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Introduction

« Chauffez à 19 °C le jour et 16 °C la nuit ; prenez une douche plutôt qu’un bain ; fermez vos volets à la tombée de la nuit ; utiliser les programmes courts lorsque la vaisselle est peu sale ; éteignez vos multiprises, car même en veille les appareils consomment ! » Depuis les premières politiques environnementales françaises dans les années 1970, ces prescriptions en matière de consommation d’énergie sont relayées par des dispositifs de communication d’État qui cherchent à inciter les individus à adopter au quotidien des petits gestes écologiques (Rumpala, 2009 ; Comby, 2014 ; Dubuisson-Quellier, 2016). Dans le cadre de politiques locales, cette sensibilisation des ménages aux économies d’énergie cible depuis une quinzaine d’années un groupe social en particulier : les classes populaires, notamment ses fractions précarisées les plus en difficulté face au paiement de l’énergie. À travers des dispositifs d’éducation aux « éco-gestes » qui donnent lieu à une interaction sociale directe entre un agent-prescripteur et des usagers, ces populations défavorisées sont incitées à la sobriété énergétique pour diminuer le montant de leurs factures d’énergie et prévenir ainsi leurs difficultés de paiement.

Alors que les politiques de transition énergétique ont jusque-là négligé les mesures de sobriété énergétique au profit de solutions techniques (les green-tech, les énergies décarbonées), que ce soit à l’échelle locale (Villalba, 2016 ; Hamman, 2018) ou nationale (Aykut et Evrard, 2017 ; Toulouse, 2020), les collectivités territoriales sont en revanche nombreuses à développer des dispositifs d’incitation aux économies d’énergie auprès de leurs administrés à bas revenus dans le cadre de leur politique sociale. À Nantes, deux dispositifs ont été construits sur cette logique d’action pour lutter contre la précarité énergétique : les visites énergie à domicile en 2013 (intervention dans le logement par un professionnel qui transmet des conseils en économie d’énergie) et l’éco-appart en 2015 (lieu d’accueil construit comme un appartement permettant au public de visualiser les sources d’économie d’énergie possibles dans un logement). Financés par le centre communal d’action sociale[1] (CCAS) de Nantes, ces deux dispositifs cherchent à favoriser l’adoption de comportements sobres en énergie chez les populations locales précaires.

Dans une société marquée par des « inégalités écologiques » (Emelianoff, 2008 ; Durand et Jaglin, 2012), ces dispositifs ne sont pas sans soulever des interrogations. D’un côté, il existe des inégalités de consommation d’énergie entre catégories sociales : un individu appartenant aux 10 % les plus riches consomme chaque jour en moyenne 260 kWh en France, tandis qu’un individu appartenant aux 10 % les plus pauvres consomme chaque jour 70 kWh (Chancel, 2017). Que ce soit à travers les données économétriques ou des observations qualitatives, les recherches montrent que les populations pauvres ont les modes de vie les plus sobres en énergie, en raison de facteurs sociaux, économiques et culturels. D’un autre côté, certains individus contribuent davantage que d’autres aux dégâts environnementaux : par exemple, un ménage français appartenant aux 10 % les plus riches émet en moyenne 2,2 fois plus de CO2 qu’un ménage appartenant aux 10 % les plus pauvres (Pottier et al., 2020). Ainsi, les deux dispositifs nantais demandent à ceux qui sont déjà les moins consommateurs d’énergie et les moins contributeurs à la crise écologique d’être sobres, tandis que les catégories privilégiées, qui vivent dans une « ébriété énergétique » (Villalba et Semal, 2018) parfois ostentatoire (voyages réguliers en avion, achat de véhicules puissants, accumulation d’objets de consommation), sont dispensées d’effort environnemental (Deldrève et Candau, 2014). Enfin, alors qu’en matière de politique environnementale, les élus et les techniciens « restent extrêmement réservés à l’idée d’explorer sérieusement la construction de politiques publiques à partir d’une offre de sobriété » (Villalba, 2016 : 46), les politiques sociales locales intègrent à leur arsenal instrumental des dispositifs d’incitation à la sobriété énergétique ciblant les populations à bas revenus. Comment expliquer l’émergence et la légitimation de ces dispositifs d’éducation à la sobriété énergétique ciblant spécifiquement les plus pauvres ? Échappent-ils à toute forme de controverse et de contestation alors même qu’ils participent à la reproduction des inégalités écologiques ?

