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Auteur de plusieurs ouvrages sur la pensée religieuse de l’idéalisme allemand, dont le colossal La Création selon Schelling. Universum, paru en 1987, Emilio Brito propose maintenant un livre plus modeste en apparence mais plus vaste quant à son objet. Comme le titre l’indique, il y est question du rapport de la philosophie de Schelling à la théologie. Plus précisément, grâce à une « coupe longitudinale » pratiquée sur toute l’oeuvre de Schelling, l’auteur retrace la genèse de la théologie du philosophe. Son oeuvre entière est présentée comme le devenir d’une philosophie qui, se critiquant elle-même, s’achemine vers un épanouissement théologique.
Conformément au découpage traditionnel en quatre périodes de la pensée de Schelling, l’ouvrage se compose de quatre parties dont l’importance va croissant, suivant la place accordée dans la pensée de Schelling à la théologie. Le premier chapitre — « Les débuts : de la théologie à l’idéalisme transcendantal » — s’ouvre par le rappel des débuts théologiques du philosophe : ses études au Stift de Tübingen et ses premiers écrits sur le mal et le mythe. Toutefois, comme le souligne Brito, le jeune séminariste aura tôt fait de se détourner de l’influence des théologiens et de leur conception d’un Dieu personnel (p. 207) pour se consacrer à la philosophie, dans le sillage du criticisme de Fichte et du dogmatisme de Spinoza.
Le deuxième chapitre — « Philosophie de l’identité et théologie » — s’intéresse au « règne court, mais incontesté, de Schelling sur les penseurs de son temps » (Xavier Tilliette, cité p. 49). Suivant de près la Darstellung de 1801 puis Philosophie et religion (1804), l’auteur offre un tableau de la solution schellingienne aux principaux problèmes de la philosophie que sont « la doctrine de l’Absolu, la naissance éternelle des choses et leur rapport à Dieu » (p. 54). Sous le signe de l’identité absolue, la philosophie retrouve ce contenu authentique que Kant avait relégué à la foi. « La philosophie possède par essence le clair savoir de ce que la non-philosophie s’imagine appréhender dans la foi » (p. 54). Ce sont cependant les Leçons sur la méthode des études académiques (1803) qui retiennent surtout l’attention de Brito, puisque ces leçons contiennent les développements les plus explicites de la philosophie de l’identité concernant la théologie (p. 58). La philosophie y est conçue comme la science de toutes les sciences (p. 58), comme science du savoir originaire (p. 64) dont la possibilité se fonde sur l’identité de l’idéal véritable et du réal véritable (p. 58). La théologie, quant à elle, occupe une place supérieure à celle des deux autres sciences positives que sont la science de la Nature et celle de l’Histoire, puisqu’elle est « la science immédiate de l’être absolu et divin » et qu’en elle « se trouve objectivé le coeur de la philosophie » (p. 208).
La troisième partie — « Philosophie des “Weltalter”, théosophie et théologie » — est consacrée à la période intermédiaire de la pensée de Schelling. Les Recherches sur la liberté humaine (1809), les Conférences de Stuttgart (1810), le dialogue Clara, l’écrit contre Jacobi (1812), la réponse à Eschenmayer (1813) et la version de 1811 des Weltalter y sont successivement étudiés. À cette époque, Schelling se montre davantage attaché aux énoncés de la tradition théologique que dans la période précédente, mais, selon Brito, sa pensée subissant encore trop fortement l’emprise de la méthode idéaliste, la notion de Dieu comme personnalité libre demeure toutefois soumise au nécessitarisme (p. 209). Ainsi, la prison conceptuelle dans laquelle Schelling s’est enfermé ne lui permet pas encore de penser la liberté en Dieu dès le commencement. Or une lecture comparée des trois versions des Weltalter révèle une mutation dans la pensée de Schelling, laquelle cherche à parer contre « l’objection du werdender Gott » (p. 131) et à supprimer « une spéculation trinitaire insuffisamment mûre » (p. 132). À l’instar de Tilliette, Brito nous invite ainsi à voir dans les Weltalter, plutôt qu’un simple échec, la recherche d’une rigueur théologique toujours croissante, ce qui conduira l’immense projet des Âges du monde à se dépasser lui-même et à servir de substructure à l’édifice de la philosophie positive (p. 132). En guise de conclusion à ce chapitre, l’auteur tient à faire remarquer que bien que cette étape de la pensée de Schelling se soit évidemment nourrie de la théosophie, elle a su en éviter la démesure. L’intuition intellectuelle demeure chez Schelling, en bon philosophe, « contrôlée par la dialectique, la pensée interrogative et analytique » (p. 143).
