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Introduction

Enjeu institutionnel et scientifique émergent au Canada et au Québec, l’intérêt de la catégorie NEET (jeunes ni aux études, ni en emploi, ni en formation) est de proposer une mesure plus précise des jeunes de 15 à 29 ans absents à la fois du système éducatif et du marché du travail, afin de contribuer à offrir des politiques publiques a priori davantage adaptées à leurs réalités (Cuzzocrea, 2014). Au Québec, les NEET font dorénavant l’objet d’actions publiques spécifiques : l’intégration sur le marché de l’emploi des jeunes ni aux études, ni en emploi, ni en formation figure ainsi depuis 2016 comme l’un des premiers axes d’intervention du Secrétariat à la jeunesse du Québec. Dans le même temps, dans le contexte québécois au sein duquel la focale institutionnelle se concentre sur la « pénurie de main-d’oeuvre », il émerge un « répertoire rhétorique » (Moulin et al., 2017) et symbolique alimentant une lecture institutionnelle et sociale de la situation NEET à travers la « passivité » (Thompson, 2011 ; Longo et Gallant, 2019) et l’injonction à la « réintégration » à l’ordre productif.

L’usage de plus en plus fréquent de cette catégorie dans les politiques publiques ne s’est à ce jour que très peu accompagné de recherches, au Québec ou ailleurs, permettant de comprendre la manière subjective de vivre cette situation et les différentes raisons de celle-ci. La plupart des enquêtes adoptent en effet une approche quantitative et proviennent de commandes institutionnelles. Pour la majorité, elles visent à rendre compte des déterminants sociaux influençant la probabilité d’une situation NEET (Ruesga-Benito, González-Laxe et Picatoste, 2018 ; Zuccotti et O’Reilly, 2019 ; Reist, 2020) et à faire émerger les profils sociodémographiques de ces jeunes (Hauret, 2017 ; Contini, Filandri et Pacelli, 2019 ; Brunet, 2018, 2019 ; Statistique Canada, 2018 ; Danner, Guégnard et Joseph, 2020 ; Francou, 2020 ; Longo et al., 2020). À ce jour, en effet, seules quelques enquêtes sociologiques récentes sur les NEET ont proposé une approche qualitative reposant sur des entretiens avec les jeunes concernés par cette situation (Van de Velde, 2016 ; Bancroft, 2017 ; Blairon et Mahy, 2017 ; Couronné, 2017 ; Couronné, Loison-Leruste et Sarfati, 2018 ; Gaspani, 2018 ; Binet, 2020 ; Couronné, Loison-Leruste et Sarfati, 2020 ; Longo et al., 2024).

Si les jeunes en situation NEET sont dans une large mesure associés à la « vulnérabilité » et appréhendés par les « problèmes publics » du chômage et du décrochage scolaire dans l’espace public et institutionnel, la littérature scientifique, y compris au Québec, montre que tous ces jeunes ne qualifient pas leur situation de problématique. Malgré tout, l’angle de recherche le plus régulièrement retenu consiste à étudier le processus de réinsertion au marché du travail, et la manière dont ces jeunes réceptionnent les actions publiques construites à leur destination. Peu de travaux prennent spécifiquement pour objet les jeunes NEET maintenant cette situation par choix (Van de Velde, 2016 ; Longo et al., 2024).

Cet article se focalise ainsi sur celles et ceux étant dans cette situation par choix au moment de l’enquête, et assumant une forme de sobriété « choisie ». Découlant d’une thèse de doctorat en sociologie portant sur le rapport à la normativité du travail, à la méritocratie et à la réussite des jeunes NEET au Québec (Guatieri, 2023), cet article se concentre sur les 14 jeunes de l’enquête (sur 36 interrogés au total) maintenant au moment de l’enquête cette situation NEET, en se plaçant volontairement en retrait du marché du travail et du système éducatif. Après avoir exposé brièvement la méthodologie et situé la démarche de l’enquête, nous développons la manière dont ces jeunes donnent sens à leur situation NEET assumée et les fondements de leur frugalité choisie.

