Résumés
Résumé
Le but de cette étude est de 1) cerner la fragmentation de l’identitaire à l’ère de la postmodernité ainsi que l’indécidabilité de l’existence à la suite d’un bricolage souvent destructeur tout au long de la vie ; 2) d’examiner le rôle de la religion dans un contexte essentiellement juif ; 3) de clarifier le concept de la mémoire juive, exclusive, qui ne peut accepter, dans un contexte de transculturation, l’interaction avec d’autres mémoires. Elle est porteuse de souvenirs insoutenables, d’échecs répétés au fil de son histoire, prisonnière de lieux imaginaires, reflets de l’errance juive.
Abstract
This study tries : 1) to define the fragmentation of identities in the postmodern era as well as show the difficult decisions the individual has to make after a life-long and often destructive patchwork-improvisation ; 2) to examine the role of religion in an essentially Jewish context ; 3) to clarify the concept of exclusive Jewish memory which is unable to accept, in the context of transculturation, any interaction with other memories. It is burdened with insufferable facts, repeated failures in history, imprisoned in imaginary sites which reflect the Jewish wandering.
Corps de l’article
En choisissant le roman La Québécoite de Régine Robin[1], je voudrais faire ressortir deux éléments étroitement liés à la thématique qui nous occupe ici : a) cerner la fragmentation de l’identitaire dans le cadre de la postmodernité ainsi que l’indécidabilité de l’existence à la suite d’un bricolage souvent destructeur tout au long de la vie ; b) examiner le rôle accordé par l’auteur à sa religion dans un contexte essentiellement catholique, même si, à première vue, l’appartenance religieuse ne semble pas déterminer les agissements des personnages.
Régine Robin (Régine Ajzersztejn), Française juive d’origine polonaise, établie à Montréal — elle est historienne, sociologue, linguiste, dont les publications vont de l’essai à la fiction, comme Le cheval blanc de Lénine ou l’histoire autre[2], ou encore son étude sur Kafka[3] — se qualifie elle-même d’« allophone d’origine française[4] », faisant ressortir ainsi son statut de non-appartenance à la société québécoise, point de vue qu’elle soutient également dans La Québécoite. De plus, elle a construit ce roman comme un exemple de « court-circuitage de sens », caractéristique des textes de la postmodernité, marqués par le fractionnement, l’aléatoire, le discontinu, établissant l’incertitude comme idée de base. D’emblée, nous pouvons dire que, s’il existe un auteur dont l’oeuvre correspond à sa propre définition de la postmodernité, c’est bien Robin. À la fin de son étude Le roman mémoriel, elle définit la postmodernité comme suit :
[…] c’est la recherche d’un art d’innovation, d’expérimentation, anti-mimétique, […] une sorte de retour anti-moderniste d’un type nouveau, qui s’accompagnerait d’une incorporation de traits propres à l’esthétique moderniste mais où jouerait principalement le refus du sens : contradiction, permutation, discontinuité, aléatoire, excès, court-circuitage du sens[5] […].
Il importe de souligner l’utilisation du conditionnel : c’est également la forme verbale utilisée par Robin de façon conséquente dans son roman. Elle signifie une réalité autre, la possibilité d’agir sans pour autant accomplir les actes à poser, de projeter des situations, des modes de vie aussi. Selon l’auteur, il ne s’agit plus de décrire la réalité selon le principe naturaliste, par exemple, et controversé (Zola n’a pas décrit la France sous le Second Empire, mais ce qu’il en percevait), ou de traquer la « vie » dans ses moindres mouvements, comme le faisait le nouveau roman, la transformant en une séquence de mouvements qui, observés isolément, ne font plus sens. Robin veut représenter la vie comme une suite non linéaire d’événements hésitant entre le réel et le virtuel, les uns en contradiction avec les autres, et interrompus dès qu’une stabilité semble vouloir s’installer — bref, un ensemble d’hypothèses de vie(s) dont l’orientation est devenue indécidable et qui, à cause du bricolage par le sort, de son fractionnement antérieur, ne fait plus sens.