Sur un plan théorique, nous nous inscrirons dans une sociologie de l’action publique, et nous nous équiperons plus particulièrement de trois grilles d’analyse : celle de l’approche discursive des politiques publiques (Hajer, 1993 ; Zittoun, 2013), de la sociologie des instruments d’action publique (Lascoumes et Le Galès, 2004 ; Halpern, Lascoumes et Le Galès, 2014) et de la sociologie de la mise en oeuvre (Dubois, 1999 ; Siblot, 2003 ; Spire, 2008). Premièrement, l’approche discursive des politiques publiques aborde le discours et l’argumentation des acteurs comme une activité exerçant une influence déterminante sur la production de l’action publique. Les discours des acteurs mettent en sens le monde social : ils proposent une interprétation des faits qui rend intelligible et administrable une réalité sociale souvent complexe. Par leur activité discursive, des groupes d’acteurs peuvent parvenir à imposer une représentation d’un problème et à légitimer une solution d’action publique en faisant circuler une vision du monde, des jugements, des croyances et des causalités qui s’imposent comme les catégories dominantes à partir desquelles le problème public est pensé. En considérant les discours comme non réductibles à des intérêts et comme ayant des effets propres qui ont la capacité de structurer les processus sociopolitiques, nous nous appuierons sur cette grille théorique pour montrer le rôle d’une coalition discursive locale dans la production et la légitimation des instruments du gouvernement des conduites énergétiques à Nantes. Deuxièmement, nous nous inscrivons dans une sociologie des instruments d’action publique qui aborde le choix d’un dispositif d’intervention par les gouvernants comme un processus politique caractérisé par des mobilisations d’acteurs qui défendent des intérêts et des visions du monde, et non pas comme une séquence qui serait strictement technique et assimilable à la recherche d’une solution efficace face à un problème donné. Cette approche des politiques publiques est également attentive aux dynamiques de permanence et de sédimentation dans l’instrumentation de l’action publique, car elle a mis en lumière que les instruments déployés pour prendre en charge des problèmes sont rarement totalement innovants (Halpern et Le Galès, 2011 ; Aguilera, 2014). Enfin, cette littérature a documenté le fait que les instruments sont souvent loin d’être rigides et écrasants pour les acteurs : ceux-ci parviennent à se fabriquer des marges d’appropriation, d’interprétation et de résistance face à leurs instruments. Des enquêtes ethnographiques ont par exemple montré que la carte scolaire faisait l’objet de multiples appropriations par les agents publics et par les familles (Barrault-Stella, 2014), ou encore que le paiement de l’impôt pouvait être « domestiqué » par certaines catégories sociales (Spire, 2012). D’autres travaux ont mis en évidence que les acteurs peuvent aller jusqu’à entrer dans des résistances plus ou moins explicites vis-à-vis de ces dispositifs techniques (Le Bourhis et Lascoumes, 2014) via des actes de contestation visible (par une prise de parole exprimant une opposition explicite à l’instrument) ou de contestation plus discrète (par des actes de contournement, de détournement ou de neutralisation de l’instrument). Cette grille d’analyse fournit un point de vue théorique qui permettra d’éclairer le processus d’émergence des instruments d’incitation à la sobriété énergétique déployés dans le cadre d’une intervention municipale de lutte contre la précarité énergétique, mais également de mieux saisir leur appropriation dynamique et évolutive par les acteurs de première ligne. Troisièmement, la sociologie de la mise en oeuvre a montré, par de multiples travaux empiriques approfondis, comment les acteurs de terrain s’approprient la mise en oeuvre d’une politique en fonction de leurs ressources, de leurs contraintes, de leurs croyances et de leurs objectifs propres (Dubois, 1999 ; Siblot, 2006 ; Spire, 2008). Ce courant insiste sur l’idée que la mise en oeuvre de l’action publique est un processus marqué par des ajustements et des prises d’initiatives des agents de terrain, faisant de cette séquence d’action publique un moment marqué par l’incertitude et l’instabilité. Parce que l’accompagnement des pauvres à la sobriété énergétique dans les territoires se réalise à travers des pratiques d’agents de terrain et des instruments techniques, notre parti-pris théorique est de combiner la sociologie des instruments et la sociologie de la mise en oeuvre afin de proposer une analyse relationnelle et dynamique, c’est-à-dire soucieuse de rendre compte du rapport évolutif qu’entretiennent les agents avec leurs dispositifs d’action.

Sur le plan méthodologique, l’article exploite les données empiriques issues d’une enquête qualitative menée entre 2019 et 2023 dans le cadre d’une thèse CIFRE en sociologie et combinant trois méthodes d’enquête. Premièrement, des entretiens semi-directifs ont été conduits entre 2019 et 2023 avec les agents publics et associatifs qui mettent en oeuvre les dispositifs étudiés, des responsables du CCAS de la municipalité, des élus municipaux, ainsi que le fournisseur d’énergie partenaire. Lorsque cela a été possible, nous avons réalisé plusieurs entretiens séparés dans le temps avec les acteurs qui occupaient une position centrale dans la décision ou dans la mise en oeuvre des dispositifs, afin de saisir l’évolution potentielle de leurs représentations. Deuxièmement, nous avons réalisé des observations principalement participantes (58 h pour les visites énergie à domicile, 36 h pour les ateliers de l’éco-appart) donnant lieu à environ 150 pages de notes écrites. L’observation permettait d’avoir accès à la matérialité des dispositifs, aux pratiques professionnelles concrètes des acteurs de terrain et à leurs interactions avec les usagers. Troisièmement, nous avons réalisé une recherche documentaire, notamment par analyse des procès-verbaux des conseils municipaux et métropolitains de 2013 à 2022, des délibérations du conseil d’administration du CCAS, des notes internes entre agents de la collectivité et des conventions partenariales signées par la municipalité avec les associations et les fournisseurs d’énergie. Ce traitement documentaire avait pour fonction de retracer l’histoire du problème et la genèse des instruments.

Il est à noter une difficulté temporaire d’accès au terrain liée au contexte sanitaire des années 2020 et 2021. Les confinements sanitaires décidés face à la pandémie de covid-19 nous ont restreint l’accès au terrain pendant plusieurs mois entre mars 2020 et septembre 2021. Pendant cette période, les observations des dispositifs nantais ont dû cesser (dans le cas de l’éco-appart) ou ont été réduites (dans le cas des visites à domicile). En revanche, les entretiens ont continué d’être réalisés sur la période, essentiellement par téléphone ou en visioconférence.

Dans un premier temps, nous montrons comment deux instruments d’éducation aux économies d’énergie se sont imposés comme des solutions légitimes et crédibles au problème de la précarité énergétique à Nantes dans la première moitié des années 2010. Dans un second temps, nous montrons pourquoi et comment ces instruments connaissent depuis quelques années des formes de remises en cause par ceux et celles qui sont chargés de les mettre en oeuvre quotidiennement.

