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L’expression « simplicité volontaire » fait référence à un mode de vie caractérisé par la sobriété, notamment en termes de consommation. Un mode de vie qui cherche à se distinguer du mode de vie dominant, ou mainstream, par une révolution discrète du quotidien qui aspire à le rendre plus respectueux du vivant et qui se présente comme une voie obligée pour sortir de la crise écologique et sociale qui afflige le monde entier. La simplicité volontaire peut également être vue comme le « volet mode de vie » de la décroissance, réaction critique au capitalisme qui passe par l’action ordinaire.

L’expression « simplicité volontaire » a été popularisée, et est devenue concept, autour des années 80 et 90 aux États-Unis à partir des écrits fondateurs de l’activiste Duane Elgin (1981), qui en parle en premier, empruntant le terme à Richard Gregg (1936), disciple de Gandhi. L’expression est toujours en vogue, surtout aux États-Unis et au Canada, mais elle est aussi souvent mobilisée en Europe (et notamment en France). Le mot « simplicité », parfois utilisé comme synonyme de sobriété, associé à l’adjectif « volontaire », peut référer à tout un mode de vie, alors que le mot « sobriété » est plus précis et renvoie surtout au rapport à la consommation. Les deux expressions sont à la fois émiques et étiques, utilisées par des penseurs de la décroissance, par les acteurs concernés, et aussi par un petit nombre de chercheurs. C’est surtout vers la fin des années 2000 que ces derniers ont développé l’intérêt pour la simplicité volontaire en tant que concept et sujet principal (déclaré) d’enquête, en dialogue avec les écrits de quelques illustres simplicitaires. Cet intérêt est porté par plusieurs disciplines dans des champs de recherche qui varient de l’économie aux sciences sociales, en passant par la durabilité, la psychologie et le marketing. Les études qualitatives, et notamment de type ethnographique, sont clairement minoritaires. De plus, la littérature académique en question se préoccupe principalement de lister une série de dimensions constitutives de la simplicité volontaire (critères définitionnels et souvent normatifs), sans approfondir la dimension des rapports au monde que cette notion recouvre, tant du côté des pratiques que de la construction de sens qui les façonne.

Si le mode de vie simplicitaire peut être qualifié d’alternatif, cela ne doit pas faire oublier que la notion est relative : il n’y a pas d’alternative en soi, mais toujours en relation à un cadre perçu comme dominant et généralement problématique, duquel se distancier. En effet, en parlant de mode de vie alternatif, ou au contraire mainstream, je ne veux pas me référer à une dichotomie qui serait réductrice et incorrectement homogénéisante dans un sens comme dans l’autre, mais je me rattache à la notion de « distanciation normative » suggérée par Aurianne Stroude. Celle-ci permet « de penser le mouvement plutôt que l’écart en tant que tel » (2021 : 4), et ainsi de dépasser une binarité problématique et purement idéal-typique ; elle permet aussi d’insister sur la quête des acteurices plutôt que sur l’état de leur situation : « la simplicité est tout simplement la recherche d’une autre façon de vivre » (Jérémie, un participant à la recherche[1]). L’opposition entre un cadre simplicitaire et un cadre « normal », qui homogénéise l’un comme l’autre, est à déconstruire. Cependant, cette opposition est très présente dans l’imaginaire de mes interlocuteurices, ce qui me pousse à l’utiliser par moments, quoiqu’avec précaution.

Selon Pablo Servigne, écrivain très connu pour ses écrits sur l’effondrement, la sobriété « dessine un autre univers, elle invite à un autre rapport au monde » (Servigne, 2021 : 10). Cette idée est exprimée très clairement aussi par Aurianne Stroude :

À travers la transformation de son mode de vie, l’individu transforme son rapport au monde. Si la distanciation s’opère dans un premier temps par rapport à certaines normes sociales […] c’est à peu près l’entier des liens entre l’individu et son environnement qui se trouvent modifiés. Il transforme en effet le rapport qu’il entretient avec les autres, avec les choses, avec l’intangible et a fortiori avec lui-même.

2021 : 6

Ceci résonne parfaitement avec les données de mon enquête, et donc avec l’approche adoptée par le présent article. « Questionner mon rapport au monde, ma manière d’être, c’est ça qui est central. » (Claude)

Ainsi, s’intéresser à un mode de vie particulier invite à interroger les différents rapports au monde qui lui donnent forme. Il s’agira notamment dans cet article des rapports suivants : à la consommation, au travail et au temps libre, au temps dans le rythme de vie, à soi-même dans un travail sur soi, et à l’ordre social par le biais de la résistance.

Avant d’approfondir ces différents aspects, il est pourtant nécessaire de s’attarder encore un moment sur la conceptualisation de la simplicité volontaire, pour mieux identifier les zones d’ombre de la littérature que je vais tenter d’éclairer.

Moins consommer pour moins travailler et ainsi libérer du temps

La simplicité volontaire est difficile à définir (Aidar et Daniels, 2020), mais un consensus émerge dans la littérature académique quant au fait que dans la simplicité volontaire il s’agit de réduire sensiblement son niveau de consommation, de nécessiter ainsi moins d’argent, et de pouvoir donc se permettre de travailler moins, gagnant du temps pour se dédier à autre chose que le travail (Osikominu et Bocken, 2020 ; Alexander et Ussher, 2012). Ceci, sous l’impulsion d’une éthique guidée par une sensibilité sociale et environnementale (Rebouças et Soares, 2020), où la dialectique entre dimensions matérielles et non matérielles de l’existence voit les premières favorisées parmi les sources de satisfaction et de sens (Alexander, 2009 ; Etzioni, 2009), privilégiant le qualitatif au quantitatif (Burch, 2009).