Le roman est construit autour de trois hypothèses de vie de la même personne, une femme d’origine juive ashkénaze, née et élevée par hasard à Paris, qui cherche à s’intégrer dans un Montréal multiethnique. Nous ne pouvons que spéculer sur le choix de la narratrice : elle ne dit pas pourquoi elle s’est installée dans la métropole québécoise. Il est possible qu’elle ait suivi l’appel du Nouveau Monde, cherchant à se forger une nouvelle identité après les horreurs du fascisme européen, plus particulièrement allemand, et l’assassinat de six millions de ses coreligionnaires. Elle chercherait ainsi un nouveau début — un leurre, comme nous le savons, car ce n’est pas en quittant un lieu où l’on a été malheureux qu’on oublie en s’installant ailleurs, la mémoire restant intacte. Ce nouveau milieu lui est étranger, du français parlé au Québec jusqu’aux événements parfois cocasses soulignant l’étrangeté du nouveau milieu de vie. De valeur anecdotique en apparence, ces accents s’infiltrent comme des échardes sous la peau du personnage pour ensuite former un réseau de notions faisant partie de sa vie[6]. Ils contribuent à ériger des frontières infranchissables entre elle et le Québec. Cependant, dès le début de sa fiction, la narratrice reconnaît clairement sa différence : « On ne deviendrait jamais vraiment Québécois » (37, 54). Quelle que soit l’existence projetée, l’immigrante n’arrive pas à s’intégrer — ce qui n’est pas la même chose que s’adapter — à la société québécoise pour plusieurs raisons.
En vivant dans un quartier majoritairement juif (Snowdon), elle renoue avec ses origines de l’Europe centrale avec le yiddish, la nourriture, mais transposées sur un îlot à l’étranger. En d’autres termes, elle se retrouve, compagne d’un professeur d’économie à l’Université Concordia, dans un ghetto juif où les habitants évoquent sans cesse leur vie dans le pays perdu sans réussir à en faire le deuil et, surtout, sans sortir de leur ethnicité spécifique. Ils sont incapables d’établir des liens avec la société d’accueil. Or, nous savons que l’immigrant ne peut accepter pleinement son existence dans un autre contexte culturel s’il n’a pas terminé son travail de deuil concernant son pays d’origine[7]. Il importe de rappeler ici que les premières publications des écrivains allophones traitent presque invariablement du pays perdu et que leurs textes suivants ne font pas nécessairement état de l’intégration ou de l’adaptation, mais qu’ils posent un regard à la fois distant et emphatique sur la société d’accueil. Après les doléances de l’immigrant (travail mal payé, rejet et mépris par les habitants « de vieille souche », etc.) ces textes proposent souvent, pas toujours, des lieux de rencontre avec la population ainsi que des mécanismes de rapprochement, processus qu’il convient d’appeler transculturation[8]. Un tel lieu est un marché par exemple, où tous se mêlent et prennent le temps avant d’approfondir la connaissance de l’immigrant ; un autre serait une boutique de brocanteur où tout passant trouvera un objet de son propre passé ou celui de l’autre avec lequel il peut se familiariser. Devant ces objets hétéroclites, il a le loisir d’en accepter certains, de rejeter d’autres ou de les mettre en veilleuse pour les approcher plus tard. Ce qui importe dans ces lieux, c’est l’éveil de la curiosité dépassant l’attrait de l’exotisme, la prise de conscience de l’altérité, la multiplicité des existences. Voilà la raison pour laquelle la narratrice privilégie nettement sa troisième hypothèse de vie, située autour du marché Jean-Talon. Nous verrons encore pourquoi elle n’arrive pas à s’y établir, ni ici, ni ailleurs à Montréal, mais qu’elle se doit de retourner à son lieu d’origine.