I. Construction et légitimation d’un gouvernement local des conduites dans la lutte contre la précarité énergétique

En juin 2013, le CCAS de la ville de Nantes décide de financer un dispositif d’intervention à domicile dont « l’objectif est de participer à la résorption de la précarité énergétique, notamment au travers de la promotion des écogestes et la pose de petits équipements économes[2] ». Ce dispositif consiste à réaliser chez des familles précaires « un diagnostic du comportement d’usage des énergies in situ[3] » et à leur prodiguer un ensemble de conseils en économie d’énergie qui favorisent la réduction de leurs factures. Comment ce dispositif éducatif, normatif et responsabilisant, qui demande à ceux qui sont les plus exposés aux risques de privation d’énergie d’être encore plus sobres, est-il parvenu à s’imposer localement comme une solution légitime face aux inégalités d’accès à l’énergie ? Nous proposons trois facteurs explicatifs.

a. Les intérêts d’un trio d’acteurs

À Nantes, le premier dispositif d’éducation aux économies d’énergie ciblant les populations précaires (« visite énergie à domicile ») est porté en 2013 par un trio d’acteurs : le CCAS de Nantes, une association d’aide à domicile et un fournisseur d’énergie. La municipalité finance les visites à domicile ; l’association les conçoit et les réalise ; le fournisseur finance les kits « écogestes[4] » qui sont remis aux usagers au cours de l’intervention. Pour ces trois acteurs à l’initiative du dispositif, l’intervention à domicile pour former les populations précaires à la sobriété énergétique représentait une opportunité matérielle, symbolique et pratique.

Pour le fournisseur d’énergie, l’éducation à la sobriété énergétique de ses clients à bas revenus se présente premièrement comme un moyen de réduire les risques d’impayés d’énergie. Cet objectif est explicité dans la convention partenariale signée avec la municipalité, lorsqu’il affirme l’intérêt de « mettre en place des pratiques d’observation précoce des impayés et de conseil de maîtrise des consommations d’énergie afin de responsabiliser les familles au regard de leur budget, afin d’éviter les situations d’endettement[5] ». En effet, les impayés génèrent des pertes financières pour les fournisseurs d’énergie, qu’elles soient liées directement au non-paiement des factures ou indirectement à la gestion de ces dossiers. Deuxièmement, le financement d’un dispositif social constitue une stratégie de différenciation par une image de fournisseur éthique et solidaire au sein d’un espace marchand soumis à une logique concurrentielle croissante. La libéralisation des marchés de la fourniture d’énergie pour les consommateurs domestiques à la fin des années 2000 a progressivement augmenté le nombre d’offreurs, jusqu’à atteindre en 2023 une quarantaine de fournisseurs pour l’électricité et une vingtaine pour le gaz. Entretenir une image d’entreprise vertueuse, solidaire, attachée aux valeurs du service public, représente pour les anciens monopoles (Électricité de France, Gaz de France) un enjeu majeur afin de conserver leurs parts de marché face à la nouvelle concurrence.

Pour la collectivité, les visites à domicile réalisées par l’association représentent une forme de délégation de la gestion du problème qui leur permet d’éviter « de voir croître leurs files actives d’usagers pour la seule raison énergétique » (Cacciari, 2017 : 295). Outre l’allègement du nombre de « dossiers » à gérer pour des travailleurs sociaux déjà exposés à l’épuisement professionnel (Ravon, 2009) et peu formés aux enjeux énergétiques, cette sous-traitance offre une occasion à la municipalité de proposer, pour un coût très maîtrisé, un service immédiatement opérationnel à destination de ses administrés en difficultés énergétiques. Enfin, parce qu’il consiste à sensibiliser les ménages pauvres aux économies d’énergie, ce dispositif apparaît pour le CCAS de Nantes comme un moyen de réduire les lignes budgétaires affectées aux aides financières pour motif énergétique, dans une période où l’Union nationale des centres communaux d’action sociale (UNCCAS) affirme que « près de 80 % des CCAS sont confrontés, depuis trois ans, à une hausse des demandes d’aides à l’énergie de la part de ménages en difficulté[6] ».

Pour les dirigeants de l’association, enfin, les visites énergie constituent une stratégie de différenciation dans le champ associatif. Les interventions à domicile sur la consommation d’énergie des ménages représentent pour l’association une opportunité de se positionner sur un segment de l’intervention sociale qui est encore très peu investi localement à l’époque. Or, dans la mesure où la visite à domicile est le coeur du savoir-faire de l’association, sa spécificité énergétique nécessite uniquement un réagencement d’un outil déjà disponible autour de nouvelles finalités. D’une certaine façon, la solution préexiste au problème qu’elle ambitionne de résoudre, moyennant un simple centrage des visites à domicile sur les enjeux spécifiquement énergétiques. Ce bricolage instrumental (Lascoumes et Le Galès, 2004 ; Aguilera, 2014) offre dès lors à l’association un moyen peu coûteux de se différencier sur le marché associatif et de décrocher de nouveaux contrats publics.

b. Le rôle d’une coalition discursive

Si les intérêts des acteurs expliquent largement l’émergence d’une approche comportementale pour réguler localement le problème, sa légitimation et sa stabilisation résultent de la domination du cadrage individualisant porté par le trio d’acteurs. Maarten Hajer propose le concept de « coalition discursive » pour désigner un groupe d’acteurs qui partage un discours sur une situation. L’auteur définit le discours comme « un ensemble d’idées, de concepts et de catégories par lesquels un sens est donné aux phénomènes » (Hajer, 1993 : 55). En partageant des catégories de langage et en les diffusant dans des espaces sociaux, des acteurs peuvent parvenir à imposer leur représentation d’un fait. En 2013, à Nantes, le trio d’acteurs public/privé/associatif fait circuler des éléments de discours communs sur la précarité énergétique qui construisent un récit autour de la figure du « mauvais » consommateur. En circulant, ce récit alimente et stabilise une représentation individualisante de la précarité énergétique, et légitime ainsi une réponse d’ordre comportemental.

Une élue municipale (Parti socialiste), vice-présidente du CCAS à l’époque, évoque encore au moment de l’enquête un manque de savoirs chez les ménages en matière de sobriété, qui conduirait à des situations de précarité énergétique. En entretien, elle tient un discours teinté d’un fort paternalisme :

Je crois beaucoup à la question de la pédagogie et au travail que l’on peut faire auprès des personnes. […] Ces gens ont besoin d’être accompagnés sur cette question de précarité énergétique. Savoir chauffer à bonne température, savoir ne pas prendre des bains et des douches tous les jours, être dans ce type de choses. […] Il y a des gens qui ont besoin qu’on leur explique à quoi ça sert, pourquoi il faut faire ça.

