, en question de la question et question du lieu — l’idée d’espace déterminé et légitimé par le droit et par le sens, pour reprendre globalement la position de Jacques Derrida dans « Le droit à la philosophie du point de vue cosmopolitique[13] ».

Nul ne peut ignorer chez Valéry les notions de positionnement, de connexions et de topologie[14]. « La conscience » pour lui « c’est une affaire de références qui modifie sans cesse un certain champ […][15] ». Il est important de signaler aussi que la topologie est cette branche des mathématiques qui s’intéresse à la conception des « intervalles » ou « espaces ».

Les notions d’inclusion et d’exclusion reposent sur la définition d’un champ — ou de ce que l’on appelle en anglais scope — ce qui fait de tout discours, un discours réductionniste. Et déterminer l’étendue d’une étude, c’est établir des bornes et des barrières[16].

I. Jalons sur la pensée

Commençons par quelques aveux. Premièrement, tout discours est aveu[17] — mais tout aveu est plus ou moins voilé et (dé)pourvu de précaution. Deuxièmement, dès que nous abordons les notions d’exclusion, d’inclusion, de différence et de différend (ou même de litige[18]), nous calquons inévitablement une grille spéculative — piégée par nos valeurs culturelles (particulières) et par la texture même des mots.

Et que faire pour isoler (comme en chimie) l’essence de la différence ? Car « penser est » toujours « s’écarter » — se détacher pour mieux voir et penser dans les marges d’une situation donnée. (Encore une différence, diriez-vous !) À un autre niveau, les concepts de différend et de différence ont pour fond, l’indicible, l’(inter)dit et le non-dit (y compris le refoulement et le déni généralisé). C’est une dimension qui englobe aussi ce qui est normal et pathologique.

Gardons-nous de nous engager ici dans les sables mouvants du normal et du pathologique. Rappelons toutefois que le pathologique dans un contexte particulier peut faire partie du normal dans un autre. Et parfois ce qui est normal est tout simplement ce qui est courant. « Le pathologique est une limitation de la capacité de modification de la normalité. Le pathologique ne s’oppose pas au normal. Il caractérise une normalité restreinte tandis que la santé spécifie une normalité accrue[19]. »

Pour les philosophes, l’inclusion est une affaire de relation (logique). C’est l’action d’étendre une assertion ou une dénomination à des objets auxquels elle ne s’appliquait pas d’abord — ce qui n’est pas sans risques et périls. Il s’agit ici de la compréhension en extension.

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1. La définition en compréhension

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Il va sans dire que l’inclusion fondée sur les principes de la taxinomie du 19e siècle sera remplacée par une étude de l’ADN au 21e siècle.

2. L’enchâssement ou le chevauchement de deux notions

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La mobilisation des idées se fait aussi autour d’un développement détaillé de réponses à chacune des questions suivantes : Qui, Quoi, Quand, [20], Comment, Pourquoi[21], sans oublier les entraves et les effets positifs et négatifs. On peut chercher également à définir X en fonction de ce qui n’est pas X — ou en fonction des différents points de vue.

Ou, de façon plus nuancée chez Valéry, on trouve la définition suivante :

Il arrive très souvent que l’on est tenté de rechercher la différence de 2 termes qui semblent pouvoir s’employer indifféremment, quasi-synonymes — et l’ingéniosité s’applique à créer (plutôt qu’à trouver) cette différence[22].

Pour clore cette partie sur la mise en scène des différences et des classifications, rappelons que selon Valéry toute classification est transitoire (« Transiit classificando[23] »). La conscience est une manière de jouer avec un certain nombre de domaines indépendants (donc classification) et de distinguer

le réel, l’imaginaire, le certain, le probable, le subjectif, l’objectif — les données d’avec leurs effets, leurs impressions. Ordonner ces choses, classer, limiter, encercler, retarder — définir — discerner […][24].

Dans le cadre de ces réflexions, n’oublions pas que pour Valéry :

La moitié de la logique est une spéculation sur le mot Même ; l’autre moitié sur le mot Tout[25].

Il faut signaler aussi, dans le cadre de ce travail, les pièges de l’inférence, de l’aporie et des relations logiques en général. Bref, les mailles de la logique ne sont jamais assez serrées. Rappelons ici l’« expulsion sommaire de la possibilité de la folie » chez Descartes « hors de la pensée elle-même » si finement commentée par Derrida[26].

