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La planète surchauffe. Alors que l’année 2023 enregistre mois après mois des records de température et que d’autres études montrent implacablement les menaces qui pèsent sur les écosystèmes, il devrait sembler évident que le mode de développement des pays occidentaux qui découle de la révolution industrielle, pour le dire rapidement (Fraser, 2018 ; Charbonnier, 2020), est largement responsable de ces voyants rouges. Mais il y a longtemps que certains critiques du capitalisme ont commencé à se faire les lanceurs d’alerte de cette menace (Illich, 1981 ; Abraham, 2019 ; Gorz, 2020). C’est en partie en suivant leurs traces que depuis de nombreuses années nos réflexions ont porté sur la recherche des alternatives à ces dynamiques mortifères. Il y a 25 ans, nous nous sommes longuement intéressée au projet d’allocation universelle, aujourd’hui communément nommé « revenu de base ».

Présenter brièvement ce projet et les analyses que nous en avons faites nous permettra d’introduire les recherches que nous poursuivons actuellement, ainsi que les questions qui les animent. Cette présentation contribuera également à introduire l’enjeu de la sobriété, à la fois comme réponse aux défis des temps présents, et en regard des conditions de possibilité de celles-ci, entre ressources marchandes et autonomie.

C’est ainsi qu’il y a plus d’un quart de siècle, la crise écologique ne constituait pas tout à fait notre pivot critique, car nous souhaitions plutôt favoriser le déploiement de l’autonomie et de la liberté[2]. N’empêche que ces deux horizons critiques recoupent une même sensibilité à l’encontre de l’exploitation des ressources et des personnes, ainsi qu’à la capacité de ces dernières d’habiter leur monde de manière autonome et soutenable.

Rappelons d’abord que l’idée de revenu de base consiste à verser inconditionnellement aux individus un montant d’argent suffisant pour vivre, ce qui atténuerait en principe leur dépendance au travail salarié. Par extension, la formule permet de repenser la place qu’occupe le travail dans la vie des gens et dans la société. Des personnes pourraient travailler moins et consacrer plus de temps à d’autres activités : s’engager dans la collectivité, s’occuper des proches, se former, jardiner ou fonder de petites entreprises. En somme, le revenu de base recoupe l’enjeu des alternatives au salariat afin de promouvoir une vie bonne et un meilleur équilibre entre les différentes sphères d’activités. Dans le cadre des discours actuels sur de nouvelles pratiques de travail émancipatrices, le revenu de base continue d’être présenté comme un socle les favorisant (Mylondo, 2008 ; Dacheux et Goujon, 2012 ; Durand Folco, 2013 ; Wittel, 2013 ; Liegey et al., 2014).

Lors de nos études sur le revenu de base (Boucher, 2003, 2007), au lieu de nous intéresser au versant utopique du projet, nous avons cherché à le ressaisir dans son inscription structurelle en traçant les contours d’une histoire du droit au revenu. Or, cette dernière a surtout mis en évidence la reconduction du besoin de revenus, ou, en son absence, de soutien du revenu. Ces recherches ont donc permis d’insister sur la dynamique incessante de reconduction de l’enjeu du besoin, à l’horizon de l’extension des dynamiques marchandes : marchandisation de la vie et des pratiques sociales avec le travail, marchandisation des conditions de la satisfaction des besoins, et augmentation du coût de la vie (logement, alimentation, etc.) avec le développement de la consommation et de l’endettement. Car pour garantir financièrement le droit à l’existence, il faut que soient reconduites les dynamiques accumulatives et productives, en amont de la redistribution. Si donc, d’un côté, améliorer les conditions de bien-être des moins favorisé·es constitue une lutte légitime ; d’un autre côté, les conditions de possibilité de cette amélioration supposent les dynamiques mêmes du capitalisme. En somme, pour que certain·es jouissent de l’autonomie que pourrait favoriser le revenu de base, d’autres seraient tenu·es de continuer à travailler, dans des conditions parfois précaires et généralement dénuées d’autonomie. Il semblait par conséquent que la protection du droit à l’existence ne pouvait s’appuyer exclusivement sur la dynamique structurelle de la marchandisation et qu’il fallait au contraire protéger ce droit en limitant cette dynamique, et en investissant les espaces et pratiques protégées de celle-ci.

Il fallait donc chercher ailleurs de nouvelles conditions structurelles favorables à l’indépendance, l’autonomie et l’émancipation et qui seraient désormais, aussi, écologiquement soutenables. En décrochant de l’utopie post-salariale du ciel des idées où se tient le revenu de base pour raccrocher ses possibilités aux expérimentations qui se déroulent ici et maintenant, nous avons enquêté sur les perspectives économiques déployées au sein d’initiatives alternatives issues des luttes militantes des 30 dernières années en Amérique du Nord[3].

