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Introduction

La sobriété comme nouveau rapport au monde et aux autres s’appuie généralement sur des mesures individuelles quant à la consommation de ressources énergétiques ou alimentaires. Nous nous intéressons ici à la sobriété comme mode de vie collectif pour assurer la maîtrise à long terme des ressources alimentaires, la protection de l’environnement qui en permet la pérennité, et les formes de liens sociaux humains comme non humains qui en découlent et qui les fondent. Les conséquences du modèle productif et consumériste dominant non seulement sur l’environnement et la santé, avec en particulier une prévalence très forte de l’obésité et des pathologies associées en Polynésie française, mais également sur le lien social et le « bien-vivre » individuel et collectif, sont désormais bien connues. Il s’agit de penser de nouveaux modèles de production et de consommation, en nous appuyant sur un autre imaginaire collectif que le seul accès à une consommation de masse.

L’utopie dans son acception classique est entendue comme construction imaginaire et non localisée (u-topos) d’un monde pensé comme meilleur, et l’île en constitue souvent le support. Notre propos sera d’étudier les modalités du passage de l’utopie imaginaire à l’utopie réalisée, en nous appuyant sur l’exemple de l’île de Rapa (archipel des Australes) et de son mode de rapport aux ressources naturelles et au vivre-ensemble. Nous verrons ainsi comment la volonté d’affirmer un mode de vie communautaire autour de la mise en commun et du partage maîtrisé des ressources s’est concrétisée dans un projet porté par une aspiration collective. L’affirmation d’une autonomie alimentaire par la maîtrise des ressources s’illustre dans un fort taux d’autoproduction alimentaire et un système alimentaire largement collectif, mais également par la mise en oeuvre d’une communauté de vie partagée et basée sur la sobriété choisie. À travers l’exemple rapa comme illustration d’une communauté intentionnelle, nous poserons ainsi la question des modalités de mise en oeuvre d’une utopie réelle et concrète (Wright, 2017 ; Lallement, 2019).

Supprimer la propriété individuelle de la terre appelle à une économie de suffisance dans une fraternité communautaire (Hughes, 1999 : 53) : le souhait est la préservation de rapports sociaux simples, originels et répondant à l’objectif collectif d’une « vie bonne », autour de l’autoproduction et des échanges, et d’un rapport à l’environnement et aux temporalités intégré et actif vu comme inaliénable et inséparable du monde social à l’encontre de la vision occidentale dominante (Taylor, 1998 ; Rosa, 2012). On peut estimer qu’il s’agit là d’un processus particulier de démarchandisation et de décommercialisation impliquant « des modes mixtes d’organisation sociale et politique » dotés « d’un système de valeurs et [de] principes de structuration sociale différents de ceux créés par les relations d’échange et de marchandises » (Gills et Danemark, 2009 : 222).

Lier utopie et réalisation ne se fait pas nécessairement par la rupture dans une vision agonistique du social, mais par des transformations et mutations interstitielles (Wright, 2017) ouvrant vers la construction d’un nouveau modèle, comme le sont les utopies réalistes (Bregman, 2017), configurations sociales réelles, collectives, situées et morales, et donc observables (Lallement, 2019 : 21). C’est à ce type d’utopie concrète que nous nous intéresserons, à travers l’illustration d’une communauté intentionnelle de type « rural ouvert » comme mode d’utopie réalisée autour d’un projet de société basé sur la propriété collective des ressources et la sobriété volontaire.

1. La maîtrise collective des ressources alimentaires à Rapa

L’isolement de l’île de Rapa et l’autosubsistance nécessaire ont permis de rendre concret un projet communautaire basé sur la maîtrise collective des ressources, sur une forme de simplicité volontaire, et sur le maintien de liens intracommunautaires forts.

1.1. Rapa comme isolat communautaire

Située en périphérie de la collectivité ultramarine de la Polynésie française à 1 240 km de son chef-lieu Tahiti, seulement accessible par bateau depuis l’île la plus proche (Raivavae, à 480 km) après deux jours et une nuit de navigation en cargo, l’île de Rapa connaît un isolement géographique entretenu par sa population, volontairement à l’écart du mode de vie de son centre politico-administratif marqué par la monétarisation de son économie. Occidentalisée et christianisée au long du dix-neuvième siècle mais relativement délaissée par la France et le chef-lieu Tahiti au cours du vingtième siècle (Ghasarian, 2014 et 2016), ses habitants ont construit un mode privilégié de relations avec l’environnement naturel local terrestre comme maritime, préservant des liens intracommunautaires intenses (Serra-Mallol, 2018).

