Résumés
Résumé
Dans la théorie contemporaine de l’évolution, trois sens classiques de la notion de hasard interviennent : la notion ordinaire de chance, la notion probabiliste de l’aléatoire, et la notion épistémologique de contingence relativement à un système théorique. Ces trois notions suffisent à définir le statut du hasard aux principaux niveaux du processus évolutif où l’on invoque communément des effets fortuits : mutations, dérive génétique, révolutions génétiques, changements écologiques, macroévolution. On se demande enfin si les divers sens du hasard rencontrés dans cette étude peuvent être ramenés à l’unité, et s’ils renvoient à un hasard subjectif (ou « épistémique ») ou à un hasard objectif.
Abstract
In the contemporary theory of evolution, three classical meanings of the notion of chance come into play : the ordinary meaning of chance, the probabilistic notion of randomness, and the epistemological notion of contingency with reference to a theoretical system. These three notions are sufficient in order to define the status of chance on the principal levels of the evolutive process where fortuitous effects are commonly invoked : mutations, genetic deviations, genetic revolutions, ecological changes, macroevolution. The question is raised, finally, whether the diverse meanings of chance considered in the present study may be brought to one, and whether they refer to a subjective (or “epistemic”) form of chance or to an objective chance.
Corps de l’article
En hommage au Professeur Maxime Lamotte
Introduction
Il n’existe pas et il n’a jamais existé une théorie biologique ayant prétendu expliquer l’évolution des espèces par le hasard, sans autre spécification. Une telle idée n’apparaît jamais que dans un contexte polémique, où des savants, philosophes ou théologiens qui n’aiment pas telle ou telle théorie de l’évolution, la lui imputent. Ceci ne veut pas dire que la notion de hasard n’intervient pas dans l’explication des phénomènes évolutifs. Elle y a presque toujours été présente, notamment dans les versions successives de l’approche darwinienne de l’évolution.
La notion de hasard est notoirement ambiguë, en sorte qu’il n’y a pas grand sens à parler de manière générale du rôle du hasard dans l’évolution, comme on le fait trop souvent. Deux conditions doivent être remplies pour que la question de la relation entre hasard et évolution ait un sens. Il faut en premier lieu préciser en quel sens on entend le mot « hasard ». Il faut par ailleurs préciser les contextes scientifiques où les diverses notions du hasard sont utilisées. Faute de satisfaire ces deux exigences, analytique et contextuelle ou, si l’on préfère, philosophique et scientifique, les déclarations générales sur le rôle du hasard dans l’évolution biologique sont stériles.
Je soutiens que dans la théorie de l’évolution contemporaine on rencontre trois significations possibles du mot « hasard » : la chance, l’aléatoire, et la contingence par rapport à un système théorique donné. Ces trois termes — chance, aléatoire, contingence en contexte explicatif — sont souvent confondus les uns avec les autres, ainsi d’ailleurs qu’avec celui de « fortuit ». « Fortuit » est en fait l’adjectif qui correspond le mieux au substantif « hasard » dans la langue française, l’adjectif « hasardeux » ayant en pratique un sens trop particulier pour refléter la variété sémantique qu’enveloppe le mot « hasard ». « Fortuit » vient du latin fors, qui n’est pas un équivalent rigoureux du français « hasard », car il exprime l’idée de chance, c’est-à-dire l’un des sens possibles du terme français moderne de hasard. Le mot « hasard » a lui-même une origine arabe. Il vient de az-zahr, qui désigne littéralement le jeu de dés. L’origine arabe ne fournit donc pas un point de repère sûr, car il renvoie lui aussi à un sens particulier du terme français moderne de hasard, l’aléatoire. Par commodité, j’utiliserai les termes de hasard et de fortuit comme des termes génériques qui couvrent le même champ sémantique, et sont donc affectés des mêmes ambiguïtés.
Dans la première partie de cet article, je définirai les trois concepts de hasard que j’ai mentionnés. Dans la seconde, je les appliquerai aux principales sortes de phénomènes que la théorie évolutionniste moderne caractérise et explique comme étant des classes d’événements fortuits.
