Résumés
Résumé
Les réserves constantes de Platon concernant l’art du point de vue moral et politique ont contribué à occulter la dimension esthétique de ses analyses de l’art et à conforter l’idée qu’il n’existe pas, à strictement parler, d’esthétique platonicienne. Telle est, précisément, la thèse que nous souhaiterions infirmer en montrant que Platon, sans faire de l’esthétique une sphère autonome du discours philosophique, développe une théorie de la sensibilité et reconnaît la spécificité du plaisir et du jugement esthétiques, de même que celle du rapport de l’oeuvre d’art au réel. Nous aurons ainsi démontré qu’il existe bien une esthétique platonicienne.
Abstract
Plato’s constant reservations concerning art from the moral and political point of view have to some extent concealed the aesthetic dimension of his analyses of art and helped to consolidate the idea that there is, strictly speaking, no such thing as a Platonic aesthetics. We wish to contest the latter view and to show that Plato, without considering aesthetics as an autonomous philosophical sphere, does develop a theory of sensibility and recognizes the specificity of aesthetic pleasure and judgement as well as the specificity of the relation between art and reality. We will thus have proven that there is indeed a Platonic aesthetics.
Corps de l’article
I. Platon et la question de l’esthétique
Depuis quelques années, une relecture des thèses platoniciennes sur l’art est menée, prenant ses distances avec leur rejet radical. Reste que la question de la forme d’une esthétique, dans la pensée platonicienne, demeure problématique, dans la mesure où la question esthétique ne s’y présente pas de façon autonome, comme dans la philosophie de Baumgarten ou de Kant. Le fait que Platon envisage l’art, à partir de et en vue de considérations morales, ou qu’il juge l’art à l’aune de critères moraux[1], sans lui appliquer des critères spécifiques d’appréciation, a contribué à occulter la dimension esthétique de ses analyses de l’art. C’est pourquoi on a traditionnellement reproché à Platon de méconnaître la spécificité de l’art. La question d’une esthétique platonicienne se pose donc comme celle de l’autonomie de la sphère esthétique, au regard des autres domaines de l’expérience. En d’autres termes, résoudre la question d’une esthétique platonicienne revient à répondre à la question de savoir s’il n’y a d’esthétique que constituée comme un discours autonome sur des objets spécifiques : le beau, l’art[2]. Peut-on soutenir que parce qu’il n’y a pas d’esthétique platonicienne autonome, d’esthétique considérée comme un discours spécifique autonome, Platon méconnaît la spécificité du rapport de l’oeuvre d’art au réel, ainsi que la spécificité du plaisir esthétique[3] ?
Toutefois le critère d’une distinction des domaines, de la morale et de l’esthétique en l’occurrence, comme pierre de touche d’une identification du discours esthétique comme tel, est en soi éminemment problématique. Le paragraphe 59 de la Critique de la faculté de juger, qui réinscrit l’ensemble des analyses kantiennes du beau, sur l’horizon de la moralité, invalide-t-il l’élaboration d’une esthétique, en tant que telle, par Kant ?
Néanmoins il n’est pas certain qu’il faille, pour élaborer une pensée esthétique, en sa spécificité, instituer un domaine d’objets (un domaine ontique) séparé. On peut, en effet, s’interroger quant à savoir s’il est légitime de considérer qu’un domaine d’investigation n’existe réellement, qu’à la condition d’être séparé des autres domaines. Incontestablement le fait de séparer l’art de la morale crée un champ d’investigation particulier — celui de l’art — et ouvre des voies de recherche, qui lui sont propres. Mais si la séparation, comme acte de naissance, est nécessaire à la constitution de l’esthétique comme discipline autonome, il n’en reste pas moins que l’esthétique n’est pas a priori un champ nécessairement, ni complètement autonome. Dire qu’elle n’a rien à voir avec l’éthique ou la politique, c’est faire un présupposé qui demande à être justifié.
En outre, la question de la séparation des domaines d’investigation et des objets de la pensée (pratiques ou esthétiques) manque de pertinence dans le cas de la philosophie platonicienne. En effet, le propre de celle-ci est, précisément, de ne pas séparer les domaines[4]. En ce sens, Platon n’ignore pas plus la spécificité de l’art que de n’importe quel autre objet de pensée.
Il est vrai, toutefois, que le traitement platonicien de l’art, du point de vue de l’élaboration d’une pensée esthétique, est problématique. En effet, il n’y a pas de traitement unifié de l’art ou des arts chez Platon[5], puisque l’art par exemple est défini tout aussi bien comme étant une imitation, que comme le fruit d’une inspiration divine. De plus, une question de terminologie se présente : est-ce que Platon parle de l’art, dans ses Dialogues, ou bien seulement des arts ? A-t-il ou non un concept unifié de l’art[6] ? Ces difficultés pourraient rendre délicate l’idée d’une doctrine esthétique. Toutefois on peut admettre, avec V. Goldschmidt, qu’« il existe, dispersés à travers les dialogues, les éléments d’une esthétique, peut-être d’un art poétique, et très certainement ce que nous appellerions une critique littéraire[7] ». Par conséquent, s’il existe une esthétique platonicienne, il faut, tout à la fois, admettre que celle-ci manque d’unité et n’a pas la forme d’un tout absolument unifié et cohérent[8].
Pourtant les commentateurs s’efforcent, depuis quelques années, de mettre en évidence une unité et une cohérence de la pensée esthétique platonicienne, et de souligner son intérêt pour un lecteur moderne[9]. Il s’agit, notamment, de Giovanni R.F. Ferrari, Stephen Halliwell, Christopher Janaway et Stephan Büttner. Halliwell dégage ainsi, dans l’un de ses articles au titre significatif : « The Importance of Plato and Aristotle for Aesthetics[10] », des éléments pour une esthétique platonicienne. Dans ces pages, il s’oppose à l’idée selon laquelle l’esthétique naît seulement au xviiie siècle et ne peut être étudiée avec des auteurs anciens.
En République II et III, Platon soutient que la musique, en son sens grec[11], est importante pour le développement moral de l’individu, mais qu’un contrôle et une censure sont nécessaires. Or ces deux thèses ne peuvent être conciliées qu’à partir d’une définition des critères, en fonction desquels on décide de la valeur esthétique d’une oeuvre. Ces critères sont au nombre de trois : la fidélité au modèle, la bonté du modèle, et l’influence psychologique (celle-ci dépendant étroitement du critère précédent).
Alors même que ces critères peuvent être, d’un point de vue moderne, jugés extérieurs à l’art, ils demeurent néanmoins légitimes du point de vue d’une approche esthétique. On ne peut omettre le fait que l’approche platonicienne de l’art est tributaire d’un contexte culturel particulier, dans lequel l’art, et en particulier la poésie homérique, avait valeur éducative[12]. En outre, le critère de fidélité au modèle, également hérité du contexte d’écriture platonicien, est également légitime esthétiquement, quand bien même on pourrait ne pas être d’accord avec lui[13]. Les deux autres critères, liés l’un à l’autre, présentent à leur tour une validité esthétique, dans d’autres contextes culturels.
