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I. L’impossible toute-puissance

1. Le témoignage biblique

La Bible affirme-t-elle la toute-puissance de Dieu ? Quantité de versets du Premier et du Second Testament semblent l’indiquer. Mais quand on examine de près ces textes, on s’aperçoit qu’en général ce sont les traducteurs qui inconsciemment, sans s’en rendre compte, y ont introduit cette notion. Dans un petit livre intitulé Le Dieu puissamment faible de la Bible[1], Étienne Babut, a comparé trois traductions françaises usuelles de la Bible. Il a constaté que la première contenait 264 fois le terme « tout-puissant », la deuxième 44 fois, tandis que la troisième ne le mentionnait jamais. On voit là combien les traducteurs, avec les meilleures intentions du monde, peuvent infléchir le sens des textes ; d’où la nécessité de recourir aux originaux.

Dans les versions qui utilisent cette expression, « tout-puissant » traduit, dans l’immense majorité des cas, l’hébreu el shadday et le grec pantocrator. Or, nous ignorons ce que signifie exactement el shadday. Probablement, s’agit-il du nom propre d’un dieu païen qu’on a transféré à Yahvé (au Dieu d’Israël) ; il pourrait bien vouloir dire « le montueux » (ou le dieu des montagnes), celui qui domine dans le sens de celui qui est plus élevé. La Septante a traduit el shadday par pantocrator. Ce terme désigne le commandant en chef des armées, le capitaine d’un navire ou le détenteur du pouvoir politique au plus haut niveau. Si celui qui exerce de telles fonctions dispose de pouvoirs considérables, il n’est cependant pas tout-puissant. De plus, neuf des dix emplois néotestamentaires de pantocrator, en général des citations de la Septante, se trouvent dans l’Apocalypse, où ils pourraient qualifier la souveraineté future de Dieu, quand le Royaume sera venu, et non s’appliquer à son action présente dans le monde.

On ne peut pas s’en tenir au mot ; la Bible pourrait parfaitement affirmer la toute-puissance divine sans employer le terme. En fait, il semble plutôt que le récit biblique la contredit constamment. Le théologien protestant français Wilfred Monod, qui, bien avant Bonhoeffer, a réfléchi sur la faiblesse et la souffrance de Dieu, a soutenu que la vision biblique de la réalité et de l’histoire l’excluait, en tout cas comme réalité présente ou actuelle. Selon Monod[2], trois thèmes principaux structurent la pensée et le témoignage de la Bible : celui de la création, celui du salut et celui du Royaume de Dieu. La notion de création, à la différence de celle d’émanation, implique l’autonomie du monde. Dieu pose l’univers hors de lui dans une distance et une différence qui en font autre chose qu’un simple reflet ou effet de la volonté divine. Le salut implique que les choses ne fonctionnent pas comme Dieu le voudrait, puisqu’il vient au secours de ses créatures pour les délivrer. Si la volonté de Dieu se faisait « sur la terre comme au ciel », le salut n’aurait aucun sens. Enfin, le Royaume à venir signifie que pour le moment « Dieu n’est pas totalement en tous[3] » puisqu’il ne le sera qu’à la fin de notre temps. Quand elle raconte que des hommes et des femmes désobéissent aux commandements de Dieu et lorsqu’elle parle des puissances démoniaques qui agissent contre lui, la Bible ne nie-t-elle pas implicitement la toute-puissance de Dieu ? La Croix du Christ ne la contredit-elle pas, en présentant un Dieu faible et vaincu, et non un souverain à qui rien ni personne ne résiste ?

En réaction contre une glorification excessive qui dépeignait Dieu sous les traits d’un souverain majestueux à qui rien ni personne ne résistait, on a tendance aujourd’hui à insister sur le dépouillement, l’humiliation et la vulnérabilité du Dieu judéo-chrétien, à souligner sa faiblesse, son manque de pouvoir, à mettre l’accent sur la kénose. On va souvent trop loin, la Bible proclame fréquemment et clairement la puissance de Dieu qui n’est pour elle ni débile, chétif ou impotent. L’exagération de la faiblesse de Dieu vient de milieux chrétiens relativement riches, nantis et bien installés dans la société. Les écrasés, les exploités, les exclus tiennent à un Dieu puissant qui leur donne la force de se révolter contre l’oppression et de lutter pour que les choses changent. Au contraire, les forts ou les privilégiés ont besoin de la prédication d’un Dieu faible qui suscite chez eux une réaction contre l’ordre établi et les incite à s’engager pour transformer le monde. Si on définit le sens d’un concept par son fonctionnement et non pas son contenu, le thème de la toute-puissance et celui de l’impuissance de Dieu se rejoignent. En fait, ni l’un ni l’autre ne sont bibliques. La Bible affirme la puissance de Dieu mais non sa toute-puissance.