En choisissant le milieu intellectuel d’Outremont, la narratrice espère pouvoir renouer avec son passé de « rouge » en France (103). Son mari, haut fonctionnaire dans le gouvernement péquiste et indépendantiste convaincu, l’empêche cependant de participer à l’option politique. Comme elle a toujours appuyé l’indépendance d’anciennes colonies françaises (l’Algérie, l’Indochine), elle croit avoir trouvé une nouvelle cause qui l’intégrerait plus facilement dans le milieu politique. Le leurre devient apparent dès que son mari, devant l’attitude critique de sa femme à l’égard des principes énoncés par le FLQ, lui nie le droit à la parole : « […] n’étant pas d’ici, elle n’y connaissait rien. […] Il lui dirait qu’elle était une maudite Française et qu’elle le resterait » (132). La narratrice se rend compte que « les immigrants ne font pas de politique » (135), tout comme le fait son troisième partenaire, de l’Amérique latine (183). Car en entendant trop souvent ce « nous » — qui exclut les « autres », les « néos » — elle subodore une nouvelle chasse aux sorcières, autrement dit, un antisémitisme à la québécoise[9]. Vivre dans le milieu intellectuel constitue sans doute l’hypothèse de l’existence la moins acceptable puisque la question de l’identitaire est non seulement mêlée au politique mais, comme nous allons le voir, au religieux. Cette seconde existence pointe vers le rejet de l’autre à cause de son contexte culturel, conditionné par la foi, même si elle n’est pas pratiquée par aucun des partenaires. Il est évident qu’un espace commun n’a pu être créé entre la narratrice et son deuxième partenaire, pas plus qu’entre elle et le milieu intellectuel fréquenté dont les préoccupations ne rejoignent qu’en surface celles de la narratrice.
Elle semble avoir trouvé la solution à son dilemme existentiel en se liant au « barbudo » paraguayen et en fréquentant des lieux de bordure où se touchent les différentes ethnies. La raison pour laquelle cette hypothèse ne sera pas viable est double. D’abord, son partenaire, ancien prisonnier politique sous Stroessner, a un but très précis dans la vie : dès la chute de la dictature il retournera dans son pays d’origine. Ensuite, la narratrice, se sentant en errance perpétuelle, finira elle aussi par retourner à son lieu d’enfance. Elle se rend compte que, quel que soit son attachement affectif, elle pourra se sentir chez elle uniquement dans son quartier parisien d’origine qui l’a vu naître, où les nazis, le 16 juillet 1942, ont déporté des Juifs pour les conduire à la mort dans les chambres à gaz. Elle leur a échappé en se cachant, a mené une vie souterraine jusqu’à la libération. La date de ce 16 juillet 1942 scande le texte : à chaque hypothèse de vie, elle revient, formant le leitmotiv du roman et prouvant par là qu’il est impossible d’échapper à sa mémoire, essentielle à l’existence. Si la narratrice veut faire concorder mémoire et vie quotidienne, elle ne peut y arriver qu’en retournant là où se trouve la cause de son impossibilité de vivre ailleurs, à Paris.
Pourtant, Montréal devrait fournir toutes les possibilités d’un nouveau lieu d’appartenance : car où la narratrice pourrait-elle se sentir mieux, elle qui, comme son premier mari, ne se sent chez elle nulle part au monde[10], que dans ce Montréal, « ville schizophrène — patchwork linguistique — bouillie ethnique, pleine de grumeaux — purée de cultures disloquées — folklorisées — figées » (82) ? Venue de Paris, avec des racines encore récentes en Europe de l’est (ses parents ont quitté la Pologne peu avant sa naissance), hésitant entre les langues dont aucune ne lui offre une certitude culturelle, portant dans sa « besace identificatoire » (127, 133) tout le bric-à‑brac d’une vie morcelée, elle devrait se sentir bien au milieu de ceux qui, comme elle, sont venus ici pour terminer le voyage. Mais chez elle, il ne peut s’agir que d’un retour éternel, à l’image d’Ulysse : reprenant le sujet mis de l’avant par bien d’autres auteurs juifs, elle ne peut ignorer que, pour connaître son identité, il n’y a que le lieu de l’origine qui lui est assigné[11].