Jusqu’aux années 1960, les activités de production et de préparation alimentaires représentaient à Rapa une part très importante de l’activité quotidienne marquée d’une signification symbolique forte (Hanson, 1973). L’installation du Centre d’expérimentation nucléaire du Pacifique bouleversa la société polynésienne et son économie, avec des répercussions à Rapa, qui se dota dans les années 1970 d’infrastructures portuaires et d’un commerce, même si la population vit encore majoritairement aujourd’hui de l’autosubsistance autour de la cueillette, de la chasse, de la pêche et de la culture du taro. De ce fait, le niveau de vie monétarisé est assez faible : nous avons évalué le revenu moyen d’un ménage rapa à 1 220 euros en 2010 durant notre terrain de recherche[1], avec un tiers des ménages qui déclarait un revenu mensuel inférieur à 670 euros ; 48 % des actifs étaient à leur compte dans des activités de production agricole familiale, de pêche et d’artisanat, contre seulement 20 % à Tahiti et moins de 10 % en France métropolitaine. Sur les quelque cinq cents habitants recensés par l’institut territorial de statistiques, seule la moitié était formellement présente durant notre terrain de recherche, entre absence des collégiens et lycéens durant la période scolaire (seule une école primaire existe sur l’île), séjours hors de l’île pour des raisons médicales ou administratives, et résidences inhabitées.

L’isolement insulaire a protégé Rapa des conséquences négatives de la modernité, et a contribué à renforcer une identité collective forte. Le sens du « Nous » y est particulièrement développé, groupe soudé devant protéger un mode de vie choisi, et s’oppose volontiers aux « Eux » du reste du monde « productiviste » incarné d’abord par l’agglomération urbaine de Tahiti avec sa course à la consommation ostentatoire jugée superficielle, qui engendrerait selon les Rapa concurrence interindividuelle et inégalités sociales mais également gaspillage et destructions environnementales.

1.2. La maîtrise collective des ressources : une utopie réalisée

Le rapport à la terre est essentiel pour comprendre la vision du monde des Polynésiens et la construction de leur identité sociale (Panoff, 1970 ; Bambridge, 2009), et ce constat est encore plus valable à Rapa.

L’isolement relatif de l’île (absence d’aéroport, un navire interinsulaire tous les deux à trois mois) et la maîtrise des ressources alimentaires ont permis la persistance d’un modèle alimentaire basé sur l’autoconsommation des aliments de base « traditionnels » : taro (dit mikaka), produits de la mer et de la chasse, de la cueillette et du jardin (Serra-Mallol, 2016). Les résidents de l’île ont opté pour un mode de gouvernance original basé sur la propriété collective du foncier, s’appuyant sur des valeurs traditionnelles de don, d’échange et de mise en commun, notamment alimentaires, et une forme de démocratie participative à travers des représentants désignés par chaque grande famille généalogique, l’institutionnalisation de conseils coutumiers en charge de la répartition égale des terres à destination résidentielle et agricole et de la gestion collective des ressources terrestres et maritimes, ainsi que l’existence de coopératives de production.

Un Conseil des Anciens, To’ohitu, a été mis en place après l’annexion de l’île par la France en 1887 (Stokes, 1930) et est responsable des questions foncières[2]. Ce Conseil a ainsi établi la propriété collective des terres pour la résidence et la culture traditionnelle du taro, et interdit le cadastrage, la vente ou l’échange de terrains, leur occupation ou appropriation. L’occupation d’une terre est réservée à un Rapa ou descendant de Rapa résident. Reconnu par l’administration française comme simple association de citoyens, le Conseil ne dispose pas d’autre pouvoir de coercition que celui de la sanction sociale, la honte ha’a’ama.

La zone de pêche de l’île de Rapa est particulièrement riche en poissons pélagiques. L’accès aux ressources marines de l’île est contrôlé par un Comité du rahui[3], composé de pêcheurs élus chaque année par leurs pairs, souverain pour décider du lever annuel de l’interdiction de pêche sur une partie importante de la zone maritime de l’île. Dans cette zone, la pêche est interdite pendant toute l’année, sauf durant deux jours où le rahui est levé sur décision du comité, généralement en octobre et novembre.

Des stratégies de résistance ou de détournement de la norme commune sont vues comme mettant en question le modèle, font régulièrement l’objet de rappels de la part des autorités communales et traditionnelles et sont supposées faire l’objet d’une punition « divine » :

Si tu ne respectes pas le rahui, il va t’arriver plein de malheurs… Si tu as un travail, tu vas avoir des problèmes dans ton travail, si tu as un moteur il va casser, et tu peux avoir des histoires dans ton couple… Le pasteur a béni le rahui, et donc c’est très puissant.
Son compagnon ajoute « c’est comme un tapu, c’est très fort ». Sa compagne évoque alors le cas d’un pêcheur de Area réputé avoir transgressé le rahui en pêchant de nuit les langoustes, et dont le bateau a entièrement brûlé il y a deux semaines, en pleine journée.

Entretien avec un couple de Rapa trentenaires

La stratégie rapa de souveraineté alimentaire répond à une volonté de gestion raisonnée et collective de ses ressources, entretenue par un discours politico-religieux et moral sur la préservation de l’île renvoyant à la fois à un mythe polynésien de l’abondance alimentaire et à un mythe chrétien du Paradis terrestre (Fer et Malogne-Fer, 2000 ; Serra-Mallol, 2005). Les Rapa seraient ainsi les gardiens de cette terre divine, les « gardiens du Paradis », chérubins terrestres de la culture et de la terre rapa. Car cette terre, le Paradis, aurait besoin d’être défendue de l’extérieur et de ses influences néfastes. La réflexion au cours d’une discussion biblique tuaro’i à propos d’Adam et Ève est en ce sens révélatrice :

les premiers hommes ont voulu des fruits qui n’existaient pas dans le jardin. Ils n’ont pas mangé les fruits de la terre, comme le taro. Ils sont allés à la recherche des fruits défendus, de ce qui est déjà tout prêt : le pain, le riz, des produits qui ne viennent pas du jardin. Voilà le mal : ils ont accepté ce qui vient de l’extérieur.