2. L’analyse des concepts

Voyons maintenant comment on a compris la « toute-puissance ». On en a proposé deux conceptions différentes. Pour la première, cette notion désigne l’exercice d’un pouvoir absolu appelé potestasabsoluta ; la seconde y voit une capacité ou une potentialité (non une effectivité) que désigne le terme omnipotentia. Historiquement, ces deux formules ont revêtu des sens divers et complexes que je simplifie et schématise à l’extrême pour faire ressortir la logique des concepts. Autrement dit, mon analyse relève plus d’une démarche typologique que d’une description phénoménologique.

1) La potestas absoluta signifie qu’une décision expresse de Dieu commande chaque être et détermine chaque événement. Selon Calvin, si dans une forêt, des voleurs dépouillent et assassinent un voyageur, Dieu a décidé que cette attaque et ce meurtre se produiraient[4]. Son pouvoir absolu règle les moindres détails. Rien n’échappe à son empire ; rien n’existe ni ne se fait en dehors de sa volonté. Les bienfaits comme les catastrophes viennent de lui. On doit lui attribuer le tremblement de terre de Lisbonne et les abominables tueries d’Auschwitz, pour citer deux événements dont la conscience européenne des dix-huitième et vingtième siècles a fait la figure du mal absolu, le condensé des malheurs et des horreurs qui frappent l’humanité. La foi demande qu’on les accepte comme des manifestations étranges et mystérieuses de l’amour de Dieu. À côté d’attitudes d’héroïsme admirables (peut-être plus stoïciennes que vraiment chrétiennes), cette thèse a provoqué quantité de révoltes non moins admirables par leur refus du mal. Comment aimer et servir un Dieu qui torture ainsi ses créatures, même s’il le fait pour leur bien ?

En dehors même de l’effrayante responsabilité qu’elle attribue à Dieu, et que diverses théodicées ont tenté, sans grand succès, de réduire ou d’éliminer, la notion de potestas absoluta pose de gros problèmes. Elle nie l’une des caractéristiques essentielles de la nature et de l’histoire : celle de résulter de manière en partie imprévisible et indéterminée d’une multiplicité de facteurs qui se combinent dans un entrelacs subtil de convergences et d’oppositions. Jamais, nulle part, un agent unique n’est à l’oeuvre. On remplace un ensemble complexe d’interactions par un mécanisme élémentaire où tout découle d’une seule et même cause. D’autre part, la potestas absoluta enlève toute liberté aux êtres du monde, ce que dément l’expérience. Nous constatons tous les jours, avec évidence, que nous avons une capacité de nous déterminer qui est réelle, même si elle reste toujours relative et limitée. À chaque être appartient une puissance, plus ou moins grande, qui diffère de celle de Dieu et qui peut l’entraver, la ralentir ou lui faire obstacle. Le monde ne se réduit pas à un jeu de marionnettes. Plus profondément, la potestas absoluta apparaît contradictoire et autodestructrice. Comme le dit H. Jonas[5], « la puissance, si elle ne doit pas rester vaine, réside dans la capacité de vaincre quelque chose ». La puissance surmonte un obstacle, vainc une résistance. Si rien ne s’oppose à elle, parce qu’elle a un monopole et qu’elle ne rencontre jamais une autre puissance à affronter, elle est vide ; elle n’a ni contenu ni réalité. Tillich affirme bien que la puissance de l’être domine le non-être, mais ce non-être (mè on et non ouk on) n’est pas rien ; il est puissance de néantisation ou d’anéantissement ; il n’est pas étranger à l’être, il en est la dimension autonégatrice[6].

2) L’omnipotentia veut dire qu’à chaque moment Dieu dispose de toutes les possibilités, y compris celle de ne pas exercer effectivement son pouvoir et d’accorder aux créatures une marge d’autonomie qui leur permette d’agir en partie à leur guise. En reprenant le thème du tsimtsoum développé par la Cabale, le théologien réformé Emil Brunner[7] écrit : « Dieu […] volontairement se limite pour donner de l’espace à ses créatures ». Il aurait parfaitement pu empêcher Adam et Ève de manger le fruit défendu. Il ne l’a pas fait parce qu’il a voulu leur accorder une liberté. Il pourrait éviter que des bandits volent et tuent un voyageur. Il n’intervient cependant pas, parce qu’il a décidé de ne pas interférer dans la marche des événements ou de ne le faire qu’exceptionnellement, dans de rares occasions, par des miracles. Il ne décrète ni n’envoie le mal. Toutefois, il permet qu’il arrive, il le laisse se produire (tout en gardant le pouvoir de l’arrêter instantanément), pour que le monde ne se réduise pas à une simple mécanique.