Dans ce cadre toutefois, notre pivot critique était plus précisément devenu la démarchandisation. Selon une interprétation initiée par Gøsta Esping-Anderson dans Les trois mondes de l’État-providence (1999), le concept de démarchandisation renvoie à la qualité des protections sociales. Il fait référence à la possibilité que l’argent, nécessaire pour vivre, tombe dans nos poches par d’autres canaux que ceux du salariat. La démarchandisation témoigne d’une émancipation individuelle des contraintes de marché, possible grâce à la mise sur pied d’institutions de soutien du revenu et de services publics. À l’encontre de cette conception qui renvoie au problème posé plus haut, et en remontant à la source du concept, c’est-à-dire à l’ouvrage de Karl Polanyi, La grande transformation, nous mobilisons le concept de démarchandisation pour témoigner d’une velléité d’encastrement de l’économie, laquelle serait mise au service d’une vision anticapitaliste de la société. Si, pour Polanyi, au 19e siècle, le capitalisme réalise une révolution sociétale, c’est notamment parce que la multiplication des marchés et l’expansion de la dynamique de production marchande témoignent d’un désencastrement de l’économie à l’égard de la société. L’économie n’est plus l’une des dimensions de l’activité sociale, entremêlée à celle-ci, mais un domaine de pratiques à part, suivant ses propres règles et finalités, à priori asociales. Mobiliser la notion de démarchandisation en ce sens consisterait à ressaisir l’économie comme une dimension de la vie sociale et non comme sa finalité. Pour en rendre compte, nous avons forgé le concept d’a-marchandisation. Clin d’oeil à l’A-narchie, il nous permet surtout de mettre en évidence la prédominance de références substantielles comme surplomb des pratiques, et de réhabiliter le vocabulaire des usages, plutôt que celui de la valeur marchande. L’a-marchandisation définit donc des pratiques sociales qui, bien qu’impliquant parfois des relations marchandes comme dans le cas des initiatives économiques étudiées, ne réfèrent pas aux principes marchands pour légitimer ces pratiques, tels que la rentabilité ou l’efficience, mais à des usages sociaux associés à des valeurs telles que l’égalité, la sécurité et l’émancipation[4]. Néanmoins, nous avons conservé la notion de démarchandisation, à côté de celle d’a-marchandisation, pour rendre compte de l’absence de transaction commerciale pour ce qui est de l’accès aux services et du travail non rémunéré.

Nous voulions donc explorer des projets susceptibles d’avoir une portée démarchandisante, en termes de gratuité ou d’a-marchandisation, et nous avons cru bon de le faire à partir des pratiques et des réflexions monétaires déployées dans des « entreprises » issues des mouvements anticapitalistes qui ont pris un certain essor au tournant du 21e siècle, dans la foulée des contestations contre la « mondialisation ». Pour identifier ces « entreprises » et puisqu’elles n’ont pas d’abord pour vocation de faire du profit, nous les avons désignées sous le vocable d’initiatives économiques. Ces initiatives possèdent un caractère économique dans le double sens où elles visent à répondre à un besoin (Bischoff, 1991) et que les moyens permettant la satisfaction de celui-ci doivent être acquis à l’extérieur de l’espace privé domestique. Ces initiatives offrent des biens et des services « publiquement ». Est donc public ce qui sort de la sphère privée intime ou communautaire, tel que le marché ou d’autres canaux d’échange, sans pour autant être public au sens de « transparent ». En effet, nous étions conscient·es que les services pouvaient comporter une dose de clandestinité. N’empêche, il devait y avoir un bien ou un service, un objet susceptible de transaction qui circule entre l’initiative et ses usagers ou destinataires. De plus, le caractère économique de ces initiatives et des échanges qu’elles initient ne supposait pas que l’argent en soit le support. Comme évoqué plus haut, en sus de leur caractère économique, ces initiatives devaient comporter, du moins à leur origine, une référence aux mouvements sociaux anticapitalistes, anarchistes ou libertaires dans la mesure où ceux-ci sont susceptibles d’avoir réfléchi et pratiqué la démarchandisation de l’existence et d’avoir participé à diverses expérimentations préfiguratives visant l’établissement de sociétés post-capitalistes (Wright, 2017 ; Dufort, 2022 ; Laurin-Lamothe, Legault et Tremblay-Pepin, 2023 ; Abraham et Fourrier, 2023 ; Lachapelle et Furukawa Marques, 2023).

Au Québec, la dimension autogestionnaire de ce type de projets a été largement étudiée (Groupe de recherche sur l’autonomie collective, 2014 ; Canivenc, 2008, 2011), alors que leurs pratiques et innovations marchandes l’ont peu été. En dépit du fait que ces initiatives impliquent une certaine marchandisation – des activités de travail, des services offerts et de l’accès aux moyens de production – nous souhaitions savoir si ces projets étaient porteurs d’alternatives au capitalisme, au travail salarié et à la consommation, s’ils avaient mis en place des formes alternatives de rémunération et développé des critiques de la valeur marchande, et si l’on pouvait y déceler des traces de démarchandisation au sens plus radical du terme. Nous souhaitions en particulier interroger la remise en question de la dimension marchande de l’activité salariée. Rappelons que selon cette dimension, il faut gagner un salaire pour vivre. Il faut donc travailler pour un tiers afin de recueillir l’argent si nécessaire à la consommation, support de la satisfaction de nos besoins, avec les conséquences que la critique du travail a bien mises en évidence depuis près de deux siècles : l’aliénation, l’exploitation, la pauvreté, l’abrutissement (Gorz, 1997 ; Durand, 2006 ; Fischbach, 2006 ; Renault, 2011 ; Fraser, 2018).

La notion d’a-marchandisation a émergé à la suite des premières analyses de nos données de recherche. Dans les initiatives économiques étudiées, en dépit des médiations financières (paiement des moyens de production, des salaires et vente des services, dans plusieurs cas), l’argent n’est qu’un pis-aller et il dicte peu les conduites. Les valeurs sociopolitiques évoquées plus haut d’égalité, d’émancipation et de sécurité priment sur les dynamiques marchandes. Et ce qui émerge alors, c’est une certaine prégnance de la frugalité. Elle marque les conditions d’existence des personnes qui travaillent dans ces initiatives, l’économie des moyens productifs et rend compte aussi de l’accessibilité des services offerts par les initiatives. C’est ce dont nous voudrions rendre compte dans cet article.

Dans l’exposé qui suit, nous allons d’abord présenter le devis de la recherche et les initiatives économiques enquêtées. Nous allons ensuite exposer ce qui ressort de cette recherche en présentant l’origine des initiatives, la destination des services qu’elles offrent et surtout leurs pratiques de rémunération. Nous allons ensuite analyser ces résultats et interroger leur portée sociale et politique, c’est-à-dire leur capacité à démarchandiser les pratiques sociales.