Mais ce lieu est déterminé moins par la langue que par l’appartenance religieuse. Car, comme c’est le cas de la narratrice, la langue ne peut plus être le véhicule culturel par excellence, puisque de nos jours de plus en plus d’êtres humains parlent plusieurs langues nationales même si, comme nous l’apprend la linguistique, nous n’avons qu’une seule langue maternelle, plus forte que les autres. Par conséquent, le postulat du Romantisme, fondant langue, culture et appartenance nationale, tombe. Le monde de la fin du xviiie et du xixe siècle avait vu naître les « centrismes », la fixation de l’être sur son appartenance à un groupe ethnique d’abord, national ensuite. À l’ère de la postmodernité, le traumatisme extraordinairement incisif dans la conscience européenne pendant et après la Deuxième Guerre mondiale a provoqué une profonde méfiance envers les mouvements nationalistes qui, aujourd’hui, ne sont repris que par les partis de droite ; ni l’eurocentrisme ni le nationalisme excluant les « autres » du « nous » ne peuvent plus avoir cours. Avec les migrations constantes entre peuples et continents, les passages d’une culture à l’autre, le seul élément stable demeure l’appartenance religieuse.
Rappelons que les protagonistes du roman ont perdu la foi. Cependant, ils sont tous — la narratrice n’y fait pas exception — déterminés par l’éducation reçue. Le premier mari, fils d’une mère juive polonaise et d’un père socialiste français, a été inscrit à l’école anglaise parce que le père ne supportait pas les « bondieuseries, des bonnes soeurs et des crucifix partout » (33). L’enfant fréquente une école anglophone, beaucoup moins stricte quant à la pratique religieuse ; il grandit en anglais tout en parlant français avec son père, fait son doctorat dans une université américaine, enseigne en anglais, mais parle français avec sa femme. Il se présente donc, de concert avec la narratrice, comme le produit hétérogène de son éducation, sans appartenance véritable.
Ce n’est pas innocemment que sa femme commence — comme elle le fait avec ses deux maris suivants — immédiatement après l’excursion dans le monde duplessiste sa propre réflexion sur ses origines (une « maudite Française » avec un « imaginaire yiddishophone », 37) la rédaction d’un roman dans le roman, une mise en abyme parfaitement réussie de la problématique identitaire reliée au religieux. Un vieux professeur juif asthmatique, Mortre Himmelfarb, prépare un cours sur l’un des nombreux faux messies, Sabbatai Zevi[12]. Historien de formation, Himmelfarb évoque sans cesse la nécessité de rappeler à ses étudiants que, sans une solide connaissance de l’histoire du peuple juif, ils ne pourront comprendre ni le phénomène des faux messies ni la mort de six millions de Juifs dans les camps de concentration allemands ni la création de l’État d’Israël. Dans la partie suivante, consacrée à Outremont, Himmelfarb revient, non sans des mots durs pour « ces pauvres types ou génies un peu cinglés qui se prenaient pour le messie, d’autres semeurs de merde faisant se révolter les pauvres, les veuves et les orphelins » (159), comme pour deux autres messies, David Reveni et Salomon Molho, qui s’avèrent être de nouveaux faux espoirs du peuple juif. Ce qui fait dire à Himmelfarb : « Depuis le temps que les Juifs attendent le messie, ils peuvent bien attendre encore un peu » (163). Il ajoute à cette liste la figure de Jacob Frank dans la dernière partie du roman, personnage né en Podolie, au sud-ouest de l’Ukraine (d’où est issue la tante de la narratrice), converti à l’islam comme ses prédécesseurs, « une vraie épidémie », selon Himmelfarb (196). C’est à ce moment que la narratrice abandonne son projet de roman et fait mourir son personnage avant qu’il n’ait pu élaborer une théorie sur les faux messies ainsi que leur importance pour l’histoire juive.
Ce projet de roman avorté souligne non seulement l’aboutissement impossible d’une vie d’exil de la narratrice, mais il surdétermine sa relation avec Montréal, où même les étudiants juifs ne savent rien de leur Histoire. Chaque fois qu’il apparaît dans le texte, Himmelfarb répète qu’ils n’ont « aucune mémoire historique, ne savent rien » (195 et passim). Et c’est là que réside le message même de LaQuébécoite : sans le rappel incessant de l’Histoire dont nous sommes le produit, nous errons dans un no man’s land sans repères identificatoires. C’est la raison principale qui lui fait mettre en scène un professeur d’histoire (n’oublions pas que Robin est historienne). Himmelfarb redoute l’enseignement parce que le poids de la responsabilité face à l’histoire du peuple juif en Europe centrale et au Moyen Orient lui semble trop lourd à assumer. Bien sûr, par sa mort il se soutire et abandonne la partie dans un monde où la judéité, folklorisée, n’est pratiquée que du bout des lèvres. Ses étudiants, même si certains d’entre eux parlent encore le yiddish à la maison et récitent mécaniquement des prières, ne se rendent plus compte que « l’Histoire saute, caracole, se tord de rire et de désespérance » (44). Ce survivant d’un camp de la mort porte le rappel constant de son passé inscrit sur son avant-bras gauche (49) et, avec ce numéro, l’histoire de tous les massacres dont ont été victimes les Juifs. Il se rend compte que, devant ces jeunes sécularisés, il devra entreprendre un travail gigantesque de la mémoire, trop lourd pour lui puisqu’il appartient à une génération qui s’éteint, emportant avec elle cet immense casse-tête qu’est l’Histoire juive.