Extrait d’entretien, 21 novembre 2021, Nantes

Au sein du personnel décisionnaire, ce discours n’est pas isolé à l’époque ; un autre administrateur du CCAS insiste lors d’un conseil d’administration en 2013 sur « la responsabilité des ménages » dans les situations de précarité énergétique, estimant qu’« il y a un travail important de sensibilisation à mener auprès d’eux sur les comportements favorables aux économies d’énergie[7] ». Du côté des travailleurs sociaux du CCAS, ce discours est également présent. L’un d’eux, en poste en 2013, évoque les « mauvaises » pratiques énergétiques des ménages précaires qui auraient été constatées à l’époque :

Il y avait des budgets qui étaient plus contraints et des coûts de l’énergie qui étaient importants, mais il y avait aussi parfois des manières de consommer, des manières de cuisiner où il y avait pas du tout de sensibilité aux écogestes, mais aussi des gens qui savaient pertinemment qu’ils avaient des fuites dans leur logement mais qui ne signalaient pas au bailleur. Autour des consommations d’eau, c’était inclus dans les charges, du coup il n’y avait pas forcément d’enjeu à faire attention.

Entretien du 04 mai 2021 avec une travailleuse sociale du CCAS en poste à l’époque

Certains travailleurs sociaux produisent ainsi un discours disqualifiant sur les pratiques énergétiques des ménages populaires, qui insiste sur leurs comportements déviants ou indifférents vis-à-vis de la sobriété énergétique. Mais c’est une des salariées de l’association d’aide à domicile, agente la plus active au sein de sa structure pour développer les visites énergie et créer un partenariat avec la collectivité, qui apparaît comme l’acteur clé de la coalition discursive : porteuse d’une approche fortement individuelle et responsabilisante face au problème, ainsi que d’un ensemble de stéréotypes et de jugements moraux à l’égard des classes populaires en difficultés énergétiques, elle détient des ressources qui favorisent la circulation de son discours dans un espace majeur du pouvoir local. Son approche des situations de précarité énergétique est évoquée en entretien lorsqu’elle revient sur sa posture professionnelle lors des premières années de mise en oeuvre du dispositif :

Moi j’étais pas du tout dans la logique d’aide [financière], j’étais plus sur l’accompagnement et le fait qu’ils puissent se débrouiller tout seuls […] c’est-à-dire travailler sur l’appropriation de son logement, bien gérer son budget, comprendre sa consommation, bien adapter son logement à ses vrais besoins et pas être dans vouloir forcément plus, être vraiment dans une consommation raisonnée.

Entretien du 26 avril 2021, salariée de l’association, chargée des visites énergie de 2013 à 2017, Nantes

Sa conception d’individus porteurs de la solution à leur problème, qui s’ancre dans une vision psychologisante du social (Bresson, 2012), se retrouve également dans sa considération pour le caractère potentiellement « pédagogique » de la coupure d’énergie (« en réunion parfois je leur disais : la coupure elle est nécessaire pour certaines familles. Parce que c’est le coup de pied au derrière ») et de sa référence à l’importance du « déclic » dans la résolution des difficultés (« d’une personne à l’autre le déclic ne se fait pas au même moment […] pour comprendre que ce n’est pas une situation vivable »). Cette conception des publics, du problème et de sa solution va trouver un médium de diffusion dans le champ décisionnel local. Bénéficiant de ressources symboliques compte tenu de ses interventions dans l’univers domestique des usagers, qui lui confèrent une image d’experte de la précarité énergétique et des ménages auprès du CCAS, l’agente associative est sollicitée par la municipalité pour statuer sur les demandes d’aides financières pour raison énergétique qui sont adressées au CCAS. Si les demandeurs ont bénéficié d’une visite à domicile, leur demande est étudiée à partir du rapport de l’agente associative. Or, cette dernière se positionne parfois contre le versement d’une aide financière en soulignant l’existence de « mauvaises » pratiques de consommation domestiques. Elle évoque ce point d’elle-même en entretien : « J’ai eu à refuser en disant “non ces deux-là il vaut mieux refuser parce que c’est pour s’acheter un sèche-linge alors que y’a trois téléviseurs et que faut déjà faire un travail pédagogique avant d’arriver à des choses comme ça”. » (Extrait d’entretien, 10 janvier 2020, Nantes) En insistant sur certains aspects de la réalité sociale plutôt que d’autres, et en les interprétant selon une grille de lecture morale et normative (les « mauvais » choix des pauvres), l’agente associative produit un récit des populations en précarité énergétique qui met l’accent sur leurs manquements individuels (irresponsabilité budgétaire, pratiques de consommation d’énergie inadaptées). Le ménage qui possède « trois téléviseurs », figure par ailleurs mobilisée par d’autres acteurs locaux, vient renforcer ce discours par l’exemplification. Dans la mesure où ses rapports de visite sont régulièrement consultés par la commission d’attribution des aides du CCAS, composée d’élus municipaux, d’agents en position hiérarchique et de représentants d’usagers, le discours de cette agente est amené à circuler dans un espace décisionnel local. Le dispositif d’intervention (visite à domicile) devient en même temps un dispositif de production de stéréotypes et de caractérisation hâtive des individus, qui constitue une des principales sources d’information sur le phénomène pour les responsables locaux. Ainsi, c’est en grande partie sur la base de ce récit du problème et des publics que la sensibilisation à la sobriété énergétique a été légitimée comme solution à la précarité énergétique.