1. Le projet de recherche sur l’auto-exploitation collective (PRAEC)

Parallèlement aux recherches menées par Michel Lallement, Isabelle Berrebi-Hoffmann et Marie-Christine Bureau (Lallement, 2015, 2019 ; Berrebi-Hoffmann, Bureau et Lallement, 2018) sur les espaces collaboratifs et les communautés intentionnelles, la recherche menée par l’équipe du PRAEC visait à interroger les expérimentations économiques qui s’élaborent à la marge des entreprises et du salariat classiques, sans pour autant relever tout à fait de l’économie sociale telle qu’elle est instituée au Québec depuis la fin des années 1990.

Les initiatives économiques sélectionnées correspondent à la fois à des projets d’infrastructures (lieux, services informatiques, coop de travail spécialisé) et des projets de nature politique issus des militants « libertaires ». Les données ont été recueillies par le biais d’entrevues semi-dirigées dont la durée a varié entre deux et trois heures auprès de dix personnes issues de huit initiatives économiques[5] : quatre initiatives de services informatiques (hébergement internet et courriels) ; trois cafés autogérés et une coopérative de traduction/interprétation[6]. Les initiatives informatiques sont réparties au Canada et aux États-Unis, d’est en ouest ; les cafés ont pignon sur rue à Montréal ; la coopérative de traduction offre ses services dans l’ensemble du Québec. Alors que cette dernière a été fondée il y a peu d’années, les initiatives informatiques ont plus d’une vingtaine d’années d’existence (sauf pour l’une qui n’existe plus) et la longévité ainsi que l’origine des cafés sont variables[7].

Outre une série de questions centrales sur les aspects économiques, les entrevues portaient sur l’origine, le parcours de vie[8] et l’engagement militant des personnes, leur implication dans le projet et la nature de ce dernier, leurs représentations du travail et leurs valeurs politiques. Les entrevues ont été réalisées en 2021 et 2022[9]. En sus de cette méthode d’enquête, l’équipe du PRAEC bénéficie d’une expérience du milieu, en tant que militant·es de longue date ou en tant que travailleur·euses de ces initiatives ou d’autres. Ces expériences lui ont permis un accès facilité aux terrains et ont favorisé une meilleure contextualisation de ces expérimentations.

2. Argent et usages dans les initiatives économiques

Dans cette seconde partie, nous allons présenter les principales informations recueillies lors des entrevues. Nous débutons avec l’origine des projets et son lien avec les conditions d’existence des personnes impliquées (2.1) et nous poursuivons avec les enjeux économiques (2.2).

2.1. À un moment donné, il faut gagner sa vie

Quelles que soient leurs origines, qu’elles soient plus ou moins aisées et plus ou moins engagées, les personnes qui fréquentent les milieux de la gauche plus radicale peuvent être habituées à la grande débrouille ou au piratage au sens large : se nourrir, voire se vêtir dans les poubelles (faire de la « récup ») et les banques alimentaires ou les friperies, habiter dans des espaces collectifs ou squatter, vivre de peu, vivre des soutiens du revenu. La fondation d’une initiative économique ou la participation à un projet existant permet de consolider les conditions d’existence, surtout si, d’une part, les soutiens publics sont de moins en moins généreux au fil du temps et de moins en moins accessibles et, d’autre part, si vivre coûte de plus en plus cher ; il y a 25 ans, « the welfare rates were the highest, so really, activist time was really available » (tech 3). Comme le rappelle cet interlocuteur, alors que la « générosité » des allocations sociales publiques favorisait, il y a 25 ans, la militance, leurs coupes successives ont obligé plusieurs militant·es à trouver d’autres sources de revenu. Autrement dit, l’engagement militant bénévole paraît de moins en moins viable, surtout à temps plein : « I feel like I can just always be doing stuff for the movement, but that’s not sustainable » (tech 1).

À un moment donné, si le projet devient prenant, il faut envisager d’y gagner sa subsistance ; « On cherchait pas à être rémunéré·es mais ceux qui mettaient plus de temps commençaient à mettre de la pression pour avoir des revenus » (tech 2). En contrepoint, c’est que le projet lui-même trouve sa pertinence : il permet de consolider une communauté en lutte, en créant des espaces et des services sécuritaires, des infrastructures de communication et de diffusion. Il convient donc de faire d’une pierre deux coups en offrant un revenu aux travailleur·euses et un service à la communauté.

2.2. L’impensé de l’argent

Conformément à une analyse économique classique des entreprises, nous nous sommes non seulement intéressé·es à la forme de « propriété » des initiatives économiques, c’est-à-dire à leur mode d’existence formel, mais aussi aux moyens de production, aux modes de rémunération ainsi qu’à la destination des services offerts par ces initiatives. Mais avant d’en présenter les détails, insistons sur deux importants constats.

Premièrement, la dimension économique de ces initiatives reste relativement peu réfléchie : « we’re not really that good at radical economics » (tech 4). Deuxièmement, et c’est la principale découverte, les valeurs de référence de ces projets sont essentiellement a-marchandes, en ce sens que les contraintes économiques systémiques ne semblent qu’un pis-aller qui ne supplante jamais, ou rarement, les valeurs d’usage qui traversent ces initiatives. D’ailleurs, et en dépit des contraintes économiques, notre connaissance des initiatives économiques tend à confirmer que l’indifférence à ces contraintes ne menace nullement la pérennité de celles-ci, puisqu’elles tendent à perdurer dans le temps, ce que confirme d’ailleurs la littérature (Hébert et Twahirwa, 2019 ; Posca, 2023).