3. Tout acte de pensée est inclusion/exclusion

Pour Valéry : « La conscience de soi tend à la limitation de la valeur de n’importe quelle “pensée”[27] ». Ajoutons ici quelques avatars du cogito (« Tantôt je pense et tantôt je suis[28]. » « Parfois je pense ; et parfois je suis[29]. » Idée reprise par Lacan dans son célèbre : « Je pense où je ne suis pas, donc je suis où je ne pense pas[30]. ») Valéry fait aussi une sorte d’idole de l’esprit — faute de mieux — qu’il limite de façon singulière grâce à sa devise : « faire sans croire » ; ou sa variante du cogito : « Je pense que je pense […] (que je pense)[31] ». Mais toute théorie pour lui ne pourrait être que « l’usage du possible[32] » et du faisable. La méthode de Valéry est une série d’approches et de visées — dont une des versions poétiques les plus développées se trouve dans les « Fragments du Narcisse » (ce lieu par excellence de contrastes, de séparations, de divisions et de différences entre la partie et le Tout, l’esprit et le corps, l’être et le connaître, l’être et le paraître) sans oublier ce point limite — la mise en abîme de la pensée dans Mon Faust (Le Solitaire).

Il faut souligner que la théorie littéraire est avant tout une affaire de cadrage (inclusions et exclusions) sans oublier que la linguistique joue avec la référence [cette relation entre le signifié et la chose (être ou objet)][33]. Et n’oublions pas non plus que tout signe renvoie à d’autres signes. (La chose/l’événement n’étant qu’une affaire d’interprétation, de traduction et de représentation [et non d’explication] sans cesse renouvelées.)

II. Jalons sur la littérature et la voix

1. Notes sur l’ellipse et l’exclusion plus ou moins volontaires par l’auteur, le narrateur ou le personnage dans le texte (littéraire)

Les voix du narrateur et des personnages sont truffées d’ellipses. L’ellipse peut dépasser le non-dit pour agir comme une sorte de raccourci et de sous-entendu permettant aux événements clés de mieux se faire sentir chez le lecteur — sinon on risque de perdre le fil du récit et d’être emporté par l’accessoire. (Double tendance d’inclusion et d’exclusion.)

N’oublions pas non plus la sous-conversation, l’implicite, le contexte d’une date, d’une citation, d’un pastiche, d’une connotation, d’un jeu phonostylistique. Il y a également l’ellipse qui ne fait qu’augmenter l’ambiguïté du texte. Un mot associé à un contexte donné est chargé de significations et de connotations et résonne dans l’esprit du lecteur. Il y a aussi l’espacement de la lecture dont parle Mallarmé : « […] le tout sans nouveauté qu’un espacement de la lecture » (« Préface » à Un coup de dés) pour « réveiller la présence, au-dedans, des accords et significations[34] ». Il s’agit pour lui de réveiller et de combiner toute la puissance du son et du sens. Et ses textes possèdent la densité d’un diamant et les paradoxes d’un monde aboli et évoqué en même temps. Un texte est toujours espacé par la lecture. Et il faut rappeler qu’il s’agit avant tout de l’espacement de la lecture et non de l’écriture chez Mallarmé — d’où l’importance accordée à la voix dans ses textes. C’est cet espace-temps qu’il faut étudier dans le cadre de la découverte de l’immense densité des connexions créées par l’auteur. Il faut toutefois distinguer entre espacement phonique et espacement silencieux[35].

L’ellipse, l’allusion, l’élision, les raccourcis sans oublier les dissimulations créées par les symboles et les silences, se situent dans les interstices du signe. Nous naviguons d’ailleurs à l’intérieur des limites de la voix d’un je qui est autre. Tout texte (littéraire) est truffé de « trous » ou de « failles » (qui en font le charme) — et de « vides » qui sont comblés par le lecteur actif. La théorie littéraire englobe nécessairement l’analyse des voix qui s’emboîtent pour aboutir à une sorte de polyphonie du texte. En fait, une analyse des caractéristiques et des mécanismes de la voix du texte — tout en insistant sur ses repères forts et fragiles — reste un domaine très fertile pour les chercheurs. Il y aura aussi un travail à faire sur une typologie de l’ellipse en commençant par l’impossibilité de dire, l’incapacité de la langue courante et littéraire de dire — de tout dire ou de parler de l’innommable et de l’indicible (en particulier, de l’horreur de l’univers concentrationnaire[36] et de l’expérience de l’inhumanité).

