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Cela ne fait pas de doute, Jean-Paul II aura profondément marqué le dernier quart du xxe siècle. S’il n’est pas le pape qui a inauguré les voyages pontificaux (Jean XXIII en Italie et Paul VI, dont le nom revient souvent ici à travers le monde), Jean-Paul II en aura fait la marque de son long pontificat. Christine de Montclos tente ici de faire une première analyse de cette activité débordante qui n’a jamais laissé indifférent.
Après avoir dressé un tableau chronologique des 90 voyages hors d’Italie réalisés par Jean-Paul II (février 2000), voyages dans une grande diversité de situations religieuses, sociales et politiques, l’auteure, surtout intéressée par l’attitude du Saint-Siège sur la scène internationale, veut dégager, en neuf chapitres, les grandes arêtes de cette activité pèlerine qui présente plus de cohérence et de continuité que ces déplacements tous azimuts pourraient le laisser croire. Le premier chapitre demeure tout compte fait introductif, posant, sans y répondre réellement, la question du véritable caractère de ces voyages : pèlerinage ou diplomatie ? Pour sa part, le chapitre II sert réellement d’ouverture à l’ensemble de l’ouvrage. Se fixant sur les voyages réalisés au cours de la première année de son pontificat, C. de Montclos veut nous indiquer les grandes lignes directrices qu’adopteront tous les autres voyages. Les autres chapitres veulent regrouper l’ensemble des voyages en continuité avec ceux réalisés au cours de l’année inaugurale et dans la perspective de Redemptor hominis, encyclique programme de l’ensemble du pontificat. Après avoir évoqué trois constantes au chapitre III — la condamnation des idéologies, en particulier le communisme, le combat pour la liberté entamé dans les pays vivant sous des régimes marxistes et chez les dictatures des pays catholiques et l’appel à la solidarité —, le chapitre IV développe, peut-être de manière insuffisante, ce qui représente un point fort de l’activité de Jean-Paul II, la défense des droits de la personne, droits individuels et droits sociaux, droits culturels et droits des nations — ce qui fait écho à une longue tradition polonaise de défense de la nation contre les occupants — et, en plus, droit à la liberté religieuse, élément trop passé sous silence ici. Le chapitre V est consacré à la construction de la grande Europe, de l’Atlantique à l’Oural, une Europe fondée sur ses racines chrétiennes et une Europe dont la figure remonte par-delà les Lumières. Quant au chapitre VI, il est consacré aux efforts déployés par Jean-Paul II, au cours de ces voyages, en vue d’affermir et de promouvoir l’unité de l’Église catholique. Ici, le concept d’unité n’est pas travaillé et on l’utilise d’emblée comme s’il allait de soi alors que le mouvement oecuménique aussi bien que la tradition catholique, à travers les siècles, nous ont montré qu’il y a plusieurs modèles d’unité et plusieurs façons de se la représenter. Ce chapitre est l’occasion de traiter de l’unité de l’Église catholique et de l’engagement oecuménique de l’Église catholique avec ses partenaires protestants et orthodoxes. La longue évocation du « pèlerinage insolite » dans les pays scandinaves et les désirs encore insatisfaits de visiter les pays orthodoxes, malgré quelques ouvertures (en Roumanie et bientôt en Grèce, nonobstant toutes les controverses), indiquent bien le long chemin qui reste encore à parcourir. Le chapitre VII aborde une autre dimension originale de ces voyages, celle du dialogue avec les autres religions, dimension honorée surtout lors des voyages en terre d’islam ou en Israël (le chapitre IX fera une place spéciale au pèlerinage sur les pas d’Abraham), sans oublier l’Inde. Il s’agit là, probablement, d’une des dimensions les plus importantes de ce pontificat, dimension qui rejoint aisément le souci d’assurer partout la liberté religieuse aux catholiques et à toute personne. Le chapitre VIII présente un aspect moins fréquemment souligné, celui de la présence de Jean-Paul II au coeur des conflits : en Irlande, en Yougoslavie, au Soudan, à Beyrouth, pour ne citer que ces lieux explosifs.
Dans un très bref épilogue, l’auteure tire quelques conclusions de son analyse, s’attachant surtout à montrer la continuité et la cohérence de tous ces voyages, présentant Jean-Paul II comme « révélateur », dans les diverses situations qu’il aborde. C. de Montclos choisit de faire de Jean-Paul II un constructeur d’unité et un réconciliateur. Il aurait peut-être été mieux de parler de lui comme d’un signe de contradiction de la fin du millénaire. Il n’a laissé personne indifférent, s’attirant la sympathie des foules, provoquant souvent une réelle opposition, aussi bien chez les non-catholiques que chez les catholiques.