2.2.1. Des infrastructures à l’avenant et le logiciel libre

Notons d’abord que le mode d’existence des projets, c’est-à-dire leur statut officiel, va du collectif militant à la coopérative – solidaire ou de travail –, en passant par l’organisme à but non lucratif (OBNL). Pour ce qui est des infrastructures et des moyens de production, les initiatives déploient divers trucs : les ordinateurs peuvent être récupérés des organisations qui s’en départissent, les loyers sont bas et lorsqu’ils ne le sont pas, ils font pression sur la rentabilité de l’initiative en dépit de sources de financement amicales. Les locaux peuvent être revampés « sur le bras », lorsque des camarades offrent gratuitement leur temps et leurs savoir-faire. Qui plus est, les initiatives informatiques sont de ferventes promotrices du logiciel libre, quitte à peiner avec la désuétude des codes. Drupal, par exemple, est un programme que peu des jeunes geeks maîtrisent, ce qui rend plus ardu le recrutement de nouvelle main-d’oeuvre. Enfin, la comptabilité se fait aussi, parfois, à l’avenant, pour que les chiffres balancent mais sans plus de rigueur. De même, lorsque cela a été évoqué, l’initiative a dit limiter le recourt à l’emprunt bancaire : « on n’a jamais emprunté de l’argent pour faire des investissements. Nous autres on investit à même notre cash-flow, pis on n’a pas de dette pis rien… On veut faire les affaires autrement. » (Tech 2) Quoi qu’il en soit de ces quelques exemples, il faudrait cependant enquêter plus systématiquement sur les moyens de production dans ces initiatives.

2.2.2. L’a-marchandisation dans les services offerts : « we wanted our services to support the revolution » (tech 3)

En principe, ici, on devrait se demander et savoir combien valent les services (par exemple, leurs coûts de production) et à quel prix ils seront offerts. Il semble cependant qu’une fois soustraits les coûts des frais fixes et des matières premières (et non l’ensemble des coûts de production, ce qui inclurait le temps de travail), les conditions d’accès aux services échappent presque totalement à la rationalité économique. Dans certains cas, ces services ne sont pas tarifés et ce sont des dons en argent, de type sociofinancement, qui permettent de les financer. Dans d’autres cas, les tarifs s’établissent sur la base de la quantité de travail que contient le service ; c’est le cas dans une initiative informatique. Dans les services de restauration, les prix sont déterminés en fonction des usages, c’est-à-dire qu’ils visent à favoriser l’accessibilité, tout en étant bons pour la santé, afin de satisfaire aux bourses moins garnies.

Parce que le social et le politique dominent les finalités des initiatives économiques, il apparaît que les valeurs marchandes déterminent peu les relations aux services offerts. Sauf pour la coopérative d’interprétation, ce que nous expliquerons plus loin, la portée a-marchande des services offerts par les initiatives économiques découle surtout de la préoccupation pour les usagers et de la répercussion qu’a cette préoccupation sur les manières d’envisager le service : « On avait du mal à charger le monde. » (Barista 2)

D’une part, cette portée a-marchande s’adosse à une posture a-consumériste. Dans les cafés, par exemple, on ne sent pas la pression à consommer. Ensuite, on peut percevoir qu’on y vient pour y retrouver une communauté avec laquelle on partage un monde affinitaire. Dans les initiatives informatiques, la communauté engagée prime aussi sur le service : « what we were building overall… was like social relationships, not just the information infrastructure. » (Tech 1) Cette posture n’est pas sans conséquence sur « l’approche client », laquelle peut être déniée afin de rompre avec les attentes clientélistes[10]. En contrepartie, on y trouve un engagement quant à la fiabilité du service, puisqu’une interruption pourrait compromettre les communications d’un groupe en lutte.

D’autre part, et surtout, si les critères marchands jouent un faible rôle quant à l’offre des services, c’est parce que d’autres valeurs les supplantent, en particulier celles d’accessibilité et de sécurité. Les services doivent pouvoir être accessibles à ceux et celles qui en ont besoin, peu importe, selon le cas, leur capacité de payer. Dans deux initiatives informatiques, les services sont gratuits ; dans une autre, ils sont offerts à des tarifs fixés selon la capacité de payer du client, ou gratuitement si une importante cause politique le requiert. Dans les cafés, les prix sont moins élevés que dans les commerces aux alentours, pour tenir compte du niveau de vie des habitant·es du quartier ou afin de créer un espace de résistance. Qui plus est, deux d’entre eux ont instauré la pratique des cafés ou des repas « en attente » : ce sont des consommations payées par un·e client·e plus fortuné·e ou plus généreux·se et qui sont disponibles pour qu’une personne sans moyen les réclame. En somme, plusieurs des initiatives ont une pratique de prix différenciés ou d’échanges à géométrie variable, selon la capacité de payer des clients, leurs positions socioéconomiques ou les raisons sous-jacentes à la demande de service.

Pour ce qui est de la sécurité, une valeur cardinale dans les initiatives informatiques et dans les cafés, elle vise la sécurité informatique, l’accueil des militant·es en lutte, la construction d’espaces sécuritaires (safe spaces) pour les minorités de genre et les marginalisé·es, et la consolidation de communications protégées de la surveillance étatique[11] et de la prédation des données par les entreprises.

2.2.3. Les pratiques salariales

L’adage que l’on attribue à Marx pour signifier le mode de rétribution dominant de l’activité sociale dans une ère communiste, « À chacun selon ses besoins », résume bien les principes justifiant la rémunération dans les initiatives enquêtées. Ainsi, le principe selon lequel la rémunération témoigne d’une reconnaissance du travail effectué est quasi absent dans celles-ci.