I. Trois sens du concept de hasard
1. Chance
Le sens le plus familier du mot « hasard » apparaît dans des contextes humains où quelque chose se produit de manière inattendue plutôt que comme effet d’un plan délibéré[1]. Imaginons par exemple qu’un jardinier, bêchant le sol de son verger en vue d’y planter un arbre, trouve un coffret de bijoux. Dire que le jardinier a trouvé « par hasard » les bijoux signifie ceci : « le jardinier a trouvé un objet hautement désirable en poursuivant un but tout à fait différent ». Dans ce contexte, la référence au hasard se comprend sur arrière-plan d’une notion de finalité. Cette acception du concept de hasard est la plus ancienne de toutes. C’est celle que l’on voit Aristote commenter dans sa Physique (II, 5). Dans ce texte fameux, Aristote explique que quelque chose résulte de la « fortune » (tuchê) ou du « hasard » (to automaton) lorsqu’un certain effet est accidentellement atteint « dans les faits qui se produisent en vue d’une fin », autrement dit lorsqu’une fin est atteinte sans avoir été la cause de l’effet produit. Dans le français courant, la meilleure expression de cette idée est rendue par les mots « chance » et « malchance », termes populaires qui disent parfaitement ce qu’ils veulent dire. En anglais, cette notion de hasard est rendue par le terme luck. Comme on le verra un peu plus loin, ce concept de chance, utile dans le domaine de la psychologie et de l’histoire humaine, peut être affranchi de son aspect intentionnel, et joue un rôle extrêmement important dans la théorie évolutionniste.
2. Événements aléatoires
Le mot « hasard » prend un sens plus technique lorsqu’on l’applique à des événements dont on ignore les causes au sens de conditions déterminantes, c’est-à-dire d’antécédents qui déterminent le cours d’événements en vertu de lois. Ce sens est plus récent, et peut être explicité de manière plus précise. On dit qu’un événement est aléatoire lorsque l’on sait que des événements sont réalisés en fonction de certaines classes de conditions définies, mais sans que l’on sache quelles conditions particulières sont réalisées dans un cas donné. On veut donc dire qu’il y avait plusieurs possibilités, mais que notre connaissance de l’événement ne nous permettait pas de prédire laquelle serait réalisée. Par exemple, lorsqu’au jeu de roulette la boule s’arrête sur une case donnée, nous avons de bonnes raisons de croire que cet événement dépend de conditions physiques définies, dont la nature et les effets pourraient être décrits de manière déterministe par un observateur-calculateur aux capacités illimitées. La notion de hasard au sens d’aléatoire est plus exigeante que celle de chance. Elle exige qu’on fasse une hypothèse sur ce qui, précisément, est aléatoire, et qu’on soit capable de démontrer qu’on est bien dans une situation aléatoire. La seule solution satisfaisante qu’on n’ait jamais trouvée à ce problème de circularité est de faire appel au calcul des probabilités, qui brise le cercle au moyen d’une solution opératoire. Un événement aléatoire est alors par définition un événement qui obéit à une loi de probabilité. On s’affranchit ainsi de la notion de cause. Un événement qui obéit à une loi de probabilité peut être le résultat d’un processus causal parfaitement déterministe. C’est le cas de la roulette, ou du jeu de dés, qui est d’ailleurs étymologiquement à l’origine du mot « aléatoire » en français, et de az-zahr en arabe. Mais une loi de probabilité n’implique pas nécessairement qu’une telle causalité existe. La mécanique quantique est un exemple classique de cette situation.
3. Contingence relativement à un système théorique
J’introduirai par un exemple le troisième sens du hasard que je retiens. Admettons qu’il existe un système théorique idéalisé consistant dans la « mécanique classique », c’est-à-dire, grosso modo, les lois de la dynamique de Newton, plus un certain nombre d’outils mathématiques tels que le calcul différentiel. Dans ce contexte théorique, on peut en principe inférer la position d’une planète du système solaire pour n’importe quel instant passé ou futur à condition de connaître la masse, la position et la vitesse de chacun des éléments du système solaire à un instant donné quelconque. Pour faire une telle prédiction, il est clair qu’il n’est pas suffisant de connaître les lois de Newton (ou une quelconque version plus sophistiquée de la mécanique classique). Outre des énoncés ayant valeur de lois, il faut aussi des énoncés de conditions initiales. Ces conditions initiales, c’est-à-dire les paramètres décrivant l’état réel du système solaire en un instant donné, sont dites contingentes relativement au système théorique que constitue la mécanique classique. La notion de contingence prend ici une signification opératoire précise. Il ne s’agit pas de dire qu’un événement ou une classe d’événements sont contingents en soi. Le même élément peut être contingent dans un certain contexte théorique, et ne l’être pas dans un autre contexte théorique. Par exemple, dans le contexte de la physique de Galilée, la valeur du coefficient g d’accélération est contingente par rapport à son système théorique (c’est-à-dire la loi de chute des corps), car elle ne peut être déterminée qu’empiriquement. Le système théorique de Galilée ne permet pas de la fixer. Mais dans le contexte de la physique de Newton, la valeur g n’est plus contingente. Elle peut être déduite à condition de disposer d’informations suffisantes sur la masse et la forme de la terre. En revanche, dans le système newtonien, la masse de la terre est un élément contingent. La forme ne l’est en revanche pas, car c’est une conséquence du système newtonien que la terre ait la forme d’un sphéroïde aplati aux pôles.