Indéniablement, la perspective morale, dans laquelle Platon déploie sa réflexion esthétique, repose sur la reconnaissance, par Platon, de la puissance de l’imagination et du pouvoir de l’art. C’est précisément parce que l’art pénètre dans l’âme, qu’il ne peut être indifférent pour notre existence[14]. Pour autant, Platon n’identifie pas les valeurs esthétiques et les valeurs éthiques. Ainsi, nous verrons que le plaisir est un critère purement et strictement esthétique. De même, en République III, Platon reconnaît que l’art a ses propres règles techniques. Enfin, lorsqu’il s’agit de juger de la musique, une compétence musicale est aussi requise[15]. L’étude de S. Halliwell permet donc de donner une légitimité esthétique au traitement platonicien de l’art, en en soulignant tout aussi bien l’intérêt que les limites.
De même, dans le chapitre 2 de son ouvrage Images of Excellence. Plato’s Critique of the Arts, C. Janaway montre que Platon a une conception de l’art, qui n’est pas si éloignée de la nôtre, en ce sens que l’art est, pour Platon, un alogon, qui vise un plaisir distinct de la connaissance et de l’utilité éthique, et qui ne peut être expliqué que par une inspiration divine.
Or ces thèses, qui forment un tout cohérent, sont proches de celles élaborées par Kant, dans la Critique de la faculté de juger, où Kant montre que l’oeuvre d’art ne peut être réduite à quelque chose d’explicable intellectuellement.
Bien que l’attention de Platon se porte essentiellement vers la question de la bonté ou de l’utilité morale d’une oeuvre, il importe de déterminer si Platon peut admettre, reconnaître ou non, que la beauté d’une oeuvre peut être purement esthétique, ou si, tout en reconnaissant l’existence d’une valeur esthétique, il la rejette.
Répondre à la question de savoir s’il y a ou non une esthétique platonicienne suppose de préciser et d’examiner la théorie platonicienne du beau, mais aussi de montrer que sa philosophie enferme une théorie du plaisir et du jugement esthétiques ainsi qu’une théorie de la sensibilité. Il faudrait ajouter à cela une théorie des arts, mais nous laisserons cette question de côté.
II. Théorie de la beauté
Le Banquet — positivement et précédé en cela négativement par l’Hippias Majeur[16] — offre les principes d’une théorie esthétique du beau. La beauté véritable y est pensée par Platon comme :
Beauté éternelle, qui ne connaît devenir ni périr, croissance ni destruction ; Beauté qui n’est point belle d’un côté, laide de l’autre ; ni tantôt belle, tantôt laide ni belle par rapport à ceci, laide par rapport à cela ; ni non plus belle ici, laide là, en ce sens que belle pour les uns, laide pour les autres ; beauté qui ne revêtira pas pour lui les apparences d’un beau visage, ni de belles mains, ni d’aucune beauté corporelle, ni d’un discours ni d’une science, ni de rien qui soit immanent à autre chose, à un être vivant, à la terre, au ciel ni à rien d’autre ; mais [se manifestera] en soi, par soi avec soi, dans l’éternité de sa forme unique, elle dont toutes les autres beautés participent d’une manière telle que, par leur croissance ou leur destruction, elle ne devient ni plus grande, ni plus petite en rien, et ne pâtit aucunement[17].
Ainsi « le Beau en soi [est] simple, pur, sans mélange, et non point souillé de chairs humaines, de couleurs, et de toutes sortes de futilités mortelles[18] ». Le beau qui n’est que beau, le Beau en soi se distingue, non seulement des beautés sensibles, soumises au devenir, mais également des beautés relatives à l’art. Il y a incontestablement une théorie platonicienne du beau, en un sens esthétique, quoiqu’elle ne se donne pas comme telle et pour telle, dans une réflexion esthétique, constituée de façon autonome[19].
La théorie esthétique, mise en place par Platon en particulier dans les Lois, en sa détermination minimum, c’est-à-dire au sens où Platon développe une réflexion sur le beau, permet d’élucider le rapport entre éthique et esthétique, dans la pensée platonicienne. En effet, la réflexion esthétique — et par conséquent la théorie esthétique — platonicienne est suscitée par un souci éthique et politique. Le poète se voit attribuer le rôle d’un instrument. Il n’a en effet aucune connaissance, le bon poète étant celui que les dieux inspirent. Pour cette raison, il ne peut faire office d’éducateur par lui-même, indépendamment d’un contrôle exercé, par celui qui détient la connaissance.
Or faire du poète un éducateur, voire le seul éducateur possible, des citoyens, conduit Platon à construire, dans le même temps, une théorie esthétique, une théorie du beau, répondant aux questions suivantes : qu’est-ce que le beau, quels sont les critères auxquels on le reconnaît ?
Cette articulation entre éducation et théorie esthétique est la raison pour laquelle on trouve dans les Lois, contrairement à la République, une définition du beau. Autrement dit, il n’y a de théorie esthétique platonicienne, que pour répondre, préciser et déterminer le rôle éducatif conféré au poète — rôle qu’il ne peut remplir sans cela — mais cette articulation, cette raison des développements esthétiques platoniciens n’invalide en rien la nature fondamentalement esthétique de la théorie platonicienne du beau.
La nécessité d’une réflexion esthétique, c’est-à-dire d’une réflexion sur le beau, vient de ce que la cité des Lois repose sur les affects, que la vie politique n’est possible que par un contrôle des affects, et que l’éducation est éducation par le beau.
Autrement dit, cette cité ne peut exister sans une réflexion sur les poètes, leur rapport au législateur, et leurs discours : la réflexion esthétique sur le beau est une condition de la mise en place de la cité, tout de même qu’une réflexion d’ordre esthétique est indispensable à la définition d’une bonne éducation. La réflexion esthétique est même désignée par l’Athénien comme une condition de la sauvegarde de l’éducation.
L’homme bien éduqué est celui qui prend plaisir au beau. Par conséquent définir le beau est nécessaire, afin de déterminer qui est l’homme bien éduqué.
Ainsi, si nous trois connaissons le beau en matière de chant et de danse, nous saurons aussi identifier correctement l’homme éduqué et celui qui est sans éducation ; mais si nous ignorons cela, nous ne serons pas non plus capables de déterminer s’il existe une sauvegarde pour l’éducation, et de quelle manière[20].
Définir le beau discours poétique est indispensable à l’éducation, car le beau, ou plutôt le discours poétique, est ce par quoi on éduque. Une réflexion d’ordre esthétique est donc indispensable à la définition d’une bonne éducation. Réciproquement, on comprend également pourquoi la réflexion sur l’éducation devient une réflexion d’ordre esthétique, dont le problème constant est celui du critère de jugement, et du bon juge du beau.
De même en effet qu’être bien éduqué consiste à être capable de reconnaître le beau, c’est-à-dire y prendre du plaisir, de même la possibilité de mettre en place une éducation correcte dépend de la possibilité de définir le beau et celui qui sera capable d’en juger.