En 2015, le CCAS de Nantes décide de structurer un second dispositif de lutte contre la précarité énergétique : l’« éco-appart ». Le dispositif est construit comme un appartement (comprenant une cuisine, une salle de bain, une chambre d’enfant et un bureau), possède des murs tapissés de messages sur les économies d’énergie (« cuisiner avec un couvercle accélère la cuisson », « 1 °C en moins = 7 % d’économies ») et fonctionne autour d’une programmation d’ateliers collectifs portant principalement sur la sobriété énergétique. L’émergence d’un second dispositif comportemental, visant de nouveau à socialiser les populations à bas revenus aux normes institutionnelles de la sobriété énergétique, témoigne d’une pérennisation du cadrage individualisant.

c. La légitimation par une cause d’intérêt général : l’objectif environnemental rattaché aux dispositifs sociaux de maîtrise de l’énergie

S’ils se présentent d’abord comme des actions d’accompagnement à la réduction de la facture d’énergie des populations précaires, les dispositifs d’éducation des pauvres à la sobriété énergétique recouvrent également un objectif environnemental pour les acteurs qui les financent et les mettent en oeuvre : celui de produire des écocitoyens qui participent à l’effort environnemental face à la crise écologique.

Décisions et discours des responsables politiques et administratifs

Le dispositif de l’éco-appart est construit dès le départ dans une logique d’éducation environnementale. La délibération du conseil d’administration du CCAS de Nantes qui acte sa création le 27 avril 2016 mentionne : « L’éco-appartement répond à 3 objectifs : lutter contre la précarité énergétique, favoriser l’appropriation de son logement et sensibiliser aux enjeux environnementaux. » La finalité environnementale est encore plus explicite dans certains passages de la délibération où il est question de former les habitants à la « fabrication de produits ménagers » et de leur « apprendre à trier ses déchets ».

Au niveau de la communication politique, la notion de développement durable a été mobilisée par l’élue locale (Parti socialiste), invitée par des médias locaux en 2016 pour informer sur l’ouverture de l’éco-appartement nantais, qui déclare que « l’éco-appart s’inscrit dans un projet beaucoup plus global qui est celui du développement durable[8] ». Il en va de même d’une autre élue municipale (Europe Écologie Les Verts) après sa visite de l’éco-appart en mai 2016 : « Chacun est libre de visiter l’éco-appart pour faire vivre cette initiative qui offre des pistes d’économies tout en préservant l’environnement[9] ».

Le verdissement de ces deux dispositifs d’action sociale n’est pas sans lien avec un agenda politique local qui place la transition écologique et énergétique au rang des priorités. Le volontarisme politique nantais en matière d’environnement revêt notamment une dimension stratégique pour les élus locaux, qui l’utilisent comme une ressource de leur marketing territorial. Le récit politique récurrent autour d’une transition énergétique « à la nantaise » et d’un territoire cherchant à être « une référence de la transition énergétique » témoigne de cette logique de singularisation de l’identité du territoire par un agenda environnemental ambitieux. Il s’appuie sur des réalisations bien réelles (Hamman et Blanc, 2009) qui ont pu faire l’objet d’une reconnaissance institutionnelle (Nantes est élue « capitale verte de l’Europe » en 2013).

La sensibilisation des plus pauvres à la sobriété énergétique est alors perçue politiquement comme légitime et désirable au nom de sa contribution au projet territorial de transition écologique. En effet, cette modalité d’intervention permettrait non seulement de lutter contre la précarité énergétique (en réduisant le montant des factures des ménages précaires), mais aussi d’engager les populations à bas revenus dans une démarche d’écocitoyenneté favorable à la protection de l’environnement (en verdissant leur mode de vie). Sa capacité apparente à offrir une réponse simultanée à deux agendas prioritaires pour la majorité municipale (« environnement », « social ») est ce qui lui confère une importante légitimité aux yeux des élus locaux.

Éléments instrumentaux et mise en oeuvre des agents

Au-delà des déclarations formelles, l’observation du dispositif révèle que l’éco-appart sensibilise aux enjeux de la transition écologique à travers une programmation d’ateliers qui en abordent certaines des sous-thématiques phares : les économies d’énergie domestiques mais également l’alimentation (« de l’art de cuisiner les restes ! ») et le réemploi (« création de luminaires avec de la récup », « une seconde vie pour mon petit mobilier »). Ces espaces d’échange et d’apprentissage font circuler les normes afférentes à la transition écologique (sobriété matérielle, local, anti-gaspillage) susceptibles d’imprégner l’imaginaire et les pratiques des participants.

Depuis quelques années, les acteurs de l’éco-appart cherchent même à développer davantage la promotion des normes de l’écocitoyenneté au sein du dispositif. En 2021, ils déclarent, dans un texte collectif publié sur internet, à propos de l’éco-appart : « Aujourd’hui, il est nécessaire d’aller plus loin. […] Aller plus loin, c’est aussi inclure un volet environnemental et d’écocitoyenneté dont on ne peut plus faire l’économie aujourd’hui. » (La Cime, la CLCV et le CCAS de Nantes, 2021) Dans le contexte climatique et énergétique actuel, il serait devenu impératif d’appeler toutes les populations, y compris les plus précaires, à un effort environnemental. Indifférente aux appartenances sociales et à leur corollaire en matière de responsabilité écologique, cette croyance constitue un puissant ressort de la légitimité que les agents de terrain accordent à ces dispositifs éducatifs ciblant les pauvres. Elle découle largement de leurs propriétés sociales qui les disposent à un degré élevé de préoccupation écologique et à une adhésion au paradigme de la responsabilité individuelle.