Bien que ne constituant pas un tout homogène, les simplicitaires partageraient non seulement des pratiques ou un rapport au monde, mais aussi un imaginaire commun et une nouvelle culture « alternative » (McDonald et al., 2006 ; de Bouver, 2008). Cela fait peut-être écho à des facteurs sociodémographiques, qui voient les simplicitaires bénéficier généralement d’un niveau d’éducation élevé (Cordeau et Dubé, 2008) : beaucoup appartiendraient à une « new green middle class » (Walther et Sandlin, 2013) pas nécessairement très fortunée (Rebouças et Soares, 2020) ni rurale (Alexander et Ussher, 2012), mais réceptrice principale des messages écologiques (Stroude, 2021). La simplicité volontaire est une démarche inscrite dans le contexte de surconsommation propre aux pays riches.

D’après quelques portraits idéal-typiques trouvés dans la littérature (Aidar et Daniels, 2020 ; Alexander, 2009 ; Lorenzen, 2012), les vies des simplicitaires sont parsemées d’une série d’écogestes qui vont du compostage à l’utilisation du vélo plutôt que de la voiture, en passant par la fabrication de produits de nettoyage, la permaculture, l’achat d’habits de deuxième main, le volontariat associatif, le végétarianisme, la lecture (plutôt que la télévision), le camping (plutôt que le séjour à l’hôtel), etc. Cela montre bien que plusieurs domaines du quotidien sont concernés, dans une démarche globale, holistique, qui touche à toutes les dimensions du mode de vie. « Tu ne peux pas juste faire un truc, tu dois tout changer, tout questionner. » (Léonie)

Les acteurices que j’ai rencontré·es se reconnaissent dans la définition minimale proposée supra, celle qui expose la chaîne qui va de la réduction de la consommation à l’utilisation d’un surcroît de temps libre.

La littérature en question nous dit peu quant aux mécanismes à l’oeuvre dans les choix de (non-)consommation ; elle n’explique pas entièrement qu’est-ce qui est fait du temps libéré (emploi du temps) ; elle passe complètement sous silence les conséquences que ce temps libéré peut avoir au niveau du rythme de vie ; elle manque d’approfondissement quant à la dimension évolutive du mode de vie simplicitaire, dimension étroitement liée à celle du développement personnel ; et enfin, elle parle rarement de résistance, alors que la distanciation normative, dans sa dynamique de confrontation, en est justement empreinte.

Consommation, emploi du temps, rythme de vie, chemin de développement, résistance, voilà les différentes facettes de la simplicité volontaire que cet article se propose d’illustrer.

Notes méthodologiques et contextuelles

La recherche sur laquelle se base cet article a été menée en Suisse romande dans le cadre d’une thèse de doctorat (encore en cours). Vingt premiers entretiens qualitatifs, menés au domicile des interviewé·es, d’une durée d’1 h 30/2 h environ, constituent le matériel principal utilisé ici et seront très présents dans le texte sous forme d’extraits, dans le souci de donner une voix importante aux simplicitaires rencontré·es. La recherche de participant·es a été lancée en faisant appel à ces réseaux romands : le journal d’écologie politique Moins !, les Artisans de la transition, l’association Permaculture romande, l’association HaLege pour l’habitat léger, et encore le Réseau de transition Suisse romande. La majeure partie des participant·es ont été recruté·es grâce aux deux premiers réseaux.

Dans la suite du texte, en juxtaposition avec les différentes thématiques déjà annoncées, je propose cinq petites scènes de vie quotidienne, légèrement caricaturales ou idéal-typiques, du réveil au coucher, écrites dans une forme quelque peu littéraire. Il s’agit d’une écriture « évocatrice » telle que préconisée dans l’ethnographie des affects (Stoller, 2005 ; Mariani et Plancke, 2018 ; Skoggard et Waterston, 2015), c’est-à-dire que j’essayerai de véhiculer en mots la réalité quotidienne vécue, affective, performée des personnes concernées, ce qui devrait aider à rendre compte de toute la complexité des rapports au monde en jeu au quotidien. Ces scènes ont été inventées par souci d’anonymisation comme par nécessité de symbolisation, mais elles sont néanmoins entièrement redevables des données produites. Je repense là aux entretiens qualitatifs, mais il est ici important de mentionner d’autres méthodes que j’ai aussi utilisées et qui ont largement contribué à la création du texte narratif (influençant également le reste de l’analyse).

En effet, certain·es des participant·es à la recherche, après un entretien, ont accepté de m’accueillir chez elleux pendant un ou plusieurs jours, pour un total d’environ deux semaines, me permettant ainsi de faire de l’observation participante. Cette observation a été complétée grâce à deux autres méthodes, utilisées environ cinq fois chacune : celle de l’entretien par visual elicitation (dessin d’une carte représentant le quotidien) et celle du journal (réfléchir à sa démarche de simplicité volontaire à partir d’un épisode du quotidien, selon quelques questions-guide).

