Les conceptions médiévales de l’amour, riches et éparses, ont donné lieu à de multiples interprétations et conflits doctrinaux. La thèse du protestant Anders Nygren, Érôs et Agapè, a ravivé, dans les années 30 du siècle dernier, un vieux débat entre théologiens protestants et catholiques autour de la réflexion chrétienne sur l’amour. Nygren réduisait la spiritualité de la Grèce antique à sa propre version, déjà contestable, de la conception platonicienne de l’amour ; son opposition à la tradition chrétienne n’avait guère non plus tenu la route. En caricaturant à l’extrême les conceptions païenne et chrétienne de l’amour, il tentait de désavouer la magnifique synthèse entre ces deux mondes opérée par des auteurs comme Grégoire de Nysse et saint Augustin. Dans son optique, l’Occident médiéval était décadent, soumis à un érôs égocentrique. Il avait fallu attendre Martin Luther pour que le mobile d’un amour pur, divin et généreux, c’est-à-dire l’agapè, soit restauré dans toute sa splendeur. Un interprète bien informé ne pouvait non plus passer sous silence le classique de Pierre Rousselot, lequel croyait voir lui aussi une dichotomie entre un amour extatique et un amour naturel. De son côté, Denis de Rougemont aurait eu le mérite, selon C. Baladier, d’avoir découvert la naissance de l’amour-passion au Moyen Âge. Tout en signalant le travail de défrichage de ses prédécesseurs, C. Baladier ne cherche pas pour sa part un paradigme antinomique, mais plutôt, suivant l’herméneutique lacanienne, à exposer ce qu’il juge la conception la plus féconde des xiie et xiiie siècles, l’effort de représentation. Le but de l’ouvrage est expliqué par l’auteur de façon limpide : Ainsi, l’approche se centre sur un moment charnière du Moyen Âge, l’apparition de l’amour courtois. C. Baladier relève les ressemblances et les différences entre les conceptions théologique et profane de l’amour. Le mérite de la thèse de C. Baladier est de montrer que les troubadours, tout comme les théologiens, par leurs désirs, sont à la quête du Tout Autre, que ce soit la femme idéalisée (dans le cas des troubadours) ou Dieu (pour les théologiens). Les troubadours, vouant à leur Dame un culte s’apparentant à la vassalité, rejoignent les théologiens dans la valeur qu’ils accordent à l’objet de leur amour. Au lieu de l’estime qu’entretiennent les théologiens pour l’amour divin, les troubadours parlent du prix (pretz) et de l’éclat (paratge) de la bien-aimée (p. 162). Toutefois, les ressemblances s’arrêtent là, car le troubadour ne saurait éprouver de sentiment de culpabilité. Après avoir esquissé quelques discours médiévaux sur l’amour (chapitre 1), l’auteur fait état des exégèses du Cantique des Cantiques (chapitre 2 et 3). On y retrouve l’établissement d’une théologie de la caritas où l’amour est envisagé sous le signe de la mesure. À partir du chapitre 4, le paradigme de l’amour courtois est confronté à celui des théologiens. Un thème fait se rapprocher les deux mondes : la joie, c’est-à-dire la iocunditas de la charité et le joi de l’amour courtois. L’interprétation de C. Baladier a le mérite de dégager les nuances du plaisir propre à l’amour. Parfois, la félicité (iocunditas) rencontrée dans l’amour réciproque des personnes divines sert d’archétype du plaisir noble. D’autres fois, le concept de plaisir est associé à celui de la tentation où toute une rhétorique de la sensualité est déployée ; on insiste alors sur les risques de perversion de l’imaginaire (chapitre 5). La délectation morose suscite l’attention de C. Baladier, car l’auteur y voit l’invention de la représentation par le biais d’activités fantasmatiques et imaginaires. L’influence lacanienne semble ici indubitable. Le travail de l’essayiste se poursuit avec une discussion savoureuse …
Charles Baladier, Érôs au Moyen Âge. Amour, désir et « delectatio morosa ». Paris, Les Éditions du Cerf (coll. « Histoire »), 1999, 226 p.[Notice]
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Francis Careau
Université du Québec à Montréal