L’omnipotentia ne paraît guère plus défendable que la potestas absoluta. Les possibilités, en effet, ne sont jamais absolues[8] ni illimitées ; elles s’inscrivent toujours à l’intérieur d’une situation et tiennent, au moins en partie, aux circonstances. Elles dépendent d’un ensemble de conditions. Comme le disent pittoresquement les penseurs du Process, Dieu lui-même ne peut pas faire surgir instantanément un Mozart ou un Einstein dans une tribu de pithécanthropes. L’apparition de tels hommes exige un contexte social et culturel dont la mise en place résulte d’un processus long et complexe. Toute situation comporte des impossibilités pour Dieu comme pour nous. De plus, l’omnipotentia ne diminue en rien la responsabilité de Dieu. Wilfred Monod l’explique par une comparaison : je peux laisser mon enfant s’engager dans une expédition risquée et périlleuse, pour ne pas entraver sa liberté, parce que je le veux responsable et que je lui fais confiance. Mais si en rentrant le soir, il se fait agresser devant ma porte et appelle au secours, en ne bougeant pas, en ne l’assistant pas, loin de respecter sa liberté ou son autonomie, je me fais complice de l’agresseur. Si Dieu a laissé faire Auschwitz sans intervenir alors qu’il aurait eu le pouvoir de l’empêcher, son abstention paraît aussi révoltante que s’il l’avait positivement décidé.

Sous ces deux versions, la notion de toute-puissance apparaît donc impensable et impossible. On a essayé d’éviter cette conclusion abrupte par des théories souvent subtiles. Ces théories, pour reprendre une image de John Hick, ressemblent à ces épicycles par lesquels on a voulu sauver le système géocentrique de Ptolémée, alors que la solution véritable était de le remplacer par un système héliocentrique. De même, plutôt que de bricoler, de rafistoler ou de sophistiquer la potestas absoluta et l’omnipotentia, ne faut-il pas plutôt penser en d’autres termes la puissance divine ?

II. Penser la puissance de Dieu

Écarter la toute-puissance de Dieu ne revient pas à le déclarer impuissant. Qu’il ne puisse pas tout ne signifie pas qu’il ne peut rien. Le philosophe Charles Hartshorne a justement montré l’indéfendable simplisme de l’alternative : soit « Dieu peut et fait tout », soit « Dieu ne peut et ne fait rien du tout[9] ». On ne peut accepter ni l’une ni l’autre de ces propositions. Comment comprendre la puissance divine ?

1. La puissance contre le pouvoir

On considère souvent que les notions de puissance et de pouvoir sont équivalentes. On gagnerait à les différencier. Je suggère de désigner par « pouvoir » une force qui agit de l’extérieur sur quelqu’un ou sur quelque chose. Le pouvoir oblige, il exerce une coactio, il impose une contrainte. Il nous détermine du dehors et il décide de nous comme d’un objet. Je propose d’appeler « puissance » une force qui, au contraire, opère de l’intérieur. Elle agit non pas sur nous, mais en nous. Elle obtient notre consentement et appelle notre participation. Loin de supprimer la liberté, elle en a besoin et la sollicite. Deux comparaisons illustrent cette différenciation entre « pouvoir » et « puissance ».

Premièrement, un enfant qui joue avec des soldats en plastique en fait exactement ce qu’il veut. Ils ne lui opposent aucune résistance, sinon celle de l’inertie. Il les manipule à son gré. Il a plus de pouvoir mais moins de puissance que l’officier qui commande une section et qui doit savoir se faire accepter de ses hommes ; il en obtiendra ce qu’il souhaite seulement s’il a su gagner un minimum de respect et de confiance. Quand on anime un club ou qu’on dirige une paroisse, on dispose de moins de pouvoirs qu’un officier (on ne peut pas punir). On doit déployer beaucoup plus de puissance, précisément parce qu’on n’a aucun moyen de contrainte et qu’on ne peut compter que sur la persuasion.