J’ai rencontré des personnes ayant entre 25 et 65 ans, hommes comme femmes – je n’ai pas remarqué de spécificités liées à l’âge ou au genre. Leurs profils et leurs parcours sont très hétérogènes malgré les grandes similarités au niveau du mode de vie. Certain·es vivent en famille, d’autres en couple, d’autres seuls, parfois en communauté ou en colocation. Certain·es vivent en ville, d’autres à la campagne. Au niveau du milieu familial d’origine, de la socialisation dans la jeunesse, de la formation professionnelle et du parcours professionnel, du lieu de vie et de la situation familiale, il y a une très grande variété. Pourtant, je peux quand même déceler des tendances à l’intérieur du groupe de participant·es (sans prétention plus générale) : la plupart ont une formation universitaire ou équivalente, travaillent dans le tertiaire, ont un salaire assez élevé pour pouvoir se permettre de travailler à temps partiel sans tomber dans une situation financière précaire, sont issus de la classe moyenne, n’ont pas été socialisé·es dans un milieu simplicitaire mais dans leur enfance ont quand même développé des dispositions qui s’intègrent bien dans une démarche écologique (par exemple questionner ses véritables besoins et se contenter, ou respecter et soigner la nature), ont commencé très tôt à être critiques envers la société (de consommation) et sensibles à l’environnement (vers la fin de l’adolescence ou le début de la vie adulte) et ont depuis approfondi petit à petit leur démarche (plus rares sont les cas de « conversion »). Il est intéressant aussi de noter que les simplicitaires rencontré·es semblent avoir développé leur démarche indépendamment de toute appartenance à un collectif socialisateur. En effet, la plupart de mes interlocuteurices ne sont pas inséré·es dans un réseau de personnes partageant leurs principes, qu’il s’agisse d’activisme ou de groupements moins politisés (ce qui crée un sentiment de solitude très marqué, exprimé par la quasi-totalité des acteurices). Quant à l’activisme, il est généralement plutôt valorisé, mais d’autres formes de militantisme, plus discrètes et quotidiennes, sont privilégiées.

Un mot mérite ici d’être dit sur la distinction entre simplicité volontaire et involontaire. Les limites entre les deux sont poreuses et la dichotomie alternatif-mainstream ne lui rend pas justice. En effet, parler de simplicité volontaire comme opposée à une non-simplicité mainstream porte à oublier d’autres situations sociales, notamment celle qui voit toute une partie de la population (même en Suisse romande) vivre une sobriété contrainte par manque de ressources financières. Il est aussi évident que cette population ne pourrait pas faire le choix d’une réduction du temps de travail : elle n’aurait plus de quoi vivre, même en sobriété. Or il se trouve que certain·es des participant·es à la présente recherche ont expérimenté à des moments de leur vie une sobriété plus ou moins contrainte, et ils l’ont choisie a posteriori, ou bien ils ont à un certain moment essayé de la retrouver d’une façon volontaire. Dans quelques cas aussi, lorsqu’on diminue sensiblement le temps de travail, voire qu’on abandonne complètement le salariat, dans une démarche de simplicité volontaire, il arrive que la situation financière s’aggrave rapidement jusqu’à obliger à un niveau de sobriété qui n’est plus entièrement confortable et désiré.

En bonne anthropologue, je considère que la capacité à se laisser affecter par son terrain et par les personnes rencontrées peut se révéler très fructueuse dans l’analyse. Cependant, je me distancie dans cet article d’une démarche auto-ethnographique : je ne m’identifie pas (ou en tout cas pas encore) en tant que simplicitaire. Je sympathise ouvertement avec la démarche, et l’image de la simplicité volontaire qui ressort de cet article est probablement assez positive, mais il est mon intention de rendre compte également de ses aspects plus problématiques et critiquables. En aucun cas je ne prétends indiquer ce mode de vie comme une solution magique aux teintes idylliques.

Rejet du consumérisme

Elle se réveille assez tôt, avec la lumière à laquelle les volets ne font pas obstacle, et avec le parfum du café qui passe à travers les planches de bois du vieux parquet. Elle se lève promptement pour scruter le ciel : après la pluie, voici le soleil. Elle ouvre la fenêtre pour sentir l’odeur de la terre mouillée, puis se remet au chaud sous les couvertures. Elle se frotte contre les draps comme un chat, pour réveiller le corps et pour mieux donner voix à l’affection envers ces draps tous raccommodés, avec des taches qui ne partent plus au lavage, qu’elle a hérités de sa grand-mère. Puis elle descend, son colocataire lui offre une tasse de café, elle accepte avec l’usuel léger sens d’inconfort dû au fait qu’elle considère le café comme une denrée à ne consommer qu’exceptionnellement. « Il faudrait vraiment une nouvelle cafetière », lui dit son colocataire. Elle se met près du poêle, malgré le gros pull il fait encore vachement froid dans la cuisine. La cafetière marche encore, bien que pas très bien… Elle est trop petite pour tout le monde, mais on peut la remplir deux fois… « J’irai regarder à la brocante » : et ceci met temporairement fin au tiraillement intérieur, à la morale auto-imposée. Ce serait cool d’acheter sans se soucier, mais ce n’est pas possible.

La sobriété, « c’est la capacité de vivre le plus heureux possible avec le moins possible » (Éric). La base de la démarche simplicitaire consiste en un rejet du capitalisme consumériste et de son hubris, de la « frénésie aveugle » (Aline) qui souvent se mêle aux actes de consommation. Limiter (parfois drastiquement) son niveau de consommation au strict nécessaire est le moyen principal que les acteurices concerné·es ont choisi pour poursuivre leur idéal de minimisation de l’impact personnel sur le vivant.

Ceci commence par une interrogation, une réflexion constante sur ses propres besoins et la meilleure façon de les remplir. Acheter oui, acheter non, où et comment, en acceptant quel impact… Les simplicitaires n’échappent habituellement pas au critère de l’utilité liée à une question d’usage. Ielles laissent couler beaucoup de temps avant de se décider, et s’informent bien sur la provenance, le contexte de production, le lieu de vente, etc. Si la deuxième main est possible, ce sera le premier choix. Et cela seulement si l’autofabrication (ou réparation) n’est pas envisageable. « Ça m’obsède à chaque fois que j’achète un truc neuf, je réfléchis pendant des semaines avant pour me demander est-ce que j’en ai vraiment besoin… oui je vais l’acheter, non je n’ai pas besoin, oui non oui non, des fois c’est un dilemme pendant longtemps. » (Maxime) Et encore : « Je réfléchis aussi à mon impact sur tout ce qui m’entoure, lorsque j’utilise ces ressources… vraiment cette réflexion, se dire : mais si vraiment j’ai besoin de quelque chose, d’une fonction, comment faire pour remplir cette fonction de façon la plus respectueuse possible, avec le moins d’impact. » (Céline) Il s’agit aussi d’identifier toute une série de besoins pour les éliminer, moyennant un travail sur ses envies : « Il faut comprendre que la plupart des besoins que la plupart des gens ont dans notre société, c’est des besoins complètement construits, et qu’en fait être heureux ce n’est pas assouvir tous ces besoins artificiels mais réussir à les éliminer de son existence. » (Éric)