À un autre niveau, un des domaines les plus féconds de la réflexion littéraire est celui de l’invention d’une langue étrangère — ou d’une voix de personne à la Mallarmé.

D’autres procèdent par touches puissamment « suggestives » comme dans le tableau célèbre d’Edvard Munch (1893) intitulé « Le cri ». Il est important de souligner que le tableau et surtout le dessin possèdent (en règle générale) une sorte de fulgurance que la voix ne saurait imiter (que partiellement). Précisons toutefois ici les grandes exceptions : le cri, l’interjection et éventuellement l’aphorisme — ou même le cogito qui, pour Valéry, résonne (« raisonne ») comme un coup de gong[37]. Il reste aussi tout un travail à faire sur la voix en fragments : les fragments « désoeuvrés » d’un Blanchot, les aphorismes d’un René Char ou d’un Paul Valéry. Il est important de souligner cette tendance (chez Valéry et d’autres) à saisir la force et la fulgurance de la voix dans le cadre d’une écriture fragmentée mais finement ciselée.

La voix des textes est émaillée de silences (de blancs), d’ellipses, d’allusions, d’élisions et d’implicite. Elle ne peut pas procéder autrement. D’ailleurs, pour Valéry, « [r]ien de beau ne se peut résumer[38] » et le je se présente surtout pour dire ce qu’il n’est pas. Les limites de la voix restent, bien entendu, au royaume du dicible — et du dicible en tant qu’immense combinatoire. Notez que le théâtre et le roman annotent en partie au moins la voix. Une étude reste à faire sur l’annotation et la perception de l’annotation. Toutes les voix y seraient traitées — des voix vaudevillesques, des voix savantes, en passant par la voix de la folie. Et que de tentatives pour donner une voix à l’anarchie, à l’absurde, à l’expérience de l’inhumanité (des systèmes totalitaires), à l’engagement (individualiste chez Sartre) et au non-engagement (ou à l’impossibilité de s’engager comme chez Kafka).

2. Des textes qui brillent par leurs ellipses

« Tout commencement achève quelque chose », disait Paul Valéry. C’est aussi une sorte de coup de pioche dans l’arbitraire du langage. Il reste tout un travail à faire sur l’ellipse des commencements où foisonnent les illusions de l’ouverture et de la non-exclusion. Il en va de même pour les fins. L’achèvement est du royaume du provisoire, du transitoire et de l’arbitraire. Chez Valéry, les paradoxes de l’oeuvre à la fois ouverte et fermée sont fondamentaux. « Imminence éternelle de toute ma pensée[39] », disait-il. C’est le toujours inachevé, une pensée en perpétuel devenir. C’est aussi un écart par rapport à l’actuel. Tout commencement exclut quelque chose[40]. Nous touchons ici à l’impossibilité de dire qui comprend également la force de l’irrésolution et l’impossibilité de clore une fois pour toutes. Bref, toute solution ou résolution ne serait pour Valéry qu’un manque de probité ou une sorte d’incrédulité devant la complexité de la tâche qu’il s’est donnée.

Déterminer l’étendue, le champ (ou le scope) d’une étude, c’est établir des bornes et des barrières toujours arbitraires, car, pour Valéry, « rien de psychique n’est complet[41] ». Et il ne faut pas oublier non plus que tout dis-cours est dis-jonction, dis-location, dis-tance et ce, sous l’effet de commencements (qui en empêchent d’autres), d’articulations (dont les mailles ne sont jamais assez serrées) et d’achèvements que l’on peut reprendre, modifier ou relancer sans cesse.

Chez Claude Simon, la voix est celle de l’écriture. Elle est celle de la fiction — celle qui avoue qu’elle est fiction pure et simple — revendication et réinvention d’un (con)texte émaillé de lacunes. (Voir le passage ci-dessous sur le notaire où la voix se trouve à la limite du possible — et où ses prétentions deviennent dérisoires.)