Mais qu’en est-il de la mémoire des chrétiens à Montréal ? C’est par ses conjoints (rappelons que le premier est issu d’un mariage mixte) que la narratrice peut mesurer la présence d’éléments chrétiens susceptibles de former l’intellect de ceux et celles qui l’entourent.
Il semble curieux que, dans les trois épisodes, la narratrice insiste fortement sur l’intérieur des maisons qu’elle habite. On pourrait supposer que cet amour des maisons n’est autre chose que le désir d’une femme en errance qui tente de s’enraciner. Mais il faut voir plus loin : invariablement, elle y insère des éléments de son passé ; chaque morceau de l’ameublement et de la décoration lui rappelle sa vie passée, des « vases venant des Puces de Clignancourt » à la « tapisserie faite à la main ramenée de Gaspésie » (99 et 100), allant d’un Paris menaçant, plein de collaborateurs (44) en 1942, au pays d’accueil. Ces pièces tangibles de sa mémoire provoquent un va-et-vient constant entre Paris et Montréal, nourrissant ainsi son indécision de se fixer définitivement dans la métropole québécoise. Par le truchement de son premier conjoint, elle avait déjà noté ce qui la différencie des Québécois : non seulement elle ne parle pas la langue d’ici, pleine de pièges linguistiques, mais elle n’aime pas Duplessis, Henri Bourassa, Lionel Groulx et, surtout, n’a « jamais dit le chapelet en famille à 7 heures du soir » (54). Autrement dit : c’est l’histoire commune, les références culturelles, linguistiques, culinaires ou encore religieuses (188) qui lui font défaut.
Cette « incontournable étrangeté » (ibid.) est fortement accentuée lorsqu’elle se retrouve avec son mari québécois à Outremont. Il ne pourra jamais comprendre que sa femme n’ait pas encore fait le deuil d’une patrie imaginaire, non pas de Paris, mais de ses origines véritables, du shtetl qu’elle n’a jamais connu, et qu’elle est habitée par le yiddish, une langue morte (102), si proche de l’allemand, pour elle la langue de la mort (97 et passim). Juive sécularisée — tout comme ses partenaires, il faut le répéter —, elle ne milite pas contre les « bondieuseries » qui ont tellement énervé le père de son premier mari mi-juif, mi-catholique, ou contre la religion catholique, mais elle ne supporte pas l’enfermement intellectuel dans une religion empreinte d’un autoritarisme jugé désuet, qu’il s’agisse du judaïsme ou du catholicisme (ailleurs, elle prend ses distances face aux hassidim : « Les hassidim d’Outremont parlent yiddish, mais qu’est-ce que j’ai de commun avec eux en dehors du travail des mots et de la mémoire ? », 204). Déjà à Snowdon elle avait cité un livre pour tout-petits de l’ère duplessiste, où il fallait conjuguer à l’indicatif du présent des phrases à forte connotation religieuse comme « Avoir la mort dans l’âme », « Languir sur un lit de douleur » ou encore de faire des calculs à la catholique, du genre : « Trois chapelets me coûtent 69 centimes. Quel est le prix d’un chapelet ? » (33, 34). Dans sa seconde existence, elle cite un livre d’histoire encore plus révélateur où est relaté le martyre des pères Brébeuf et Lalemant. Le but avoué de ce passage consiste à « susciter de l’admiration pour le courage et la charité désintéressée [sic] des premiers missionnaires » (108). La citation constitue en fait une charge violente contre la cruauté des Indiens, sans le moindre regard critique sur les agissements préalables des missionnaires qui ont provoqué leur mise à mort. Plus encore, le texte cité établit un fossé infranchissable entre le « nous » et les « autres », ici, entre les catholiques et les « méchants Indiens », exactement le même que la narratrice avait déjà souligné dans la première partie lorsqu’elle parlait de « l’incontournable étrangeté » d’habiter Montréal, et de coexister avec la population « de souche[13] ».