Cité dans Fer et Malogne-Fer, 2000 : 272

Dans cette volonté de défense d’un cadre de vie perçu comme fragile sont mis en avant la faible monétarisation de l’économie locale et le poids important de l’autoconsommation, la sobriété réfléchie et volontaire de son mode de vie, et le fait qu’il ne peut pas y avoir d’enrichissement individuel et inégalitaire. Le mode de vie quotidien y est simple, les vêtements utilisés tous semblables et interchangeables, confortables et solides : les hommes et les femmes sont habillés d’un short de surf ou d’un pantalon de travail et d’un tee-shirt délavés et souvent troués. La fréquentation du temple le dimanche est l’occasion de s’habiller : en général on se vêt de survêtements de sport acquis à bas prix par le biais des associations sportives. Deux fois par mois, à l’occasion des messes de l’association locale des jeunesses protestantes, on s’endimanche en se vêtant de son seul costume élimé pour les hommes et d’une robe hors de mode pour les femmes, et on se chausse de savates (tongs) ou de chaussures de sport. Une bonne partie de la population marche nu-pieds en semaine, dans le village, dans les tarodières ou même dans la montagne. Les transports, individualisés à Tahiti, sont ici collectifs ou plutôt collectivisés : une voiture répond aux besoins de plusieurs ménages, comme les bateaux à moteur, et même les deux-roues font l’objet de prêts et de mises à disposition.

Supprimer la propriété individuelle de la terre et en vivre collectivement appelle à une économie de sobriété partagée dans une fraternité communautaire (Hughes, 1999 : 53) : le souhait est la préservation de rapports sociaux simples, originaires, autour de l’autoconsommation et des dons, et d’un rapport à l’environnement intégré vu comme inaliénable.

2. Rapa comme communauté intentionnelle rurale

Nous considérerons ici l’organisation rapa comme exemple d’une communauté utopique intentionnelle (Lallement, 2019), et pointerons l’influence importante du maire et des institutions collectives dans la mise en oeuvre au quotidien d’une démocratie participative.

2.1. Une forme de communauté intentionnelle

Selon Tönnies (1977) et sa distinction classique entre forme communautaire (Gemeinschaft) et forme sociétaire (Gesellschaft), l’union en Gesellschaft serait la dernière étape qui permettrait de retrouver dans certaines poches du tissu social une partie de la sécurité et de la solidarité fondées sur l’affectivité et l’esprit de groupe dont les personnes jouissaient en Gemeinschaft, sans extériorité des parties les unes par rapport aux autres du fait d’une volonté organique. Une de ses formes pourrait en être la communauté utopique et intentionnelle comme lieu organisé de partage et d’affirmation d’un mode de vie, de production et de consommation. La notion de « communauté intentionnelle » (intentional community) est définie par Lallement (2019) comme un groupe de personnes, unies par une intention ou par un projet commun guidé par des valeurs partagées. La ritualisation de la vie quotidienne y est rythmée par une sociabilité différente faite d’échanges spontanés de services, de gaieté et d’émotions, autour de valeurs d’égalité et de solidarité, et par l’importance du travail mis en exergue comme moyen d’acquisition des ressources et comme activité sociale source de compétences.

Sept caractéristiques ont été définies (Miller, 1999) à défaut desquelles on ne saurait parler de communauté intentionnelle, et qui s’appliquent toutes à la communauté rapa : un projet commun qui place le groupe en situation de rupture avec la société dans son ensemble ; une priorité donnée au bien collectif sur les choix individuels ; une proximité géographique dans un espace circonscrit ; des interactions personnelles entre les membres ; une économie de partage, totale ou partielle ; une existence concrète, au-delà des utopies littéraires ; et une masse critique de « communards ». La communauté intentionnelle que constitue aujourd’hui l’île de Rapa s’est forgée par la gestion collective de ses ressources et par des institutions locales spécifiques, à travers les trois leviers de l’attache active au groupe selon Kanter (rapportés dans Lallement, 2019) : l’investissement par le biais de la participation physique aux multiples activités quotidiennes et festives ; la communion en jouant la carte de l’homogénéité, du partage, du travail, des contacts et des rites ; et enfin la transcendance, par l’entremise d’une idéologie édénique, du mode de gouvernance et de la tradition. Ces leviers expliquent la forte mobilisation collective aux travaux dont chacun relève en regard de son « statut », de sa place et de son rôle dans la communauté rapa. Les grandes phases de la plantation du taro (préparation du terrain, travaux d’irrigation, plantation, récolte) hors entretien quotidien sont réalisées en groupes, bien souvent féminins, avec une séparation par genre en fonction des types de travaux, comme le sont les événements festifs.