Propriétés sociales des agents-prescripteurs nantais

Du fait qu’ils appartiennent majoritairement aux fractions diplômées des classes moyennes, les agents de terrain nantais sont disposés à être sensibles à la question environnementale et à adhérer au principe de la responsabilité écologique individuelle. En effet, c’est dans cette région de l’espace social que la préoccupation environnementale est la plus élevée (Comby, 2014 ; Grossetête, 2019) et que l’adhésion aux normes de l’écocitoyenneté est la plus forte (Comby et Grossetête, 2012 ; Adam, 2016). Les modèles de comportement en matière d’écologie véhiculés par les institutions (économiser l’énergie chez soi, manger bio et local, privilégier le vélo à la voiture, acheter de l’électroménager performant, rénover son logement) renvoient à des valeurs (civisme, politesse) et à d’autres normes (être prévoyant, être responsable, avoir des « bonnes manières ») auxquelles sont particulièrement attachées les classes moyennes et supérieures (Comby et Grossetête, 2012 ; Ginsburger, 2020), tandis que s’y conformer est facilité par la détention de ressources qui circulent davantage au sein de ces catégories sociales : du capital scolaire (disposant à une compréhension d’un sujet abstrait et lointain), du capital économique (disposant à réaliser des investissements « verts » plus coûteux – alimentation bio, rénovation énergétique du logement) et des ressources résidentielles (être propriétaire, avoir accès aux infrastructures publiques de transport, résider à proximité de son lieu de travail).

Tableau 1

Propriétés sociales des dix agents-prescripteurs nantais

Propriétés sociales des dix agents-prescripteurs nantais

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Certains de ces agents adhèrent pleinement aux normes de l’écocitoyenneté, auxquelles ils tentent de se conformer au quotidien, avec un degré d’engagement qui correspond à une « écologie de la frugalité » (Ginsburger, 2020). Par exemple, Yvonne utilise une cuve de récupération d’eau de pluie, a refait l’isolation thermique de son logement, se chauffe au poêle à granulé, cultive un potager et achète ses produits directement chez le producteur. Brice est membre d’une association pour le maintien de l’agriculture paysanne (ou AMAP – un collectif qui met en relation un producteur local et un groupe de consommateurs), a renoncé depuis un an à utiliser une voiture individuelle et a récemment choisi de vivre en habitat participatif. Brice a par ailleurs participé à la création d’une association qui propose de l’éco-formation (notamment à la rénovation de son logement). Jacques dispose de panneaux photovoltaïques sur la toiture de sa maison et il est engagé dans plusieurs structures associatives évoluant dans le champ énergétique et environnemental.

Trois agents, qui appartiennent à la fraction supérieure des classes populaires ou à la fraction inférieure des classes moyennes, sont plus distants vis-à-vis des normes de l’écocitoyenneté mais se conforment à celles qui sont le moins contraignantes, suivant une « écologie du geste » (Ginsburger, 2020). Ces agents font preuve d’une « clairvoyance normative » (Py et Somat, 1991), c’est-à-dire qu’ils savent que ces pratiques sont socialement valorisées même s’ils n’y adhèrent pas pleinement, ce qui les conduit à s’engager dans les actions les plus symboliques et les moins éloignées de leur mode de vie (trier ses déchets, éteindre les lumières, chauffer à 19 °C, débrancher les prises).

Quoi qu’il en soit, tous accordent à ces pratiques une signification environnementale, celle de contribuer à la protection de la planète, même si quelques-uns les adoptent dans leur sphère privée davantage par motivation financière. Cette signification est projetée dans leur activité professionnelle : en sensibilisant les populations précaires à la sobriété énergétique, et parfois plus largement aux différentes dimensions de l’écocitoyenneté, ils participent de leur point de vue à la transition écologique des modes de vie et donc à l’intérêt général.

II. Une mise en oeuvre partiellement contestée : l’incitation des pauvres à la sobriété énergétique à l’épreuve du terrain

Les dispositifs nantais d’incitation à la sobriété énergétique déployés dans le cadre d’une interaction en face à face avec des populations précaires connaissent depuis quelques années des formes de remise en cause par ceux qui sont chargés de les opérationnaliser. Nous spécifions les formes de la contestation instrumentale observées (a) et nous analysons les facteurs explicatifs de ces processus (b).

a. Les formes de la contestation 

Nous identifions deux grands types de résistance chez les agents nantais qui mettent en oeuvre les instruments d’incitation à la sobriété énergétique.

Les visites énergie : une contestation discrète par réagencement de l’instrument

Entre 2013 et 2023, les intervenantes associatives financées par la collectivité pour transmettre des « écogestes » à domicile chez les usagers pauvres ont progressivement réduit leur activité de sensibilisation à la sobriété énergétique au profit d’une intervention sur les rapports sociaux des usagers (en particulier locatifs, marchands et administratifs). Les techniques qui opérationnalisent l’instrument ont été rehiérarchisées : la technique initialement centrale (l’incitation aux économies d’énergie) a été reléguée au rang de technique parmi d’autres, non systématique et non prédominante au moment de l’enquête, tandis que d’autres plus secondaires sont devenues centrales (contacter le fournisseur d’énergie, solliciter le bailleur pour une intervention sur ou dans le logement, informer et accompagner dans l’accès aux aides sociales). La salariée de l’association responsable des visites lors du lancement du dispositif témoigne :

Le côté « on va vous apprendre à mettre un couvercle sur une casserole », « mettre des prises » et tout ça, au fur et à mesure c’est devenu à la marge. […] Pendant les deux premières années ç’a été ça, ç’a été là-dessus beaucoup. Et après c’est devenu… Les situations devenaient de plus en plus critiques parce que quand tu as des familles qui ont des dettes importantes, ça ne peut pas être que la maîtrise des énergies, y’a forcément d’autres choses derrière.

Extrait d’entretien, salariée de l’association, 26 avril 2021, Nantes

Si la transmission de conseils en économie d’énergie n’a pas disparu lors de la plupart des visites, cette technique s’est relativement effacée, tandis que l’intervention dans les rapports sociaux de l’usager (marchands, locatifs, administratifs) qui déterminent ses conditions d’accès à l’énergie est devenue prédominante. Cette action sur les environnements sociaux de l’usager peut alors être analysée comme une remise en cause discrète du principe d’action officiel de l’instrument (normaliser les comportements énergétiques) qui se voit partiellement remplacé par un autre principe d’action (intervenir dans les rapports sociaux des usagers).

