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L’immense oeuvre philosophique de Paul Ricoeur donne à penser pour de nombreux intellectuels oeuvrant au sein de disciplines ayant l’être humain au coeur de leurs discours. C’est le cas de Muriel Gilbert, psychologue clinicienne de l’Université de Lausanne, qui cherche à construire une passerelle entre la théorie de l’identité narrative et Ricoeur — telle qu’elle se donne à voir dans Temps et récit ainsi que dans Soi-même comme un autre — et la pratique thérapeutique en psychanalyse. Dans cet ouvrage issu d’une thèse doctorale, l’A. veut sensibiliser ses collègues à « l’intérêt de l’approche ricoeurienne pour la réflexion comme pour la pratique thérapeutiques » (p. 19). Pour ce faire, l’A. structure sa démarche (et son ouvrage) en deux temps.
Dans la première partie de l’ouvrage, l’A. présente de manière didactique l’articulation entre temporalité, narrativité et identité personnelle dans l’oeuvre de Ricoeur. Elle occupe les deux tiers de l’ouvrage. Un premier chapitre est consacré à Temps et récit, notamment aux problématiques de la temporalité (temps vécu et temps cosmique ; structure narrative de l’expérience temporelle) et de la narrativité (récit, triple mimésis). Les principaux concepts sont décrits et discutés, de même que les liens qui les unissent. Un second chapitre s’attarde à l’identité narrative déployée dans Soi-même comme un autre. Sont alors abordées les notions clés de mêmeté et d’ipséité, de vie bonne et les quatre médiations du sujet agissant : le langage, l’action, la narration, l’imputation morale. Les études formant la « petite éthique » de Soi-même comme un autre sont lues en ne retenant que ce qui contribue à la théorie de l’identité narrative. Le fond et la forme de cette présentation sont tout à fait à la hauteur de la visée pédagogique. Sans entrer dans l’analyse des débats suscités par la conceptualisation ricoeurienne de l’identité — l’impératif didactique obligeant —, l’A. fait montre d’une maîtrise des concepts étudiés qu’elle sait rendre dans un langage simple, mais sans concession sur la précision.
L’originalité de l’ouvrage réside dans la seconde partie où un regard critique est porté sur l’anthropologie philosophique de Ricoeur à partir des acquis des théories freudienne et lacanienne de la psychanalyse. C’est de là que le sous-titre de l’ouvrage prend toute sa consistance. L’A. pose comme hypothèse l’existence d’une contradiction entre l’anthropologie philosophique ricoeurienne et l’anthropologie psychanalytique notamment en ce qui concerne l’importance et le rôle de l’inconscient dans la constitution de l’identité individuelle. En effet, l’identité narrative suppose ce que Ricoeur nomme un rassemblement unitaire de la vie sous la forme d’un récit de soi, lequel s’appuie sur un rapport non problématique de l’individu aux épisodes de sa vie archivés dans sa mémoire, abstraction faite évidemment des épisodes vécus de sa petite enfance et de ceux, non encore vécus, de sa mort. Or, la théorie psychanalytique, depuis Freud et Lacan, montre que le phénomène de refoulement — qu’il soit originaire ou après-coup — vient miner à la base même cette prétention philosophique de l’accès non médiatisé à la totalité des souvenirs. Selon l’A., « [l]’hypothèse métapsychologique du refoulement originaire interdit d’emblée le rassemblement unitaire de la vie sous forme de récit » (p. 231). Bien plus, elle marque « l’impossibilité d’une restauration exhaustive de la mémoire personnelle » (p. 237) selon Lacan. L’hypothèse des anthropologies contradictoires se noue donc autour d’un litige sur le statut de la mémoire.
Cette divergence fondamentale entre Ricoeur et la psychanalyse semble donc rendre caduc le travail de reprise voulu par l’A. Cependant, la difficulté sera contournée par elle en ayant recours à un geste typiquement ricoeurien : celui de montrer qu’une dialectique entre les membres de l’aporie permet de sortir de l’impasse. L’A. propose une dialectisation entre temporalité du récit et atemporalité de l’inconscient dont le résultat est la reconceptualisation de l’approche ricoeurienne de l’identité comme visée, comme tâche (p. 247‑249). Si, d’un point de vue théorique, le passage à la théorie du refoulement fragilise l’approche ricoeurienne de l’identité narrative, il demeure que le concept d’une identité dialectiquement constituée par la tension entre mêmeté et ipséité recèle un potentiel heuristique fructueux pour l’intervention clinique. L’A. énumère quatre pistes d’utilisation de ce potentiel : 1) repenser le concept de perte d’identité, 2) repenser la notion psychologique de personnalité, 3) repenser la question de la temporalité et de l’historicité pour mieux comprendre des pathologies comme la schizophrénie et la mélancolie, 4) repenser le concept de souffrance comme résultant de l’impuissance d’agir du soi (p. 258‑266).
C’est toujours un exercice périlleux que celui d’une tâche et d’une visée comme celles de cet ouvrage. L’A. relève ce défi avec honnêteté et lucidité, en s’efforçant de toujours reporter son propos aux objectifs de son projet : 1) vulgarisation de haut niveau d’un corpus philosophique difficile pour des destinataires peu familiers de ces questions, 2) mise à l’épreuve de ce corpus à l’aune d’une discipline ayant une visée pratique de soin, 3) développement de pistes de renouvellement de sa discipline. La première partie de l’ouvrage constitue une excellente introduction à la thématique de l’identité narrative chez Ricoeur. Le non-initié y trouvera un profit certain avant d’entreprendre une lecture du corpus ricoeurien. En ce sens l’objectif de vulgarisation de la première partie est atteint d’excellente manière. L’objectif de la mise à l’épreuve qui préside à la seconde partie est adéquatement traité. Notre réserve portera donc sur la réalisation du troisième objectif. En effet, les pistes présentées tant pour le dépassement de l’aporie des anthropologies que pour les applications cliniques de l’identité narrative auraient mérité de plus amples développements puisque c’est là que réside l’originalité de l’ouvrage. Le lecteur reste sur sa faim devant la fin un peu abrupte de l’ouvrage. Enfin, il faut noter la présence de plusieurs coquilles dans les notes qui renvoient le lecteur à des sections antérieures de l’ouvrage.
Il s’agit somme toute d’un ouvrage à recommander à quiconque s’intéresse au croisement de la philosophie et de la médecine, en général, et de l’éthique philosophique et de l’éthique clinique en psychiatrie en particulier. Il faut espérer une suite à cet ouvrage notamment pour le développement des pistes prometteuses que les dernières pages laissent entrevoir.