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C’est un itinéraire des Anciens aux Modernes que propose L. Ferry dans son ouvrage intitulé Qu’est-ce qu’une vie réussie ? En termes vifs, précis et accessibles, l’auteur veut montrer (avant-propos et 1re partie, chap. I-II, p. 7-80) que l’antique question de la vie bonne n’a pas déserté notre univers, bien au contraire, et que sa variante actuelle, la « réussite sociale » — si aiguillonnée soit-elle par une logique technico-consumériste —, bien loin d’en occulter l’importance, dissimule une préoccupation plus profonde : comment, par-delà religion et matérialisme, admettre certaines formes d’hétéronomie dans l’immanence au vécu subjectif, sachant qu’il est impossible d’en faire l’économie dans une méditation sur le sens ? La thèse de Ferry est que la réponse n’émane plus d’un principe extérieur et vertical, mais d’un principe horizontal, et par conséquent accessible aux hommes, donc, en « aval » pour ainsi dire, et non plus en « amont ». En clair, à l’idée que la modernité, fondée sur une métaphysique de la subjectivité, aurait conduit une radicalisation de l’idée d’autonomie pour culminer dans une volonté de puissance aliénante et dépourvue de spiritualité — homogénéisant ainsi tout le trajet des Modernes —, Ferry oppose la vision d’un monde « réenchanté » où le philosophe peut enfin reprendre la place qui lui était jadis dévolue dans l’articulation d’une vie pleine et réussie. En voici d’ailleurs les grandes lignes.
L’auteur a d’abord choisi de nous présenter (2e partie, chap. I-IV, p. 83-223), l’un de ceux, nul autre que Nietzsche, pour qui « la mort de Dieu » somme le philosophe de substituer à la recherche traditionnelle du vrai, celle du sens. Ferry refuse d’assimiler la prescription de « philosopher à coup de marteau » au nihilisme. Selon lui, la subversion nietzschéenne de la dichotomie platonicienne du sensible (l’« actif ») et du suprasensible (le « réactif »), loin d’abolir l’idée de vérité, visait, en fait, une authentique « volonté de vérité » — non plus intelligible, mais créative — à laquelle l’art souscrit en tant qu’« émanation de la vie » (p. 89-141). Or Nietzsche ne recommande pas pour autant de choisir systématiquement les passions au détriment de la raison ; une telle préférence tendrait à son tour à une « laideur » démocratique réactive, bien plus qu’au « grand style ». Sa déconstruction des transcendances n’est que la condition du salut terrestre : 1) d’une part, dans le cadre de modes de vie « dont nous pourrions souhaiter l’infinie répétition » ; 2) et d’autre part, par une adhésion sans réserve à l’« amorfati », soit « tout prendre […] dans un même amour du réel ». Ce qui veut dire, selon Ferry, que « l’amour du destin ne vaudrait qu’après application des exigences très sélectives de l’éternel retour ». Le philosophe-artiste, créateur de valeurs nouvelles et du « grand style », est ainsi déculpabilisé et capable de se « sauver lui-même ». Là résiderait, selon L. Ferry, toute la morale nietzschéenne du bonheur (p. 141-166). En cela, Nietzsche thématiserait trois représentations modernes de la vie bonne sur fond d’« humanisation-laïcisation » : 1) la « vie quotidienne » ; 2) la « vie de bohème » ; 3) et la « vie d’entreprise ». Si les deux premières ont pour point de convergence l’oeuvre d’art comme production ex nihilo, la bohème partage aussi avec le capitaliste le « culte de l’élitisme ». Non pas que la finalité de l’art s’épuiserait dans l’argent et la reconnaissance, mais parce qu’il faut « sortir […] de la platitude inhérente à la vie quotidienne ». En quoi Ferry, dans la lignée de Heidegger, reconnaît cependant qu’un tel matérialisme ne saurait de nos jours se suffire à lui-même (p. 167-204).
