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La question du pouvoir d’ordre et de juridiction demeure une question centrale en ecclésiologie et, spécialement, dans le domaine de la théologie du ministère. L. Villemin, en reprenant le débat depuis le Décret de Gratien, produit ici une étude décisive sur la question. D’une part, il nous aide à comprendre ce que l’on a entendu par ces termes au cours de cette longue histoire et à identifier le rôle que l’on a fait jouer à cette distinction dans les sciences canonique et théologique.
Le parcours historique est impressionnant : les sources (fort abondantes) sont brièvement mais suffisamment contextualisées et bien mises en valeur (avec une traduction en langue française des textes latins), les documents sont analysés finement et avec beaucoup de nuance et les conclusions très bien dégagées. En somme, on peut dire que le dossier est magistralement instruit, si l’on excepte peut-être le vingtième siècle (où la matière était plus abondante), spécialement le concile Vatican II qui ne reçoit pas un traitement similaire à celui qui est accordé au concile de Trente, même si la question est sous-jacente à tout le débat sur l’épiscopat et explicitement abordée dans plusieurs interventions. À la décharge de l’auteur, on peut dire qu’il reprend pour une part la question dans une section du chapitre VIII (p. 395-427).
Patiemment, et avec beaucoup de pédagogie, l’auteur s’attache à mettre en lumière les diverses réalités recouvertes par ces deux notions aux diverses époques et dans les différents domaines (sciences canonique et théologique) et à repérer les évolutions successives dans la compréhension de ces deux termes. Plus important encore, il dégage les relations réciproques qui s’établissent successivement entre ces deux notions, la séparation progressive dont elles sont l’objet et le rôle que l’on fait jouer à la distinction entre ces deux notions. Pour chaque auteur abordé et pour chaque section, au terme de l’exposé, de l’analyse et de la démonstration, l’auteur tire des conclusions qui, comme autant de sommaires qui jalonnent la démarche, permettent au lecteur de recueillir les éléments essentiels et, au lecteur pressé, de s’épargner tout le parcours.
Au terme de ce parcours historique, le chapitre VIII propose une évaluation ecclésiologique de cette distinction. On ne se contente pas ici de constater la polysémie des termes, l’évolution entre les périodes et les déplacements des domaines d’application de la distinction, mais l’auteur pose une question radicale : « Peut-on extraire la distinction de son paradigme théologique d’origine ? » (fin du douzième siècle) ou, en d’autres termes, cette distinction peut-elle être encore utile et opérante dans un autre cadre ecclésiologique, étranger aux questions qui occupaient les esprits au moment où on l’a forgée et loin des substrats philosophiques et sociaux qui l’ont vu naître ? Après avoir repris les éléments participant à l’émergence d’un nouveau paradigme ecclésiologique au douzième siècle de manière à montrer l’utilité de cette distinction et le rôle qu’elle a joué dans ce cadre de vie et de pensée, l’auteur nous montre, en reprenant les débats du concile Vatican II, combien nous sommes aujourd’hui loin de cet univers de pensée et des préoccupations auxquelles voulait répondre la distinction. L’auteur plaide — et c’est là sa thèse — que l’émergence d’un nouveau paradigme (au sens où l’entend Kuhn dans l’histoire des sciences) est forcément porteuse de conséquences, si bien qu’il ne croit pas que la distinction entre pouvoir d’ordre et pouvoir de juridiction puisse être encore fructueuse aujourd’hui.
Ce bilan théologique, en plus de souligner la portée de l’usage de cette distinction en théologie du ministère, en particulier de l’épiscopat, ne manque pas de montrer combien une telle distinction est destructrice du lien entre corps eucharistique et corps ecclésial et, en détruisant ainsi le rapport entre le sacramentel et le juridictionnel, ne contribue en rien à fonder un rapport fructueux entre droit canonique et ecclésiologie.
Enfin, la conclusion identifie clairement quatre impasses auxquelles conduit cette distinction/séparation entre pouvoir d’ordre et pouvoir de juridiction. On pourrait ajouter que les expédients mis actuellement en oeuvre dans le domaine de l’animation pastorale en Occident, à défaut de pouvoir imaginer la possibilité d’appeler au ministère les ministres dont l’Église a besoin, représentent potentiellement une version contemporaine de la séparation entre ordre et juridiction. On aurait des prêtres, dont le ministère serait fondé sur le sacrement de l’ordre, et un clergé non ordonné, dont la responsabilité pastorale ne s’appuierait que sur la juridiction. On ne mesure probablement pas suffisamment les conséquences, à terme, d’une telle scission entre ordre et juridiction.
On le voit, la question est toujours d’actualité et cet ouvrage de L. Villemin nous permet non seulement de retracer l’histoire d’une telle distinction, mais nous permet surtout de réfléchir aux enjeux d’une telle séparation entre droit et sacrement. Cet ouvrage constitue une contribution importante à l’ecclésiologie contemporaine et fait le point sur une question capitale, les arbitrages de Vatican II sur cette question n’étant pas encore reçus, loin s’en faut. Cette étude représente désormais un élément indispensable à toute discussion sur le sujet.