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Le grand mathématicien et philosophe Alfred North Whitehead a écrit que « la caractérisation générale la plus sûre de la tradition philosophique européenne est qu’elle consiste en une série de notes en bas des pages de Platon ». C’est exagéré, certes. Mais, comme l’a fait remarquer Rémi Brague, « si l’on ajoutait le nom d’Aristote, cela serait plus vrai. Et si l’on disait que la philosophie moderne est une vaste note en bas des pages de la philosophie ancienne, on frôlerait la vérité ».
Il n’empêche que Platon est un auteur étrange. Il n’a pas rédigé un seul traité, de sorte que l’on pourrait penser qu’il s’agit bien plutôt d’un dramaturge — un des plus grands de l’histoire, selon George Steiner — qui s’est retranché derrière des dialogues où sa propre position n’est pas toujours nettement discernable. Le plus souvent toutefois, celle-ci semble s’exprimer par la bouche du personnage central de son oeuvre, Socrate. Cependant Socrate est lui-même un personnage étrange : laid, bavard, ironique. Un personnage tragique, de surcroît, qu’Athènes a fait mettre à mort pour cause d’anti-flatterie, pourrait-on dire, de cette parrhêsia dont Michel Foucault a si bien fait l’éloge de nos jours. Mais il est aussi la figure du philosophe par excellence, dans sa quête de vérité, ses rapports avec autrui, sa relation à la Cité, face aux abus du langage et du pouvoir, le modèle de l’éveilleur, de « l’accoucheur » des esprits. À l’intérieur même de l’oeuvre de Platon se succèdent différentes figures de Socrate, allant du Socrate historique, que Platon vénère, à un Socrate purement platonicien. Une panoplie d’autres personnages enrichit également son oeuvre, dont les Sophistes, grands et petits — Protagoras, Gorgias, mais aussi Hippias et d’autres —, des mathématiciens, des philosophes, des orateurs, des poètes, ainsi que des figures politiques capitales, tel Alcibiade. Platon est manifestement fasciné par les personnes, autant que par les idées.
On attribue aujourd’hui encore à Platon des thèses caricaturales, autour de la « théorie des formes séparées », par exemple, ou de l’amour, voire de l’État. On a écrit des volumes sur le « système » de cet auteur qui n’a sciemment écrit que des dialogues et des lettres et qui s’en est du reste fort clairement expliqué, en déclarant qu’on ne pouvait « écrire sa philosophie ». Il est vrai, en revanche, que l’on trouve en son oeuvre écrite une mine incomparablement féconde de questions et de pensées touchant la plupart des sujets définissant la philosophie. Les thèmes les plus importants y sont abordés — éthiques, politiques, scientifiques, épistémologiques, logiques, métaphysiques —, la plupart du temps de manière indirecte, et souvent avec une ironie inégalée, qui « sollicite l’intellection », suivant l’expression de Vladimir Jankélévitch, et rend cette oeuvre inaccessible dès lors à l’imbecillitas. Qu’il y ait eu d’autre part des enseignements non écrits de Platon — des agrapha dogmata : la formule est d’Aristote — ne saurait faire doute. Mais tout n’est pas clair là non plus, malgré les travaux remarquables de l’École de Tübingen.
L’art, le mythe, un style personnel éblouissant, marquent aussi bien l’oeuvre de Platon. Les idées, les exemples affluent, de même que les problèmes, les questions, les arguments, les échanges dialectiques. Le lire vraiment revient à échanger amicalement avec un prodigieux génie littéraire et maître pédagogue, maniant mieux que personne l’art dialectique, mais aussi l’allégorie, la métaphore, les opposés, sachant formuler avec une exceptionnelle clarté les questions ultimes, avant tout celle du sens de la vie humaine. Bref, l’oeuvre de Platon est si magistrale qu’elle s’impose d’emblée. On pressent vite sa grandeur aussitôt qu’on y entre quelque peu, prenant la peine de le lire lui-même, de préférence aux commentaires. Mais comment faire pour en entrevoir l’essentiel ? Comment trouver sa voie à travers ce labyrinthe, sans être dupe des ironies platonicienne et socratique, comment cerner la profondeur derrière les mythes, le badinage, les concepts parfois difficiles (tel celui du non-être, par exemple, dans le Sophiste), ce sont là des points de départ indépassables pour tout philosophe digne de ce nom ou toute personne soucieuse de culture.
Aussi sommes-nous heureux de publier dans ce numéro les excellentes études que voici autour de Platon.