Interroger le sens du retrait choisi et de la sobriété par « le bas »

S’appuyant sur des entretiens semi-directifs, l’enquête s’inscrit dans une logique « compréhensive » et une approche « relationnelle ». Traditionnellement rattachée à Max Weber, la sociologie compréhensive s’intéresse au sens donné par les individus à leurs actions et représentations (de Singly, 2010). L’approche relationnelle permet quant à elle d’étudier les relations qu’entretiennent ces jeunes avec les normes sociales et autrui (Darchinian, Magnan et Kanouté, 2018). Cet ancrage théorique permet également de lier la perspective structuraliste, à savoir la manière dont les rapports de pouvoir agissent sur l’individu (Darchinian, Magnan et Kanouté, 2018), avec la perspective interactionniste, qui s’intéresse à « l’univers de significations et aux logiques qui sous-tendent leurs actions » (Morrissette, 2010 : 3).

En cohérence avec les objectifs présentés, le premier critère de recrutement était des jeunes ne fréquentant pas d’organisme d’aide au retour aux études ou à l’emploi au moment de l’enquête. Ces derniers pouvaient s’inscrire dans des trajectoires volontaires d’allers et retours sur le marché du travail, ou refuser catégoriquement de se réintégrer. Divers canaux de recrutement ont été contactés afin d’aider à la diffusion de l’appel à participants : réseaux sociaux de saisonniers, refuges, associations d’aide alimentaire, associations de lutte contre la pauvreté, etc. Finalement, les recommandations des jeunes déjà interrogés, par un effet boule de neige, ont joué un rôle important. La motivation principale de ces jeunes à participer était de contester les étiquettes communément associées aux jeunes au chômage (l’acronyme NEET ne leur étant pas familier excepté pour deux d’entre eux).

La durée moyenne de la situation NEET des jeunes retenus dans cet article, dont les âges vont de 19 à 30 ans, est de 16 mois, avec des durées allant de 7 à 48 mois. Si une « courte » ou « longue » période NEET peut influencer la manière de représenter sa situation, cette moyenne de 16 mois reflète davantage une indication qu’un élément structurant. Un jeune peut très bien avoir connu une période NEET de plusieurs années, occuper un emploi temporaire, puis se retrouver une nouvelle fois en situation NEET.

La reconstitution de leurs parcours a permis d’explorer la construction de leur posture assumée vis-à-vis de leur situation NEET et les ressorts de celles-ci. S’intéresser aux fondements de leur sobriété volontaire revient à questionner « le sens » de ce retrait assumé du marché du travail. La littérature portant sur la « quête de sens » s’est récemment amplifiée, dans la sphère scientifique aussi bien que médiatique, en particulier depuis la pandémie de la covid-19. Récemment, cet enjeu a été exploré à travers le phénomène du burn-out (Kirouac, 2015) ; les processus de « bifurcations » au prisme d’individus bien intégrés au sein du marché du travail et occupant une position socioprofessionnelle valorisée au sein de la société (Negroni, 2005, 2009 ; Bidart, 2010 ; Denave, 2015 ; Frayne, 2018 ; Graeber, 2018) ; le phénomène du « retour à la terre » (Rouvière, 2015 ; Sallustio, 2018 ; Guimond et Simard, 2020) et aux travaux manuels (Crawford, 2009) ; le parcours d’individus souhaitant s’extraire du modèle salarial à travers par exemple la constitution de communautés et collectifs autonomes (Lallement, 2015) ; ou encore le « déclassement volontaire » (de Rugy, 2018). Ces enquêtes ont le mérite d’avoir rendu compte des effets des processus d’accélération, de pression à la performance sur les individus. Cependant, les individus sur lesquels portent ces travaux sont le plus souvent des personnes possédant divers types de ressources, pouvant d’une part s’extraire volontairement du marché de l’emploi et des avantages que cette situation peut procurer, et bénéficiant d’autre part d’une capacité de rebond. De la même manière, les travaux scientifiques ayant étudié les dynamiques de contestation du travail ont souvent été réalisés à travers des enquêtes ciblant des personnes occupant déjà un emploi (Linhart, 2009 ; Bélanger et Thuderoz, 2010 ; Bouquin, 2011).