Deuxième comparaison, un marin qui navigue à la voile rencontre quantité de difficultés : des courants, des vents contraires ou le calme plat. Il lui faut jouer avec tout cela, l’utiliser au mieux, louvoyer, calculer, manoeuvrer pour atteindre son but. Il fait preuve de plus de finesse, de savoir-faire, de connaissance de la mer, de maîtrise de soi et de son navire que le vacancier qui fait le même trajet avec un bateau à moteur. Celui qui matériellement a le plus de moyens (le plus de pouvoirs) a une capacité (une puissance) bien moindre.

Avoir besoin de beaucoup de pouvoirs révèle souvent une grande faiblesse, un déficit de puissance. Un gouvernement réclame les pleins pouvoirs, quand il n’arrive pas à se faire respecter ou à agir sur les événements, et qu’il se sent faible. Un professeur ou un officier qui punissent beaucoup témoignent par là qu’ils manquent d’autorité et ne parviennent pas à remplir normalement leurs fonctions. La potestas absoluta accorde des pouvoirs pratiquement infinis à Dieu ; ne méconnaît-elle pas sa puissance ? En croyant lui rendre gloire, ne le rabaisse-t-elle pas ? W. Monod disait que certaines louanges ressemblent fort à des blasphèmes. La véritable puissance se manifeste dans la vulnérabilité et la fragilité du pouvoir. Elle ne s’évalue pas en quantité mais en qualité. Quand on pense l’action de Dieu en termes de pouvoir, elle devient un déterminisme écrasant. Si on la comprend en termes de puissance, elle se caractérise par un dynamisme qui au lieu de nier, de supprimer ou de brider d’autres puissances, les attire, les mobilise, les oriente ou réoriente et les fait converger. La puissance ainsi comprise correspondrait assez bien aux termes grecs de dunamis ou d’exousia souvent employés dans le Nouveau Testament pour qualifier l’action de Dieu ou celle du Christ.

2. Une puissance qui a du sens

La puissance divine, ainsi distinguée et dissociée d’un « tout pouvoir », me semble avoir cinq aspects.

Premièrement, elle agit non pas en obligeant, en forçant, en déterminant, mais en persuadant. Elle ne nous réduit pas au rang d’objets, elle nous traite en sujets. Dieu ne contraint pas, il convainc. Il ne nous manipule pas ; il met et entretient en nous une utopie qui nous mobilise. Sa puissance est celle de l’avenir, du Royaume qui vient et non de l’origine ou du passé. L’avenir agit sur le présent par les possibilités qu’il lui ouvre, par les perspectives qu’il suggère et par l’attrait qu’il exerce. Le passé, au contraire, impose des conditions et des limites. Il ne devient positif et ne se transforme en atout que lorsque l’avenir l’utilise, en fait un instrument et un tremplin, et l’empêche de devenir un poids.

Deuxièmement, la puissance de Dieu rend libre. Elle n’enferme pas dans une situation donnée, elle ouvre de nouvelles possibilités[10]. Si le pouvoir de Pharaon réduit les hébreux en esclavage, la puissance de Dieu les en arrache, en les appelant à sortir d’Égypte, en leur offrant une vie différente, plus responsable et plus inventive. La puissance de Dieu appelle à des décisions et pousse à entreprendre. Elle suscite et ne détruit pas l’autonomie, l’initiative, la novation.

Troisièmement, la puissance de Dieu ne se borne pas ou ne se réduit pas à agir. Elle se manifeste dans sa capacité de recevoir, d’accueillir, d’être influencé. Souffrir, s’émouvoir, être touché, éprouvé, affecté constitue aussi une richesse, une force, une puissance (et non un défaut ou une imperfection, contrairement à ce que pensait Thomas d’Aquin). L’impassibilité et l’indifférence représentent un manque et une faiblesse. Paradoxalement, le Dieu de la toute-puissance, tel qu’on le décrit classiquement, se heurte à une limite et à une impossibilité : il ne peut pas échanger et subir, puisque tout vient de lui. Être invulnérable, inatteignable et inaccessible le rend prisonnier de lui-même, fermé et inapte à l’amour, ce que souligne Jean Richard dans de belles pages de son livre sur Dieu. La puissance implique à la fois action et passion, initiative et réactivité.

Quatrièmement, le Dieu dont témoigne la Bible connaît des déconvenues et subit des échecs. Les créatures ne l’écoutent pas attentivement ni ne le suivent toujours. Elles agissent souvent à l’opposé de ce qu’il leur demande. Il arrive que ses entreprises tournent mal. De nombreuses pages de la Bible nous racontent ses défaites : Adam et Ève, Caïn et Abel, les enfants de Noé, la femme de Lot, les idolâtries et les désobéissances d’Israël. Ces revers culminent à la croix, où le monde lui oppose le refus le plus catégorique et le plus tragique qu’on puisse imaginer en crucifiant le messie qu’il lui a envoyé[11].

