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Vers 1743, soit sept ans avant que son Discours sur les sciences et les arts ne le rendît célèbre, Jean-Jacques Rousseau s’attacha au mécène M. Francueil, avec qui il fit des études en chimie. Quatre ans plus tard, ces études aboutirent à la composition d’un gros ouvrage sur les rudiments de cette science : Les institutions chimiques[1]. Pour une raison que nous ignorons, ni Rousseau ni Paul Moultou, à qui Rousseau légua l’ouvrage avant sa mort, ne le publièrent ; il fut ainsi oublié et perdu. Ce n’est qu’au début du xxe siècle qu’on y prêta attention et qu’il fut finalement publié, dans les tomes XII et XIII des Annales J.-J. Rousseau (1918-1920). La collection Corpus a repris et revu ici le texte de cette unique édition, dans un format plus commode et accessible.
Les institutions chimiques sont divisées en quatre livres : le premier est consacré aux problèmes de la nature des premiers éléments et de la composition des corps ; le deuxième, coeur de l’ouvrage, à l’examen des instruments naturels par lesquels les corps se conservent, s’altèrent et peuvent être connus (le feu, l’air, l’eau et la terre) ; le troisième, aux instruments artificiels de la chimie (fourneaux, dissolvants, etc.) ; et le dernier aux opérations chimiques nécessaires pour utiliser ces instruments et connaître les corps (distillation, fusion, fermentation, etc.). L’éditeur y a également joint trois articles inachevés sur l’utilité du plomb, du cuivre et de l’arsenic, qui devaient vraisemblablement faire partie d’un cinquième livre des Institutions chimiques.
L’essentiel de l’ouvrage consiste en une synthèse, une vulgarisation et une mise à jour de l’ensemble des connaissances en chimie de l’époque : Rousseau explique les grandes thèses des chimistes les plus illustres, relève différentes expériences et études (lumière, pression atmosphérique, etc.) et signale les instruments à utiliser dans chaque cas, les propriétés de ces instruments et l’utilisation qu’on doit en faire. De par son caractère général et simple, on croit que cet ouvrage aurait pu être utile en son temps et contribuer à l’avancement des connaissances en chimie. Aujourd’hui, cependant, son contenu proprement scientifique est quelque peu dépassé et n’a guère plus d’intérêt que pour l’histoire des sciences. Néanmoins, cet ouvrage nous semble pertinent pour éclairer la pensée et l’oeuvre de Jean-Jacques Rousseau, puisqu’il offre une perspective originale sur son rapport aux sciences et à la philosophie et qu’il montre les germes de son génie littéraire.
De fait, il est intéressant, d’une part, de voir une preuve tangible du souci que Jean-Jacques Rousseau avait pour les sciences. En raison de ses propos critiques envers les sciences dans le Discours sur les sciences et les arts et dans le Discours sur l’inégalité parmi les hommes, dans lesquels il rend celles-ci responsables de la majorité des vices et des maux qui affectent l’humanité, on a souvent pensé que Rousseau en était un pur et simple détracteur. Les institutions chimiques viennent donc faire contrepoids à cette opinion, en montrant un Rousseau scientifique. Rousseau maîtrisait les sciences, s’y appliquait et partageait, dans une certaine mesure, l’optimisme de son siècle pour leurs bienfaits et leur progression : « […] la connaissance de nous-mêmes, c’est-à-dire celle de notre corps et celle des corps qui nous environnent sont d’une extrême utilité pour notre conservation, pour notre commodité, et même pour nos plaisirs. […] Cependant, c’est peut-être par elle [la chimie] seule que l’on peut se flatter de parvenir à la connaissance la plus exacte que nous puissions acquérir de tout ce qu’on appelle matière » (p. 9)[2]. En outre, les premières pages de chacun des livres des Institutions chimiques nous montrent l’affinité de Rousseau avec la méthode scientifique expérimentale de l’époque. Non seulement récuse-t-il à de nombreuses reprises la philosophie naturelle traditionnelle pour être trop spéculative et détachée du réel — il faut, pour connaître la nature, « congédier les philosophes et leurs belles hypothèses » (p. 16) et entrer « dans le laboratoire d’un chimiste » (p. 35) —, mais il inscrit également sa démarche dans la voie tracée par Descartes dans son Discours de la méthode : « Tâchons donc dans nos recherches […] de n’admettre aucune hypothèse ; effaçons de notre esprit toutes les idées que nous pouvons en avoir conçues par habitude ou par préjugé, et suivant en ceci la méthode des géomètres appliquons-nous à considérer [l’élément naturel] comme un être parfaitement inconnu et dont nous ne pourrons jamais déterminer autrement la nature qu’en la déduisant de celles de ses propriétés qui nous sont les plus évidentes » (p. 65). Toutefois, Rousseau ne réduit pas la science à l’expérimentation, puisqu’il se montre soucieux « de l’harmonie générale et du jeu de toute la machine » (p. 58), c’est-à-dire de la compréhension des phénomènes dans leur généralité. Il reconnaît ainsi une certaine valeur aux théories en ce qu’elles permettent d’englober et de dépasser les observations particulières : pour lui, les explications mécanistes sont insuffisantes à elles seules pour expliquer la nature des choses et il importe que tout scientifique soit conscient de son ignorance au sujet des premiers principes et qu’il exerce son jugement quant aux différentes théories en place, ce que Rousseau fait d’ailleurs dans cet ouvrage.
D’autre part, on trouve dans Les institutions chimiques quelques morceaux littéraires remarquables, tels une comparaison entre le théâtre d’opéra et le théâtre de la nature (p. 58) ainsi qu’un rapprochement entre l’homme et le verre (p. 24). On perçoit à travers des descriptions scientifiques parfois fastidieuses que Rousseau était déjà un écrivain exceptionnel dont le talent ne demandait que de mûrir encore un peu pour se déployer dans toute sa puissance.
Somme toute, Les institutions chimiques sont donc un ouvrage dont le contenu scientifique est de peu d’intérêt, mais dont la réflexion sur la science est digne de considération et gagne à être mise en relief dans l’ensemble de l’oeuvre de Rousseau.
Parties annexes
Notes
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[1]
Voir Jean-Jacques Rousseau, Confessions, livre VII, p. 342, ainsi que la note 3 de cette page, p. 1414, dans OEuvres complètes, tome I, texte établi et annoté par Bernard Gagnebin et Marcel Raymond, Paris, Gallimard (coll. « Bibliothèque de la Pléiade »), 1959.
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[2]
Voir aussi, un peu plus loin, l’expression « attendons de nouvelles découvertes » (p. 315). Nous avons modernisé l’orthographe partout.