Des groupes d’hommes pêcheurs ou de chasseurs de taureaux ou de chèvres ensauvagés sont régulièrement constitués pour assurer l’approvisionnement et la redistribution des ressources carnées auprès de l’ensemble des foyers de l’île. De la même façon, la fabrication régulière du pain par des groupes de femmes dans les fours communaux fait l’objet d’une redistribution systématique aux proches et aux voisins, qui passe par les membres du groupe et les familles élargies. Les coopératives et les nombreuses associations (près d’une trentaine pour quelques centaines d’habitants), comme les repas festifs réunissant l’entièreté de la population tout au long de l’année, offrent des occasions de renforcer le lien communautaire.

De fait, la communauté de Rapa ressort de la forme sociétaire des communautés intentionnelles, « form[e] communautair[e] rural[e], doté[e] d’une plus forte volonté d’autonomie alimentaire, fonctionnant au consensus, prenant plus souvent [ses] repas en commun, etc. » (Lallement, 2019 : 511), forme ouverte vers l’extérieur mais non avant-gardiste, fonctionnant autour du consensus sur les relations au sol rapa.

Des limites à la forte hospitalité dont font preuve les Rapa à l’accueil d’un navire et de ses occupants sont évoquées par des hommes actifs, souvent mobilisés pour les activités collectives de pêche ou de chasse avant l’arrivée d’une délégation territoriale ou d’État : « les gens viennent ici parce qu’ils savent qu’ils seront bien reçus. Mais ils ne se rendent pas compte que nous on doit faire l’effort de pêcher pour eux, et tu les vois repartir tout contents d’avoir mangé des langoustes à tous les repas » (homme, 32 ans), ou plus largement pour les activités et cérémonies collectives organisées très régulièrement tout au long de l’année : « les Rapa de Tahiti ne viennent ici que quand il fait beau, pour faire la fête et retourner ensuite à Tahiti avec des glacières pleines de poissons et de langoustes » (homme, 43 ans).

L’empreinte d’un leader en la personne du maire est fortement sensible. Très actif et ayant le soutien de la population, le maire de Rapa a la fonction de chef de l’agence postale locale, dont il est seul salarié de l’Office des Postes et Télécommunication de Tahiti, un établissement public à caractère industriel et commercial qui a pour filiales la société de téléphonie mobile et le fournisseur d’accès internet, accès internet dont il dispose par conséquent ainsi que la mairie et une dizaine d’autres foyers de salariés de la fonction publique. Il est maire de Rapa depuis 2000 et ancien président du To’ohitu, dont il n’est depuis que le seul membre. Soucieux de développer économiquement et socialement l’île, il a mis en oeuvre durant ses deux mandatures de nombreux travaux d’infrastructure : bétonnage complet de la route Aurei-Tukou ; implantation du centre d’incinération des déchets ; allongement et aménagement du port et du quai à Aurei ; construction d’un fare pote’e d’accueil (abri collectif) au quai d’Area, d’un centre sportif et culturel à Area et d’un petit musée de Rapa.

En matière sociale, il fait bénéficier tous les ans à environ 15 % des foyers résidant à Rapa d’une trentaine de contrats aidés (conventions pour l’insertion par l’activité, dites CPIA, spécifiques à la collectivité polynésienne) de six mois à un an, rémunérés au salaire minimum, dont onze pour la seule mairie concernant des tâches diverses : ménage et entretien des bâtiments municipaux et des espaces verts, agriculture sur les parcelles collectives, animation de la radio locale, aide à la cantine scolaire et à la police municipale, conduite du bateau communal entre Aurei et Area, etc.

Omniprésent, sauf en matière religieuse et associative, il organise et anime régulièrement des réunions publiques mensuelles d’informations municipales de 30 à 40 personnes dans chacun des deux villages de l’île, qui réunissent plus de femmes que d’hommes ; des repas communautaires de 50 à 60 personnes adultes ; et des festivités et cérémonies (remise de coupes aux équipes sportives, mini-Heiva de danse, remise de cadeaux de Noël, etc.) avec orchestre pour l’ambiance, suivies d’un repas collectif.

Certaines personnes critiquent cet engagement trop prégnant pour la population, surtout celles souhaitant développer une activité économique :

C’est la volonté de monopole de la mairie qui immobilise tout ici. Le maire parle sans cesse de projets de développement, mais veut tout contrôler à partir de la mairie. Et quand il s’aperçoit que cela n’est pas possible, il convainc le To’ohitu et le conseil municipal de ne pas accepter le projet.

Homme, 31 ans

Des critiques sont également portées par le conseil municipal, et parfois le maire lui-même, sur l’emprise de la commune et du To’ohitu sur la vie des Rapa : « aider les gens de la commune, c’est bien, mais il peut s’agir aussi d’un calcul bien pensé des responsables communaux pour lier la population, comme une pieuvre qui met ses tentacules autour d’un poisson » (homme, membre du conseil municipal).