Dans tout ce survol, j’ai noté un grand absent : les pays de l’Atlantique Nord. Si l’on mentionne le Canada, c’est pour parler de la rencontre du pape avec les autochtones (Québec, Ontario et Fort-Simpson). Si l’on s’attarde aux États-Unis, c’est pour souligner sa rencontre avec les communautés noires états-uniennes, faire allusion à son discours à l’Organisation des États américains ou aux Nations Unies ou à sa rencontre avec les jeunes à Denver. Si l’on parle de la France, c’est pour faire état de son discours à l’Unesco. Si l’on aborde la Suisse, c’est pour souligner son passage au Conseil oecuménique des Églises. Autrement, le défi que représente la vie chrétienne dans les pays touchés par la sur-modernité semble absent du paysage. Certes, on parle aussi des voyages difficiles aux Pays-Bas et en Belgique, en 1985, et on a un mot pour ces « sociétés libérales et permissives qui souhaitent une répartition des responsabilités, notamment au sein du laïcat, ou qui s’autorisent des interprétations souples et personnelles des règles de comportement moral » (p. 141). Surtout, on traite longuement — je crois que ce traitement correspond en fait à la proportion que ce motif occupe dans le discours de Jean-Paul II — des « dangers […] des contacts avec l’Occident ». Pour se prémunir de ces dangers, il faut ériger des « défenses immunitaires opportunes contre certains virus tels le sécularisme, l’indifférentisme, l’hédonisme de la société de consommation, le matérialisme pratique et aussi l’athéisme formel, si largement répandus aujourd’hui » (p. 128). Malgré tous ces périples, on peut se demander s’il y a eu vraiment une rencontre profonde, une écoute sympathique, un échange empathique de la culture qui s’est développé dans les pays de modernité avancée. Cela ne transparaît pas dans l’ouvrage. Lorsque l’on parle de culture, on parle des autochtones et de l’Afrique, négligeant les transformations culturelles en Occident, phénomène que Vatican II avait examiné avec une sympathie critique. On peut se demander si ce silence n’est pas indicatif d’un réel problème : une rencontre qui ne s’est pas encore faite entre l’évêque de Rome et la culture élaborée dans ces pays de « vieille chrétienté ». On ne reprochera pas à Jean-Paul II de mettre en cause le libéralisme économique et la domination du marché qu’il engendre, mais peut-on adresser une autre parole aux pays de l’Atlantique Nord ? La seconde évangélisation qu’il appelle de tous ses voeux et qui est sans doute nécessaire n’a probablement pas beaucoup de chance si elle ne fait pas l’effort de relever le défi culturel que représente la sur-modernité. Le seul point de contact repris dans cet ouvrage est son « éloge » des libertés démocratiques prononcé lors de son passage aux États-Unis, l’année de la célébration du bicentenaire de la Constitution fédérale.
On a une autre impression en lisant cet ouvrage, celle que le pape est toujours en train d’adresser des remontrances, de juger, de mettre en garde, de fustiger, d’admonester et de donner la leçon. Cette impression vient sans doute du fait que l’ouvrage concentre en 200 pages des centaines de discours, rassemblant les phrases les plus percutantes de ses propos sans doute plus nuancés. Cette compression de ses discours et homélies a sans contredit un effet déformant et la perspective retenue dans cet ouvrage — présenter Jean-Paul II comme prophète — contribue certainement à faire du personnage un dénonciateur de tous les travers de l’humanité. Toutefois, au-delà de ces effets déformants, une question se pose : quel est le ton le plus approprié, pour l’Église, si elle veut s’adresser au monde ? Si les récits évangéliques ne manquent pas de nous présenter la figure du prophète de Nazareth, ils parviennent à faire clairement émerger la figure du Bon pasteur. Dans cet ouvrage, la figure du prophète finit par jeter dans l’ombre celle du Bon pasteur. Qu’on en juge seulement par les termes utilisés dans la table des matières : « L’éthique juge le politique » ; « le combat pour la liberté […] » ; « […] la condamnation de la violence » ; « La condamnation des idéologies » ; « L’ennemi principal […] » ; « Il est d’autres ennemis » ; « Des ennemis inutiles » ; etc. Juger, condamner, combattre… S’agit-il des vertus cardinales du christianisme ? Il est à souhaiter que les choses se présentent un peu différemment dans la réalité. Ces termes appartiennent bien au Nouveau Testament, mais, ici, ils occupent certainement trop de place. Si leur usage dans cet ouvrage reflétait la réalité, ce serait dire que s’est instauré un écart avec le programme de dialogue mis en avant par Vatican II et sur lequel on passe trop rapidement dans le court épilogue.
Cet ouvrage s’intéresse surtout, en raison des préoccupations de l’auteure, aux rapports entre le Saint-Siège et les instances internationales. Certes, il y a quelques passages sur le soutien de Jean-Paul II aux jeunes Églises et sur son effort pour garder l’Église catholique dans l’unité (ou pour lui donner plus de cohérence), mais la question des rapports entre Rome et les Églises locales est assez négligée. Cela est un peu dommage car c’est là également un enjeu de tous ces voyages. À ce chapitre, on demeure sur notre faim.
Dans l’ensemble, l’ouvrage, qui considère avec beaucoup de sympathie les voyages pontificaux, finit par trop en mettre à leur compte, laissant même entendre que la création d’un « État autonome inuit […] au Canada » — il s’agit probablement du Nunavut (qui n’est pas un État autonome inuit) — pourrait être « le résultat d’une sensibilisation au sort des populations indiennes [les Inuit ne sont pas des Indiens, terme qui, au demeurant, n’est plus utilisé pour désigner certains groupes aborigènes d’Amérique !] par l’évêque de Rome ». Cela nous laisse songeur et témoigne d’une ignorance profonde des dynamiques sociales et politiques en cause. On espère simplement que lorsqu’on nous parle de l’Afrique, de l’Asie ou de l’Amérique du Sud, on le fait de manière beaucoup plus informée et beaucoup moins superficielle.