Ainsi, et à la différence de la République, le livre II des Lois offre une réflexion esthétique, qui articule la question du plaisir, du jugement, de la beauté, sur l’horizon d’une interrogation relative au contrôle et à la sélection des discours poétiques[21]. Alors que dans la République, Platon confrontait les discours poétiques à leurs effets, dans les Lois, il construit un moyen de les sélectionner. Pour ce faire, il déploie une réflexion sur la place du plaisir dans le jugement et dans la définition du beau.
III. Une théorie du plaisir esthétique
La question de savoir si Platon reconnaît quelque chose comme un « plaisir esthétique », qui serait associé particulièrement aux arts, par opposition à d’autres types de plaisir, est posée par C. Janaway. D’après ce dernier, Platon reconnaît que les arts procurent un plaisir esthétique, mais il n’y voit pas une composante essentielle de la vie humaine : les raisons de ce rejet sont données dans la République[22]. C. Janaway, dans les chapitres 4-6 de son ouvrage Images of Excellence, montre que le contrôle et la censure opérés sur les arts reposent sur des prémisses, révélant la sensibilité de Platon à l’importance des arts, en particulier aux effets de la mimesis sur le caractère, à travers le processus d’assimilation et d’identification qu’elle produit.
Lorsque Platon commence à examiner ce qu’est l’éducation, d’une part, il place au centre de sa réflexion le plaisir — en ce sens que c’est un certain type de plaisir, qui est le critère de l’éducation —, et d’autre part, il met l’éducation en rapport avec l’art. Ainsi dans les Lois, le plaisir est d’abord le critère d’identification de l’homme bien éduqué, c’est-à-dire de l’homme qui prend plaisir au beau, le beau étant une des clefs de la définition de l’éducation[23]. Or être bien éduqué consiste à pratiquer les choeurs, c’est-à-dire non pas à chanter et à danser comme il faut, mais à avoir la capacité de discerner le beau, cette capacité n’étant pas exprimée, par Platon, en termes intellectuels (puisqu’elle n’apparaît pas fondée sur une connaissance), mais en termes sensibles[24].
Le beau étant défini comme identique au bon[25], être bien éduqué revient à prendre plaisir à la représentation de la vertu. Ainsi la définition de l’homme bien éduqué prolonge et développe la définition initiale de l’éducation du début du livre II des Lois : éduquer était identifié à introduire la vertu dans les affects[26], c’est-à-dire à faire en sorte que les hommes prennent plaisir au beau, à l’image de la vertu.
1. La cause du plaisir esthétique
La théorie platonicienne du plaisir esthétique recèle plusieurs moments, le premier consistant à identifier la cause du plaisir esthétique, en l’occurrence la question de savoir ce qui fait que l’on prend plaisir aux manifestations chorales.
Platon définit la cause du plaisir esthétique comme un accord et une ressemblance entre ce que nous sommes et la représentation chorale. En d’autres termes, nous prenons plaisir à ce qui nous ressemble[27]. Il s’agit, pour Platon, d’expliquer une différence de plaisir. Pour cela, il se trouve conduit à analyser le ressenti, l’éprouvé, c’est-à-dire la diversité des plaisirs esthétiques. Le texte est le suivant :
L’Athénien : Est-ce que tous nous éprouvons un plaisir semblable devant toutes les chorées, ou bien s’en faut-il de beaucoup ?
Clinias : C’est du tout au tout qu’il s’en faut.
L’Ath. : Ainsi donc, quelle cause assignerons-nous à nos variations ? Est-ce que ce ne sont pas les mêmes choses qui sont belles pour nous tous, ou bien est-ce que ce sont les mêmes, mais qu’elles ne paraissent pas être les mêmes ? En effet personne, je suppose, ne dira jamais que les danses représentant le vice sont plus belles que celles représentant l’excellence, ni ne dira que lui-même prend plaisir aux figures de la perversité, tandis que les autres prennent plaisir à la Muse contraire à celle-ci. Et cependant, la plupart des hommes affirment que la rectitude de la musique consiste dans le plaisir qu’elle peut procurer à l’âme. Mais proclamer cela n’est absolument ni tolérable ni pieux ; c’est au contraire ceci qui est le plus vraisemblablement la cause de nos variations.
Clinias : Quoi ?
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L’Ath. : Puisque les manifestations chorales sont des imitations de nos manières d’être au travers d’actions et d’événements variés, que chacun les expose au moyen de son et de l’imitation, ceux pour qui ce qui est dit ou chanté ou encore font l’objet, d’une quelconque façon, d’une manifestation chorale est conforme à leur manière d’être, c’est-à-dire conforme soit à leur nature, soit à leurs habitudes, soit aux deux, ceux-là, nécessairement y prennent plaisir, le louent et le proclament beau ; en revanche, ceux pour qui c’est contraire à leur nature, à leur manière d’être ou à quelque habitude, ceux-là, il n’est pas possible qu’ils y prennent plaisir ni le louent, mais il est nécessaire qu’ils le proclament laid.
Quant à ceux dont la nature est droite mais les habitudes contraires, et ceux dont les habitudes sont droites mais la nature contraire, ceux-là proclameront des éloges contraires à leurs plaisirs : car ils diront que chacune de ces choses est agréable, mais mauvaise. Ils auront honte de mouvoir leur corps de telle façon, c’est-à-dire de façon contraire à ceux qu’ils jugent sensés, et ils auront honte de chanter comme s’ils déclaraient ces choses belles, avec sérieux, mais ils éprouveront du plaisir au-dedans d’eux-mêmes[28].
Il s’agit moins, dans ce texte, de résoudre la difficulté selon laquelle le fait que nous ne prenions pas tous le même plaisir aux mêmes représentations tiendrait à ce que le beau n’est pas la même chose pour tous, que de comprendre pourquoi le beau n’apparaît pas à tous de la même façon. Or cet apparaître, cette doxa sur le beau, c’est le plaisir, car ce que nous trouvons beau, c’est ce à quoi nous prenons plaisir. Autrement formulé, il s’agit de comprendre pourquoi nous ne prenons pas tous plaisir au beau, c’est-à-dire à la représentation de la vertu.
Pour résoudre cette difficulté, Platon procède en deux temps. En premier lieu, il produit une analyse du plaisir lui-même, et de ses causes. Il s’agit d’expliquer comment on éprouve ou non du plaisir. L’Athénien établit ainsi une première dichotomie entre ce qui convient, soit à notre nature, soit à nos habitudes, soit aux deux à la fois, et qui pour cette raison est source de plaisir, et d’autre part ce qui ne convient pas, soit à notre nature, soit à nos habitudes, soit encore aux deux à la fois, et qui est alors source de déplaisir[29].
Le plaisir est donc défini comme l’accord entre la chose et nous-mêmes, de même que le déplaisir n’est rien d’autre que leur désaccord. En ce sens, la diversité des goûts tient à la diversité des natures et des habitudes, et l’éducation consiste à accorder la sensibilité au beau[30]. De la sorte, être bien éduqué consiste à prendre plaisir au beau. A contrario, ne pas y prendre plaisir est un signe de mauvaise éducation[31].
2. Le plaisir, critère du beau ?
Toutefois la théorie platonicienne du plaisir le conduit à récuser au plaisir des poètes le rôle de critère du beau. Il ne s’agit alors pas tant d’interdire aux poètes de représenter de manière agréable le vice que de les empêcher de composer selon leur plaisir à eux[32].