2.2. Gouvernance et participation horizontale

Le mode de gouvernance majeur est le consensus à travers les discussions en comité restreint ou en association, dont les membres représentent tous les ramages ou lignées familiales de l’île qui les ont nommés, qui prennent en charge une partie de l’activité productive de l’île. Leurs réunions sont publiques et font toujours l’objet d’une participation active, pour aboutir à des délibérations publiques et participatives. La recherche du consensus rend parfois les débats interminables, mais s’inscrit dans une tradition océanienne relevée par ailleurs (De Deckker et Kuntz, 1998).

Sont également organisées des réunions de prise de parole publique. Deux réunions au minimum sont systématiquement organisées le 14 juillet et le 1er janvier, rassemblant l’ensemble de la population devant les locaux de la mairie, mais il s’en tient également tout au long de l’année en fonction des discussions collectives sur les différents aménagements et infrastructures de l’île, au cours desquelles les Rapa font l’étalage de leur implication dans les affaires communes avec un sens oratoire particulier, toutes formes de feed-back contribuant à la pérennité des utopies réalisées (Friedman, 2000 : 166-167). Ces réunions sont l’occasion pour le maire de partager et faire passer les projets du conseil municipal comme des comités, et de recueillir l’avis de la population sur des points restant à trancher. Elles revêtent pour la population l’occasion de se tenir informée des différents projets en cours et à venir localement, de débattre publiquement des problèmes rencontrés par chaque Rapa, et de marquer son insertion dans le processus horizontal de débat et de décision. Le même phénomène de participation aux affaires communes et de prise de parole a été observé lors des réunions de la coopérative des propriétaires de taureaux, de la coopérative des pêcheurs, ou des membres des associations d’artisanat, religieuses ou de sport (Serra-Mallol, 2018).

Cette participation forte constitue la conséquence de la responsabilisation de tous dans l’organisation des actions à mettre en oeuvre par petits groupes à partir de connaissances partagées, dans une entraide réciproque propre aux sociétés de non-compétition (Friedman, 2000 : 129-132), mais également de l’influence déterminante de la personne du maire et des institutions collectives. Elles sont significatives de l’organisation serrée et des contrôles réguliers qui prévalent dans l’organisation horizontale des actions, typiques des communautés de type intentionnel (Hughes, 1999 ; Lallement, 2019).

2.3. Des modes collectifs de production et de consommation intégrés

Dévalorisée sur le reste du territoire polynésien, l’activité collective d’autoconsommation alimentaire est hautement valorisée à Rapa : non seulement l’autoproduction procure une source de subsistance pour les familles et agit comme un support de réseaux de dons et d’échanges, facteurs de renforcement du lien social (Mauss, 1999; Godbout, 1992), mais elle favorise aussi le développement d’un savoir-faire source d’épanouissement personnel. L’autoconsommation atteint 85 % du régime alimentaire rapa, à l’inverse du modèle dominant à Tahiti où environ 75 % de l’alimentation est aujourd’hui d’origine commerciale et principalement constituée de produits importés (Serra-Mallol, 2007). Les dons, échanges et mises en commun irriguent les interactions quotidiennes et dépassent le cadre de l’alimentation, et la communauté s’accorde sur un bien-vivre modeste mais intégré. Cette autoproduction n’est pas vécue localement comme une contrainte, mais au contraire comme un facteur de liberté et d’autonomie :

Les gens ici on vit simplement. Ici on a plus de partage. Quand moi je n’en ai pas, et toi tu en as, moi je te le demande ben tu me le donnes. Tu ne dis pas « j’ai payé tant » non non non, tu donnes. Parce qu’un de ces quatre tu auras besoin de quelque chose avec moi… À Tahiti, plus ils ont des sous plus ils en veulent. Le partage, ici, ça vient des ancêtres, ça a toujours été comme ça.

Femme, 58 ans

Si l’organisation collective est confiée aux différents comités chargés des affaires de l’île, la famille élargie reste l’unité de production de subsistance avec une séparation genrée importante. Les productions circulent d’abord au sein de la communauté avant d’en sortir : plusieurs quintaux de poissons, crustacés et taro, viandes bovine et caprine sont stockés dans les chambres froides communales avant d’être envoyés à chaque départ bimestriel du cargo à la famille et aux proches installés dans l’agglomération tahitienne.

Mais cette forte intégration dans le groupe n’empêche pas l’aspiration individuelle à se dépasser : le geste, la technique sont en amélioration constante. On existe à la fois avec les autres dans la réalisation collective de ces activités productives et dans les dons qui suivent, mais également en soi-même avec l’immersion autotélique dans l’activité quotidienne. Outre la dimension horizontale des interactions sociales avec les autres membres de la communauté dans la parole et dans l’action, le talent nécessaire au travail productif et le bonheur qui en est tiré rejoignent ici la dimension régénératrice de la vita activa de Hannah Arendt (1983).