Il faut savoir, d’abord, que tou·tes les travailleur·euses ne reçoivent pas un salaire. Deux des initiatives économiques ont essentiellement fonctionné grâce à l’engagement militant de leurs travailleur·euses, ne payant que certaines personnes à l’occasion parce qu’elles en avaient besoin. L’un des cafés a aussi cessé de rémunérer les personnes faisant le service des consommations, parce qu’il n’en avait plus les moyens, et n’a jamais payé celles qui effectuaient divers travaux de maintenance. Dans tous les cafés, les heures de travail rémunérées s’accompagnent d’heures de participation non rémunérées, généralement en lien avec l’autogestion du milieu de travail. Une ancienne travailleuse d’une initiative économique a révélé ne pas déclarer toutes ses heures et travailler gratuitement pour certains clients. Encore là, nous sommes tentée d’affirmer que les personnes impliquées dans ces initiatives ont une conception a-marchande du travail en ce sens que le sens de la tâche prime sur sa valeur économique. La frontière entre engagement politique et travail salarié reste donc ambiguë.

Quoiqu’il en soit, la majorité des travailleur·euses perçoivent un salaire. Or, sauf dans un cas[12], quelles que soient les tâches effectuées, les postes occupés ou l’ancienneté, les salaires horaires sont strictement égaux. Diverses rationalités fondent la hauteur de ceux-ci et nous allons les examiner tour à tour.

Les salaires des initiatives informatiques sont beaucoup moins élevés que ceux versés en moyenne dans le secteur[13]. L’une des initiatives l’a déterminé après de nombreuses discussions et en tenant finalement compte d’un seuil optimal de satisfaction. À cette époque, le salaire pouvait paraître relativement alléchant, mais la hausse du coût de la vie, depuis 20 ans, a fini par éroder sa valeur.

Dans ces initiatives, cependant, avant même de déterminer la hauteur du salaire, il a fallu décider si les travailleur·euses seraient payé·es et pour quelles raisons. En général, les premières personnes qui ont été rémunérées l’ont été parce que les tâches comportaient des contraintes : qui devait se réveiller en pleine nuit pour réparer une panne informatique, qui ferait la comptabilité et les communications alors que personne ne voulait le faire ? Bref, la rémunération avait le « sale air » de la peine. Comme la salarisation se généralisait dans deux des quatre initiatives et qu’elle restait en deçà des salaires moyens dans le secteur pour des tâches équivalentes, nous étions intéressé·es à comprendre les raisons de ce qui paraissait renvoyer à de l’auto-exploitation. Nous nous y attarderons dans la prochaine section.

Dans les cafés, les salaires étaient légèrement supérieurs au salaire minimum général légal (Loi sur les normes du travail) et, dans deux des trois cas, ils ont été déterminés en tenant compte des revendications pour le salaire minimum à 15 $ de l’heure, luttes menées au milieu des années 2010.

Dans la coopérative de traduction, la mise sur pied de l’initiative a été rendue possible par de longues heures d’engagement non rémunérées. Mais, une fois mise sur les rails, l’initiative verse à ses travailleuses des salaires qui doivent valoriser leur travail. Ce cas concerne une lutte contre la relégation d’un certain profil de travailleuses dans des emplois mal rémunérés et leur affirmation du juste prix de leur travail : « le projet de la Coop venait du besoin de se créer un emploi qui était représentatif de nos compétences » (interprète). En effet, cette coop a explicitement été fondée parce que des professionnelles étaient exclues des bons emplois, accaparés par les interprètes accrédité·es. Leurs services étant néanmoins requis par des groupes communautaires, elles recevaient alors une rémunération relativement faible (environ 18-20 $/h), qu’elles jugeaient insuffisante en regard des exigences du métier. En étant fixée au « juste prix » (interprète), à hauteur de leurs compétences et de la pénibilité de la tâche, leur rémunération renvoie à la possibilité de combattre le sexisme et le racisme du milieu.

Pour conclure cette section, insistons sur le fait que dans ces initiatives, les salaires sont généralement égaux. Outre leur valeur nominale, ils peuvent être complétés d’avantages sociaux (salaire différé), de la protection du lien d’emploi (la possibilité de prendre régulièrement un « congé sabbatique » non rémunéré), et de l’accès gratuit aux services ou aux consommations. De plus, il nous paraît important de souligner que plusieurs des initiatives affirment être des lieux d’accueil pour une main-d’oeuvre marginalisée. Des personnes relativement peu employables parce qu’elles n’aiment pas travailler par conviction politique, d’autres qui n’ont pas le profil type attendu dans le marché du travail commun, les primo-demandeur·euses d’emploi et les personnes victimes de discrimination peuvent y trouver une place. Dans l’ensemble, toutefois, leur rémunération les situe dans une strate de revenus relativement modestes.

3. Défis et contradictions

Dans cette dernière partie, nous souhaitons analyser nos données de recherche à l’aune de leur portée démarchandisante. Nous le ferons à partir de trois constats dégagés des pratiques dans les initiatives économiques : 1) la référence aux valeurs d’usages sociopolitiques ; 2) l’autonomie organisationnelle et enfin, 3) la frugalité des conditions d’existence.

Un premier regard sur les transcriptions d’entrevues semblait révéler que notre enquête ne dévoilerait aucune construction d’alternatives à la dynamique implacable de la valeur marchande dans le capitalisme. Outre un certain renvoi à l’équité salariale pour ce qui est des traductrices, ou l’évocation subtile d’un « salaire décent » (Freyssinet, 2022[14]), la contrainte salariale et les principes articulant la circulation de l’argent ne semblaient pas remis en question ou transformés. Comme le suggérait l’un de nos interlocuteurs, il semblait y manquer d’économie radicale. Nous avions pourtant sous les yeux une posture qui s’est affirmée de plus en plus une fois qu’on lui a laissé faire son chemin. Une posture d’indifférence presque entière envers l’univers du capitalisme et l’affirmation évidente de références politiques et sociales aux valeurs d’usage. Versant concret de la valeur marchande comme unité de compte abstraite, la valeur d’usage découle des utilisations fonctionnelles et symboliques des biens et des services. Nous en avons rendu compte en forgeant le concept d’a-marchandisation, afin d’insister sur ces utilisations à l’encontre des principes de la valeur marchande.