De la même façon, le plaisir, qui occupe une si grande place dans le livre II des Lois et dans la définition de l’éducation[33], est éliminé de la définition du beau, c’est-à-dire, d’une certaine façon, se voit exclu de la sphère esthétique. Ainsi la valeur d’une oeuvre, autrement dit ce qui permet de l’appeler belle, ne se mesure pas au plaisir : « la plupart disent que la rectitude de la musique réside dans le plaisir qu’elle est capable de procurer aux âmes ; mais proclamer cela n’est ni tolérable ni pieux[34] ».
Pourtant, en d’autres lieux, lorsque Platon aborde une première fois la question du bon juge et, par conséquent, du critère du jugement esthétique, il semble au contraire donner la première place au plaisir. Le contexte est celui d’une interrogation sur la façon dont s’opère le jugement dans un concours[35]. Il s’agit de savoir si c’est le plaisir, qui doit décider du vainqueur[36], l’Athénien faisant alors du plaisir le critère du jugement. La démonstration repose sur le constat de la diversité des goûts, qui sont fonction de l’âge et de la situation, de telle sorte qu’il est possible de dire a priori que tel type de spectacle plaira à telle catégorie de personnes. Dire que les goûts dépendent de l’âge revient à dire qu’ils dépendent de l’éducation, puisque les gens plus âgés sont, en principe, plus éduqués.
Or le critère du plaisir, comme tel et à lui seul, ne permet pas de décider du vainqueur. Ainsi le constat de la diversité des plaisirs esthétiques révèle l’impossibilité de tenir le plaisir pour seul critère du goût. En ce sens et comme tel, il n’est pas mauvais, mais il est insuffisant et demande à être précisé.
L’Athénien montre ainsi à ses interlocuteurs qu’eux-mêmes n’admettent pas le plaisir seul, au titre de critère esthétique, mais bien le plaisir de ceux qui leur ressemblent, c’est-à-dire le plaisir des vieillards[37]. Dès lors, c’est le plaisir des meilleurs qui doit être le critère en matière esthétique. Le vieillard est le paradigme de l’homme bien éduqué, et l’homme bien éduqué, est le bon juge, car il possède la phronesis et l’andreia[38].
Corrélativement la place du plaisir, dans le jugement esthétique, se trouve précisée, concernant ce qui relève de l’imitation[39]. Platon distingue, dans l’imitation, le plaisir qu’elle procure du fait de sa rectitude propre[40], qui est identifiée à l’égalité[41] — l’imitation étant la production d’oeuvres ressemblantes —, et la ressemblance comme égalité quantitative et qualitative entre deux choses. Dans ces conditions, le plaisir ne peut pas être critère du jugement de la rectitude. C’est à l’égalité que revient cette fonction[42] — et non au plaisir[43] —, puisqu’elle produit la rectitude. Il s’ensuit que les membres du troisième choeur, qui cherchent la musique la plus belle, doivent chercher, non pas la plus agréable, mais celle qui possède la rectitude[44]. Le beau et la rectitude se trouvent alors identifiés, et cette identification permet d’éliminer le plaisir comme critère du jugement. Le beau est du côté de l’utilité et de la rectitude, et non du plaisir. Ce dernier n’est donc pas le critère du jugement esthétique, du jugement de goût.
Ainsi et bien que Platon établisse la spécificité du plaisir esthétique, il n’en fait pas un critère de jugement ultime. Le plaisir ne peut avoir cette fonction, car pour bien juger une image, il faut posséder trois éléments : savoir quel est l’objet représenté, savoir si l’imitation est correcte et si, enfin, elle a été bien exécutée, sous le rapport du texte de la mélodie et des rythmes[45]. Les éléments constitutifs du jugement esthétique, les conditions requises pour émettre un jugement valable sur le beau, c’est-à-dire en l’occurrence sur la rectitude d’une imitation en musique, se trouvent ainsi exposés. Pour connaître la rectitude d’une production musicale, il faut donc 1) connaître l’essence du modèle, 2) connaître les conditions qui font qu’une copie est droite, et 3) connaître les conditions, qui permettent qu’elle soit bonne[46].
IV. Le jugement esthétique dans la philosophie platonicienne
De façon générale, la problématique du jugement esthétique oeuvre à plusieurs niveaux dans la philosophie platonicienne. On peut, en premier lieu, identifier les jugements formulés par Platon à propos des poètes, comme l’a fait P. Vicaire, pour montrer leur évolution et constater, finalement, que ces jugements ne forment pas un tout cohérent et unifié[47].
Pour notre part, nous avons vu s’esquisser un rapport entre le plaisir éprouvé et le jugement explicitement formulé, dans le cas où, précisément, les deux étaient en contradiction, la raison de ce décalage, de ce désaccord résidant dans une contradiction interne à l’individu, entre le naturel et l’éducation.
Enfin, dans l’analyse du plaisir esthétique, s’est posée la question de savoir si ce dernier était le critère du jugement esthétique. Or le constat de la diversité des goûts tend à prouver que le plaisir ne peut suffire à constituer le critère du jugement de goût.
Les trois conditions énoncées d’un jugement esthétique droit — la connaissance de l’essence du modèle, la connaissance des conditions qui font qu’une copie est droite et de celles qui permettent qu’elle soit bonne — sont comparables à celle que l’on trouve dans la République. Ces conditions accordent la primauté à la référence au modèle. La rectitude concerne la fidélité technique de l’exécution[48], et enfin le dernier critère est celui de l’utilité de l’imitation, c’est-à-dire de ses effets sur l’âme[49]. Alors que dans la République, Platon procède à la sélection des discours sur les dieux, dans les Lois, il procède à la définition des conditions, à partir desquelles effectuer une sélection, fondée sur une définition du beau. Par là, la problématique du jugement se trouve mise en avant[50].
Celui qui doit posséder ces trois connaissances est désigné par l’Athénien comme celui qui veut être un juge sensé, intelligent (emphrona kritèn, 669a9). L’adjectif fait écho au terme phronesis de 659a3, c’est-à-dire au premier passage sur le jugement esthétique et ses conditions. Le bon juge est donc celui qui possède le courage[51] et la phronesis, l’intelligence.
Ainsi le texte platonicien permet de penser un jugement de goût de type intellectuel, saisissable dans l’idée selon laquelle « les artistes d’aujourd’hui envoient promener la vérité, et donnent à leurs oeuvres, non pas les proportions qui sont belles, mais celles qui paraîtront l’être[52] ». Le jugement esthétique sous-jacent renvoie à des critères, qui sont ceux de la mesure, du nombre et de la pesée — à l’encontre, notamment, de la perspective. Le jugement esthétique ainsi formulé coïncide et se déduit, d’une part, d’une esthétique de l’imitation et de l’illusion, valorisant le savoir, au détriment des procédés empiriques, utilisés par les artistes contemporains de Platon[53]. Puisque le jugement de goût, pour être juste, doit examiner si l’on donne « à chaque partie les couleurs qui conviennent, de manière à réaliser la beauté de l’ensemble[54] », il relève d’une esthétique de la convenance.