Peu de travaux ont en revanche rendu compte des aspirations à une vie sobre à partir des individus qui sont a priori les plus durement touchés par les configurations contemporaines de l’emploi et les inégalités sociales, comme les participants à cette enquête peuvent l’être. Alors que la catégorie NEET prend le risque de stigmatiser ces jeunes, en les décrivant par une triple négation et donc par ce qui serait leurs manques, les participants réinterprètent ce statut. Ces derniers s’écartent de toute romantisation de leur mode de vie étant donné que ce retrait représente en effet dans une large mesure une réaction à des expériences douloureuses à l’école ou au sein du marché du travail. Les entretiens montrent que cette posture assumée de la situation NEET est donc souvent née du « subi ». Cependant, sans nier la précarité et l’instabilité de leurs conditions de vie, ces jeunes retiennent davantage ce que cette situation leur permet d’éviter que les coûts qu’implique ce choix. Ainsi, leur sobriété volontaire repose sur deux piliers dont la suite de cet article rend compte : une remise en cause de la normativité du travail par le retrait choisi du marché de l’emploi, et la mise à distance des modèles de réussite sociale basés sur l’accumulation. L’article se conclut par les épreuves inhérentes à cette précarité « choisie ».

Les jeunes rencontrés proviennent pour la plupart d’un milieu social particulièrement défavorisé. Mis à part une participante ayant des parents cadres, les jeunes interrogés ont des parents sans emploi ou employés. Par ailleurs, certains jeunes ignoraient la situation professionnelle d’un de leurs parents en raison de cas de ruptures familiales. Deux participantes vivent au moment de l’enquête chez leurs parents et peuvent compter sur leur soutien financier. Le reste des jeunes interrogés vivent des programmes de prestations sociales québécois, dont les montants sont variables en fonction des situations mais ne dépassent pas les 15 000 dollars par an.

Le parcours scolaire s’est souvent interrompu de manière précoce et contrainte, tandis que les expériences sur le marché du travail sont généralement limitées à des emplois « atypiques », c’est-à-dire le travail à temps partiel, autonome et indépendant (Noiseux, 2012). À l’exception d’une participante, qui est la plus jeune de l’échantillon (19 ans), tous les enquêtés ont eu plusieurs expériences sur le marché du travail. En comparaison avec les autres enquêtés en situation NEET de la recherche originale, les jeunes concernés par cet article ont davantage tendance à se qualifier de militants, moins dans les formes traditionnellement reconnues de politisation (vote, engagement dans des formations politiques et participations à des mobilisations collectives), que dans leur manière de vivre quotidienne.

Remettre en cause la normativité du travail et assumer la précarité

En situation NEET depuis un peu plus d’un an au moment de l’enquête après avoir connu plusieurs périodes intermittentes entre emploi et chômage, Daniel ne souhaite pas réintégrer le marché du travail. Lorsque je le questionne sur les ressorts de ce refus, ce dernier exprime sa colère quant aux conditions de travail qui lui sont accessibles :

Ce n’est pas qu’on ne veut pas travailler, c’est qu’on ne veut pas se faire exploiter. On exige de la performance, tout ça pour des jobs qui ne payent même pas. Un moment donné on a conscience de nos droits et de nos conditions, et souvent on juge que ça ne fait aucun bon sens. S’il y a des emplois non pourvus au Québec, c’est que les conditions sont absurdes, les gens aspirent à d’autres choses que pelleter la neige ou faire de la restauration. Je vois qu’il y a beaucoup d’injustices dans le marché du travail, et c’est plate à dire mais c’est peut-être une façon de faire contrepoids et maintenir une forme d’opposition.

Daniel, 27 ans, Sherbrooke

Le fondement principal de son retrait, qu’il présente comme une « forme d’opposition », tient à une volonté de résistance à ce qu’il dit être un système « d’exploitation », préférant sa situation actuelle à ce qu’il a pu expérimenter sur le marché du travail. Ainsi, et c’est le cas d’autres participants, l’indignation occupe une place centrale dans la justification du maintien de la situation NEET : « Moi je suis comme : il faut que je pense à ma santé mentale dabord. Tu sacrifies toute ta santé juste pour avoir un travail stable, voire pas vraiment stable. » (Francis, 28 ans, Val-d’Or)

Ces jeunes jugent incohérente l’idée de s’extraire de leur situation NEET pour réintégrer un marché du travail n’offrant ni la possibilité de vivre décemment ni de sources d’épanouissement. Le regard critique posé sur les conditions de travail, jugées « absurdes », pour reprendre un terme revenant régulièrement, doit ainsi être compris comme une forme de résistance active et non pas dans la perspective pathologisante d’une « passivité » occultant la dimension politique du retrait.