Ce concept d’a-marchandisation vise plus précisément à cerner un mode de légitimation des pratiques sociales qui soit social, c’est-à-dire substantiel (plutôt que formel) et assumé comme tel (plutôt que naturalisé). Par « substantiel », nous entendons que les pratiques sociales soient justifiées en référence à des modes de vie, à des valeurs et, parfois, à des désirs de révolution sociopolitique, comme c’est le cas dans la plupart des initiatives économiques enquêtées. Autrement dit, même si les services offerts par les initiatives économiques ont un prix (lequel n’est pas toujours directement payé par le ou la « consommatrice »), ils ne visent pas à réaliser du profit. Ils s’inscrivent surtout comme projet de transformation de la société, comme projet d’émancipation : « We wanted our services to support the revolution » (tech 3).

Par ailleurs, se placer au coeur du travail salarié pour en penser les ouvertures critiques nous a amenée, avec Gorz (1997) et Castoriadis (1999 [1975]), à envisager le travail en termes d’autonomie. Ici, le terme s’oppose à l’hétéronomie qui cerne les formes d’aliénation dans lesquelles s’effectue le travail salarié dans le capitalisme : les salarié·es ne définissent pas le but de l’activité ou ses moyens. Ils et elles réalisent une activité pour autrui et pour engraisser une dynamique d’accumulation. Pratiquer des activités autonomes, c’est alors faire des choses qui servent des finalités sociales, ou participer à la détermination de ces finalités et des moyens de réaliser les activités.

N’ayant pas fait porter notre enquête sur l’autogestion et ses défis, nos entrevues ont révélé une forte valorisation de l’autonomie liée au travail. En particulier l’absence de patron, mais surtout l’inscription dans une activité significative, ont été évoqués comme les principaux avantages de l’autogestion. Mais justement parce que notre enquête ne portait pas principalement sur cet aspect, l’enthousiasme des travailleurs et travailleuses des initiatives économiques n’était pas nuancé par les nombreux défis que comporte ce type de gestion. L’inscription dans les références au sens, aux usages et aux luttes politiques pouvait ainsi sembler plus évidente.

Mais si l’on en revient aux conditions d’existence, les personnes n’avaient-elles pas l’impression de payer cette autonomie au prix de leur bien-être matériel ? Toujours conséquent·es avec la référence aux usages, les personnes affirment plutôt bien vivre. En ce sens, et sauf pour la coopérative de traduction, la frugalité choisie marque fortement ce terrain de recherche : « I’m pretty good at living poor » (tech 1) ; « J’suis pas une personne qui dépense beaucoup » (barista 4). La plupart des répondant·es de notre enquête affirme en effet vivre de peu. Mener une vie frugale ne vise pas seulement à limiter l’emprise du marché sur la vie individuelle. Cela permet aussi d’agir en résistance à la surproduction et à la surconsommation : « Acheter usagé, genre, c’est pas tant pour économiser que parce que ça me fait chier d’acheter des choses neuves quand y’en existe déjà tellement, de vêtements qui sont tout à fait corrects… » (Barista 4)

Mais ce mode de vie frugal va de pair avec les salaires, qui le sont aussi. Lors d’un entretien informel antérieur à la démarche de recherche proprement dite, le fondateur d’une initiative de communication nous avait révélé que les salaires avaient été fixés sur un niveau de vie décent et viable, mais modeste. Conséquemment, si, dans ces initiatives, les salaires sont strictement égaux, chacun arbitre sa quantité de travail en fonction de ses besoins. Dans l’une des initiatives économiques, un camarade ne travaille que le nombre d’heures hebdomadaires qu’il lui faut pour maintenir son mode de vie frugal. Dans la mesure où le projet continue d’être significatif et que la frugalité reste viable, les travailleurs et travailleuses de ces initiatives s’y maintiennent et défendent leurs modes de vie. Cette conclusion doit cependant être nuancée lorsqu’on tient compte des diverses positions sociales occupées par ces personnes. L’une des fondatrices d’une initiative informatique de la côte ouest états-unienne peut se permettre son salaire relativement peu élevé parce qu’elle se dit une « activist housewife », c’est-à-dire que le revenu élevé de son partenaire compense pour le faible revenu qu’elle tire de son « travail politique » salarié dans l’initiative économique. Ce n’était manifestement pas le cas des travailleuses de la coopérative de traduction qui se sentaient flouées, voire discriminées dans le marché des services communautaires spécialisés et qui ont fondé leur initiative pour valoriser leur travail.

Ainsi, les défis ou contradictions que rencontrent ces initiatives sont relativement peu situés à l’horizon de l’autoexploitation (comme pouvait le laisser croire la faiblesse des salaires versés dans les initiatives informatiques relativement à ceux du marché, par exemple) mais bien plutôt au niveau des enjeux pratiques.