L’éco-appart : une contestation explicite par une prise de parole et une redéfinition visible

En juin 2021, trois agents parmi les plus impliqués dans l’éco-appart publient sur un site internet un article de trois pages comportant notamment une critique de l’instrument : « L’éco appart dans sa version 1 est arrivé au bout de ses limites. Dire aux ménages de mettre un couvercle sur une casserole ou de ne pas rester 10 minutes sous la douche n’est plus suffisant. Les éco-gestes sont connus et les ménages précaires sont souvent des modèles de sobriété. » (La Cime, la CLCV et le CCAS de Nantes, 2021) Par ailleurs, les agents qui pilotent le dispositif ont progressivement marginalisé les ateliers sur les économies d’énergie au profit d’animations portant sur le marché de l’énergie, notamment sur les dérives commerciales (« Stop aux arnaques et au démarchage abusif ») et sur le choix des contrats (« Comment s’y retrouver dans la multitude d’offres du marché de l’énergie ? »).

b. Les causes de la contestation de l’approche comportementale et normative

Les interactions avec les publics comme processus d’apprentissage : l’échelle microsociale

Les interactions répétées des agents avec les publics cibles, jusque dans leur univers domestique intime dans le cas des visites énergie, représentent un processus d’apprentissage permanent du problème et de ses publics. L’accumulation d’échanges avec les populations cibles, d’observations de leurs savoirs et comportements énergétiques, et parfois même de leur lieu de vie, remet progressivement en cause leurs représentations initiales du problème. Loin d’ignorer les possibilités d’économies d’énergie ou d’y être indifférentes, les fractions précaires des classes populaires apparaissent finalement comme des « modèles de sobriété », et sont parfois même contraintes de s’engager dans des pratiques de privation extrêmes.

Après, y’a des gens qui sont vraiment dans la privation et là ce n’est pas de l’écologie, hein… faut aussi avoir le minimum… J’ai vu un monsieur, vraiment, il débranchait tout, il vivait limite dans le noir… pour économiser l’électricité !

Entretien avec Noémie, médiatrice énergie, 16 septembre 2021, Nantes

Au début on s’est beaucoup appuyés sur les écogestes et puis de fil en aiguille on s’est rendu compte que le problème était beaucoup plus large que ça […] et qu’aujourd’hui les gens font attention, font des écogestes.

Entretien avec Viviane, agente de l’éco-appart, 18 mai 2021, Nantes

Ces apprentissages sur le comportement énergétique des populations précaires se sont produits à mesure que les agents de terrain ont été engagés dans des interactions avec les publics cibles. Au contact direct et répété des usagers d’énergie pauvres, les agents nantais ont pu constater un « déjà-là » en matière de sobriété énergétique chez les populations précaires, parfois contraintes d’en faire preuve, comme dans l’extrait d’observation ci-dessous issu de notre enquête de terrain :

La dame détaille ses stratégies d’économie d’énergie. Elle explique qu’elle se sert des heures creuses pour faire ses machines et qu’elle les fait à 30 °C. Elle n’allume jamais la lumière lorsqu’il fait jour et ne se sert pas de certaines lumières lorsqu’il fait nuit. Parfois, elle allume des bougies pour éviter d’utiliser la lumière. Elle énumère tous ses appareils électroménagers en indiquant qu’elle les utilise peu, qu’elle fait très attention. Elle utilise son grille-pain le matin, mais pas très longtemps. Et puis elle éteint systématiquement les veilles de ses appareils. L’intervenante l’interrompt pour lui dire que ce n’est pas normal, qu’elle ne peut pas vivre à la bougie, qu’elle ne peut pas compter les minutes du grille-pain le matin, qu’elle a le droit de vivre. Mme G. lui rétorque : « oui mais j’ai peur de la facture ».

Extrait du carnet de terrain, visite à domicile n°2, 24 octobre 2019, Nantes

L’augmentation des prix des énergies : un facteur macroéconomique

La remise en cause de l’approche comportementale et normative par les agents est également liée à un facteur exogène : le contexte énergétique. L’explosion des prix des énergies à compter de l’année 2021 participe à saper la légitimité des instruments de gouvernement des conduites dans la mesure où elle décrédibilise la problématisation sur laquelle ceux-ci sont fondés, à savoir que la précarité énergétique serait au moins partiellement un problème de pratiques énergétiques inadaptées et qu’il pourrait être résolu au moyen de l’adoption par les individus de comportements sobres en énergie. Nos données empiriques révèlent un malaise de certains agents-prescripteurs vis-à-vis de l’éducation des populations précaires à la sobriété énergétique, et montrent que ce malaise provient d’un effritement de la croyance en un comportement énergétique « exemplaire » comme solution au risque de précarité énergétique dans un contexte d’explosion des prix.

Après une explication de l’intervenant concernant les causes de l’augmentation du prix des énergies, Yvonne, la co-animatrice, déclare au groupe composé d’habitants et de professionnels : « Nous, à l’éco-appart, ça nous met vraiment en difficulté aujourd’hui. Avant on pouvait dire aux habitants qu’ils avaient la main sur leur facture mais aujourd’hui, avec le prix de l’énergie et le poids des taxes notamment, ils ont presque plus la main… Même nous en tant que professionnels, on est en difficulté par rapport à ça, on sait plus quoi dire, c’est tellement fou. »

Extrait du carnet de terrain, observation d’un atelier à l’éco-appart, 30 septembre 2021

L’augmentation significative des prix de l’énergie depuis 2021 ébranle le lien de causalité entre comportement individuel et problème public qui rend acceptable que la puissance publique s’immisce dans la sphère privée des choix et des pratiques individuelles (Dubuisson-Quellier, 2016). Ces hausses de prix ont pour effet de rendre intenable la promesse logée au coeur des instruments de gouvernement des conduites énergétiques, à savoir se prémunir ou sortir de la précarité énergétique au moyen d’un comportement sobre en énergie. La caducité du remède comportemental face à l’augmentation des prix des énergies génère ainsi un malaise chez nos agents (« on est en difficulté, on sait plus quoi dire, c’est tellement fou ») et effrite la légitimité qu’ils accordent aux instruments d’incitation à la sobriété énergétique. Les agents se retrouvent à mettre en oeuvre des instruments dont les effets sur les situations énergétiques deviennent imperceptibles pour les destinataires tant l’augmentation des prix annule les éventuels gains financiers générés par leurs pratiques de sobriété. Ce contexte macro-économique participe alors grandement à la contestation et au réaménagement des instruments d’éducation à la sobriété par leurs metteurs en oeuvre.

