Corps de l’article
Cet ouvrage collectif sous la direction de Jean Piaget (1896-1980) a longtemps été épuisé, comme plusieurs autres titres similaires du célèbre épistémologue suisse, qui enseigna la sociologie à l’Université de Genève, de 1939 à 1952[1]. Onze collaborateurs ont assisté Piaget dans la recherche et la rédaction de ce livre reproduisant intégralement la publication datant de 1947, qui reprenait la version revue d’une édition encore plus ancienne, initialement parue en 1926 aux Éditions Alcan, à Paris[2].
Le problème initial part de deux questions, à savoir comment l’enfant (en général de moins de 12 ans) se donne spontanément des représentations du monde ? La seconde question de départ touche la causalité, c’est-à-dire les modalités de l’explication enfantine, tant dans les domaines des sciences que de la philosophie (p. 5). Un questionnement sous forme d’entretien (reproduit intégralement) incite les enfants à distinguer le vivant de l’inerte, en tentant de mettre en évidence les critères distinctifs qui sont invoqués par chacun des jeunes répondants. Les allusions à la volonté des objets inanimés se retrouvent fréquemment dans les réponses des enfants. Ainsi, lorsque l’on demande à un enfant si les nuages existaient avant d’avoir un nom, un enfant répondait que non, parce « qu’il n’y avait personne sur la Terre » (p. 60). D’autres réponses illustrent chez certains enfants une conception animiste de leur environnement : « […] les nuages peuvent aller plus vite s’ils le veulent » (p. 190). Même des enfants de 10 ans, conscients que le soleil et les ruisseaux ne vivent pas, expliquent néanmoins les mouvements dans la nature par des forces, ce qui permet aux auteurs de forger le concept de « volonté sans conscience » (p. 192). Autrement dit, l’enfant qui ne connaît pas encore les théories de la physique du mouvement tente, pour interpréter les phénomènes qu’il observe, de leur donner autrement un sens, une logique, auxquels il peut adhérer : « […] concluons que l’enfant est porté à expliquer les régularités de la nature par des règles morales beaucoup plus que par des lois naturelles » (p. 192). C’est pourquoi les auteurs ne s’intéressent pas aux « bonnes réponses » des enfants interrogés, mais bien à leurs explications spontanées, peut-être incohérentes sur le plan strictement scientifique, mais révélatrices du point de vue de la formation de leurs perceptions et de leur vision du monde. Il ne s’agit pas de s’amuser de l’inexactitude de leurs réponses ou de la candeur de leurs raisonnements : « […] conservons des réponses recueillies l’élément négatif, pour ainsi dire, et non le contenu positif de chaque affirmation », indiquent les auteurs dans une remarque (p. 193).
Du point de vue méthodologique, l’équipe de Piaget utilise surtout l’observation, les tests, l’enquête sous forme d’entretiens dirigés. Au fur et à mesure que les réponses aux études de cas sont présentées, les auteurs élaborent une réflexion théorique qui tient compte des enseignements fournis à chaque étape par les enquêtes, ces apports que l’on nomme ici « la portée des faits » (p. 224). Le cadre théorique y est clairement exposé. Le concept de « représentation » est utilisé dans un sens distinct de ceux d’idéologie ou de « vision du monde », qui sont pratiquement absents du livre. On comprendra ici que les abondantes réflexions des enfants, reproduites dans des larges extraits à chaque chapitre de l’ouvrage, rendent non seulement compte des conceptions initiales de ceux-ci, mais servent en outre à mettre en évidence la construction conceptuelle qui s’amorce au fil des pages[3].
La première section de La représentation du monde chez l’enfant décrit comment naît chez l’enfant la notion de réalité, tandis que la partie centrale porte spécifiquement sur la dynamique de l’animisme enfantin. Les chapitres qui suivent dans la dernière section investiguent des aspects particuliers et plus précis, comme la conception de l’enfant devant les astres, la météorologie, l’origine des eaux, des arbres, des montagnes.
Plus loin, le onzième chapitre (qui clôt l’ouvrage) questionne entre autres ce que les auteurs identifient comme le phénomène de déification des parents et les représentations de Dieu par les enfants : « […] spontanément le petit enfant est porté à prêter à ses parents tous les attributs que les théologies prêtent à la divinité : la sainteté, la toute-puissance, l’omniscience, l’éternité et même l’ubiquité » (p. 317). Interrogés sur la conception qu’ils se font de leur Dieu, certains enfants avaient alors répondu : « C’est un homme comme les autres, qui habite sur les nuages ou au-dessus du ciel » (p. 320). On constate à plusieurs endroits que Dieu leur semble être une sorte de constructeur ou encore d’opérateur, faisant fonctionner tout ce qui bouge (p. 58). Dans un chapitre précédent, quelques enfants invoquaient Dieu pour expliquer un phénomène qu’ils ne comprenaient pas ; ainsi, il pleuvrait « parce que le Bon Dieu est énervé », répond l’un des enfants (p. 266). Les pages qui suivent analysent les transferts de pouvoir que se font certains enfants, entre Dieu et leurs parents. Ainsi, certains des plus jeunes enfants interrogés ne savaient pas à qui attribuer la création du lac, à leurs parents ou à Dieu (p. 320).
Tout au long de l’ouvrage, les auteurs proposent constamment de nouvelles pistes de réflexion et soulèvent d’éventuels problèmes de recherche, formulés provisoirement : « Il serait intéressant de faire, à chaque âge, la part exacte de nécessité morale et du déterminisme » (p. 192). C’est l’une des raisons pour lesquelles cet ouvrage pourrait utilement guider des chercheurs de maîtrise qui voudraient comprendre comment l’acte de recherche peut éventuellement contribuer à l’élaboration d’une construction théorique.
Tout comme les ouvrages fondateurs de Freud ou de Bachelard, La représentation du monde chez l’enfant demeure un classique duquel aucun élément ne saurait être retranché ou même mis à jour. Cet ouvrage classique et relativement facile d’accès (comparativement à d’autres livres de Jean Piaget) saura inspirer les éducateurs, mais aussi les géographes, les psychologues, les philosophes, sans oublier les parents. On ne peut que souhaiter d’autres rééditions de tous les ouvrages épuisés de Jean Piaget.
Parties annexes
Notes
-
[1]
Parmi les nombreux autres ouvrages épuisés de Jean Piaget, citons : La construction du réel chez l’enfant, La Formation du symbole chez l’enfant, La naissance de l’intelligence chez l’enfant, et Le langage et la pensée chez l’enfant (Neuchâtel, Delachaux et Niestlé). Ajoutons à cette liste La causalité physique chez l’enfant (1927), d’abord publié chez Alcan à Paris, et réédité aux Presses Universitaires de France en 1950, mais aujourd’hui épuisé. On notera la parenté entre les titres de tous ces ouvrages.
-
[2]
Le texte de l’ouvrage date néanmoins de 1926, et aucune des références ou de ses notes en bas de page ne renvoie à des livres postérieurs à 1925. On annonce en p. 325 la parution prochaine du livre de Jean Piaget, La causalité physique chez l’enfant, qui est paru à Paris chez l’éditeur Alcan en 1927, mais on ne signale nulle part la parution effective de cet ouvrage, ni sa réédition faite en 1950. Les entretiens et les réponses des enfants analysées dans ce livre sont probablement antérieurs à 1925.
-
[3]
Sur la portée de la pensée de Piaget, voir par exemple l’ouvrage monumental de Howard E. Gruber et Jacques Vonëche, dir., The Essential Piaget : An Interpretive Reference and Guide, Northvale, N.J., Jason Aronson, 19952, 912 p.