Cet exemple suggère un troisième sens possible du terme « hasard » dans les sciences de la nature. Certaines classes d’événements peuvent être dites fortuites dans la mesure où les événements ne sont pas prédictibles dans le cadre d’une certaine théorie, soit parce que la théorie ne permet pas du tout de prédire ces événements quelle que soit notre information empirique, soit parce que nous ne connaissons pas avec assez de précision les conditions initiales qui permettraient d’appliquer efficacement la théorie, soit encore parce que les calculs nécessaires sont trop complexes.
Les définitions des divers concepts de hasard que je viens de donner ne sont pas originales[2]. D’autres notions de hasard existent, chez ces auteurs et d’autres, que je n’ai pas considérées ici[3], notamment celle de hasard comme rencontre de séries causales indépendantes[4]. Les trois notions de hasard proposées me paraissent suffisantes pour analyser l’usage que les biologistes contemporains font du hasard dans leurs doctrines.
II. Modalités du hasard en biologie de l’évolution
Dans la théorie évolutionniste moderne, la notion de hasard prend une importance capitale à cinq niveaux au moins : mutation, dérive génétique aléatoire, révolutions génétiques, écosystèmes, phénomènes macroévolutifs.
1. Mutation
Dans une perspective darwinienne, l’avantage conféré par une mutation est indépendant des causes physiques responsables de l’occurrence de la mutation. Ces causes consistent le plus souvent en des rayonnements, des facteurs chimiques, des événements de transposition ou de transduction virale qui altèrent le déroulement ordinaire de la recombinaison génétique. Ces facteurs expliquent l’occurrence d’une mutation, mais pas le fait qu’elle soit favorable. Lorsque le darwinien dit que les mutations se font au hasard, c’est seulement du point de vue de l’avantage ou désavantage qu’elle confère dans un environnement donné. La mutation est donc dite fortuite « au sens où la probabilité qu’elle se produise n’est pas affectée par son utilité virtuelle[5] ». Cette doctrine fondamentale est demeurée la même depuis Darwin, au vocabulaire près (Darwin ne parlait pas de mutations, mais de « variations »).
La notion de hasard qui intervient ici est apparentée à celle que j’ai caractérisée plus haut par le mot de chance. L’occurrence d’une mutation avantageuse (ou désavantageuse) est tout à fait comparable à ce qui arrive au jardinier qui trouve accidentellement des bijoux en bêchant son jardin. Le jardinier n’a pas trouvé de bijoux parce qu’il les cherchait, mais cette découverte peut avoir des effets très importants pour lui. Dans le cas des mutations génétiques, la situation conceptuelle est comparable, avec cette différence que nous n’avons pas besoin ici de nous référer à quoi que ce soit d’intentionnel. Les organismes individuels ne sont pas dotés d’une physiologie qui leur permet de faire des mutations favorables précises ; au mieux peuvent-ils parfois contrôler le taux de mutation. Mais une fois une mutation apparue, elle peut avoir des conséquences fonctionnelles suffisamment importantes pour affecter leurs chances de survie et de reproduction.
Notons enfin que si l’on envisage une mutation comme un phénomène récurrent dans une population, elle prend alors l’allure d’un phénomène déterministe et non plus fortuit du point de vue de l’évolution de cette population. C’est un autre problème.