Le quatrième chapitre — « Spätphilosophie, philosophie de la religion, théologie » — porte sur la « dernière philosophie » de Schelling. L’examen auquel procède Brito des textes de cette époque (l’Introduction d’Erlangen (1821), l’Exposé de l’empirisme philosophique (1836), l’Histoire de la philosophie moderne, l’Introduction de Berlin, la Philosophie rationnelle, le Système de la philosophie positive, la Philosophie de la mythologie et la partie spéciale de la Philosophie de la Révélation) donne au lecteur une vue d’ensemble du vaste terrain couvert par cette philosophie. Celle-ci se caractérise d’abord par la reconnaissance de la limite essentielle à la philosophie rationnelle pure et, en conséquence, par une importance plus grande accordée à la vérité révélée. L’esprit humain, en effet, « n’atteint qu’un concept purement négatif, car il ne peut contraindre Dieu à s’objectiver » (p. 211-212), et « l’histoire trouve son fondement dans une décision divine indevançable » (p. 212). L’« abîme de la raison » conduit la philosophie vers une docta ignorantia et vers une connaissance de Dieu médiatisée par la révélation historique. La pensée de Schelling culmine ainsi dans une philosophie positive (p. 210), et cette dernière, dans une christologie. Toutefois, malgré son effort pour « faire droit à l’événement de l’incarnation et de respecter le mystère » (p. 211), la théologie de Schelling, affirme l’auteur, demeure investie d’« aspects étranges, voire aberrants ». Schelling serait toujours resté « trop enclin à prétendre que notre raison peut, en définitive, voir dans le jeu de Dieu, concevoir post factum les profondeurs de la révélation divine » (p. 212). Sa théologie serait commandée « par son intention philosophique, plutôt que par un souci d’orthodoxie » (p. 177). C’est entraîné sur cette pente que Schelling aurait trahi, par exemple, le dogme de la trinité essentielle en s’acharnant à ne concevoir la parfaite communauté du Père, du Fils et de l’Esprit qu’à la fin de la Révélation. De même, « en soutenant que le Contradicteur ne saurait être une créature déchue, la sanatologie schellingienne s’éloigne, elle aussi, de la doctrine habituelle » (p. 211).
La pensée de Schelling se solde donc par un échec : ce « dernier grand essai d’établir une médiation entre la philosophie et la théologie […] a, en définitive échoué, faute d’avoir suffisamment perçu que le rapport de la foi et du savoir ne se laisse pas ramener à une synthèse englobante » (p. 214). Toutefois, selon Brito, malgré ses « graves insuffisances », la théologie schellingienne comporte un intérêt loin d’être négligeable. Par son effort d’accueillir la singularité du fait libre et historique de la Révélation, elle contribue, en effet, à dépasser la théologie classique selon laquelle « la science est savoir de l’essence de l’universel » (p. 212).
Le livre d’Emilio Brito est intéressant sous plusieurs aspects. Il couvre les principaux moments du devenir de la pensée schellingienne dans un style concis et précis. Avec sa très riche bibliographie et ses nombreuses références, ce livre contribue à faire connaître au lecteur l’état de la recherche sur la pensée de Schelling, ce à quoi l’introduction est d’ailleurs principalement consacrée. L’ouvrage comporte encore quelques autres digressions dont l’intérêt est certain : une analyse, par exemple, de la critique que fait Schelling de Hegel, de sa confrontation avec Eschenmayer et, en conclusion, quelques considérations sur l’influence de Schelling sur Kierkegaard notamment. L’auteur se limite très souvent à paraphraser Schelling et suit l’interprétation de X. Tilliette sur la plupart des questions délicates. On aurait souhaité que l’auteur ait tenté de montrer explicitement l’enjeu spéculatif du mystère et la nécessité immanente à l’idéalisme allemand de se dépasser dans une théologie.