3.1. Quelques enjeux pratiques

Nous allons ici rapporter trois de ces enjeux pratiques. Le premier concerne la pérennisation du service et de l’initiative. Quoi qu’on en dise, il faut un minimum de trésorerie pour payer les salaires et les équipements. Pour ce faire, il faut que l’argent « rentre » et que quelqu’un paye ; « when it comes to money we have difficulties making decisions, getting it. » (Tech 4) Assurément, plusieurs initiatives possèdent une comptabilité à vases communicants : les clients les plus fortunés payent pour les moins pourvus. N’empêche, si les services offerts à un usager politiquement engagé requièrent beaucoup de temps, faut-il offrir en contrepartie des services facilement optimisables et efficients à un grand nombre d’autres usagers quitte à devenir le label militant du milieu ou à vendre dans l’indifférence (ce qui est le principe du marché – voir Dujarier, 2021) ? Les campagnes et les évènements de financement peuvent constituer une solution mais à leur tour, ils nécessitent parfois un lourd investissement temporel. Ces décisions ne sont pas faciles. Certes, le dilemme est le même dans n’importe quelle autre entreprise où le temps compte pour de l’argent. La différence tient au fait que dans les initiatives enquêtées, un troisième terme s’ajoute à ce scénario, celui du sens, celui des usages du service. Par conséquent, les initiatives doivent jongler avec des valeurs telles que l’accessibilité et la fiabilité des services, et l’efficience afin de rendre leurs pratiques viables à tous égards. Avec peu de personnes, le travail doit être bien fait, tout en étant économe.

Un dilemme semblable concerne la main-d’oeuvre. Si les salaires étaient plus élevés, les travailleur·euses pourraient travailler moins et maximiser leur temps de militance, lequel, en principe n’est pas payé. Mais si les conditions d’emploi sont attrayantes, n’y a-t-il pas un risque d’attirer des gens pour ces dernières plutôt que pour les finalités de l’initiative, c’est-à-dire à la fois pour le sens du projet mais aussi pour l’autonomie qui s’y expérimente ? Pour l’un des fondateurs d’une initiative informatique, la réponse paraît évidente : « C’tait nécessaire, c’te modèle-là [se payer peu mais être constitué en auto-organisation] pour pouvoir choisir notre destin, choisir ce qu’on veut faire pis le faire ensemble, genre collectivement avec d’autres qui veulent atteindre les mêmes objectifs que nous » (tech 2).

Et qu’en est-il de la discipline du travail ? C’est-à-dire, comme dans toute entreprise, comment s’assurer que les travailleur·euses méritent leur salaire ? Sur ce thème, les initiatives qui l’ont mentionné ont indiqué avoir essayé diverses stratégies mais sans avoir trouvé la panacée… outre l’attrait même du projet porté par l’initiative économique.

Conclusion

Comme on a pu le constater, la sobriété constitue un élément transversal des enjeux financiers dans les initiatives enquêtées. On a pu le remarquer aussi, en regard de la frugalité salariale, les données de l’enquête liées aux cafés communautaires ont été relativement peu évoquées. Le profil des personnes qui s’y investissent ou qui ont été rencontrées rend moins compte des enjeux financiers que d’autres enjeux, notamment celui de l’accueil de personnes issues de communautés marginalisées. Pour ce qui est du salaire, dans les cafés, les limites de l’enquête rencontrent celles de la situation toujours particulière des « jeunes »[15]. En raison de leur âge, ceux-ci sont susceptibles d’être toujours aux études ou d’occuper des emplois transitoires et peu liés à leur trajectoire à venir. S’ils ont besoin de sous – notamment en raison du traitement particulier que les aides sociales leur réserve – ils en ont relativement moins besoin que celles et ceux qui avancent en âge ou s’installent dans la vie. Dans les milieux engagés de l’extrême gauche, on sait que ces « jeunes » peuvent être particulièrement débrouillards pour joindre les deux bouts (communisation de la récup, appartements communautaires, recours au Programme de prêts et bourses), qu’ils ne dépendent pas de grosses sommes d’argent pour vivre et qu’ils et elles peuvent traverser cette période de sobriété relativement aisément. Idéalement, notre enquête aurait visé plus particulièrement la fin de cette période de sursis, celle-là même qui accompagne la fondation des initiatives économiques.

Nous postulions en effet que les initiatives économiques sont fondées non seulement en fonction des cycles de luttes mais aussi en raison de l’entrée dans la vie adulte, période qui peut être marquée par la fin des études, la fondation d’une famille et l’arrivée des enfants, ou la fatigue liée aux expérimentations de la jeunesse. Or cette période devait donc aussi témoigner d’un engagement projectif et d’une sécurisation des conditions d’existence. Si tel est bien le cas, insistons toutefois sur deux constats.

Premièrement, cette sécurisation des conditions d’existence ne signifie nullement que l’emploi dans l’initiative économique soit une condamnation à vie. On peut en sortir et il est même dit que ces emplois peuvent servir de tremplin pour pénétrer le marché plus formel, puisqu’on y a acquis expérience, polyvalence et autonomie. Pour celles et ceux qui « collent », la sécurisation du revenu ne signifie pas la hauteur de celui-ci, ni son amélioration dans le temps.

Par conséquent, et deuxièmement, travailler dans ces initiatives suppose surtout qu’on en partage les valeurs : sobriété économique et engagement politique. Plus précisément : sobriété économique pour soi, accessibilité pour les destinataires et redistribution selon les positions de privilèges occupées. Pour ce qui est de l’engagement politique, il implique la critique en actes, parfois subtile, du capitalisme : le soutien aux communautés en lutte (soutien infrastructurel ou accueil inconditionnel) et la mise en oeuvre de rapports sociaux de travail visant à surmonter les obstacles que rencontrent les travailleurs et travailleuses discriminé·es. L’engagement envers ces valeurs prime donc sur les conditions d’emploi, surtout si elles s’accompagnent de l’autonomie décisionnelle.

Pourtant, avec le principe de « À chacun selon ses besoins » et la stricte égalité des salaires nominaux, nous constatons que les travailleurs et travailleuses paraissent enfermé·es dans une logique d’arbitrage individuel. Ceux et celles dont les besoins restent peu dépendants du détour marchand peuvent travailler relativement peu, tandis que les plus endetté·es, ceux et celles dont les charges sont plus lourdes ou les plus dépensier·ères sont contraint·es de travailler davantage.