2. Dérive génétique aléatoire
Ce processus est défini à l’échelle d’un locus dans une population mendélienne. Les populations réelles sont toujours finies, même si elles ont parfois de très grands effectifs. Il en résulte qu’il y a donc toujours un effet d’échantillonnage dans la distribution des fréquences géniques à chaque génération. La dérive génétique est un phénomène qui demande un traitement mathématique assez sophistiqué. On peut cependant en présenter l’esprit sur un cas simple. Considérons un gène existant sous deux formes alléliques, dans une population constituée de seulement deux individus, un mâle et une femelle. Admettons aussi que les deux individus soient hétérozygotes (Aa) pour ce locus. Si l’effectif de la population reste stable, c’est-à-dire si ces deux individus font deux enfants, la probabilité qu’ils fassent deux enfants homozygotes (soit AA, soit aa) est de 1/8 (c’est-à-dire 2 × 1/4). Il y a donc une assez forte probabilité que l’un des deux allèles soit définitivement perdu en une seule génération. Il faudra en fait peu de générations pour que l’un des deux allèles soit fixé dans cette petite population. Dans une grande population, les chances de perdre un allèle en une seule génération sont beaucoup plus petites, mais elles ne sont pas négligeables sur le long terme. La théorie de la dérive génétique aléatoire consiste à prédire les effets de l’effet d’échantillonnage aléatoire dans une population de taille quelconque et sur un grand nombre de générations. La dérive génétique est, comme on dit, un facteur d’évolution stochastique. L’idée de base est que la distribution de fréquence des gènes dans une génération donnée n’est jamais fixée de manière purement déterministe (par des facteurs tels que les mutations récurrentes, la sélection et la migration), mais doit toujours être décrite au moyen d’une loi de probabilité.
Le sens que prend le hasard dans la théorie de la dérive génétique aléatoire est le même que celui intervenant dans le jeu de la roulette ou dans les jeux de dés. C’est un hasard que nous ne savons nous représenter qu’au moyen d’une loi de probabilité. Il est aujourd’hui reconnu que ce facteur d’évolution a une extrême importance au niveau moléculaire. En fait, on admet aujourd’hui que c’est le facteur d’évolution qui est responsable de la majorité des fixations alléliques au niveau moléculaire (séquences nucléotidiques des chromosomes et séquences d’acides aminés des protéines). Notons au passage que la « théorie de l’évolution moléculaire par mutation et dérive aléatoire » (c’est le nom que lui a donné Motoo Kimura dans les années 1960) ne dit aucunement que l’évolution en général est neutre. Elle dit seulement que l’évolution est en grande partie neutre au niveau moléculaire. Notons de surcroît que cette notion de neutralité ne s’applique aux gènes qu’en un temps donné. Une substitution nucléotidique dans un gène peut très bien être neutre dans un contexte évolutif donné, et ne l’être plus dans un autre.
3. Révolution génétique
Ce concept, introduit en 1954 par Ernst Mayr, est lié à la notion de dérive aléatoire, mais il est différent, et il a aussi une signification différente du point de vue du hasard. La révolution génétique est une conséquence de la dérive génétique au niveau du génome. Lorsqu’une population voit ses effectifs réduits de manière dramatique, comme ceci arrive souvent à l’occasion d’un nouveau peuplement insulaire, ou dans un isolat périphérique, un certain nombre de locus sont fixés dans un état homozygote, du fait de la dérive génétique. Il en résulte que l’environnement génétique de nombreux autres gènes est modifié, et les valeurs sélectives d’un certain nombre d’allèles s’en trouvent modifiées. Cette situation est assez bien connue en génétique des populations expérimentales depuis l’étude menée par Georges Teissier en 1947 sur les variations de la fréquence du gène ebony dans une population stationnaire de Drosophiles, étude menée à une époque où l’expression de « révolution génétique » n’existait pas encore, mais qui en a fourni rétrospectivement une illustration expérimentale. D’assez nombreux autres cas ont été bien documentés depuis. Mais les révolutions génétiques, quoique extrêmement probables dans les populations naturelles, y sont très difficiles à documenter.
Comme l’a bien montré Maxime Lamotte[6], le genre de hasard qui intervient dans les révolutions génétiques est bien différent de celui associé à la dérive aléatoire. Les révolutions génétiques sont certes déclenchées par des événements de dérive aléatoire, mais leur caractère fortuit n’a pas le même sens. L’imprévisibilité n’est pas due à un phénomène stochastique (la dérive aléatoire, qui en est seulement une précondition), mais à la complexité des interactions des gènes entre eux et avec l’environnement externe. Ces interactions ont des effets déterministes sur l’évolution de la population par sélection naturelle, mais en pratique, il est très difficile au biologiste de prévoir l’évolution du système, en raison de la limitation de ses connaissances. Les théories dont dispose le biologiste de l’évolution pour comprendre les interactions génétiques sont insuffisantes à cet effet.
