Dans cette étude portant sur la phénoménologie française, Agata Zielinski se propose de reprendre les thèmes fondamentaux de la perception et d’autrui, afin de montrer comment Emmanuel Levinas et Maurice Merleau-Ponty sont parvenus à les y insérer d’une manière fructueuse et originale par rapport à Husserl. Elle cherche également à montrer que tous deux ont des soucis et des procédures communes, en dépit d’écarts sur les thèses soutenues. Enfin, elle désire démontrer que la phénoménologie, méthode de pensée, sait dépasser ses propres cadres pour avancer dans ses investigations. Ainsi, selon elle, ces deux philosophes ont travaillé « sur les limites de la phénoménologie » (p. 298). La phénoménologie française a beaucoup souligné le problème de l’énigme du monde et la situation du philosophe comme simultanément « embarqué » et « voulant voir » ; l’auteur entend suivre cet esprit et ne réduit donc pas son analyse à un commentaire de texte. Elle s’efforce de donner vie aux questions abordées, dans l’espoir d’inciter le lecteur lui-même à une démarche phénoménologique. Découpant clairement les questions traitées dans la structure du livre, elle y opère un va-et-vient constant entre les thèses de chaque philosophe, tantôt pour les opposer, tantôt pour en indiquer les trames communes et les points d’accord. Elle fait valoir que tous deux reprochent à Husserl le caractère idéaliste et solipsiste de sa phénoménologie, et que c’est pourquoi les thématiques de la perception et d’autrui se dégagent de leurs propres analyses. Ce sont elles qui délimitent les deux parties de l’ouvrage. La première met l’accent sur la corporéité et l’être-au-monde, mettant Merleau-Ponty à l’avant-scène, tandis que la seconde développe la question d’autrui comme élargissement du monde, où se déploient davantage les analyses levinassiennes. Dans un premier temps, c’est le thème merleau-pontien du corps-propre qui est présenté, avec au premier plan le chiasme de « l’entrelacs » dont l’exemple de l’entrecroisée des mains est l’image typique. L’auteur souligne que l’expérience ordinaire témoigne d’une « unité insurmontable du sentant et du senti » (p. 52), bien que l’entrelacs révèle conjointement l’impossibilité d’une cohésion parfaite entre agir et subir, et de là un mystérieux « intouchable » (p. 61). De là, Merleau-Ponty développe la notion de « chair », laquelle constitue non seulement « l’auto-affection pure », mais encore et déjà la « présentation de l’énigme du monde » (p. 46). Il en découle l’idée que le sujet n’est pas le lieu pour découvrir et établir le monde, comme le pensait Husserl à la suite de Descartes. Dans l’expérience, le monde nous est plutôt donné par le corps, déjà lui-même « intentionnalité » (p. 45). Par suite, c’est la perception qui nous indique la transcendance du monde, sans oublier notre relation intime à lui et notre vulnérabilité. Merleau-Ponty en dégage qu’il n’y a pas de sujet sans autre ni de corps sans monde. La chair vient établir la cohésion de notre situation dans le monde, même s’il demeure un hiatus entre le visible et l’invisible de nos expériences, ainsi qu’entre le caractère à la fois immanent et transcendant de l’expérience corporelle ; il en subsiste un « excès » qui conserve à notre corps son étrangeté (p. 101). Parallèlement, Mme Zielinski expose que chez Levinas, c’est davantage le besoin qui établit le corps propre, puisqu’il tourne le sujet vers le monde comme une nourriture permettant de combler une souffrance et un manque potentiellement mortel. Pour lui, la sensibilité marque ainsi la nécessité d’un « passage à l’Autre » (p. 80), autrement dit que le corps ne peut se suffire à lui-même. Le corps propre est donc là encore établi comme « vulnérabilité …
Agata Zielinski, Lecture de Merleau-Ponty et Levinas : le corps, le monde, l’autre. Paris, Presses Universitaires de France (coll. « Philosophie d’aujourd’hui »), 2002, 317 p.[Notice]
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Daniel Moreau
Université Laval, Québec