La réflexion sur les besoins n’est point sans lien avec une recherche d’essentiel. Essentiel par allègement (ou désencombrement) matériel mais aussi intérieur, allègement qui donne une sensation de liberté ainsi qu’une impression d’avoir gagné en autonomie : « On n’est plus dépendants de l’argent, des choses, on n’est plus sous le joug du marketing » (Irène) ; « Ça peut être contre-intuitif mais c’est ça, on en fait l’expérience » (Claude). Il y a une idée de s’alléger pour apprécier ce qui est présent, se satisfaire de ce qu’on a plutôt que d’orienter son regard vers un « toujours plus ».

Ceci requiert de se défaire de ses dispositions consuméristes, d’un « moi consumériste » intériorisé, appris par le simple fait d’avoir baigné dans une société occidentale, pour sortir du mécanisme selon lequel il faut travailler pour pouvoir acheter « du superflu sans valeur identitaire » (Céline). Selon Ozcaglar-Toulouse, qui reprend une idée de Baudrillard, « la consommation peut être considérée comme une forme d’activité socialement structurante et influençant la construction identitaire » (2005 : 158). En ce sens, et les participant·es à ma recherche le reconnaissent, se défaire des dispositions consuméristes signifie également se défaire des logiques identitaires basées sur la consommation, pour se définir autrement, « peut-être plutôt comme contemplateurices » (Léonie), ou « en négatif, par la consommation refusée, et en positif par une façon d’être et non pas d’avoir » (Claude).

Le temps libéré

Toujours assise près du poêle, elle écrit sur un petit carnet la liste des activités de la journée. Elle aime bien les to-do lists, même si elle s’en sert sans contrainte et ne s’inquiète point de leur parfait accomplissement. Elle les utilise plutôt comme une source d’inspiration. Elle fait toujours deux colonnes : « je dois faire », et « j’aimerais faire ». La deuxième est toujours la plus longue, la première comprend aussi des choses comme « méditer » ou « passer cinq minutes sur une branche de l’arbre du jardin ». Ensuite, elle sort donner à manger aux poules, cueillir des orties, s’émerveiller des petites fleurs qui résistent au givre, caresser l’écorce du vieux tilleul, faire des petits travaux dans l’atelier… C’est là que la petite-fille des voisins arrive, suivie quelques minutes après par son grand-père. Et alors voilà, il faut tout arrêter et résister à la tentation de s’en énerver, il faut les accueillir, être disponible, ouverte, présente à eux…

Du rapport simplicitaire à la consommation, basé sur la sobriété, découle un désintérêt pour une quête d’argent. Ce désintérêt semble toucher également les dynamiques de carrière, succès et prestige relatives à l’activité professionnelle. Il y a même souvent une certaine aversion pour tout ce qui concerne l’échange d’argent contre un service, qui « change complètement ta manière d’être et de faire, et de te responsabiliser par rapport à une relation de don » (Samuel). Cela aide à privilégier une limitation des heures de travail, possible notamment grâce à la réduction des dépenses, propre de la sobriété.

Il y a aussi une grande critique de la boucle – perçue comme insensée – selon laquelle on se fatigue au travail ensuite de quoi on ne fait que se reposer pour pouvoir reprendre le travail. Hartmut Rosa parle de « temps de travail » et de « temps de vie », où le premier serait une sorte de temps préparatoire pour le deuxième, c’est-à-dire pour un temps libre qui devient une denrée rare, qu’on accepte d’attendre jusqu’aux vacances, voire jusqu’à la retraite (Rosa, 2018). Or les simplicitaires que j’ai rencontré·es se sont tou·tes extrait·es de cette logique pour maximiser le « temps de vie » non seulement en travaillant à temps partiel, mais aussi en essayant de faire déjà du temps de travail un temps de vie. Ielles choisissent un travail aimé, riche de sens, en accord avec leurs valeurs, et qui leur donne l’impression de contribuer à quelque chose qui leur semble important. Ceci, quitte à se reconvertir en faisant des nouvelles formations.

Je n’ai pas envie de donner une grande partie de mon temps au travail. À une seule chose. Enfin, au travail salarié, qui est pour quelque chose d’autre. Je suis assez critique par rapport aux personnes qui font que travailler, rentrer à la maison fatiguées, dormir et voilà… Je n’ai pas envie de m’épuiser à faire quelque chose qui ne fait pas vraiment du sens pour moi.

Adrienne

Les néo-paysan·nes étudié·es par Madeleine Sallustio cherchent

à retrouver de l’autodétermination temporelle, à briser les distinctions systématiques entre ledit “travail” et le reste des activités de la vie quotidienne, et ce, par une déconstruction de la valeur travail, de la logique salariale et en chargeant de sens et de potentiel émancipateur les activités qu’ils mettent en place

2022 : 24

Et il y a une volonté de ces acteurices « de prendre de la distance à l’égard des cadres temporels liés à la domination salariale en contexte capitaliste » (2022 : 109), d’échapper à la domination du temps du travail sur les autres temps qui tendent à disparaître sous son poids. Or les participant·es à ma recherche ne sont pas tou·tes des néo-paysan·nes, mais leur démarche est exactement la même.