L’altérité est profondément accentuée par le comportement de la famille. De part et d’autre, on fait la moue, la mère du mari devant la « Juive française flanquée d’une vieille tante ne parlant que yiddish et anglais » (106), tandis que la tante ne voit pas « d’un très bon oeil cette alliance avec un Goy » (104). Mais la narratrice espère qu’après un temps « chacun aurait fait sa paix avec l’altérité » (106). Espoir non fondé : par-delà les différences culturelles basées sur une religion, même si elle n’est pas pratiquée, la différence culturelle finit par briser le couple. D’abord, parce que des rappels comme celui des pères Brébeuf et Lalemant font immédiatement basculer la mémoire de la narratrice dans son propre passé : il est inévitable qu’elle pense aux six millions de Juifs martyrisés — et dont personne ne peut évoquer autre chose que leur faute d’être nés dans la mauvaise religion, qui n’ont commis aucun acte contraire aux coutumes des pays qui les ont pourtant persécutés pendant des siècles, qui ont été refoulés aux frontières d’États dits « civilisés ». Pour elle, la date de la rafle à Paris en 1942 autour de la station de métro Grenelle, par ordre d’un nouveau faux messie, cette fois porté aux nues par les « autres » en 1933 (47), est bien plus incisive que n’importe quelle autre de l’histoire juive puisqu’elle la touche à un degré tel qu’elle est incapable de compléter mentalement la ligne de métro après Grenelle, lieu à partir duquel sa mémoire fait défaut devant l’innommable[14].
Les objets religieux, les prières ne font plus sens. Sa tante, Mime Yente, est aussi mécréante que le sont la narratrice et son mari (135). Pourtant, la vieille femme récite le cantique du sabbat, allume les bougies. Devant le regard agacé de sa nièce, elle formule un principe qui résume la différence entre judaïsme et christianisme : « Écoute, c’est une façon de se souvenir qu’on est juif. N’oublie jamais » (136 ; je souligne). Et elle poursuit : « La mémoire chez nous est un acte » (137). Il ne fait pas de doute que c’est cette mémoire collective — même vidée de son sens[15] — qui maintient la tradition juive, mais qu’elle protège également l’individu contre les attaques culturelles venant de l’extérieur. On pourrait objecter qu’elle contribue à garder l’individu juif à l’intérieur d’un ghetto, qu’elle érige des barrières contre son propre désir de transculturation. Ce serait mal comprendre le but de la mémoire. Nous savons que tout être humain a besoin d’une idée directrice dans sa vie, d’un point de ralliement qui l’unit à ses congénères, sans quoi il est désoeuvré et sombre dans l’isolement. Les liens à l’intérieur d’une communauté sont tissés à partir de souvenirs qui forment la mémoire collective[16]. Par conséquent, la relation de la narratrice avec son partenaire québécois catholique est vouée à l’échec puisqu’il ne partage pas la mémoire de sa compagne :
Au moment de leurs discussions plus ou moins passionnées, il aurait pris l’habitude de lui dire […] Tu me fatigues avec tes critères européens. […] Il lui dirait qu’elle était une maudite Française et qu’elle le resterait, et elle lui rétorquerait en l’embrassant qu’il était quétaine et qu’il le resterait.