L’auteur entreprend par la suite une digression historique jusqu’aux Anciens (3e partie, chap. I‑III, p. 227-307) afin de montrer que la philosophie grecque se veut une tentative d’assumer la question de la vie bonne sur un mode non religieux (p. 227-239). Voici comment : 1) l’étonnement, « consubstantiel à la philosophie », remplace le mythe ; 2) le surnaturel fait place au naturel (la phusis) qui devient l’« objet d’une discussion rationnelle » ; 3) et pour finir, le philosophe est chargé d’interpréter l’invisible et de le divulguer à la cité. Pour tout dire, avec les Grecs, l’ordre des choses est inversé, mais « la quête du salut reste le fil d’Ariane » (p. 240-246). Preuve de la dimension salvatrice de la philosophie, la mort : non seulement n’est-elle plus considérée comme la fin de la vie, mais s’en détourner permet de sortir des conditions communes pour rivaliser avec les dieux au moyen de la partie divine, l’« intellect ». Originale, mais non moins étrange, est la lecture que fait Ferry de Platon et d’Aristote sur le nous : ni tout à fait éternel — étant donné qu’il faut apprendre à contempler l’Être —, mais ni tout à fait mortel — puisque faisant partie d’un univers éternel —, l’homme peut donc se sauver lui-même (p. 246-256). De manière générale, si, aux yeux des Grecs, « le sens de la vie passe par [l’éternité] du cosmos », le charme que la raison exerce sur les hommes en fait « le fondement ultime d’une éthique » universelle, « eudémoniste » et « immanente au réel » — et non pas l’apologie d’une « raison instrumentale extérieure » aux hommes (p. 257-276). Mais c’est surtout dans le stoïcisme de la « troisième vague » que Ferry voit le « type-idéal de la sagesse ancienne ». Certes, l’existence ne peut être qu’absurde, dès lors qu’elle prétend s’affranchir du déterminisme de la nature. Néanmoins, l’effort intérieur pour comprendre « ce qui dépend de nous et ce qui n’en dépend point » suppose tout de même une liberté « a priori », en la forme d’une « intelligence de la nécessité ». C’est-à-dire que loin d’être opposée à la liberté, la raison en est « l’auxiliaire suprême » qui permet de conférer « un sens aux événements que le destin […] impose », en vue d’atteindre l’ataraxie (p. 277-296). Aux dires de Ferry, le stoïcisme est une pensée du bonheur pleine d’« actualité », en ce qu’il appréhende le présent comme éternité, par-delà la « nostalgie » et l’« espérance », et plaide pour une « subjectivité […] dépouillée de toute hypertrophie du moi » (p. 296-307).
L’avant-dernière partie (4e, chap. I-II, p. 311-413), montre qu’avec le christianisme, la philosophie grecque « va se voir […] reléguée au statut […] d’auxiliaire de la théologie ». Dès l’Évangile de Jean, l’ordre hiérarchique « theoria-praxis-sotériologie » est renversé : 1) la foi est substituée à la raison comme vecteur de la pensée ; 2) le logos prend une incarnation christique ; 3) et l’immortalitéterrestre surplombe l’éternité du cosmos. À la croyance de se « sauver soi-même », fait place la « promesse d’être sauvé ». Consolidé par Paul, Justin et Augustin, Ferry voit dans ce renversement un excès d’« humilité » et un mépris à l’égard de la philosophie, jugée trop élitiste, au profit d’un « libre arbitre et d’une historicité » compris comme progrès. « L’amour en Dieu » va conférer « un sens ultime à cette révolution » (p. 311-337). « L’amour d’attachement » au périssable est proscrit, à ceci près, comme l’ont montré Augustin et Pascal, que pour le chrétien compte aussi l’amour des proches en tant que fils de Dieu. L’amour en Dieu ou plutôt la foi en la résurrection, en ce qu’elle ouvre l’homme à l’éternité, doit être considérée, d’après Ferry, comme le « point nodal de toute la doctrine chrétienne du salut ». Et c’est parce qu’elle vise à dépasser la finitude et la mort elle-même, que « la sotériologie chrétienne » est « assurément la plus “performante” d’entre toutes » (p. 338-356). Diabolisée et asservie, ce n’est qu’à partir des xiie et xiiie siècles que la philosophie pensera sa sortie du religieux, au sein même d’un christianisme inspiré d’Aristote contre le platonisme augustinien. Outre les efforts scolastiques d’Averroès et de Maïmonide, c’est la « “la révolution albertino-thomiste” » qui envisage l’idée d’une « double vérité », laquelle, d’après Ferry, va préfigurer la laïcisation de la pensée moderne (p. 357-381). Bien que « certains éléments de la foi » ne sauraient « être connus par […] la seule raison », cette dernière n’en conserve pas moins une « utilité pour l’interprétation des Écritures ». Si bien que saint Thomas pouvait dire qu’une synthèse des deux était « non seulement possible mais nécessaire ». D’où l’on verra apparaître une autre formulation de la vie bonne teintée d’une théorie de la hiérarchie des êtres ou de l’idée qu’une raison rigoureuse revient toujours aux principes révélés (p. 382-386). Moins d’un siècle plus tard, toutes les sagesses anciennes d’une vie bonne seront sapées. Le monde n’étant plus « finalisé », il incombe désormais aux humains de « trouver en eux-mêmes » les repères capables de dominer la nature et d’éviter les effets délétères de la volonté de s’en libérer. Le travail va symboliser cette quête d’humanité et de dignité (p. 387-397). S’inspirant de la raison intelligente des thomistes, tout en la récusant sur bien des points, la modernité, dont l’un des temps forts est aussi la Révolution française, va conduire progressivement à un humanisme areligieux (p. 398-413).