La question du travail est intrinsèquement liée à celle du temps, dit encore Sallustio : « la question temporelle s’inscrit au centre des réflexions et préoccupations qui animent les personnes rencontrées » (2022 : 24).

Il y a une envie de se dédier à une grande variété d’activités et d’intérêts, de vivre d’autres expériences que celles du travail salarié. Une envie d’avoir du temps pour les autres, du temps pour se poser et réfléchir, du temps pour contempler, pour aller à la découverte de soi-même et du monde, pour apprendre. Aussi, de façon plus prosaïque, le temps libéré du travail sert peut-être avant tout à « faire soi-même » (produits de nettoyage, légumes, pain au levain, réparations d’objets…). Les simplicitaires essayent de ne pas construire leur vie autour du travail salarié : la limite entre le travail salarié et le travail « de la maison » se brouille, et dans la hiérarchie des temps quotidiens ce qui est rémunéré n’est pas au sommet de la liste, laissant la place à d’autres occupations valorisées, tenues à coeur, considérées importantes : « J’ai le sentiment de pouvoir aller plus au fond des choses. D’avoir du temps pour approfondir des sujets qui me tiennent à coeur » (Walter) ; « Il y a du temps pour faire ce qui compte. Entretenir les relations, s’écouter soi-même, prendre des moments de méditation et appréciation du présent… » (Robin).

Parmi les façons d’habiter le « temps libéré », il faut encore souligner le temps « mort » de la réflexivité, ce temps pour faire des états des lieux sur soi-même et pour prendre conscience de l’état du monde, pour « se questionner sur sa propre identité, sur son rapport au monde, sa philosophie de vie, la vie qu’on veut concrètement mener » (Philippe).

Éloge de la lenteur

Quand elle a faim, elle chauffe quelques restes. Sarrasin du fermier d’à côté, pâtisson et herbes du jardin. Ses colocataires ne sont pas là ce midi, aujourd’hui ils travaillent ailleurs. Quand elle termine de manger, elle lit le journal que le voisin lui a prêté le matin. Écologie économie politique… c’est déprimant, ça insinue un fond d’angoisse qui bloque la digestion. Pour s’en débarrasser, elle met de la musique pendant qu’elle fait la vaisselle, puis elle danse en passant le balai. Ça va mieux. Elle sort boire une tisane sur les deux marches devant la porte de la maison. Sur la porte derrière elle un escargot est peint, memento de bienvenu et talisman contre la fièvre de la productivité.

Il y a un objectif, dans le temps libre ou « libéré », que je n’ai pas encore mentionné. En effet, s’extraire de la norme (temporelle) autour du travail est le moyen principal que les simplicitaires se donnent pour atteindre un rythme de vie paisible, qu’on peut tenir dans la durée, à la « juste » lenteur, c’est-à-dire à une lenteur qui n’a rien de fainéant ou d’oisif mais qui s’adapte à ses besoins et son niveau d’énergie, un rythme considéré plus sain que le rythme dominant : « j’ai l’impression que le rythme effréné dans lequel vivent la plupart des gens, c’est un rythme qui est malsain pour la santé mentale et physique » (Éric).

Ceci se veut être une réaction à l’« accélération sociale » déjà dénoncée par Rosa, pour construire ce que le sociologue appelle une « oasis » ou « niche » de décélération au caractère idéologique et oppositionnel (2012 : 45-47). Une réaction à une vitesse devenue « nouvelle idole » (L. Vidal, 2020 : 131), pour subvertir la rapidité imposée du rythme du travail salarié : un projet « de résistance ou de ré-existence, où les lents chercheraient, à tâtons, par des ruptures de rythmes, la voie d’une autre existence possible » (L. Vidal, 2020 : 19-20).

Ralentir permet d’obéir à un rythme non pas imposé par l’extérieur mais à un rythme intérieur, considéré plus naturel, un rythme personnel, personnalisé, unique, qu’il faut découvrir et apprendre à suivre en revenant constamment à soi-même, en étant à l’écoute, à l’accueil de ses sentiments. Ce rythme-là, c’est celui qui convient, le plus adapté, le seul qui est véritablement soutenable, selon mes interlocuteurices.

Ralentir est essentiel pour pouvoir soigner ses rapports au monde, développer un lien direct avec le monde dans une recherche d’harmonie, être au présent et contempler, être disponible et à l’écoute des autres et « de tout ce qui se présente à soi, de la vie » (Valérie).

Quand tu es dans l’urgence perpétuelle, dans le besoin perpétuel, tu n’es pas dans le présent, tu es flottant. Il faut encore faire ci et ça, comment je vais payer mes vacances, etc. T’es ni présent physiquement là ni mentalement. Tu ne vois pas le lac, les arbres, le ciel, tu cours et qu’il pleut, qu’il vente ou qu’il neige, ça ne change rien, tu ne le remarques même pas. Tu ne remarques pas le rythme des saisons, les gens que tu croises dans le bus. Tu ne remarques rien, tu n’es présent à rien. Dans cette course, en fait, à posséder et se définir par la possession, le regard des autres… T’es dans cette course qui ne te rend présent à rien même pas à toi-même. Aucun lien avec ce qui t’entoure. Je pense que c’est vraiment ça qui pour moi a du sens, c’est d’être en lien avec ce qui m’entoure.

Céline

Résister à l’accélération requiert un effort. La lenteur n’est pas une aubaine, un état de constante détente, bien au contraire :

Quand on dit lenteur il y a des gens ça donne l’impression qu’on est des fainéants ou des gens qui ont peur de l’effort, mais en fait c’est tout le contraire. Par exemple pour nous manger ça demande de prendre du bois, faire le feu, cueillir des plantes. Ce n’est pas parce qu’il y a le mot lenteur qu’il n’y a pas d’effort à fournir (Éric) ; Oui, la lenteur est peut-être plus éprouvante que la rapidité (Julie).