D’autres jeunes participant à l’enquête s’inscrivent dans des trajectoires discontinues entre emploi, études et chômage. Davantage qu’une recherche d’intégrité et d’authenticité revendiquée par les enquêtés ne planifiant pas un retour dans l’une des deux sphères de l’éducation et de l’emploi, le choix des jeunes NEET rencontrés effectuant des trajectoires d’allers et retours s’inscrit dans l’objectif d’équilibrer le temps représenté comme contraint, dédié à l’emploi et servant à financer les périodes NEET qui suivront, et le temps pour soi, pouvant prendre diverses formes. Du fait de la normalisation croissante des emplois dits atypiques, plusieurs recherches ont étudié les trajectoires discontinues volontaires. Cet enjeu est par ailleurs fréquemment envisagé au prisme des artistes parmi les travaux scientifiques (Coulangeon, 1999 ; Cingolani, 2012 ; Roux, 2017 ; Barré, 2019). Si ces enquêtes montrent bien les épreuves et opportunités de soutenabilité liées à ces trajectoires, les artistes semblent cependant représenter une figure davantage identifiable dont le statut est potentiellement moins à même d’être source de questionnement que celui des NEET.

Les participants réfutent l’idée de faire du travail le centre de leur vie, quitte à « faire avec » toutes les contraintes inhérentes à cette situation et à rester dans une situation de précarité économique. Depuis son arrivée à Montréal, Sarah (24 ans) a occupé divers emplois qu’elle a toujours quittés volontairement :

Quand j’ai un emploi, je ne travaille jamais plus de 25 h semaine parce que travailler à temps plein, je n’ai plus de temps pour moi et ma santé mentale ne va pas bien. Donc c’est volontaire de ne pas travailler tout le temps et à temps plein pour ma part. J’utilise juste l’argent que j’ai mis de côté et souvent, ce que je fais, c’est que je m’en vais dans l’Ouest canadien, travailler dans des fermes ou autres. Je sors de Montréal, je me trouve une jobine et je continue à vagabonder un peu partout.

Sarah, 24 ans, Montréal

En plus de ces allers et retours choisis, Sarah fait donc le choix de ne jamais travailler à temps plein lorsqu’elle se réinsère sur le marché du travail, de la même manière que Justin, qui affirme « accepter la pauvreté pour avoir le temps » : « Le temps plein, j’ai déjà essayé et je sais que ça me fait trop de pression. Jai du temps pour moi qui mest précieux, et je suis quand même satisfait de ma vie actuelle. J’accepte la pauvreté pour avoir le temps. Même si je suis pauvre, j’ai le temps. » (Justin, 29 ans, Sherbrooke)

Ce mode de vie donnant la priorité au temps pour soi par rapport au niveau de rémunération, et l’ambition d’une vie simple, s’accompagne d’une forte critique des processus liés à « l’accélération » (Rosa, 2010). Issu d’une famille de la Nouvelle-Écosse qu’il situe dans la « classe moyenne canadienne » et diplômé en horticulture, Billy se place volontairement en retrait du marché de l’emploi pour « ralentir », affirme parfois vivre avec 10 dollars par jour, et ne cherche un emploi que lorsque ses réserves financières se vident :

Most of the time, I’m just living off, with 10 dollars a day. And my philosophy, like my motivation, what keeps me happy, is embracing the idea that I have a long life to live and I would like to take my time. That’s my philosophy, more or less. Because everyone is moving so fast and I don’t know if it’s right. People are so impatient like they have a deadline from 21 to 30 years old they are like I need to make it, rushing so hard. I rather just take my time, so I can stay patient and live like very slow and try my best.