133
La narratrice semble soutenir la thèse qu’aucune relation n’est possible entre partenaires qui ne partagent pas la même mémoire. C’est trop généraliser et fausser sa pensée. Si les relations ne se stabilisent pas entre elle et son premier mari, demi-juif, intellectuel, et son troisième partenaire paraguayen, syndicaliste militant de gauche, c’est pour la même raison, moins mise en évidence, qu’avec le Québécois. Aucun des trois ne peut comprendre le poids de la mémoire juive et ses implications dans ses relations avec les autres parce qu’ils n’ont rien vécu de semblable. La mémoire juive est exclusive, au sens propre du mot : elle ne peut s’accommoder du principe de la transculturation qui postule la création d’espaces communs entre les cultures, où les individus s’apprivoisent mutuellement dans un processus patient, acceptant la différence. La mémoire juive, si elle tente d’inviter l’autre à la partager, ne peut cependant accepter que ses fondements, basés sur des siècles d’errance, de faux espoirs religieux répétés, de fausses patries, soient mis de côté comme s’il s’agissait de mauvais rêves.
Même sécularisée, la mémoire juive ne sera en mesure de passer outre les échecs ayant marqué son histoire. Les chrétiens ont bien eu leur messie, les communistes Karl Marx. Les Juifs attendent toujours le sauveur, ce qui signifie que leurs traits caractéristiques, l’errance et l’insécurité devant l’avenir, restent inchangés. C’est pourquoi la seule existence possible pour le Juif — ici : la narratrice, née à Paris — est le retour au lieu de naissance, même s’il est porteur de souvenirs insoutenables, même si elle n’appartient pas vraiment à ce lieu-là, mais à un shtetl imaginaire quelque part en Europe centrale.
Entendons-nous bien : le roman de Robin est non seulement un constat d’échec en ce qui a trait à la transculturation religieuse, mais il révèle les raisons causant l’impossibilité d’établir des liens durables avec les « autres ». L’errance de la narratrice se poursuivra, sans doute : les noms de Himmelfarb (« couleur de ciel ») et Morgenstern (« étoile du matin ») ne sont pas choisis au hasard. Sans une étoile qui le guide sur terre, le Juif ne serait plus ce qu’il est. Et même s’il ne croit plus, pas plus qu’un chrétien, son contexte religieux sera toujours un refuge qui l’abritera en attendant un avenir incertain.
Parties annexes
Notes
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[1]
Nous suivons l’édition Typo, Montréal, 1993, avec une postface de l’auteur, écrite dix ans après la première édition, publiée aux éditions Québec-Amérique. Les chiffres entre parenthèses renvoient aux pages citées.
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[2]
Bruxelles, Complexe, 1979, que Robin a qualifié de roment, fusionnant « roman » et « mentir ». Après La Québécoite, Robin a publié une série de travaux où elle traite de la question identitaire : Le roman mémoriel. De l’histoire à l’écriture du hors-lieu, Montréal, Le Préambule (coll. « L’Univers du discours »), 1989 ; Le deuil de l’origine. Une langue en trop, la langue en moins, Saint-Denis, Presses Universitaires de Vincennes (coll. « L’imaginaire du texte »), 1993 ; Kafka, Paris, Belfond, 1989 ; l’essai L’immense fatigue des pierres, Biofictions, Montréal, XYZ éditeur (coll. « Étoiles variables »), 1996.
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[3]
Dans cet essai, Robin soutient que l’auteur tchèque a toujours écrit dans une langue qui ne lui appartenait pas et qu’il ne s’est tourné vers sa langue maternelle, et sa culture juive, qu’à la toute fin de sa vie.
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[4]
Tiré du titre de son article « L’écriture d’une allophone d’origine française », Tangence, 59, « Écrivains d’ailleurs », numéro préparé par Hans-Jürgen Greif, p. 26-37. Robin est née à Paris en 1939 et vit au Québec depuis 1977.
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[5]
Le roman mémoriel. De l’histoire à l’écriture du hors-lieu, p. 189 ; je souligne.
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[6]
Par exemple : ayant chanté l’Internationale dès l’âge de 12 ans à Paris, et sans avoir jamais perdu ses liens avec la gauche, elle est d’abord ravie de voir qu’il y a un « P.C. » au Canada jusqu’au moment où elle se rend compte qu’il s’agit du « Parti conservateur ». Sa découverte de l’appellation « Parti progressiste conservateur » est suivie de 13 points d’exclamation dans le texte. Autre exemple, la mauvaise compréhension des termes « garage sale » qu’elle prend pour du français (p. 182 et 183).