C’est au terme de ce parcours, que Ferry tente de réinvestir la question de la vie bonne (5e partie, chap. I-II, p. 417-481). Non seulement « en marge des religions traditionnelles », mais « hors des cadres [de tout] matérialisme » (politique, scientifique et historique), lors même que l’injonction d’« aimer en toute circonstance le réel » est humainement impossible sans recourir aux « ornières » d’une métaphysique de l’espérance (p. 417-434). Il faut donc appréhender d’autres formes d’hétéronomie qui ne seraient pas « dénégation de l’autonomie » et « immanentisme radical ». « La vérité, la justice, la beauté ou l’amour » sont des exemples d’« horizons de sens » dont parle Ferry : « je les découvre, certes en moi-même, mais comme quelque chose pour ainsi dire donné du dehors — sans que je puisse […] identifier le fondement ultime de cette donation » (p. 434-444). Nouvel « humanisme “non métaphysique” », donc, celui de l’« homme-dieu », mais qui réintroduit à sa façon de nouvelles formes de sacré (p. 445-453). Par cette « transcendance d’un troisième type », c’est toute la question du sensde la vie qui est ainsi reconduite, laquelle suppose un « monde commun » en conformité avec ce qu’Arendt et Kant appellent la « “pensée élargie” », soit la capacité de se « situer du point de vue d’autrui ». Ce qui ne veut pas dire « renoncer à soi », mais, tel que l’art nous y invite, mettre de côté ses idiosyncrasies pour mieux « comprendre autrui » comme un ami et, ce faisant, s’élever « à une prise en compte […] plus large […] des possibilités qui sont celles de l’humanité », bref, se « singulariser », faire de sa vie une oeuvre d’art. Ferry voit même à travers la notion de mentalité élargie la possibilité de réhabiliter « le critère nietzschéen de l’intensité », de par une variété de choix de vie qui coïncident harmonieusement, de même que « l’amour » chrétien, en ce qu’il porte sur la personne aimée, et le moment stoïcien de « “l’instant éternel” », qui nous met « en contact avec des moments uniques » (p. 455-481). Telle est, en substance, aux yeux de L. Ferry, l’idéal de vie réussie, capable d’« accrocher aux yeux des hommes de cette grandeur et de cette lumière dont parle Hugo » dans l’un de ses poèmes.
À première vue, la thèse ne manquera pas de soulever de nombreuses interrogations. En particulier, quelle valeur réelle faut-il accorder à ce concept de vie réussie auquel, par son titre et par sa teneur, l’ouvrage se réfère ? Et comment faut-il comprendre la référence centrale à la tradition, principalement grecque, que comporte la figure de cet homme-dieu, à la fois mi-divin et mi-humain, et contre lequel rien ne peut prévaloir. Autrement dit : que penser de l’analyse, au demeurant hasardeuse, de l’histoire de la philosophie, sans compter certains propos en forme de procès d’intention adressés aux croyants (cf. par exemple p. 49-50), ainsi que la prétention affichée que seul le philosophe (athée ou agnostique) s’avère capable de faire droit à la question du bonheur ? Force est d’admettre que ce sont là autant d’aspects par lesquels l’essai peut nous rester profondément étranger. Pourtant, malgré cela, l’ouvrage mérite d’être lu, ne serait-ce qu’en raison de l’audace dont fait preuve l’auteur pour penser et innover.