Cinquièmement, la puissance divine est cependant infinie, non pas parce qu’elle pourrait faire n’importe quoi à n’importe quel moment, mais parce qu’elle n’a pas de fin. Elle ne s’arrête jamais ; elle ne se laisse pas neutraliser ni détruire. Le péché d’Adam et d’Ève, le meurtre de Caïn, le veau d’or, les désobéissances d’Israël, la crucifixion de Jésus, les trahisons des Églises, les défaillances et erreurs de chacun de nous ne lui font pas abandonner la partie, ni renoncer à son dessein. Il ne baisse jamais les bras. Après chaque défaite, il recommence, il reprend son oeuvre créatrice. Il inspire des conversions et des réformes. Il suscite Noé, Abraham, les prophètes. Il ressuscite Jésus. Après le pire des échecs, celui de Golgotha, il fait avancer son Royaume par l’événement de Pâques.

Ces cinq caractéristiques définissent une « puissance qui a du sens ». Cette formule, que m’a inspirée Tillich (il l’applique au Saint Esprit), me semble très bien décrire la manière dont le croyant vit et comprend sa relation avec Dieu. Pour la foi, Dieu n’est pas une puissance insensée, ni un sens impuissant. La thèse de la potestas absoluta risque de le faire ressentir comme une puissance insensée, qui en soumettant l’être humain à des logiques aussi implacables qu’absurdes, le détruit. La thèse de l’omnipotentia court le danger de le présenter comme un sens impuissant, qui en proclamant des vérités sans effet et en prônant des valeurs sans impact nous laisse démunis et sans espoir. Si le pouvoir se sert de la force et agit par contrainte, la puissance a besoin du sens et elle se manifeste en dynamisant.

Conclusion

Le credo, ou symbole dit des apôtres, commence en déclarant « Je crois en Dieu le Père tout-puissant ». Jean Richard signale que devant les difficultés que soulève cette affirmation, on peut hésiter entre deux attitudes différentes[12].

La première, qui a ses préférences, consiste à garder le terme de « toute-puissance » tout en révisant sa signification et en lui donnant un contenu évangélique. Plutôt que de se débarrasser de cette notion et de l’éliminer, on veut la nettoyer et la restaurer, la réhabiliter. Je comprends ce choix que je trouve parfaitement légitime et respectable.

Pourtant, en ce qui me concerne, je penche pour la deuxième option. Je ne dis jamais le credo, ce que me permet la liberté liturgique des Églises réformées. Je pourrais, bien sûr, me l’approprier en comprenant la « toute-puissance » et quelques autres formules du symbole dit des apôtres autrement qu’on ne le fait couramment. Je préfère m’abstenir de le prononcer, voire le récuser puisque je ne peux pas expliquer chaque fois en quel sens je l’entends et pourrai l’accepter.

Faut-il voir dans ces deux attitudes la différence entre, d’une part, une démarche catholique attachée à la tradition alors même qu’elle procède à un profond aggiornamento, et, d’autre part, une mentalité protestante plus portée à accentuer les contestations et les rejets même quand elle s’inscrit fortement dans une tradition ? Doit-on opposer le sens communautaire d’un côté et la tendance à l’individualisme de l’autre ? Peut-être ; mais il y a aussi des situations ecclésiales et pastorales qui ne sont pas les mêmes. Dans les Églises réformées francophones, on débat depuis longtemps sur la pertinence du credo et son rejet étonne et choque moins. En m’abstenant de le prononcer, je m’inscris dans une ligne, parmi d’autres, de ma tradition, une ligne discutée certes mais connue et plus ou moins admise, alors qu’à ma connaissance, il n’existe pas en catholicisme une contestation analogue du credo. Il ne faut pas occulter cette différence de situation, même si elle n’explique pas tout.

Toute réflexion vivante combine des continuités avec des ruptures. Il me paraît normal qu’on souligne plutôt les unes que les autres selon le contexte ; le choix relève de la pédagogie. En fait, ce qui me paraît essentiel n’est pas de déterminer qui a tort ou qui a raison (aucune affirmation de foi n’est totalement juste ni entièrement fausse), mais que chacune de ces deux attitudes sache entendre l’interpellation et recevoir la critique que représente pour elle l’autre option.