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[7]
Robin a consacré une étude importante à cette question, reliée à la langue, porteuse de l’identité culturelle : Le deuil de l’origine. Une langue en trop, la langue en moins.
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[8]
À ce sujet, voir l’article de Jean Lamore, « Transculturation : naissance d’un mot », dans Jean-Michel Lacroix et Fulvio Caccia, dir., Métamorphoses d’une utopie, Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle ; Montréal, Triptyque, 1992. Le terme a été forgé il y a plus de 60 ans par un élève de Malinowski, le Cubain Fernando Ortiz. Le mot remplace « changement culturel, acculturation, diffusion, migration ou osmose de culture ». Lamore en donne la définition suivante : « [L]a transculturation est un ensemble de transmutations constantes ; elle est créatrice et jamais achevée ; elle est irréversible. Elle est toujours un processus dans lequel on donne quelque chose en échange de ce que l’on reçoit : les deux parties de l’équation s’en trouvent modifiées. Il en émerge une réalité nouvelle, qui n’est pas une mosaïque de caractères, mais un phénomène nouveau, original et indépendant » (p. 47). Dans le même ouvrage, voir également l’article d’Alain Médam, « Ethnicité et cité, entre le “co” et le “dis”, le “trans” ? », p. 119-130, qui analyse la transculturation et propose également la création d’espaces communs aux groupes ethniques.
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[9]
« Car il pourrait aussi y avoir une façon québécoise de faire la chasse aux sorcières, car il pourrait aussi y avoir une façon québécoise d’être xénophobe et antisémite » (133).
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[10]
Quand elle lui demande s’il se sent « américain, canadien, québécois, juif, français », il répond : « Je me sens new-yorkais de Paris ou montréalais du Shtetl si vous voulez » (35). Ailleurs, elle dit : « Restera l’exil, l’éternel sentiment d’être ailleurs, déracinée. Montréal ou Paris, Budapest ou Jitomir ou New York. […] Quelle importance ! » (187).
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[11]
Dans son article de présentation du numéro d’Études littéraires, L’ethnicité fictive. Judéité et littérature (29, 3-4, p. 7-22, Hiver 1997), Robin reprend l’idée de l’éternel retour d’Ulysse selon l’argumentation de Jean Borreil, La pensée nomade (1993).
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[12]
Je rappelle ici le roman récent d’Amin Maalouf, Le périple de Baldassare, Paris, Grasset, 2000, qui se situe en 1665, un an avant la date qui, selon Zevi, allait bouleverser le monde.
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[13]
« Quelle angoisse certains après-midi — Québécité — québécitude — je suis autre. Je n’appartiens pas à ce Nous si fréquemment utilisé ici — Nous autres — vous autres. Faut se parler. On est bien chez nous — une autre Histoire — L’incontournable étrangeté. […] Je n’ai pas d’ancêtres coureurs de bois affrontant le danger de lointains portages. Je ne sais pas très bien marcher en raquettes, je ne connais pas la recette du ragoût de pattes ni de la cipaille. Je n’ai jamais été catholique » (53, 54).
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[14]
En fait, la narratrice ne dit jamais ce qui s’est passé ce jour-là : « Rien qui puisse dire l’horreur et l’impossibilité de vivre après. Le lien entre le langage et l’Histoire s’est rompu. Les mots manquent » (141). Mais Robin a consacré une série de « biofictions » aux 51 membres de sa famille, disparus sous le régime nazi, dans L’immense fatigue des pierres, Montréal, XYZ (coll. « Étoiles variables »), 1996. Les noms de Himmelfarb et de Morgenstern y sont repris et fondus dans le même personnage.
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Mime Yente relate l’histoire d’un tzadik qui, pour implorer Dieu, avait inventé un rituel qui s’est perdu au fil des générations. Mais Dieu continuait à donner son appui à la communauté parce qu’elle « connaissait l’histoire » (137).
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La narratrice n’est pas dupe : le gouvernement péquiste de 1976 l’avait bien compris, en remplaçant la devise « La belle province » par « Je me souviens » sur les plaques minéralogiques, objet visible des millions de fois, chaque jour.