L’énoncé des critères du jugement esthétique manifeste, en outre que, pour bien juger, une éducation est nécessaire. Les membres du troisième choeur de Dionysos, qui ont à effectuer le choix des chants qu’ils chanteront, doivent avoir bénéficié d’une instruction particulière en la matière. Néanmoins celle-ci n’est pas décrite, par Platon, dans des termes intellectuels, conformément au mode adopté dans l’énoncé des trois éléments du jugement esthétique. L’éducation de ces citoyens est énoncée, par Platon, dans les termes d’une éducation des affects et de la sensibilité[55], plutôt que dans ceux de l’acquisition d’une connaissance, c’est-à-dire de la connaissance de l’essence des modèles[56]. De façon plus générale, il s’agit d’envisager comment on peut parvenir à former le goût du public, sans pour autant l’asservir, d’étudier comment l’art peut aider les hommes à rétablir en eux l’équilibre. Or pour ce faire, il faut, en premier lieu, éduquer la sensibilité. Telle est la dernière raison, pour laquelle on peut parler d’esthétique platonicienne.
V. Une théorie de la sensibilité
De ce point de vue également, il est pertinent de considérer qu’il y a une esthétique platonicienne, en tant que l’éducation (paideía) est définie comme éducation de l’aisthesis, éducation de la sensibilité[57]. L’éducation, dans les Lois, consiste en une éducation par le beau, l’art et les poètes. C’est donc par ce double aspect, c’est-à-dire au sens littéral du terme, et au sens moderne, que l’éducation est esthétique.
L’éducation des et dans les Lois est éducation de la sensibilité[58], et c’est sur celle-là que repose toute la sauvegarde de la législation. La nature humaine étant caractérisée par le plaisir, l’éducation est l’éducation du plaisir, au sens où il s’agit d’inculquer certains plaisirs.
Par ailleurs et bien que Platon n’élabore pas, dans ce texte, une esthétique au sens moderne du terme, l’éducation qu’il institue est une éducation esthétique, au sens où l’art reçoit la fonction de former l’âme[59]. Platon ne constitue certes pas l’esthétique comme domaine ou discipline autonome, mais il pense la médiation entre le sensible et l’intellectuel, la raison et le sentiment, en l’occurrence la manière d’introduire la rationalité dans la sensibilité. En ce sens, l’esthétique chez Platon et l’esthétique platonicienne permettraient d’instituer un rapport entre ces deux termes, et finalement d’établir ou de rétablir une harmonie entre les deux. Dans cette perspective, le domaine de l’art ne constitue pas une sphère autonome, mais est ce par quoi l’unité de ce qui est distinct et séparé peut se rétablir. Ainsi dans les Lois, l’éducation musicale produit une mise en accord des affects et de la raison. Pour cette raison, la formation du jugement esthétique joue un rôle central dans l’éducation.
On se souvient qu’un jugement de goût correct (droit) doit répondre à trois conditions : 1) connaître l’essence du modèle, 2) connaître à quelles conditions la copie est droite, 3) connaître à quelles conditions elle est bonne. Le passage extrait des Lois (670a6-b6) a montré que les hommes éduqués de 50 ans n’ont pas seulement une connaissance intellectuelle des modèles, mais également une sensibilité éduquée. En ce sens, être bien éduqué, c’est être capable de reconnaître le beau — c’est-à-dire être capable de le discerner, aussi bien avec son intelligence qu’avec sa sensibilité —, y être sensible et y prendre plaisir[60].
Qu’en est-il de ce discernement, qui est au fondement du jugement de goût droit ? Une analyse des occurrences et des emplois de l’adverbe ἐναισθήτως (enaisthètos) dans les Lois permet de conclure que l’ἐναισθήτως a un sens à la fois technique et intellectuel, d’une part, et un sens moral, d’autre part. En effet, lorsque l’Athénien affirme que la musique se juge en fonction, non de l’agrément, mais de la rectitude, puisqu’elle est une représentation (mimèsis), il entend certes par là essentiellement la conformité de la représentation à l’objet, qui est son modèle, mais également l’utilité morale de cette représentation[61].
Il apparaît donc que l’éducation esthétique consiste dans l’acquisition d’une sensibilité correcte, plus encore que dans une connaissance du modèle. Le moment de la connaissance du beau, qui n’appartient pas au poète, n’est pas, non plus, l’apanage des membres du troisième choeur, puisque leur éducation consiste, avant tout, en une éducation de la sensibilité, en une éducation esthétique.
Cette éducation esthétique s’avère toutefois n’être pas seulement une éducation de l’aisthesis, car elle requiert qu’un individu au moins soit dépositaire d’un savoir théorique, et non plus seulement esthétique, sur le beau, c’est-à-dire sur le modèle de l’imitation. En ce sens, un élément indéniablement intellectuel s’y ajoute.
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Les analyses que nous avons menées peuvent être confrontées à l’institution baumgartenienne de l’esthétique. La définition que Baumgarten propose de l’esthétique suppose, en premier lieu, 1) une séparation de l’esthétique et de l’art lui-même, l’art étant une pratique, et l’esthétique une réflexion sur cette pratique et sur les oeuvres. L’esthétique est également séparée, par Baumgarten, 2) de la didactique des arts, de la littérature, et surtout des Arts poétiques, en ce que l’esthétique ne donne pas de préceptes, et n’a pas pour but de former des poètes et des artistes ; 3) de la critique, en ce que la critique veut apprécier les oeuvres littéraires et artistiques et porter sur elles des jugements de valeur, alors que l’esthétique est descriptive, objective et analytique. Baumgarten distingue encore l’esthétique 4) de la psychologie, bien que l’esthéticien puisse produire des analyses des sentiments esthétiques, des dispositions de l’artiste et de la réaction du contemplateur (il restreint ces analyses à ce qui concerne l’art et le sentiment du beau). Enfin Baumgarten sépare l’esthétique 5) de la morale, leurs finalités étant distinctes, et les valeurs esthétiques indépendantes des valeurs morales.
Si l’on s’en tient à ces cinq critères, on ne peut, à strictement parler, affirmer qu’il y a une esthétique platonicienne. En revanche plusieurs des traits, qui font de la Critique de la faculté de juger une esthétique et qui fondent l’esthétique comme telle, sont présents dans la pensée platonicienne. Ainsi l’art, selon Platon, vise un plaisir distinct de la connaissance et de l’utilité éthique. Il ne peut être expliqué conceptuellement ou intellectuellement. Pour les deux auteurs, est beau ce à quoi nous prenons plaisir, selon une forme spécifique du plaisir, bien qu’il ne soit pas, dans les Dialogues, le critère du jugement de goût droit, ni de la valeur de l’oeuvre d’art.