Et tandis que le notaire me parlait, se relançait encore — peut-être pour la dixième fois — sur cette histoire (ou du moins ce qu’il en savait lui, ou du moins ce qu’il en imaginait), n’ayant eu des événements qui s’étaient déroulés depuis sept mois, comme chacun, comme leurs propres héros, leurs propres acteurs, que cette connaissance fragmentaire, incomplète, faite d’une addition de brèves images, elles-mêmes incomplètement appréhendées par la vision, de paroles, elles-mêmes mal saisies, de sensations elles-mêmes mal définies, et tout cela vague, plein de trous, de vides, auxquels l’imagination et une approximative logique s’efforçaient de remédier par une suite de hasardeuses déductions… et maintenant, maintenant que tout est fini, tenter de rapporter, de reconstituer ce qui s’est passé, c’est un peu comme si on essayait de recoller les débris dispersés, incomplets d’un miroir, s’efforçant maladroitement de les réajuster, n’obtenant qu’un résultat incohérent, dérisoire, idiot[42]

Le récit et le roman sont aussi une affaire de tempo — malgré les insuffisances de la ponctuation que nous aborderons ailleurs. Il faut inventer une sorte de souffle spécial pour lire Simon. La fluidité du texte (utilisation parcimonieuse de points, etc.) transforme assez radicalement la lecture à voix haute et exige une analyse particulière. Dans tous les cas, le « graphique est capable du continu dont la parole est incapable[43] ».

Passons maintenant à quelques aspects clés de la validation et l’invalidation de la voix.

Tableau

le dit

– la parole rapportée

– entre la parole et l’écriture, il y a le dit (ce lieu de chevauchement par excellence)

– au Moyen Âge, c’est une petite pièce traitant d’un sujet familier ou d’actualité

le non-dit

– entre la parole et le silence

– entre la posture et l’imposture

l’(inter)dit

– Racine : le dit, le non-dit et l’(inter)dit dans Phèdre

– Sarraute : la sous-conversation et les silences — sources de révélations et de conflits

– Marivaux = ces entretiens muets, ces mutismes, l’aphasie…

– « Tu ne me dis rien, Marianne, me dit ma bienfaitrice, mais j’entends ton silence[44] »

l’(iné)dit

– l’importance des brouillons pour Ponge

le (contre)dit

– Simon : La Route des Flandres (l’incertitude autour de la parole rapportée)

le (mal)dit

– se trouve un peu partout dans la littérature !

– les balbutiements de certains personnages chez Marivaux

le (re)dit

– le même et pas le même — questions de « mêmeté »

– lieu privilégié de la parole (ou de l’oral)

le maudit

– le mot — dit

le (lieu)dit

– mais absence de lieux identifiables chez Philippe Djian

le ceci-dit, le cela-dit

– un « oui, mais… » plus raffiné, mieux articulé en général ; la fonction phatique du discours : ces moments où l’on espace le dit pour passer outre

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Mais on ne saurait épuiser les strates de la (vi-)lisibilité du texte.

Précisons aussi que l’(inter)dit en littérature est une affaire d’ellipses et englobe ce que l’on ne veut pas dire pour des raisons esthétiques/intellectuelles, ce que l’on ne peut pas dire (faiblesses de l’écriture/de l’auteur). L’(inter)dit est comblé par le lecteur-interlocuteur. N’oublions pas non plus qu’une date et un lieu peuvent être très évocateurs pour un lecteur actif exactement comme une certaine valeur est accordée à la voix grâce à son contexte — qui est recréé par le lecteur. L’(inter)dit est associé aussi à une sorte d’aphasie.

3. La religion et la voix

Il serait trop long ici de dresser la liste des types de subversions et de conversions créées par la voix. Il existe aussi des corps qui sont voilés exactement comme les voix peuvent l’être, car elles sont toujours en scène/hors-scène/ob-scènes. Et la parole crue et nue — la parole dans toute sa nudité a quelque chose de monstrueux. Mais la parole voilée n’est pas uniquement celle de la prudence ou de la pudeur. Elle englobe aussi l’obscurantisme sous toutes ses formes. Et les conditions du dévoilement de la voix reposent sur l’analyse des codes culturels (religieux, ethniques, régionaux…) et linguistiques.

4. L’implicite et l’ambiguïté de la voix

Tu es motorisé ? (offre ou demande — ou simple question au premier degré). Ici la demande serait une question qui n’aborde pas le problème de face (à savoir, je ne suis pas motorisé.Est-ce que tu peux me conduire à telle ou telle adresse ? Exclusion donc ici de toute approche trop directe de peur de rencontrer le refus)[45].