La notion de hasard qui intervient alors est celle que j’ai évoquée plus haut sous le nom de « contingence relativement à un système théorique ». Pour un généticien des populations, les effets physiologiques des interactions génétiques chez un organisme donné, et les valeurs sélectives des génotypes qui en résultent dans un milieu donné, sont des informations contingentes par rapport au système théorique assez idéalisé et simplificateur qui est le sien. En tant que théorie, la génétique des populations ne donne guère plus qu’une cinétique de la diffusion des gènes. Ceci ne signifie pas que l’interaction des gènes entre eux et avec le milieu externe soit inaccessible à l’investigation expérimentale. Mais ces phénomènes sont complexes, et hautement variables de cas à cas. Les informations que le biologiste rassemble sur eux ne s’intègrent guère dans une théorie globale qui permettrait de les déduire, et pas seulement de les constater.
4. Niveau des écosystèmes
À ce niveau, la situation épistémologique est semblable à celles des révolutions génétiques. La théorie évolutionniste ne s’occupe pas seulement de l’évolution interne de populations données, mais aussi des interactions entre populations appartenant à des espèces différentes (relations trophiques, compétition, parasitisme, coopération, etc.), et aussi des interactions entre ces ensembles et les paramètres du milieu physique (changements climatiques, modifications géographiques, etc.). À ce niveau aussi se produisent des effets fortuits, qui ont été souvent soulignés par les spécialistes en écologie. Maxime Lamotte a parlé d’« effet du fondateur de 3e ordre » pour les changements fortuits à l’échelle des biocoenoses et écosystèmes, la dérive génétique aléatoire étant un effet du fondateur de 1er ordre et la révolution génétique un « effet du fondateur de 2nd ordre[7] ». Les effets fortuits de 3e ordre se superposent évidemment aux effets fortuits de 1er et 2nd ordre. Mais ils ne s’y réduisent pas. Au niveau synécologique, la complexité des processus intervenant dans la modification de l’équilibre des faunes et des flores est en général au-delà du pouvoir de prédiction des modèles écologiques disponibles. On retrouve donc là une situation épistémologique similaire à celle des révolutions génétiques. Parler de hasard à ce niveau revient à dire que les modèles théoriques disponibles sont sous-déterminés relativement aux données expérimentales disponibles.
5. Niveau macroévolutif (paléobiologie)
Stephen Jay Gould a mis l’accent sur la « contingence » de l’évolution à l’échelle des temps géologiques. L’immense succès de cette formule ne garantit pas pour autant sa rigueur. Je pense que les paléobiologistes et les évolutionnistes qui ont repris la thèse de la contingence de l’histoire de la vie à une grande échelle ont mélangé deux idées, qu’on peut dissocier à la lumière des concepts de hasard que j’ai mis en avant.
Lorsqu’ils parlent de la contingence de l’histoire de la vie, les paléobiologistes veulent d’abord dire que cette histoire, si elle était rejouée d’autres fois, aurait vraisemblablement un autre cours, et pourtant nous utiliserions les mêmes hypothèses explicatives générales, en particuliers des schèmes d’explication darwiniens, pour expliquer ces histoires différentes. Ceci tient à l’importance et à la complexité des conditions initiales qui interviennent dans les explications évolutionnistes. Si l’on apprécie cette situation épistémologique de manière optimiste, il est possible de dire, comme l’ont fait un certain nombre de philosophes de la biologie, à commencer par moi-même[8], que la biologie est fondamentalement une science historique, c’est-à-dire une science dans laquelle les schèmes explicatifs ultimes sont des schèmes de causalité historique plutôt que des schèmes nomologiques. Autrement dit, tout se résout en dernière analyse dans des chaînes d’événements irrémédiablement singulières. Mais on pourrait aussi dire que cette situation montre à quel point la documentation paléontologique est sous-déterminée par les théories explicatives disponibles, ce qui reviendrait à dire que les théories ne sont pas assez puissantes pour rendre compte des grandes classes de phénomènes auxquelles on a affaire. Ces phénomènes sont dès lors « contingents » par rapport aux théories dont on dispose. Ils sont comme ils sont. Nous retrouvons là la troisième notion de hasard plusieurs fois évoquée. Les faits débordent la capacité explicative des théories disponibles.