Dès lors que l’on accepte de mettre entre parenthèses la condition de l’autonomie, pour identifier une esthétique et considérer que le souci éthique et politique, qui l’a motivée, n’invalide pas sa valeur esthétique, il est évident que la philosophie platonicienne contient une esthétique. Elle se donne immédiatement dans le Banquet et l’Hippias Majeur comme théorie du beau, aussi bien que dans le questionnement, qui vise à déterminer ce qu’est le beau et quels sont les critères auxquels on le reconnaît. Elle est également manifeste dans l’élaboration et la théorisation du jugement de goût que Platon propose. Trancher la question de l’esthétique platonicienne suppose de déterminer s’il ne peut y avoir d’esthétique que systématique et instituée comme une discipline autonome. Telle n’est pas notre position, c’est pourquoi nous croyons pouvoir affirmer qu’il y a une esthétique platonicienne.
Parties annexes
Notes
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[1]
Au livre X de la République, Platon chasse les poètes de la cité juste, pour des raisons à la fois métaphysiques et morales. L’oeuvre d’art y est définie comme une imitation de l’apparence sensible, c’est-à-dire une imitation d’une copie de ce qui seul est réellement, les Formes. Elle a un statut ontologique inférieur. Elle est, en outre, moralement dangereuse, car elle excite en l’âme la partie irrationnelle.
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[2]
En effet, l’esthétique comme telle, l’esthétique comme discipline autonome se constitue, avec Baumgarten, dans une autonomisation du discours esthétique au regard de la morale. Or celle-ci tend à être considérée comme l’acte de naissance de l’esthétique.
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[3]
L’idée qu’en subordonnant l’art à la morale, Platon empêche la naissance et le développement de l’esthétique comme discipline autonome, est une autre question.
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[4]
L’idée d’une spécialisation, distinguant spécifiquement les domaines du savoir, est étrangère à la pensée antique et, plus particulièrement, à la pensée platonicienne, non pas seulement en ce qui concerne l’art. La philosophie platonicienne est un tout organiquement lié, où la politique n’est pas non plus dissociée de l’éthique, ni de la science ou du savoir. De façon générale, toute réflexion, dans les Dialogues, se pose sur l’horizon de la problématique morale et se trouve jugée à l’aune de l’éthique.
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[5]
Comme tend à le montrer l’étude de P. Vicaire, Platon critique littéraire (Paris, Klincksieck, 1960). Ainsi l’art est, défini par Platon, soit comme une imitation, soit comme le fruit d’une inspiration divine. Or cette détermination n’induit pas un jugement esthétique constant, une appréciation nécessairement et strictement positive ou négative. La production artistique est considérée comme le fruit d’une imitation dans la République et dans les Lois, mais elle est dévalorisée dans le premier dialogue (livre X), alors que dans le second, ce caractère apparaît comme neutre en lui-même (livre II). De même, lorsque la production artistique est définie comme le fruit, non d’un art ni d’une connaissance, mais d’une inspiration divine, dans l’Ion et le Phèdre, elle est valorisée dans le Phèdre (245a), mais pas dans l’Ion, où Platon se contente de faire observer que le poète, qui n’est qu’un technicien, est un mauvais poète (534b et suiv.), sans toutefois conférer au poète inspiré le statut apparemment supérieur, qui est le sien, dans le Phèdre.
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[6]
S. Halliwell répond positivement à cette question : « The often repeated claim that the Greeks had no conception of art “in our sense” is unjustifiably drastic, not least because of the thinness of the modern concept of the “fine art(s)” itself » (S. Halliwell, « The Importance of Plato and Aristotle for Aesthetics », Ancient Philosophy, 5 [1991], « Proceedings of the Boston Area Colloquium », p. 325, n. 8). Le terme qui, chez Platon (et Aristote), correspond à ce que nous appelons « Art », est : poiesis. En revanche C. Janaway, dans l’introduction à son ouvrage Images of Excellence (Images of Excellence. Plato’s Critique of the Arts, Oxford, Clarendon Press, 1995), concède que, si Platon parle des arts, il tente néanmoins de trouver un lien entre la peinture et la musique, notamment par le concept de mimesis (p. 5), sans pourtant qu’il y ait, chez Platon, de concept de l’Art (p. 6).
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[7]
V. Goldschmidt, « Le problème de la tragédie d’après Platon », Revue des Études Grecques (1948), p. 19.
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[8]
S. Büttner, par exemple dans Die Literaturtheorie bei Platon und ihre anthropologische Begründung, part de l’observation qu’il existe deux aspects de la théorie platonicienne de la littérature : d’une part, elle est condamnée comme mimèsis, d’autre part, elle est valorisée comme enthousiasme, comme le fruit d’une inspiration divine. Ce commentateur veut, comme d’autres commentateurs actuels de Platon, réconcilier ces deux aspects et montrer qu’ils ne s’opposent pas, afin d’établir que la théorie littéraire de Platon est cohérente. D’après lui, elle est fondée sur l’anthropologie platonicienne qui n’oppose pas, comme on croit, ce qui est rationnel à ce qui est irrationnel. Il y aurait aussi un désir de la raison. C’est cette unité psychologique qui permet, d’après S. Büttner, de réconcilier les deux aspects.
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[9]
Cela donne lieu à des études qui cherchent à faire valoir l’unité de la réflexion platonicienne sur l’art, de la définition qui en est proposée, et qui, par ailleurs, tentent de défendre les arguments que Platon avance pour justifier qu’il chasse les poètes de sa cité.
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[10]
Article publié dans les « Proceedings of the Boston Area Colloquium », Ancient Philosophy, 5 (1991), p. 321-357.
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[11]
Le terme mousikè désigne la culture littéraire, et non pas seulement la musique au sens moderne du terme. Il inclut donc la poésie, la tragédie, les chants.
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[12]
Voir H.-I. Marrou, Histoire de l’éducation dans l’Antiquité, t. 1, Paris, Seuil, 1948, p. 33 et, plus généralement, p. 33-38. Voir le passage de la République où Platon mentionne l’opinion courante selon laquelle Homère a été l’éducateur de la Grèce (X, 606e). Voir aussi Protagoras, 338e-339a : « À mon avis, Socrate, dit-il, la partie la plus importante de l’éducation d’un homme consiste à être compétent en poésie, c’est-à-dire à être capable de comprendre, dans les productions des poètes, celles qui sont correctement faites et celles qui ne le sont pas, à savoir les distinguer et à savoir rendre compte de ces jugements » (trad. F. Ildefonse, Paris, Flammarion [coll. « GF »], 1997).
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[13]
S. Halliwell, « Proceedings of the Boston Area Colloquium », Ancient Philosophy, 5 (1991), p. 333. Il est essentiel de prendre en considération, pour comprendre le discours de Platon sur l’art, le contexte historique et culturel, et la place éducative des poètes dans la cité. Voir S. Halliwell, « The Subjection of Muthos to Logos : Plato’s Citations of the Poets », The Classical Quarterly, 50, 1 (2000), p. 109.
-
[14]
S. Halliwell admet cependant que le traitement par Platon de l’art reste incomplet, en ce qu’il ne fait pas la différence entre des facteurs extrinsèques et des facteurs intrinsèques au champ esthétique.
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[15]
Lorsque Glaucon demande à Socrate quelle sorte de mythes seront jugés bons, ce dernier lui répond qu’il n’est pas poète, mais fondateur de cité. Il reconnaît donc l’existence de critères, dont la discussion n’a pas donné une connaissance propre (379a).