Il faut aussi distinguer entre le sens (Sinn) et le vouloir-dire (bedeuten) si finement commentés par Derrida — ou ce que nous appellerons les travers de l’expression directe et oblique et leurs multiples dérives et dérivations chaque fois que l’on essaie de tirer le texte vers soi.

5. L’authenticité de la voix

En dehors de l’enregistrement de la voix de l’auteur (et là encore il s’agirait d’une voix particulière en fonction de la situation), il semble que l’« authenticité » de la voix soit en grande partie un faux problème… Mais nul ne peut ignorer les infidélités historiques, la mauvaise utilisation ou compréhension du vocabulaire de telle ou telle époque, les contextes erronés, etc., qui contribuent à la non-authenticité de la voix dans un roman historique. Nous voyons ici certains des multiples refus de Valéry : le refus de l’autobiographie (la sienne et celle des autres) et le refus du roman et de son côté arbitraire. Une des forces des textes de Claude Simon c’est de camper le réel derrière le réel du temps de l’écriture. Il n’est de moment réel que le texte qui cherche désespérément à déjouer des pièges du souvenir ou du « réel » re(dé)composé. Il y a aussi pour Valéry l’impossibilité de raconter. « Le réel est muet. Il ne dit rien. Ne signifie rien[46]… » Le réel est exclu du discours et la signification reste une activité purement psychique — et l’esprit, une activité combinatoire.

« Le mot Moi n’a de sens que dans chaque cas où on l’emploie. […] Pas de moi sans parole — sine voce[47]. » Le je est toujours un état changeant. Et tout cela dans un jeu de dualismes : je me parle = je parle à moi. Ils sont donc deux[48]. De tels dualismes se trouvent chez Valéry dans ce qu’il appelle un système D R (demande réponse). Mais de tels dualismes, contrastes, séparations, écarts entre l’être et le connaître, l’être et la facticité du paraître… se trouvent unis dans un mélange qu’il nomme CEM (Corps Esprit Monde). Tout acte de pensée est tentative d’inclusion ou d’exclusion[49]. Et c’est ici que résident les paradoxes des classements et des (re)groupements d’idées et d’ingrédients. D’ailleurs, l’un est multiple et le multiple est l’un dans cet étrange combinatoire qu’est la pensée. « Je suis étant, et me voyant ; me voyant me voir, et ainsi de suite… », disait Monsieur Teste pour clore son immense jeu du je[50] dont le point limite chez Valéry reste toujours le Moi pur — ce refus d’être quoi que ce soit.

6. Le récit

Le récit est rempli d’oppositions/différends et tout cela dans un contexte des plus arbitraires. Valéry critique fortement la fonction de l’arbitraire dans le récit. Et il reste toute sa vie un amateur du général et du généralisable au niveau du fonctionnel mental.

Tout texte est d’ailleurs un lieu où les tabous et la censure (ou l’autocensure — donc l’exclusion) sont omniprésents. Et si le texte peut être défini comme un ensemble suivi d’énoncés qui constituent un propos (écrit ou oral), il obéit toujours à des lois/contraintes pour répondre à un souci minimal de cohésion et de cohérence. Ces lois englobent aussi le choix et la fonction des connecteurs et le rôle des guillemets qui excluent ou qui limitent la solidarité du locuteur.

C’est aussi un lieu d’oppositions : entre moi et moi, entre je et il/elle, entre nous et on… sans oublier les oppositions manichéennes à la Victor Hugo.

7. Des phrases et des notes

La simple phrase avec sa barrière (le point) est une source d’oppositions et de scissions. Selon Jean-François Lyotard :

La phrase, qui enchaîne, et qui est à enchaîner, est toujours un pagus, une zone de confins, où les genres du discours entrent en conflit pour le mode d’enchaînement[51].

Elle a aussi ses oppositions internes. Et la notion de phrase est moins appropriée à l’oral que l’étude des unités de sens. Chez Valéry, la ponctuation met admirablement en valeur les multiples séparations et bifurcations de sa pensée. Il reste aussi tout un livre à faire sur les fonctions des phrases, des paragraphes, des chapitres… Rappelons que la page elle-même pouvait constituer une unité avant l’avènement de l’hypertexte et le développement des textes en ligne.