La dimension politique du projet est en rupture avec le système productiviste et consumériste, dans un désir partagé d’égalité, de frugalité volontaire et de bien vivre ensemble. Permettant d’échapper à l’emprise de la dimension monétaire de l’économie et à devoir travailler à l’extérieur de l’île pour soutenir la vie locale, l’autoproduction compose ainsi avec les deux grands champs économiques que sont l’État et le marché, à travers la possibilité de mise en oeuvre d’un triptyque relativement équilibré autoproduction/ressources financières/allocations et prestations sociales (Serra-Mallol, 2018). La nécessité d’un triple recours non seulement à l’économie non monétaire de l’autoproduction notamment alimentaire, mais également aux mesures d’aide de l’État-Providence (dotations publiques nationales et locales, salaires de fonctionnaires, aides et subventions) et à l’économie de marché (vente de produits et services locaux) peut être perçue comme un dévoiement des principes premiers, la résistance contre le productivisme et l’individualisme, mais également comme du pragmatisme : « les communautés n’hésitent pas à s’appuyer par exemple sur les supports offerts par le grand monde (les systèmes d’aides sociaux au premier chef) » (Lallement, 2019 : 495). Cette forme de réencastrement de l’économique dans son substrat socio-culturel est sous-tendue par des logiques affirmées de préservation de l’environnement de l’île avec la mise en oeuvre de mesures spécifiques de protection et de renouvellement des ressources naturelles (dont relèvent les interdits dits rahui) ; la propreté de l’île (les villages et abords sont nettoyés collectivement avant chaque arrivée de navire) et la construction récente du site local de traitement des ordures ; et des réflexions récentes sur l’autonomisation énergétique de l’île. Le niveau de bien-être subjectif mesuré y est très élevé, comme le sentiment de partager un destin et un quotidien communs, une bonne vie partagée : l’utopie étant moteur du projet, les habitants de Rapa ont ainsi su passer de l’u-topos à l’eu-topos, lieu du bien-vivre et du bonheur collectif.

2.4. Des temporalités sociales réappropriées

La volonté collective de développer un modèle original de rapports aux ressources naturelles et aux autres implique l’instauration d’un mode choisi d’appropriation des temporalités sociales.

Le caractère réfléchi de la volonté rapa de souveraineté sur ses ressources alimentaires, du « faire-ensemble » dans les activités productrices et de maîtrise des temporalités, d’un mode de vie sobre et frugal, instaure une « brèche dans le temps », permettant, selon Arendt (1983), une prise nouvelle sur le présent et la construction d’un bonheur collectif. Le passage d’un temps hégémonique et contraignant – celui de l’ordre consumériste, salarial et colonial – à des temporalités qui s’entrelacent entre temps du travail et temps du loisir et avec lesquelles on peut agir ensemble, ainsi qu’avec leurs modalités d’intégration et de synchronisation, rejoint par-là l’analyse des modalités plurielles du temps.

Cette volonté de réappropriation des temporalités sociales constitue une réponse concrète à la réflexion de Harmut Rosa sur le type de régulation sociale permise par les temporalités dominantes globalisées actuelles. En effet, Rosa explique

comment les sociétés modernes satisfont le besoin de coordination, de régulation et de synchronisation de très longues chaînes d’interdépendance : elles y parviennent par la mise en place rigoureuse de normes temporelles, par la domination des horaires et des délais imposés, par le pouvoir de l’urgence et de l’immédiateté, par la logique de la gratification et de la réaction instantanées. […] Une critique des normes sociales cachées de la temporalité trouve donc ici son point de départ : ces normes violent la promesse qui est au coeur de la modernité, la promesse de réflexivité et d’autonomie.

2012 : 102-105

Une apparente contradiction fait donc advenir réflexivité et autonomie de vie non dans la « modernité » des sociétés hyperurbanisées mais dans les sociétés intentionnelles de types communautaire et rural.

Le niveau très élevé de qualité de vie ressentie peut alors être relié au sentiment général de maîtriser ses actions et sa propre destinée, dans une forme de décélération volontaire qui sort des schémas habituels de résistance ou d’inadaptation à l’accélération des rythmes sociaux et individuels. Un éloge de la lenteur et de la sobriété remplace ainsi un culte de la vitesse et de la surconsommation, de plus en plus perçues comme échappant au contrôle individuel et collectif. L’expression favorite employée en français par les Rapa lorsqu’ils évoquent leurs projets en cours, qu’il s’agisse de la construction d’une pirogue ou d’une maison, est « petit à petit ». Car il faut des années pour voir sa maison se construire peu à peu, en fonction de ses rentrées d’argent pour faire venir les matériaux en bateau, et du temps à y consacrer soi-même. Cette expression revient pour expliquer la lenteur de mise en oeuvre du projet en question, caractéristique de ce qui est à vitesse et à taille humaines et donc maîtrisable.

3. Des limites

Les limites de la chose observée tiennent déjà au terrain lui-même, avec la sous-représentation des jeunes de 11 à 18 ans : l’île de Rapa est une île sans adolescents pendant toutes les périodes scolaires, hormis pour un mois en août et deux semaines fin décembre. L’autre grande limite est celle de la représentation d’une communauté homogène et soudée, qui ne masque pas pour autant les oppositions et séparations qui fendillent ce collectif : cette image affirmée d’un « Nous » tend à occulter les différences et les tensions internes, qui ne se dévoilent que progressivement.

