Vers 1743, soit sept ans avant que son Discours sur les sciences et les arts ne le rendît célèbre, Jean-Jacques Rousseau s’attacha au mécène M. Francueil, avec qui il fit des études en chimie. Quatre ans plus tard, ces études aboutirent à la composition d’un gros ouvrage sur les rudiments de cette science : Les institutions chimiques. Pour une raison que nous ignorons, ni Rousseau ni Paul Moultou, à qui Rousseau légua l’ouvrage avant sa mort, ne le publièrent ; il fut ainsi oublié et perdu. Ce n’est qu’au début du xxe siècle qu’on y prêta attention et qu’il fut finalement publié, dans les tomes XII et XIII des Annales J.-J. Rousseau (1918-1920). La collection Corpus a repris et revu ici le texte de cette unique édition, dans un format plus commode et accessible. L’essentiel de l’ouvrage consiste en une synthèse, une vulgarisation et une mise à jour de l’ensemble des connaissances en chimie de l’époque : Rousseau explique les grandes thèses des chimistes les plus illustres, relève différentes expériences et études (lumière, pression atmosphérique, etc.) et signale les instruments à utiliser dans chaque cas, les propriétés de ces instruments et l’utilisation qu’on doit en faire. De par son caractère général et simple, on croit que cet ouvrage aurait pu être utile en son temps et contribuer à l’avancement des connaissances en chimie. Aujourd’hui, cependant, son contenu proprement scientifique est quelque peu dépassé et n’a guère plus d’intérêt que pour l’histoire des sciences. Néanmoins, cet ouvrage nous semble pertinent pour éclairer la pensée et l’oeuvre de Jean-Jacques Rousseau, puisqu’il offre une perspective originale sur son rapport aux sciences et à la philosophie et qu’il montre les germes de son génie littéraire. De fait, il est intéressant, d’une part, de voir une preuve tangible du souci que Jean-Jacques Rousseau avait pour les sciences. En raison de ses propos critiques envers les sciences dans le Discours sur les sciences et les arts et dans le Discours sur l’inégalité parmi les hommes, dans lesquels il rend celles-ci responsables de la majorité des vices et des maux qui affectent l’humanité, on a souvent pensé que Rousseau en était un pur et simple détracteur. Les institutions chimiques viennent donc faire contrepoids à cette opinion, en montrant un Rousseau scientifique. Rousseau maîtrisait les sciences, s’y appliquait et partageait, dans une certaine mesure, l’optimisme de son siècle pour leurs bienfaits et leur progression : « […] la connaissance de nous-mêmes, c’est-à-dire celle de notre corps et celle des corps qui nous environnent sont d’une extrême utilité pour notre conservation, pour notre commodité, et même pour nos plaisirs. […] Cependant, c’est peut-être par elle [la chimie] seule que l’on peut se flatter de parvenir à la connaissance la plus exacte que nous puissions acquérir de tout ce qu’on appelle matière » (p. 9). En outre, les premières pages de chacun des livres des Institutions chimiques nous montrent l’affinité de Rousseau avec la méthode scientifique expérimentale de l’époque. Non seulement récuse-t-il à de nombreuses reprises la philosophie naturelle traditionnelle pour être trop spéculative et détachée du réel — il faut, pour connaître la nature, « congédier les philosophes et leurs belles hypothèses » (p. 16) et entrer « dans le laboratoire d’un chimiste » (p. 35) —, mais il inscrit également sa démarche dans la voie tracée par Descartes dans son Discours de la méthode : « Tâchons donc dans nos recherches […] de n’admettre aucune hypothèse ; effaçons de notre esprit toutes les idées que nous pouvons en avoir conçues par habitude ou par préjugé, et suivant en ceci la méthode des géomètres appliquons-nous à …
Jean-Jacques Rousseau, Institutions chimiques. Texte revu par Bruno Bernardi et Bernadette Bensaude Vincent. Paris, Librairie Arthème Fayard (coll. « Corpus des oeuvres de philosophie en langue française »), 1999, 369 p.[Notice]
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Marc-André Nadeau
Université Laval, Québec