La lenteur est valorisée, « primordiale » (Robin), mais ne vient pas entièrement contrer la tendance à faire « hymne à l’activité » (Carla Casagrande et Silvana Vecchio cité·es dans L. Vidal, 2020 : 42). Même si les simplicitaires disent être capables d’« être dans le faire », ce faire abonde dans leur quotidien. Aussi, la lenteur ne va pas de soi, car en termes de rapports au temps, on trouve les dispositions mainstream les plus ancrées, tout comme les contraintes sociétales les plus pressantes : « C’est difficile d’en sortir, j’ai plus de difficulté à sortir des rythmes auxquels on vit que de la consommation physique, réduire la voiture, etc., mais pas forcément le rythme de vie » (Lionel) ; « Je veux arrêter de courir, ma question est est-ce que je suis capable d’arrêter de courir []. En tout cas, ralentir, c’est quelque chose que je sais mal faire et quelque part c’est mon premier objectif » (Germain).

Et encore :

J’ai de la difficulté à ralentir en temps normal. Même si mon idéal serait d’avoir du temps pour moi, de pouvoir faire les choses lentement, c’est rarement le cas. [] J’ai souvent l’impression de ne pas avoir de pause, de ne pas pouvoir m’arrêter. Je sens un décalage entre mon envie de ralentir, de travailler moins, de vivre avec peu… et une sorte d’urgence de faire, de m’engager et une grande frustration de ne pas faire autant que ce que j’aimerais.

Adrienne

Toujours cheminer

Finie la tisane, elle se met au séchage des orties cueillies le matin, elle y ajoute des rondelles de pommes, puis passe au mélange pour le produit à lessive. Elle travaille concentrée, il faut terminer à temps pour pouvoir se mettre à l’ordinateur à l’heure, elle veut suivre une séance en ligne concernant l’autoentrepreneuriat. Elle aimerait quitter son petit boulot de serveuse (trouvé après avoir abandonné des études de physique), pour pouvoir lancer des ateliers d’autosuffisance (comment reconnaître les plantes sauvages, comment faire soi-même ses cosmétiques…). Comme par magie, après la séance elle reçoit un appel de la part de sa mère : « j’ai trouvé le job idéal pour toi ! » Enseigner les maths dans une école Steiner… à 100 %. C’est difficile de résister. C’est un peu déstabilisant. L’aspiration à un job « normal » et « honorable », à l’approbation de ses parents… tout ça ressurgit avec force pendant un instant. Les maths à l’école Steiner, ça pourrait bien lui plaire, en plus. Mais non. Ça prend trop de temps, l’école n’est pas assez proche pour y aller à vélo, et elle a déjà un autre rêve. Elle secoue les épaules et se met à tester une recette de bougies à la cire d’abeille selon un bouquin trouvé à la bibliothèque ; ça fera les cadeaux de Noël. « Ce n’est pas facile de persévérer », elle pense, « ça se fait par petits pas ».

Tou·tes les acteurices que j’ai rencontré·es disent que la sobriété n’est pas (juste) une chose que l’on peut atteindre en adoptant quelques pratiques, mais surtout une dimension qu’on ne finit jamais d’approfondir, un chemin toujours à explorer. Ceci, car – selon leurs explications – l’expérimentation de leur mode de vie alternatif est intimement liée à une démarche de changement de soi et d’évolution progressive de ses rapports au monde, démarche alimentée par le fait qu’ielles puisent constamment dans différentes sources (les rencontres, les lectures, les observations de la nature…) pour toujours apprendre, se nourrir et s’enrichir. « Il n’y a pas une volonté de perfection, il y a plutôt une volonté d’aller de l’avant. » (Lionel)

Le retour à soi et le dépouillement mentionnés avant fusionnent ici pour aboutir à un travail intérieur relatif au rapport à soi et au monde. Selon mes interlocuteurices, il s’agit de se dépouiller pour se retrouver, pour se confronter à soi-même au lieu de fuir ou se distraire :

Il faut laisser de côté tout ce qui n’est pas essentiel, qui ne nous nourrit pas, qui ne nous correspond pas. Matériellement et mentalement. Enlever toutes ces couches pour descendre dans le noyau de l’être. Comme ça on est libres d’être soi-même. Alors que quand on est encombrés, on n’y arrive pas parce qu’en fait on est submergés par des choses qui ne nous correspondent pas. Objets, activités… Il faut vraiment réfléchir à qu’est-ce qui nous définit, qu’est-ce qui nous fait du bien, qu’est-ce qui nous parle et ne faire que ça… et du coup on est vraiment soi-même. C’est une quête de sens. S’écarter de la roue où on ne réfléchit plus et on y va à l’aveugle sans aucun sens. Si tu es encombré, que tu as plein de couches… tu ne peux plus tisser un bon lien avec ce qui t’entoure car ça fait isolation.