3.1. Égalitarisme et initiatives individuelles

Si la recherche de l’égalité dans la fraternité est une constante de toutes les communautés utopiques permettant de parer à l’inégalité fondamentale de la société extérieure (Hughes, 1999 : 50), elle peut parfois conduire à araser les particularités individuelles et à une forme de conformisme social. L’observation révèle qu’outre les activités productives, les activités de détente sont quasi exclusivement collectives, et que l’absence individuelle à de telles activités est rapidement interrogée sinon commentée. Vue de l’extérieur, toute la vie quotidienne à Rapa est rythmée par ces activités collectives qui peuvent parfois sembler étouffer l’expression individuelle.

La vie communautaire ressemble parfois à celles de certains ordres religieux, et la sobriété frôle l’abstinence : peu de plaisirs individuels, ni bars ni lieux de détente, mais des enrôlements volontaires et actifs dans des associations, dont certaines costumées, qui organisent régulièrement parades et défilés à travers les deux villages suivis d’un lever de drapeau avec rituel minutieux ponctué de discours et de chants, et poursuivis toujours par un banquet collectif. Par rapport à cette égalité stricte, la liberté paraît bien lointaine comme idéal, sinon déstabilisatrice potentielle d’un bonheur simple pouvant être perçu par certains côtés comme grégaire. Cette relative absence de liberté est compensée par la certitude d’une égalité de traitement et d’une inclusion fraternelle dans une communauté homogène, égalité attendue de traitement pondérée par le rapport au genre, à l’âge, et à l’ethnie.

3.2. Des rapports de genre et d’âge inégalitaires

À Rapa comme dans d’autres communautés intentionnelles mixtes, il existe des contradictions entre le souhait d’égalité professé et la permanence d’une division traditionnelle genrée du travail. L’implication importante des femmes dans les activités de l’île a déjà été mise en évidence (Hanson, 1973). Contrairement à ce qui se passe dans les autres îles de l’archipel des Australes, ce sont les femmes rapa qui effectuent le plus gros du travail dans les tarodières, allant jusqu’à s’investir dans des tâches réservées ailleurs aux hommes, comme la préparation de la terre avant le repiquage des taros, travail harassant qui nécessite de la force physique et de l’endurance. Les femmes continuent aujourd’hui à Rapa à s’investir plus que les hommes dans cette culture traditionnelle et ses travaux constants en termes d’entretien des conduites d’eau, de retournement de surface, de désherbage, etc. Elles prennent en charge la quasi-totalité des phases de production, préparation et cuisson alimentaires, mises à part la chasse et la pêche au large qui sont l’apanage des hommes, et s’occupent presque exclusivement des tâches ménagères dans le foyer.

Discussion avec Y. et C., femmes de 34 et 42 ans :

Y : Il y a une différence ici par rapport aux autres îles. Nous ici, ce sont surtout les femmes qui bossent, hein. On fait un peu de tout, on est homme ET femme.
C : On est pluridisciplinaires (rires).
Y : Parce que les hommes, leur travail c’est la pêche, c’est tout. Parce que quand les hommes reviennent de la pêche, c’est les femmes qui préparent le poisson, qui l’écaillent, qui le cuisent, ce n’est pas l’homme qui prépare le poisson. Elles font le ma’a [repas], le ménage… Et je préfère faire tout, parce que quand c’est lui qui fait c’est toujours « viens m’aider », c’est fiu [fatigant]…

Journal de terrain

De la même façon, les femmes sont bien plus impliquées dans les activités associatives, et sont quasiment omniprésentes dans les associations religieuses : il existe une association des femmes de la paroisse, qui pourvoie aux besoins à la fois de la paroisse et de la famille du pasteur, mais pas d’association des hommes. En revanche, elles n’occupent que rarement les postes de responsabilité de ces associations, mises à part celles des femmes de la paroisse, des parents d’élèves, et des associations oeuvrant autour d’activités genrées (artisanat, communication, etc.) qui sont quasi exclusivement féminines. De même, il n’existe que peu de femmes au sein du conseil municipal de la commune et au sein des différents comités « traditionnels », même si leur nombre a augmenté ces dernières années.

Un autre type de répartition des rôles et des tâches est observable, en fonction de l’âge de la personne. Les travaux de force et pénibles sont souvent le fait des jeunes hommes et femmes, âgés de moins de trente ans, qui vont travailler dans les tarodières, qui pêchent ou qui font le pain pour le compte de leur famille ou de la communauté. Les personnes employées en contrat aidé subventionné par le pays s’inscrivent en quasi-totalité dans cette tranche d’âge, et constituent la main-d’oeuvre de leurs employeurs, mairie, associations, ou ménages de salariés de l’île.

Les charges à pouvoir communautaire – membre du To’ohitu, gardien des terres, comité du rahui, ou même diacre – sont réservées plutôt aux personnes d’âge mûr sinon aux anciens, ce que critiquent certains hommes âgés de trente à quarante ans tout en reconnaissant ne pas avoir toujours les compétences pour les assumer, et même si la maturité ou la sagesse peuvent s’appliquer à une personne jeune et lui attribuer un âge social plus avancé. L’influence syncrétique de la tradition océanienne et de la religion chrétienne donne sans doute un fondement à ces inégalités persistantes et marquées de genre et d’âge social.