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[16]
Toutefois la définition proposée par Platon, au terme de l’Hippias majeur et apparemment rejetée, du beau comme « l’agrément procuré par la vue et par l’ouïe » (303d) alimentera la tradition philosophique puisqu’elle est reprise par Plotin dans l’Ennéade, I, 6, 1.
-
[17]
Banquet, 211a-b. Voir aussi Cratyle, 439c-d et suiv., et l’Hippias majeur sur le Beau en soi (289d, 291d). Dans le Phèdre, Platon propose une définition de la beauté à partir d’une distinction entre quatre formes de folie divine : la démence prophétique, la démence télestique ou rituelle, la démence poétique inspirée par les Muses et la démence érotique inspirée par Aphrodite et Erôs, de telle sorte que « seule la beauté a eu cette prérogative, de pouvoir être ce qui se manifeste avec le plus d’éclat et ce qui attire le plus amour » (Phèdre, 250d).
-
[18]
Banquet, 211d-212a.
-
[19]
Elle se double d’une théorie de l’expérience esthétique, liée au beau et fondée sur l’idée d’une assimilation du sujet contemplant à l’objet contemplé (voir Timée, 90d). Une telle assimilation se fera nécessairement, s’il est vrai qu’il n’est pas possible de ne pas ressembler à ce pour quoi l’on éprouve une admiration soutenue (République, VI, 500c ; cf. X, 606b, à propos du théâtre). Cette interprétation de l’expérience esthétique est à l’origine d’un jugement nuancé sur les effets de l’art sur l’âme. Elle explique la prédilection platonicienne pour les appareils, qui rendent l’harmonie céleste sensible à nos yeux, et nous aident à l’introduire dans nos âmes (Timée, 47d). Néanmoins quelle que soit la distance qui sépare les beautés terrestres de la Beauté véritable, ceux qui l’ont vue briller d’un éclat incomparable entre toutes les idées dans le monde supra-céleste, ceux-là sauront la reconnaître dans les beautés d’ici-bas, qui en sont l’imitation lointaine et dégradée (Phèdre, 249d-251a) : ainsi, écrit Platon, « la beauté était resplendissante quand elle se trouvait au milieu du reste de ces sublimes objets ; et, maintenant que nous sommes venus en ce monde, elle a été saisie par nous, brillante de la plus vive clarté, au moyen du sens qui, entre ceux que nous possédons, a le plus de clarté » (Phèdre, 250d).
-
[20]
Lois, 654d.
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[21]
Dans le livre II des Lois, il ne s’agit donc pas seulement d’un contrôle et d’une sélection, comme dans la République, mais d’une réflexion systématique et organisée sur les moyens de contrôler le discours du poète, et d’en juger, ce qui passe par une réflexion d’ordre esthétique.
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[22]
« So I shall argue that Plato understands the basic premises of one kind of “aesthetics” defence of the arts. He is aware that some people assign the arts autonomous value on the basis of the pleasure they provide to those who experience them, and that some who attribute great moral and educational significance to the arts have not properly disentangled such achievements from that of giving pleasure. Plato’s counter-campaign is not gratuitous, but is intimately linked with his concern to establish philosophy as an independent method of inquiry » (C. Janaway, Images of Excellence, p. 8).
-
[23]
L’art est ce par quoi on éduque. Toutefois il n’est pas seulement critère de l’éducation, mais encore instrument de l’éducation, ou plus exactement, il est instrument, parce qu’il est un tel critère.
-
[24]
Lois, 654c4-d3.
-
[25]
Est belle la représentation de la conduite bonne, de la maîtrise de soi et du courage, est laide, en revanche, la représentation de l’attitude inverse (voir Lois, 654e et suiv., notamment 655b).
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[26]
De même, c’est l’analyse du plaisir pris aux manifestations artistiques, et en ce sens du plaisir esthétique, qui permet à Platon de montrer que le poète est éducateur.
-
[27]
Cette affirmation permet de renforcer la thèse selon laquelle le plaisir pris au beau est critère de l’éducation, car si nous prenons plaisir à ce qui nous ressemble, alors prendre plaisir à la représentation de la vertu est signe que l’on est vertueux. Elle conduit, en outre, vers la thèse corrélative, selon laquelle le beau, l’art, la poésie, sont ce par quoi on éduque. Le lien tissé entre nature, plaisir et éducation permet de préparer la voie à la définition du poète comme éducateur.
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[28]
Lois, 655b9-656a6.
-
[29]
Lois, 655d-e.
-
[30]
Dès lors, bien éduquer revient à mettre d’accord le naturel et l’éducation avec le beau, c’est-à-dire avec le bon. Par conséquent, si le fait d’être bien éduqué consiste à prendre plaisir au beau, alors ne pas y prendre plaisir est un signe de mauvaise éducation. Comme les analyses de L. Mouze le suggèrent, le beau prend ici, en un sens, la place du logos dans la définition de l’éducation, qui ouvrait le livre II des Lois : de la même façon que l’éducation consiste à mettre en accord les affects, c’est-à-dire l’aiesthesis, avec le logos, de la même, elle consiste à accorder la sensibilité au beau. Le beau, le bon, et le logos sont ici des termes interchangeables.
-
[31]
Éduquer consiste donc à faire en sorte que l’âme de chacun s’accorde avec le beau défini comme bon. De façon générale, l’éducation est la mise en accord interne des affects avec la raison, avec la loi et, à présent, avec le beau.
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[32]
Lois, 656c1-7, plus particulièrement c3-5. Il ne faut pas que le plaisir soit associé à la kakia, c’est-à-dire qu’il ne faut pas que celle-ci soit représentée de manière plaisante ou agréable. Par conséquent, il faut empêcher les poètes d’associer le plaisir au vice et de le représenter de manière plaisante.
-
[33]
Telle est la raison pour laquelle le poète est celui qui doit éduquer le citoyen.
-
[34]
Lois, 655d.
-
[35]
Lois, 657c et suiv.
-
[36]
Lois, 657d-e.
-
[37]
Lois, 658e. Tel est le but de l’examen des différents jugements selon l’âge (Lois, 658c-d). Chacun valorise un type de plaisir donné. Le Philèbe expose également une diversité des plaisirs, mais elle est envisagée à partir des types de beauté. Il y a des choses, qui n’ont pas seulement, comme les tableaux, une beauté relative. Elles sont éternellement belles en soi, et comportent certains plaisirs spécifiques (Philèbe, 51c-d, voir aussi 46e, 46d) et vraiment purs, qu’aucune douleur ne précède : ce sont ceux qui ont pour objet les belles couleurs et, les formes, la plupart des parfums et des sons (51b).
-
[38]
Lois, 659a1-4.
-
[39]
Cf. Lois, 666d et suiv.
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[40]
Lois, 667b et suiv.
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[41]
Cf. Lois, 667d.
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[42]
Lois, 667d-e, 668a-b.
-
[43]
Lois, 667d.
-
[44]
Lois, 668b.
-
[45]
Lois, 669a-b.
