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La Ballade des coquins est un curieux récit composé par Haribhadra au viiie siècle de notre ère. Fils de brahmane converti au jaïnisme, cet auteur, qui connaît bien le Mahâbhârata, le Râmâyana et les Purâna, s’en sert pour ironiser sur leur prétendue vérité et réorienter son lecteur du côté de la voie jaina, censément plus à même de satisfaire son intelligence. Même si ce texte n’appartient pas comme tel aux réfections d’histoires mythologiques hindoues que les jaina se sont mis à composer à partir du iiie siècle (Vimalasûri compose à la fin du iiie siècle un nouveau Râmâyana), il relève du même esprit d’invention caustique destiné à faire s’effondrer la crédibilité des grands textes brahmaniques.
Cinq coquins se retrouvent en effet dans un parc de la ville d’Ujjayinî (l’actuelle Ujjain dans le nord de l’Inde) : Mûladeva, Çaça, Pundarîka, Elâshâdha et une femme, Khandapânâ. À l’invitation de Mûladeva, ils jouent à un drôle de jeu : chacun doit raconter une expérience extraordinaire ; celui qui n’en pourra accepter la vraisemblance devra offrir le repas à tout le groupe. Par contre, celui qui convaincra les autres de la banalité de son expérience à l’aide d’exemples tirés de la tradition des brahmanes n’aura rien à débourser. Dans le cas des quatre premières expériences, chacun redouble d’ardeur et parvient avec brio à montrer que son histoire est aussi crédible que quantités d’autres épisodes épiques et purâniques. Quand vint le tour de Khandapânâ, elle se met elle aussi à raconter des « faits » que tout le monde accepte évidemment. Mais quand les voleurs de son histoire s’avèrent finalement être les coquins qui l’écoutent avec attention, ceux-ci se voient forcés de reconnaître la supériorité de son intelligence. Khandapânâ gagne le pari, mais utilise un odieux stratagème pour nourrir ses hôtes. Toute cette mise en scène n’a qu’un but : dénoncer les absurdités du discours des brahmanes.
La Ballade des coquins est un récit habilement composé où l’ironie est mise au service de la foi jaina. On doit remercier J.-P. Osier et N. Balbir de nous faire connaître en français ce texte composé non pas en sanskrit, mais dans une langue moyen-indienne qui est une variété de prakrit occidental, la maharashtri dite jaina. Ce texte avait été édité en 1944 par A.N. Upadhye et vient également d’être traduit en allemand par Krümpelmann (Peter Lang, 2000). Cette traduction (p. 71-112) est précédée d’une longue et fort utile présentation (p. 7-59), d’une note sur la langue et la traduction (p. 60-63), d’un synopsis (p. 63-70), de notes copieuses qui visent à élucider des allusions mythologiques souvent ténues et pour nous obscures (p. 112-163), une chronologie (p. 164-165), une bibliographie (p. 166-170) et un index des noms propres (p. 171-175).
Ce texte pose évidemment la question de la réception de la mythologie hindoue par la minorité jaina, qui professe une ahimsâ ou non-violence qui ne semble pas se préoccuper de la violence faite au discours d’autrui. On a l’impression que tous les arguments sont bons pour ridiculiser les histoires des brahmanes qui finissent par paraître aussi absurdes que les propos volontairement absurdes des coquins de cette fiction. Tout ceci est fort drôle, mais devrait permettre de concevoir avec plus de réalisme les relations qu’ont entretenues entre elles les religions de l’Inde.
Deux remarques plus techniques.
— Le terme avatâra (p. 79) est dûment traduit par l’idée d’incarnation. La note 50 (p. 122) précise qu’il s’agit littéralement de la « descente » de Bharata. Il ne faudrait cependant pas perdre de vue que le verbe « descendre » s’emploie aussi dans la langue du théâtre et signifie « entrer en scène ». Les avatarana du Mahâbhârata et du Harivamça doivent, il me semble, être lus comme autant d’entrées sur le théâtre du monde (cf. Couture, « From Vishnu’s Deeds to Vishnu’s Play, or Observations on the Word Avatâra as a Designation for the Manifestations of Vishnu », Journal of Indian Philosophy, 29 [2001], p. 313-326).
— En p. 111, il ne faudrait pas oublier que la tradition jaina a réagi à la naissance de Balarâma au septième mois et au transfert de Krishna dans le campement de bouviers en inventant de nouvelles versions de ces naissances. On peut supposer que ces réfections étaient déjà connues de Haribhadra et il aurait été intéressant de le signaler en note. Balarâma n’a pas été conçu en Devakî pour être ensuite transporté au septième mois en Rohinî, une épouse de Vasudeva, comme dans la version hindoue de l’histoire, il est tout simplement le fils de Rohinî et est né au bout des neuf mois d’une grossesse normale. Cela veut dire que Krishna n’est plus considéré comme le huitième fils de Devakî et Vasudeva, mais comme le septième.
Mais il ne s’agit là que de suggestions. Dans un texte aussi complexe d’allusions que la Ballade des coquins, il y aura toujours des choses à découvrir. La bibliographie signale la parution prochaine d’un livre de M. Osier, Les Jains, critiques de la mythologie hindoue (Paris, Cerf, 2004), dont on peut espérer qu’il contribue à éclairer encore davantage ce dossier.