Il y a aussi le champ du paratexte, de l’hypertexte et même des notes dans le roman. Nous pensons en particulier ici à La reprise d’Alain Robbe-Grillet[52] où les notes jouent une double fonction interne et externe au texte. Mais leur fonction principale au début de son livre est de mettre en question la véracité du récit.

III. Jalons sur la traduction

Toute traduction inclut ou exclut quelque chose[53]. Il suffit de mobiliser nos savoirs autour du signifiant et du signifié pour voir les immenses écarts entre le mot x et sa traduction y. Rappelons aussi que l’indissolubilité du son et du sens est une des clés de la poésie. (Voir annexe 2.) Traduire, pour Valéry, est toujours une série de transformations, de transmutations, d’approximations, d’accommodations et de coordinations non sans « ses petits consentements, ses repentirs, ses conquêtes et ses résignations[54] ». De plus, la « vie mentale » pour lui est une « série infinie de traductions[55] » et le cogito « tout au plus la traduction d’un intraduisible état[56] ». « Vérité », selon Valéry, « signifie traduction et valeur de traduction — réalité signifie l’intraduit — le texte original même[57] ».

Traduire un texte repose sur une lecture critique et une incessante recréation. Mais c’est toujours forcer ou forger un texte, car le langage est à la fois une sorte de camisole de force — et une « pâte à modeler » qui entraîne des libertés (parfois créatrices et souvent excessives ou insuffisantes). (Voir annexe 3.)

Et comment ne pas oublier cette tendance chez Derrida de vouloir écrire dans une langue qu’il tient à « garder très française, aussi idiomatique et donc aussi intraduisible que possible[58] » ? Bref, tout écrivain digne de ce nom puise dans les ressources immenses de sa langue pour créer un tissu serré de connexions que l’acte de traduire ne peut qu’affaiblir.

Toute traduction est une sorte de violence faite au texte. « Traduire, selon Derrida, c’est perdre le corps. La traduction la plus fidèle est une violence […][59] » ou au mieux pour Valéry « une belle infidèle[60] ».

IV. Jalons sur la différence

1. Que faire de la différence ?

  • La faire rembourser comme chez Darty.

  • L’ignorer.

  • L’exclure.

  • Ou la tolérer. (Mais c’est là qu’on risque de tomber dans les travers de la tolérance avec son côté paternaliste et condescendant. C’est le cas de nombreux discours politiques.)

  • Et pire encore, on peut l’oublier. (L’oubli est la première fonction de la mémoire et une forme d’exclusion par excellence.)

  • Pour certains, la différence est un signe de santé (dialogue et ouverture) ; pour d’autres, elle est signe de dysfonctionnement (dialectique et polémique).

On peut pratiquer l’hospitalité et accueillir l’autre avec sa culture (son passé, ses racines, sa mémoire, sa religion…). Il n’existe pas de démocratie fermée sur elle-même et sans hospitalité. Mais dans le cadre juridique de toute société, l’hospitalité reste limitée et conditionnelle (pour reprendre l’expression de Derrida[61]). Schérer avoue que « les exigences de l’hospitalité dépasseront toujours ce qui peut être codifié juridiquement[62] ». C’est pourquoi elle est utopique. L’accueil de tous ceux qui fuient leur pays natal pour des raisons d’origine ethnique, religieuse, économique, juridique, politique… ou par désir d’autovalorisation ou d’aventure n’est pas sans limites, car aucun pays ne peut à lui seul résoudre toute la misère du monde. Et il n’est pas d’hospitalité sans risque de perte de repères — ou de changement des règles. Dans les pays qui souhaitent accueillir la différence, on découvre de nombreuses contraintes normées qui cachent souvent la peur d’une déstabilisation de l’ordre établi.

La tolérance inconditionnelle ne serait-elle pas une aberration ? L’acceptation de la différence ne saurait être que conditionnelle, car qui pourrait accepter l’inacceptable ou ce qui est en marge des droits universels de l’homme ? Les démocraties inventent toujours des règles pour créer un chez soi vivable avec l’autre et elles gèrent les règles de l’intrusion. L’immigration repose sur un système d’inclusion sélective. Et la fuite reste chez l’immigré une réponse positive (parmi d’autres) pour la survie devant l’insupportable, pour l’amélioration de sa situation personnelle, familiale ou sociale.