-
[46]
« Celui qui veut être bon juge doit donc tout d’abord connaître l’objet imité sinon comment pourrait-il apprécier en quoi la copie est bien faite ; c’est-à-dire si elle reproduit les nombres du corps, les positions de toutes ses parties (et l’on retrouve ici les idées de Polyclète) ; comment saurait-il quels sont ces nombres, quelles parties ont été juxtaposées pour obtenir l’ordre qui convient et de plus, les couleurs et les formes, comment saurait-il si tout cela n’a pas été mal fait ? » (Lois, 668d-e).
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[47]
P. Vicaire, Platon critique littéraire, première partie, 1re et 2e sections.
-
[48]
« Il y a vraiment copie lorsque l’artiste se conforme aux proportions du modèle pour la longueur, la largeur, la profondeur, et lorsque en plus il revêt encore chaque partie des couleurs qui lui conviennent » (Lois, II, 655d ; cf. Lois, 668e-669).
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[49]
Lois, 669a7-b3. De la même façon, en République II, lorsqu’il est question de sélectionner les discours sur les dieux, Platon commence par définir ce que sont les dieux, c’est-à-dire par définir l’essence du modèle, conformément au premier critère ici énoncé ; puis il examine le rapport de ressemblance ou de dissemblance entre cette définition et les représentations des dieux par les poètes, ce qui correspond à l’examen de la rectitude de la reproduction ; et enfin il en rejette un certain nombre au nom du dommage qu’elles occasionnent aux âmes, en les incitant à des actions immorales, ce qui évoque le troisième critère des Lois.
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[50]
Dans les Lois, Platon formule des principes, qui sont mis en application dans les livres II et III de la République.
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[51]
Il s’agit du courage de savoir s’opposer à la foule, de lui imposer son avis.
-
[52]
Sophiste, 23d. En d’autres lieux, Platon critique les artifices des sculpteurs et des peintres, qui déforment leurs oeuvres, pour tenir compte de la perspective : « S’ils rendaient la proportion véritable des belles choses, tu sais que les parties du haut paraîtraient trop petites, et celles du bas trop grandes, du fait que les unes sont vues de loin, et les autres de près » (Sophiste, 23d).
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[53]
Toutefois Platon admet que la correction artistique se distingue de l’exactitude mathématique — soulignant que ce n’est pas dans les chefs-d’oeuvre de Dédale qu’il faut étudier les rapports des proportions géométriques (République, VII, 529d-530a). Le jugement esthétique repose donc sur une distinction — que l’on retrouvera dans l’esthétique hégélienne — entre l’exactitude de la représentation et la correction ou idéal de l’art. En effet, Platon établit ici que, dans le domaine qualitatif et surtout en ce qui concerne les images, la correction diffère de l’exactitude mathématique. Or si la copie est parfaite, elle n’est plus une image, mais seulement un double du modèle, indistinct de l’original (voir Sophiste, 432b-c sur les deux Cratyle). Par conséquent, si « d’une certaine manière, tout ce qui est du domaine de l’art comporte la mesure », il convient de préciser ce qu’est, dans ce domaine spécifique, la mesure, en tant que la correction se distingue de l’exactitude. Dans la même perspective esthétique, c’est-à-dire du point de vue de l’imitation, Platon s’attache à considérer la ressemblance que l’on exige du portrait (Critias, 107d).
-
[54]
Cette thèse contient une critique de la polychromie conventionnelle, qui applique « aux plus belles parties du corps, les couleurs les plus belles », enduisant les yeux, non pas de noir, mais de pourpre.
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[55]
Cette éducation est requise — autrement dit, il ne suffit pas de surveiller les artistes —, dans la mesure où il faut rechercher les artistes, qui sont bien nés, « capables de suivre à la trace la nature du beau et de la convenance, afin que les jeunes gens, entourés de toutes parts de belles oeuvres, ne soient soumis qu’à des influences bienfaisantes par tout ce qui frappe leur vue et leur ouïe, comme s’ils habitaient une région saine, où souffle une brise venue d’heureuses contrées, qui apporte la santé, et que dès l’enfance ils soient portés, sans s’en apercevoir, vers la ressemblance, l’amour et l’accord avec la belle raison » (République, III, 401 ; cf. République, VIII, 558b).
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[56]
« Pour ce qui regarde du moins la Muse des choeurs, il faut que les hommes de 50 ans soient éduqués mieux que tous ceux à qui il convient de chanter : il est en effet nécessaire que leur sensibilité aux rythmes et aux harmonies soit juste et qu’ils en aient connaissance : sans quoi, comment pourrait-on connaître la rectitude des chants, ce à quoi convient ou ne convient pas le mode dorien, et si le rythme que le poète lui a attaché est correct ou non ? » (Lois, 670a6-b6). La valorisation du moment de la connaissance intellectuelle, dans le jugement esthétique, est corrélative du primat, que l’on serait tenté d’accorder à l’eidos, dans la théorie esthétique platonicienne (voir E. Panofsky, Idea, Leipzig, Berlin, 1924). L’eidos, la structure ordonnée, qui fait l’excellence et la beauté des êtres et des choses, serait celle-là même que les peintres et les bons orateurs, comme tous les artisans, savent donner à leurs oeuvres (Gorgias, 503d-504a et 506d-e). L’artiste véritable atteindrait, derrière les apparences, l’essence idéale, la réalité profonde des choses. Le critique étudierait comment il l’exprime et aiderait le public à la percevoir dans l’oeuvre.
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[57]
Le terme esthétique vient en effet du grec aisthesis, qui désigne la sensation, la perception sensible, la sensibilité.
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[58]
Le livre II ayant pour but de dégager la dimension sensible de l’éducation.
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[59]
Voir F. Schiller, Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme, Paris, Aubier, 1992.
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[60]
La distinction passe entre ceux qui sont seulement aptes à éprouver du plaisir en le rencontrant, et ceux, les hommes de plus de 30 ans, qui sont en outre capables de le discerner autrement qu’avec leur sensibilité. Ils demeurent, néanmoins, des êtres sensibles au beau (670b3). Plus haut, l’Athénien évoque la difficulté qu’il y a, pour nos poètes, à percevoir (aisthèsthai), en matière de musique, ce qu’est la correction (Lois, 669c1).
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[61]
« L’Ath. : Ainsi, la muse que doivent chercher ceux qui sont en quête du chant le plus beau, semble-t-il, ce n’est pas celle qui est agréable, mais celle qui est correcte. Car la représentation est correcte, à ce que nous affirmons, si l’objet représenté est entièrement reproduit selon ses caractéristiques quantitatives et qualitatives.Clinias : Comment en serait-il autrement ?L’Ath. : Et certes tout le monde s’accorderait, à propos de la musique, sur cette chose du moins, à savoir que toutes les compositions dans son domaine sont une représentation et une reproduction : est-ce que cela au moins tous ne le reconnaîtraient pas, poètes, spectateurs, acteurs ?Clinias : Tout à fait.L’Ath. : Il faut donc que celui qui veut ne pas commettre d’erreur en elle connaisse chacune des compositions : car s’il ne connaît pas l’essence, l’intention de l’image et de quoi elle est image réellement, alors il ne pourra absolument pas reconnaître la rectitude de son intention, ni son erreur » (Lois, 668b-c).