Conclusion

L’étude de cas portant sur les dispositifs d’incitation à la sobriété énergétique ciblant spécifiquement les classes populaires précarisées offre plusieurs résultats et apports à l’analyse des politiques publiques. Premièrement, elle montre comment des dispositifs éducatifs et responsabilisants, qui participent a priori à la reproduction des inégalités d’accès aux ressources entre catégories sociales, parviennent localement à s’imposer comme une solution légitime et crédible face à un problème d’inégalités. En faisant l’objet d’une promotion active par des acteurs qui ont des intérêts matériels, symboliques et pratiques à leur existence, et qui produisent un discours mettant l’accent sur la responsabilité des individus dans leur problème et sa solution, les instruments d’incitation à la sobriété énergétique sont devenus une modalité d’intervention dominante dans la régulation locale de la précarité énergétique. Les opérations discursives sur le problème et ses publics, qui pénètrent le champ décisionnel local, sont cependant moins le résultat d’une stratégie argumentative délibérée et coordonnée visant à imposer localement une représentation du problème que l’expression de représentations stéréotypées des classes populaires intériorisées par les acteurs locaux. Ici, un des sous-apports de notre cas d’étude est de montrer que la mise en oeuvre d’un instrument peut contribuer au renforcement du cadrage d’un problème lorsqu’il est en même temps un dispositif de production et de diffusion de jugements perçus comme du savoir légitime par les décideurs locaux. Du point de vue de l’analyse des politiques publiques, l’article montre ainsi l’importance des idées dans la construction de l’action publique, au-delà des seuls intérêts des acteurs, et plus précisément des préjugés, des stéréotypes et des savoirs pratiques qui peuvent se trouver à circuler localement par du discours, jusque dans des espaces décisionnels. Ces éléments cognitifs et normatifs, qui construisent un certain récit sur les problèmes et les publics, sont particulièrement susceptibles d’imprégner les acteurs (notamment décisionnaires) lorsqu’ils portent sur des problèmes publics récents, où les expertises et les savoirs alternatifs (par exemple de type scientifique) sont peu disponibles, et sur des problèmes complexes, multidimensionnels, dont ils réduisent la complexité et les rendent ainsi plus facilement gouvernables. Deuxièmement, notre étude de cas indique que l’impératif environnemental peut constituer un puissant vecteur de légitimation des dispositifs d’incitation à la sobriété énergétique ciblant les classes populaires. Bien que globalement moins contributeurs à la crise environnementale et moins consommateurs d’énergie, les groupes sociaux en bas de l’échelle des revenus sont pourtant considérés comme des cibles légitimes des injonctions à l’écocitoyenneté, au nom d’un intérêt supérieur commun, celui de protéger l’environnement. En étant indifférente aux inégalités environnementales et écologiques, la noble volonté des acteurs locaux d’engager leur territoire et toutes ses composantes dans une transition environnementale conduit à la légitimation d’instruments de politique publique qui demandent un effort de sobriété aux groupes sociaux qui ont pourtant l’accès le plus réduit aux ressources environnementales (dont énergétiques) et sont le moins responsables de l’effondrement écologique en cours. Troisièmement, notre étude de cas enseigne que ces dispositifs franchissent mal l’épreuve du terrain lorsqu’ils sont opérationnalisés par des agents au contact direct de leurs publics. L’article documente les rapports évolutifs, dynamiques, que les agents de première ligne entretiennent avec leurs instruments de gouvernement des conduites dans les territoires infranationaux : progressivement, les agents nantais ont réaménagé leurs instruments en les mettant relativement à distance de leur logique normalisatrice initiale au profit d’une logique de soutien et de construction de capacité de résistance face aux dominations (marchandes, locatives). Finalement, l’incitation à la responsabilisation individuelle, l’injonction à l’autonomie, l’invitation à se prendre en main pour résoudre par soi-même ses difficultés, apparaissent comme un mode de traitement de la pauvreté (ici socio-environnementale) dont la légitimité peut s’effriter du côté de celles et ceux qui en sont les courroies de transmission dans les territoires. Quatrièmement, enfin, l’article montre l’intérêt de ne pas s’enfermer dans une échelle d’analyse micro et méso, et de rester attentif à l’échelle macro, surtout lorsqu’il s’agit d’étudier le gouvernement d’enjeux socio-environnementaux. Dans nos sociétés contemporaines marquées par l’accélération des crises sociales, environnementales et économiques, cet ensemble de facteurs macro exogènes à l’action publique locale ne peuvent manquer d’affecter l’espace aussi bien pratique que symbolique des décideurs et des agents qui la produisent quotidiennement.

Que les promoteurs de la sobriété énergétique soient prioritairement animés par un objectif d’inclusion sociale ou de lutte contre les dérèglements environnementaux, ils auraient à gagner à prendre pour point de départ une conception de la sobriété comme « un processus social et politique de coordination, de négociation, qui vise à instituer un partage équitable des efforts de réduction de consommation de l’énergie » (Villalba, 2016 : 46), c’est-à-dire comme un projet de société attentif aux enjeux de justice sociale.