2. Penser l’autre

Un sujet à risques. L’autre est un voyou — comme le voyou que l’on est de le traiter ainsi. Mais penser l’autre c’est surtout le penser en fonction de sa différence[63]. Les autres sont-ils donc des exclus ? (Parler de l’autre c’est déjà le traiter comme un exclu.) On peut glisser facilement de l’autre au problème du tout autre. L’amour inconditionnel de l’autre mènerait à accepter ce qui serait « normalement » inacceptable, ou à l’« appropriation simplificatrice d’autrui ».

Inclure, intégrer (et pire encore, assimiler) l’autre, c’est le dévorer — c’est réveiller nos tendances anthropophages. Et pourtant, il faut donner une (?) voix à l’autre et aux sans-voix pour les aider à sortir de l’aphasie et de l’oubli. Aujourd’hui, d’autres catégories de sans-voix commencent à réagir devant l’invasion de l’espace public par les marchands de la publicité.

L’exclusion de soi ou de l’autre est en fonction des points suivants : — la nature de l’écart entre les riches et les pauvres ; — la présence de l’insécurité sociale ; — l’absence d’accès à la formation ou au rattrapage scolaire ; — la nature de la concurrence entre les individus ; — la présence ou non de perspectives d’avenir.

V. Jalons sur la culture

La mobilisation des idées autour du mot culture nous montrerait très vite qu’il ne s’agit ni d’un concept ni d’une notion mais d’un artefact qui nous permettrait de dire que tout est culturel — ce qui réduit les choix culturels à des aspects plus ou moins arbitraires et aléatoires de l’imaginaire et à une série de modes successives. Et le capital-culture fluctue comme les actions à la bourse[64], ballotté par des prises de position dialectiques et confrontationnelles qui majorent nos différends et minorent le consensus. Nous avons de plus en plus besoin de modèles dialogiques (où figure l’unité des contraires). Nos civilisations sont victimes de ce que Kant a appelé dans sa Philosophie de l’histoire : « l’insociable sociabilité des hommes ».

La science, en revanche, est de plus en plus internationale et transcende ses différentes frontières spécifiques. Elle a tendance à devenir univoque. La culture cherche à rester plurielle et multiforme. L’ethnologue parle de cultures au pluriel (d’où la nécessaire vision d’un monde multipolaire et non unipolaire). Promouvoir la tolérance, une tolérance qui s’accompagne de doute — doute des valeurs, doute nécessaire de la suprématie d’une culture sur une autre. Mais il y a ici un risque réel de tomber dans une sorte de relativisme mâtiné de détachement cynique. Nous naviguons aussi entre les différentes formes de métissage culturel plus ou moins pimentées — et la Kultur Ketchup.

En guise de conclusion (ou d’explicit)

L’inclusion, l’exclusion et les conclusions restent au coeur de nombreuses préoccupations scientifiques, philosophiques, linguistiques et littéraires même si l’emploi de ces mots cache souvent une tendance singulièrement réductrice, simplificatrice et peu éclairante. La traduction vise la compréhension (le vouloir tout inclure). Les cultures ont tendance à se phagocyter par assimilation ou dans un moindre degré par intégration quand elles ne visent pas l’exclusion ou l’expulsion. Il va sans dire que les images du rejet, du parasite, du symbiote et même de la greffe ont aussi leur place ici dans nos réflexions sur l’inclusion et l’exclusion.

Nous avons voulu, dans ce travail, espacer les différents éléments et retarder indéfiniment[65]leur totalisation (pour reprendre une des définitions de la différance). Il serait donc prudent de clore temporairement ces propos par un bref rappel des risques de toute conclusion (qu’elle soit en ouverture ou en fermeture) — sans lancer (presque sous forme de boutade) un pur appel à la recherche toujours future et jamais achevée du type : « Et nous y consacrerons un prochain livre ». Alibi imparfait souvent évoqué devant le vertige de l’exhaustivité, alibi de nos consciences insuffisantes et lacunaires ou même de notre frilosité. L’acte d’entrer en matière et de clore relève d’un jeu de cadrage même s’il s’agit de cadres qui méritent de rester à la fois ouverts et fermés[66]. Et n’oublions pas que la recherche scientifique en français se termine souvent par un verbe au conditionnel pour nous rappeler qu’elle est sujette à des conditions et à des précautions sans cesse renouvelées… Saurait-on terminer autrement ?