Toutefois, les paléobiologistes ont parfois à l’esprit une idée un peu différente lorsqu’ils parlent de contingence à l’échelle macroévolutive. L’un des arguments majeurs utilisé par les paléobiologistes qui ont contesté l’orthodoxie néo-darwinienne a été celui des extinctions de masse (Raup, Sepkoski, Jablonski). Dans les extinctions de masses, disent-ils, les espèces infortunées qui disparaissent ne le font pas parce qu’elles seraient moins performantes que leurs compétiteurs dans une course adaptative en réponse à des conditions écologiques données, comme le veut l’explication darwinienne standard des extinctions. Par exemple, si les diatomées ont survécu mieux que d’autres formes planctoniques lors des grandes extinctions du Crétacé, c’est parce qu’elles avaient la chance de posséder un trait favorable (la capacité de s’enkyster), qui avait évolué pour des raisons sans rapport avec les conditions physiques que celles qui ont engendré l’extinction de masse. Adaptées par des processus de dormance à l’hiver des régions polaires, dit-on, les diatomées se sont trouvées par chance avantagées lors d’un refroidissement brutal de la terre ; elles ne l’ont emporté qu’en raison de cette circonstance accidentelle, et non parce qu’elles auraient gagné la course à l’adaptation par sélection naturelle.
Le sens de la « contingence » invoquée ici n’est rien d’autre que le premier sens du hasard évoqué plus haut, à savoir la chance. Autrement dit, le concept de hasard qui fonctionne ici est rigoureusement le même qu’on invoque lorsqu’on dit, dans un contexte darwinien orthodoxe, que les mutations se produisent au hasard. Simplement l’échelle du phénomène est ici différente. Le mot « chance » apparaît d’ailleurs explicitement dans le titre même du livre de David Raup sur les extinctions : Extinction : Bad Genes or Bad Luck[9] ?
6. Autres cas
Nous n’avons considéré dans cet article que les phénomènes évolutifs fortuits solidement étayés dans la littérature évolutionniste moderne. Il convient de signaler par ailleurs deux domaines de recherche nouveaux qui prennent à l’heure actuelle une importance croissante, et qui portent tous deux sur des niveaux d’intégration relativement élevés des phénomènes évolutifs.
L’un concerne la dynamique de la diversification des espèces. Dans un livre récent, Stephen Hubbel a présenté un modèle stochastique de la genèse de la biodiversité. Selon ce modèle, caractérisé par l’auteur comme « hypothèse nulle », les probabilités d’apparition et d’extinction d’une espèce ont toutes chances d’être égales pour des espèces en compétition. L’avantage de ce modèle est de permettre une comparaison entre les degrés de biodiversité d’habitats différents. Cette approche de la genèse de la biodiversité est une alternative à l’approche fondée sur l’idée d’exclusion compétitive, classique en écologie théorique depuis Lotka, et reprise depuis par de nombreux auteurs. La notion de hasard qui intervient ici est la même que celle que nous avons vu fonctionner dans le cas de la dérive génétique aléatoire.
L’autre domaine de recherche que nous voudrions brièvement signaler est celui de l’évolution chaotique d’un certain nombre de systèmes biologiques. Dans de nombreux domaines, qui vont de la génétique théorique des populations et de l’écologie théorique à la modélisation des phénomènes paléobiologiques, on tend à faire une place significative aujourd’hui à des modèles non linéaires. De tels modèles conduisent à conférer un degré élevé d’imprévisibilité aux phénomènes, soit parce que leur modélisation met en oeuvre des équations dont les solutions divergent en fonction de modifications infimes dans les conditions initiales, soit parce qu’elles n’ont pas et ne peuvent pas avoir de solution (situation que les mathématiciens connaissent bien depuis les travaux de Poincaré). S’il s’avérait que de tels modèles fussent justifiés dans de nombreuses situations en évolution, il y aurait lieu de souligner là une notion de hasard différente de celles que nous avons examinées.