Céline

On peut toujours être plus sobres, me dit une participante : « C’est comme dans tous les apprentissages. En fait, plus tu approfondis, plus tu vois l’ampleur de ce qui pourrait encore être fait. » (Séraphine) Et encore : « On n’est jamais arrivés, en fait. À aucun moment tu te lèves le matin et tu te dis “c’est bon, j’ai atteint mon idéal, je suis à 100 % cohérent avec mes principes”. On est toujours en chemin, il y a toujours des incohérences et des choses qu’on peut améliorer. » (Éric) Il y a un idéal vers lequel il s’agit de tendre, mais qui semble fuyant, se limitant à orienter la marche. Et il n’est pas aisé de le poursuivre : il y a toujours des incohérences, des petits pas en arrière, ou une impression de stagner, d’avoir atteint un plafond. Aussi, selon mes interlocuteurices, il faut constamment se défaire de l’influence du mainstream, se détacher de certaines dispositions intériorisées pour renouveler quotidiennement l’art de construire un cadre alternatif : « Pour moi ça reste un travail continuel, je dois toujours le faire, un travail de déconstruction, je dois toujours le faire, oui. J’ai grandi dans cette société et la société, elle m’a construit énormément, donc pour moi j’ai déconstruit certaines choses mais j’ai encore un monstre travail, il y a encore énormément à faire. » (Nadine)

Mais qu’est-ce qui fait avancer ? « La confiance en les autres. Oser se laisser toucher. Les rencontres, le partage, les découvertes. Ouvrir son coeur.» (Claude) Le chemin sans fin de la sobriété correspond à une quête de sens et d’épanouissement, au creusement de la voie la plus adaptée possible à son « noyau », en accord avec ses valeurs.

Tout ça n’est pas sans rappeler le phénomène du « développement personnel » (Marquis, 2014, 2015 ; Vrancken et Maquet, 2006). « Deviens ce que tu es » serait la formule qui représente le mieux « la vulgate du changement personnel aujourd’hui » (Marquis, 2015 : 13). Le développement personnel est devenu une norme et une valeur sociale, une injonction à prendre les rênes de son existence « qui nous vient de l’extérieur, mais aussi quelque chose que nous avons appris à aimer, à désirer pour nous-mêmes » (Marquis, 2015 : 6). Pour accéder au bonheur, il faut se prendre en main, trouver son authenticité, exploiter ses ressources… Pour changer le monde, il faut commencer par se changer soi-même. En cela, les simplicitaires partagent la disposition dominante décrite par Nicolas Marquis.

En revanche, si le développement personnel peut souvent prendre une tournure basée sur la performance et la maîtrise, peut-être dans une recherche de perfectibilité, cela semble ne pas être le cas chez les simplicitaires : « On fait des choix pour nous et on réfléchit à notre vie, ça va permettre d’écouter nos besoins, nos valeurs… Ça, c’est du développement personnel. Mais ce n’est pas sur la performance ou la gestion » (Léonie) ; « Être un individu encore meilleur, mais au vu de quoi..? Moi, ce qui me parle, c’est le retour à soi, accueillir comment je me sens, l’envie de continuer à explorer des choses nouvelles, essayer de rester au coeur de la vie… Faire un travail sur soi pour mieux cultiver son rapport au monde, ça, ça me parle » (Claude).

Il y a là une certaine ambivalence. Les simplicitaires ne contribuent généralement pas au marché du développement personnel et ne se retrouvent pas entièrement dans les logiques qu’il met de l’avant, mais il reste que, comme le dit Aude Vidal, « travailler sur soi-même, […] c’est avant tout accepter une vision du monde où chacun·e étant capable d’aller bien, chacun·e est responsable de son sort », ce qui renvoie à une « injonction à la responsabilité personnelle particulièrement bien intégrée dans les régimes libéraux » (2023 : 42), par ailleurs critiqués.

Aussi, suivant Vidal (2023), on peut penser que l’image du chemin ne reflèterait qu’une quête d’épanouissement personnel pour privilégié·es, et ne relèverait pas vraiment d’une démarche de résistance.

Résister, se distancier

L’après-midi avait apporté un vague sentiment de solitude, la rentrée des colocataires fait du bien avec la soupe chaude, tous assis à la table de la cuisine, l’espoir revient. Après, quelle joie de s’emmitoufler dans une grosse couverture et de se réfugier au grenier, bercée par une montagne de paille, pour écouter la pluie qui est revenue avec le noir. Elle a pris avec elle un bouquin, c’est de la sociologie, elle le dévore à l’aide d’une lampe frontale, c’est moins pratique qu’une lanterne, mais avec la paille ce serait trop dangereux. Puis elle ressort son petit carnet, elle regarde la to-do list du matin, puis elle tourne la page et se met à faire une autre liste, celle des remerciements. « Je remercie pour le café, pour la visite des voisins, pour l’odeur de la pluie… » Elle ferme le carnet, elle se lève, elle prend une grande respiration, elle fait une petite prostration. C’est la prière du soir. « Je promets solennellement de persévérer dans la résistance, de ne pas siroter l’élixir de la norme, de caresser au moins un arbre tous les matins, … » C’est un jeu, mais ça a son influence. Ça renforce son élan, sa ténacité, ça donne presque un brin de ferveur.

Quand la société s’éloigne des valeurs liées à la sobriété (bien anciennes), des îlots de résistance naissent promptement. Par rapport à la simplicité volontaire, Pelikan, Galcanova et Kala parlent de « intentional distancing » (2020 : 433), Osikominu et Bocken (2020 : 2) parlent de « oppositional living strategy ». Il s’agit de s’éloigner volontairement du mainstream (ou de s’y confronter), de refuser le cadrage des modes de vie dominants, de s’insérer dans une « distanciation normative », pour reprendre l’expression de Aurianne Stroude (2021). La sobriété est une notion relative : on n’est pas sobre en soi, mais par rapport à une norme. Mais s’il y a bien une volonté d’explorer des alternatives, cela ne porte pas à une rupture radicale, la distanciation est limitée par des contraintes sociétales dont il est souvent impossible de se défaire, et il y a toujours une tension entre le mouvement vers la création d’un milieu alternatif et un certain « faire avec » le système donné.