3.3. Une communauté de type sociétaire ethnique

Une autre limite dans l’application des principes de la communauté est constituée par le soubassement ethnique du principe rapa de propriété collective, le règlement stipulant que la terre ne peut être cédée pour résidence et culture qu’à un Rapa ou descendant de Rapa. De fait, mis à part moi en tant que chercheur pendant les sept mois sur place, aucun « étranger » non rapa n’était présent sur l’île à moins d’être marié à un ou une rapa, sinon pendant les deux semaines de festivités de fin d’année.

Peu de Rapa se questionnent effectivement sur une spécificité tenue pour acquise, à l’image de T., fervent pratiquant au temple, qui vient un jour me voir à la fin de la messe et me glisse :« on dit dans la Bible que la terre appartient à tout le monde. Tu ne trouves pas contradictoire que la terre à Rapa n’appartient qu’aux Rapa ? » (Journal de terrain) Malgré la mise en oeuvre de coopératives gérées par les ramages, les dons et mises en commun qui fondent l’économie rapa, et les moments de délibération citoyenne, l’expérience rapa n’a aucune vocation révolutionnaire et universelle. Loin d’une théorie de la transformation appliquée à travers une utopie libertaire de renversement (Wright, 2017), le paradigme rapa de l’utopie est plutôt celui de « l’humanité comme nature », « mythe d’une communauté qui se reconnaît dans une origine commune liant les individus dans une “communion” qui est surtout l’expression de la volonté d’exister comme communauté » (Piromallo-Gambaderlla, 2005). Le risque de l’enfermement communautaire est alors grand selon nous : l’objectif ne serait plus d’augmenter le pouvoir d’agir social mais de préserver un mode de vie collective qui renvoie à un passé mythifié. Et comme l’île est fragile, il faut la défendre également des étrangers, les non-Rapa, en réduisant les moyens d’y accéder. L’étiquette d’« étranger » existe également au sein de la communauté : elle concerne les conjoints non rapa de femmes rapa et surtout les conjointes non rapa d’hommes rapa, qui sont considérés comme ratere (touristes), comme le sont les Rapa résidant à Tahiti venus en brève visite. Malgré qu’elles vivent parfois à Rapa depuis plus de vingt ans, on fait toujours sentir à ces personnes qu’elles restent extérieures, étrangères. Elles disent aimer l’île, la facilité et la simplicité de la vie, mais évitent autant que possible les relations avec le reste du village, et tâchent de ne pas se retrouver au milieu des cancans incessants, même après avoir trouvé un rôle et un statut au sein des associations locales.

Conclusion

En tant que petite république des communs qui a su mettre en oeuvre une utopie concrète en préservant au travail son statut d’oeuvre émancipatrice (Arendt, 1983), l’exemple de la communauté de Rapa est éclairant. Nous avons pu voir que la communauté intentionnelle de type sociétaire qu’est Rapa, loin d’une dichotomie classique qui opposerait communauté et société, combine à la fois des caractéristiques de la communauté au sens classique, communauté d’esprit et de localité, et de la société, en une forme combinatoire qui renvoie à l’union en Gesellschaft (Tönnies, 1977). Dans cette forme – celle de la communauté sociétaire – l’existence communautaire se double d’une réalisation sociale des individus dans leur cadre d’existence collectif. Ils y trouvent leur place dans la logique inclusive d’un processus de construction identitaire partagée (Taylor, 1998), où sécurité et solidarité s’avèrent tout à la fois fortement cohésives mais également discriminantes par rapport à ceux perçus comme extérieurs à la communauté.

La volonté d’une maîtrise collective et intégrée des ressources alimentaires et des temporalités sociales afférentes fait de la collectivité rapa une forme particulière de communauté, une communauté sociétaire intentionnelle (Lallement, 2019). Modalité spécifique d’organisation collective, ce type de communauté s’incarne à Rapa sous la forme d’une utopie non seulement réaliste (Bregman, 2017) mais réalisée (Friedman, 2000), congruente avec l’objectif social et politique d’une « vie bonne » (Taylor, 1998 ; Rosa, 2018). Basée sur une hétérochronie, elle s’inscrit ainsi en rupture avec la vision occidentale dominante, faisant du temps subi et contraint un temps englobant et apaisé de nature à réenchanter les relations sociales et au monde et à réencastrer les processus économiques dans leur substrat social et culturel.

Forme d’utopie réaliste (Bregman, 2017), cet exemple de communauté intentionnelle pose la question du statut et des formes de modes de relations et d’interactions qu’ont les humains entre eux et avec leur environnement, de la recherche d’un bien-vivre individuel et collectif autour d’un modèle intentionnel et émancipateur en opposition à un modèle « extérieur » basé sur une logique de rivalité et d’ostentation et perçu comme source d’inégalités sociales et économiques.

La sobriété partagée peut ainsi être vécue comme mode de vie, un modèle alternatif à explorer autour de la question de la modération des aspirations consuméristes, à partir des problématiques de qualité de vie et non plus seulement de niveau de vie, et de construction d’autres types de rapports sociaux humains et environnementaux.