Ainsi, si la valeur de l’heure de travail est strictement égale, la disponibilité du temps libre et le partage du temps de travail semblaient peu politisés. Certain·es utilisent même ce temps libre pour travailler gratuitement pour les mêmes client·es, tandis que d’autres l’investissent dans d’autres luttes politiques. Si l’a-marchandisation est manifeste quant à la référence aux usages et aux luttes politiques, les enjeux de salaires et de conditions d’existence paraissent insuffisamment politisés. De même, la participation des initiatives à la marchandisation des pratiques sociales de proximité ne paraît pas réfléchie.

Comme on l’a vu, l’argent circule dans ces initiatives. Il sert de moyen de compte, de paiement et de rémunération. Cependant, cet argent ne sert pas systématiquement à payer le travail ou l’accès à un service. Quelqu’un peut travailler sans être payé ou un·e autre peut bénéficier d’un service sans débourser pour celui-ci. Qui plus est, l’argent ne sert pas de moyen de thésaurisation. La médiation monétaire est au service de la satisfaction des besoins – nécessaires et modestes – et des usages. Ces initiatives mettent ainsi de l’avant une vision a-marchande des pratiques sociales, ce qui, il nous semble, devrait faire l’objet de davantage de visibilité et de politisation. Insistons d’abord sur la contribution des initiatives économiques à la marchandisation du tiers secteur. Nous atterrirons ensuite sur les moyens d’existence.

Car en dépit des découvertes que cette enquête a permis de faire, nous restions dubitative. Nous avions constaté la prégnance d’une référence aux usages, une référence qui paraît politisée en dépit des lacunes quant à son explicitation critique. Insistons sur cette absence. Cette enquête a été réalisée dans une période qui témoigne, d’une part, de la maturation institutionnelle, du moins au Québec, de l’Économie sociale et, d’autre part, de la diffusion, encore au Québec, de formes hybrides d’initiatives économiques alternatives qui mélangent économie collaborative, réseaux d’échanges non monétaires de type banque de temps, espaces de travail partagés, coopératives de production et de travail engagées, écovillage, festival des alternatives, etc. Les initiatives étudiées participent de ce contexte et semblent s’y inscrire en répondant certes à des besoins sociaux et politiques mais en participant par le fait même à une dynamique de marché de niche des tiers secteurs. Elles offrent des services spécialisés à des tarifs modestes concordant avec ce marché, contribuant, ainsi, non pas tellement à la démarchandisation des pratiques sociales concernées qu’à leur légitimation. L’hybridation entre les luttes politiques, les mouvements contestataires, le milieu communautaire, l’économie sociale et « les » alternatives pave à son tour la voie à l’explosion des alternatives que l’on constate depuis une dizaine d’années.

Il faudrait étendre et poursuivre notre enquête à l’ensemble de ce secteur, caractérisé par son aura d’urbanité cool – même à la campagne – et son engagement politique et communautaire. Il faudrait d’autant plus le faire que, tout comme dans le milieu communautaire, on y trouve ce paradoxe qui lie des pratiques a-marchandes, axées sur l’autonomie, et la précarisation des conditions de vie des personnes qui s’y engagent (Fauvel, Noiseux et Coget, 2020) en raison notamment du durcissement des conditions de vie autour. Or si la sobriété constitue l’une des seules réponses viables aux défis de la transition écologique, ce paradoxe ne saurait se résoudre simplement en injectant plus d’argent dans ce secteur. Il consisterait plutôt à mettre en valeur ses autres critères de reconnaissance et à espérer leur contamination aux autres sphères des pratiques sociales. Or, pour le moment, ces autres valeurs déployées dans ces milieux sont insuffisamment publicisées, tandis que les références à la valorisation financière prédominent, au risque d’un brassage des mêmes montants d’argent dans le tiers secteur.

Illustrons-le à partir de l’amélioration des conditions salariales des travailleuses dans la coopérative de traduction, en regard de la rémunération antérieure. Notons d’abord que leurs services spécialisés sont offerts aux mêmes organismes parapublics ou communautaires qu’auparavant, c’est-à-dire avant que les travailleuses ne se constituent en coopérative. Cependant, elles sont maintenant mieux payées. Selon la travailleuse rencontrée, et fondatrice de la coopérative, cette « professionnalisation » a été bien accueillie par les organismes clients, lesquels n’ont pas rechigné à payer. Or si l’on songe que ces organismes relèvent du secteur de l’Action communautaire autonome et que l’on sait que les conditions salariales et d’emploi des travailleur·euses de ces secteurs sont relativement faibles et précaires en raison des fluctuations et des plafonds de financement (Fauvel et al., 2020), on comprend que la professionnalisation dans les services connexes scelle des conditions d’emploi à rabais pour l’ensemble des intervenant·es de ce secteur en vertu de l’amour de la mission. En somme, le dilemme de la marchandisation des pratiques et de la valorisation sociale reste entier.

Cela dit, le fait que les travailleuses et travailleurs des initiatives économiques fondent leurs projets et leurs pratiques économiques sur d’autres références que celles du marché indiquent moins que leurs actions font reculer la marchandisation qu’elles n’ouvrent et accroissent une brèche. Dans celle-ci se déploie la capacité d’articuler les interactions matérielles sur des finalités souverainement choisies. Les initiatives économiques font donc retour sur les valeurs telles que la satisfaction frugale des besoins, l’accueil de la diversité, les luttes politiques d’émancipation, la solidarité et l’égalité. Il convient de mettre de l’avant ces manières de faire, tout en poursuivant les réflexions sur les paradoxes économiques que nous avons examinés.