La résistance dont il s’agit ici est une « résistance ordinaire » (Dobré, 2002), une « everyday resistance » (Johansson et Vinthagen, 2016 ; Baaz et al., 2016 ; Daniel et Sirieix, 2012) : « a specific kind of resistance that is done routinely yet is not publicly articulated with political claims or formally organized » (Johansson et Vinthagen, 2016 : 417). C’est une résistance qui s’actualise dans le mode de vie, et notamment à travers les pratiques de consommation, tout comme par l’autodétermination temporelle. Rebouças et Soares (2020) parlent d’acte politique par le mode de vie ; Stroude, de « s’engager politiquement sans politique » (2021 : 106). Par sa (non-)consommation, on s’exprime sur le monde et on peut en amorcer la transformation, on peut voter en choisissant ce qu’on achète (ou pas) et aussi en définissant l’occupation de son temps (Alexander et Ussher, 2012).

La résistance simplicitaire n’est pas seulement ordinaire, mais aussi « constructive » (Sorensen, 2016 ; Sorensen et Wiksell, 2019) ou « préfigurative » (Fians, 2022 ; Blühdorn et Deflorian, 2021). Il s’agit de développer des initiatives « which not only criticize, protest, object, and undermine what is considered undesirable and wrong, but simultaneously acquire, create, built, cultivate and experiment with what people need in the present moment, or what they would like to see replacing dominant structures or power relations » (Sorensen, 2016 : 57). Les politiques préfiguratives renvoient « to the strategies and practices employed by political activists to build alternative futures in the present and to effect political change by not reproducing the social structures that activists oppose » (Fians, 2022 : 1) : « prefiguration is a way for activists to anticipate the changes they seek » (2022 : 5). Tout cela fait écho à Aurianne Stroude (2021) quand elle précise que dans le processus de distanciation l’accent est à mettre non pas sur l’éloignement par rapport à la norme mais plutôt sur l’utopie qui le guide, sur la perspective qui s’ouvre.

Selon Etty Hillesum : « notre seul moyen de préparer les temps nouveaux, c’est de les préparer déjà en nous » (citée dans André, 2015 : 44). Or les simplicitaires semblent partager cet avis, et ceci montre également qu’il peut y avoir un lien assez étroit entre la dimension de la résistance et celle du travail sur soi.

Les acteurices que j’ai rencontré·es semblent partager l’espoir que « while everyday micropolitical action may not trigger a revolution or herald political salvation, it may progressively transform our ways of thinking, behaving, and imagining what society should be like » (Fians, 2022 : 5). Leur militance est silencieuse, assez solitaire, généralement non conflictuelle. Les simplicitaires tendent à se contenter de « rayonner » (selon leurs mots) et ne cherchent pas à faire du prosélytisme : « Il ne s’agit pas d’une forme de combat mais d’existence » (Céline) ; « Je génère de la tension, je tire pour que ça vienne avec moi mais je ne m’oppose pas » (Samuel).

Les voies de la sobriété

Cet article veut apporter une contribution à la littérature existante autour de la simplicité volontaire et de la sobriété en mettant en lumière le sens que les simplicitaires donnent à leur mode de vie, et en particulier la manière dont ielles conçoivent leur rapport à la consommation, au temps, au travail sur soi, et à la norme perçue comme dominante (ou en tout cas pressante). Ces dimensions ne sont pas du tout isolées les unes des autres comme le découpage de l’article pourrait le faire croire, ni complètement abstraites et immatérielles, mais plutôt imbriquées, et parties d’une toile de rapports au monde enracinés dans le concret et à la matrice affective plus évidente, comme les cinq paragraphes « évocateurs » devraient l’avoir montré. Ces derniers – symboliques, illustratifs – complètent l’image construite par l’analyse en la contextualisant avec une plongée dans la réalité vécue qui sous-tend les différents rapports mis en avant.

Ce qui émerge ainsi, c’est que la composante de résistance, ressentie plus ou moins fortement et consciemment recherchée, n’est pas omniprésente et ne va pas de soi. Elle concerne principalement la sphère de la consommation (où elle semble plus facile à mettre en acte), et celle de l’emploi du temps et du rythme de vie (où elle prend parfois la forme d’une lutte intérieure). Il faut se défaire des dispositions consuméristes, et il faut se défaire également de la vitesse et de la quête d’efficacité. Les simplicitaires ont baigné dans une société capitaliste au même titre que leurs concitoyens, et ce conditionnement reste bien visible. Cela est particulièrement évident si on reprend l’aspect du cheminement, qui s’exprime notamment en termes de développement personnel. Là, il n’est pas question de résistance, et il n’y a presque pas de critique, bien au contraire. Plus délicat est le discours concernant le temps, où la critique est très présente mais difficile à traduire en actes.

Jocelyn Lachance parle d’une contradiction intrinsèque chez les écologistes, car « force est de constater que des logiques inhérentes à ce même système [qu’ils dénoncent] se sont immiscées dans la sphère la plus intime de leur existence » (2024 : 7). Ceci est particulièrement évident si l’on pense à la question de la responsabilisation individuelle, qui est au coeur de la démarche simplicitaire mais aussi centrale dans la pensée néolibérale, ce qui fait émerger une tension entre la posture critique telle que formulée par mes interlocuteurices et la forme qui caractérise sa manifestation quotidienne.

Tout cela parle d’incohérences qui se manifestent dans un tiraillement bien ressenti par les acteurices rencontré·es, entre idéaux et injonctions sociales intériorisées. Ielles continuent pourtant leur cheminement vers la sobriété selon une boussole intérieure, une boussole qui oriente vers une quête de « mieux vivre » tout autant que vers l’écologie. Ce cheminement n’est pas sans découragements, mais il se nourrit d’espoir quotidiennement renouvelé et cultivé, s’appuyant sur une démarche réflexive où tout élément de son mode de vie est passé au tamis pour en tirer l’essentiel.