Conclusion
En conclusion, il est légitime de soulever deux questions. D’une part les diverses modalités du hasard que nous avons identifiées dans le discours évolutionniste sont-elles vraiment distinctes, ou peuvent-elles se ramener à l’unité ? D’autre part, s’agit-il d’un hasard subjectif, c’est-à-dire d’un hasard dû aux limites de notre pouvoir de connaissance, ou d’un hasard objectif ? Les deux questions sont liées. À première vue, toutes les formes de hasard que nous avons évoquées semblent relever d’un hasard subjectif : la chance du jardinier ou du mutant avantagé n’est du hasard qu’au regard de notre connaissance limitée de l’ensemble des séries de causes et d’effets. De même, le hasard stochastique de la dérive aléatoire n’est un hasard que parce que nous n’avons qu’une vision massale et statistique de ce phénomène. La dérive aléatoire des généticiens n’est pas un hasard radical comme celui de la mécanique quantique, c’est un hasard qui résulte de notre incapacité à suivre dans le détail toute la série des événements physiquement déterministes qui interviennent dans la production des gamètes. Enfin la notion de contingence relativement à un système théorique est de manière explicite une reconnaissance de la capacité limitée des modèles théoriques disponibles.
Si tous ces hasards sont subjectifs, il est donc tentant de dire qu’ils renvoient en définitive à diverses situations d’imprévisibilité dont chacune illustre la limitation de notre connaissance.
Il est cependant possible de voir les choses dans une autre perspective philosophique. Nous voudrions rappeler ici la conception du hasard dont Antoine Augustin Cournot s’est fait l’avocat au siècle dernier. Pour Cournot, le hasard devait être interprété comme une notion objective, disant quelque chose du Monde et pas seulement de notre pouvoir de connaissance. C’est en effet ainsi qu’il faut comprendre la célèbre formule définissant le hasard comme combinaison de séries causales indépendantes. Cette définition était liée chez Cournot à une forte réticence à l’endroit du déterminisme universel laplacien. Cournot récusait l’idée d’un ordre du monde donné une fois pour toutes de manière synoptique au prix de la fiction d’un calculateur parfaitement informé. Il lui préférait l’idée qu’il existe objectivement des ordres du monde partiellement distincts, que la causalité doit être pensée en référence à ces mondes partiellement isolés et partiellement connectés, et que c’est cela qui nous permet (selon la belle formule de Bertrand Saint-Sernin commentant Cournot), de comprendre que « l’univers a une histoire réelle, [et qu’]il s’est fait par une suite d’événements dont aucun n’était la conséquence nécessaire des événements qui l’avaient précédé et dont aucun n’est porteur d’une série de conséquences nécessaires[10] ».
On nous pardonnera j’espère ce retournement dialectique. Il arrive toujours un moment où, en science comme en philosophie, l’argumentation doit céder le pas à la décision. L’importance extrême que prend la notion du hasard en évolution, avec ses variétés subtiles, témoigne abondamment du caractère historique de l’évolution et fournit une des plus belles illustrations de la vision cournotienne du monde comme constitué de systèmes partiellement isolés et partiellement connectés à toutes les échelles de description.
Parties annexes
Remerciements
Nous remercions Bernard Chevassus-au-Louis et Denis Couvet (Muséum national d’histoire naturelle, Paris) pour leurs fécondes remarques sur ce texte.
Notes
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[1]
Ernest Nagel, The Structure of Science. Problems in the Logic of Scientific Explanation, London, Routledge & Kegan Paul, 1961, p. 325.
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[2]
Voir Alfred Jules Ayer, Metaphysics and Common Sense, London, Macmillan, 1969 ; Ernest Nagel, The Structure of Science.
-
[3]
Voir Jean Gayon, « La biologie entre loi et histoire », Philosophie, 38 (1993), p. 30-57.
-
[4]
Antoine Augustin Cournot, Exposition de la théorie des chances et des probabilités (1843), Paris, Vrin, 1984, § 40.
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[5]
Douglas Futuyma, Evolutionary Biology, Sunderland, Mass., Sinauer Associates, 1979, p. 249.
-
[6]
Maxime Lamotte, « Phénomènes fortuits et évolution ? », dans M. Marois, éd., L’évolution dans sa réalité et ses diverses modalités, Paris, Masson, 1988, p. 243-268.
-
[7]
Ibid.
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[8]
Jean Gayon, « La biologie entre loi et histoire » ; et Id., « De la biologie comme science historique », Les Temps Modernes, 60, 630-631 (mars-juin 2005), p. 55-67.
-
[9]
David Raup, Extinction : Bad Genes or Bad Luck ?, New York, Norton, 1991.
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[10]
Bertrand Saint-Sernin, Cournot, Paris, Vrin, 1998, p. 88.