Billy, 30 ans, Montréal

Si le temps disponible en dehors de celui consacré au travail est socialement défini comme le « temps libre » (Linhart, 1978), le retour temporaire sur le marché de l’emploi a pour unique objectif de pouvoir financer la prochaine période NEET et de consacrer son temps aux activités subjectivement qualifiées d’utiles. En parallèle, la volonté de consommer et posséder moins émerge : « Si les gens veulent travailler comme ça et acheter leur ski doo, très bien, mais ce n’est pas mon intention, laissez-moi vivre comme je tiens à le faire. » (Daniel, 27 ans, Sherbrooke)

On assiste donc à un certain « usage » de la précarité du marché de l’emploi. La critique de la normativité du travail s’agence avec une remise en cause plus globale du « productif », une définition alternative de « l’utilité » et une forme de refus de « jouer le jeu ». En effet, des interstices alternatifs dans la représentation des figures de réussite et sources d’épanouissement se dessinent. Sans faire l’éloge désincarné de la condition précaire, ces participants portent un regard sur leurs conditions et la société qui fait émerger des représentations alternatives de la réussite et de la vie bonne.

Distinguer l’utile du productif et mettre à distance les modèles de réussite sociale

La mise à distance des normes de réussite sociale constitue une dimension fondamentale de la manière dont ces jeunes donnent sens à leur retrait volontaire et à la sobriété qui en découle. En parallèle, des réflexions sur ce que signifie vivre une vie « réussie » et « méritante » émergent. Deux arguments prennent particulièrement forme : le regard critique porté sur les perspectives d’accumulation au profit d’une réflexion sur ses besoins réels, ainsi qu’une remise en cause de l’assimilation du productif et de l’utile.

Ces jeunes rejettent l’idée faisant du travail l’unique manière de contribuer à la société et portent un regard critique sur l’injonction à « produire ». Ils accordent en effet davantage d’importance à la finalité de l’activité qu’à sa rétribution ou son prestige symbolique. Si cette posture peut également s’assimiler à une forme de justification de soi et de sa situation, les participants remettent plus généralement en cause l’assimilation de l’identité à la position socioprofessionnelle. Ces derniers soulignent qu’ils « font des choses » en dehors de la sphère marchande. Sarah n’est ainsi pas seulement particulièrement critique de l’injonction à « produire », mais questionne également les critères déterminant ce qui est considéré comme productif, utile ou créant de la valeur :

Je trouve qu’on identifie beaucoup une personne à ce qu’elle fait dans la vie. On n’est pas ce qu’on fait, j’espère qu’on est plus que ça. Il y a une pression sociale à performer. Je pense que c’est important de faire des choses, mais produire des choses, ce n’est pas si important dans le fond. Souvent ce que je fais, je le fais pour moi, et on me dit : « Mais t’es capable de faire plus. » Ok, mais est-ce que j’ai envie d’être ça dans le fond ? Je pense que les gens glorifient trop ceux qui produisent beaucoup.

Sarah, 24 ans, Montréal

En d’autres termes, la détermination institutionnelle et sociale de la valeur individuelle est remise en cause par ces jeunes à travers une mise à distance de la pression à participer à l’ordre productif et une redéfinition de « l’utile » et du « valorisé ». La valorisation du « faire » hors marché du travail peut être envisagée comme une forme d’autonomie alternative à celle diffusée par les institutions. Les entretiens montrent par ailleurs que le lien entre croissance économique et progrès social est remis en cause par les enquêtés, d’autant que leur mise à distance de l’injonction à produire est parallèle à celle des logiques de consommation. Dans la continuité de cette idée, l’importance accordée à la position socioprofessionnelle et l’injonction à la mobilité sociale ascendante sont sources d’incompréhensions et de frustrations pour les jeunes interrogés :

I think definitely society thinks that success means money, but I don’t. Society does not see it in another way, and we always worry about money. It’s always about “how much money do you make?” Like I’m a horticulturist, I’m only making 14 dollars an hour, what if it was 20?

Billy, 30 ans, Montréal

On vit dans un pays capitaliste. C’est ce qu’on nous apprend à l’école : faut avoir un bon travail, faut faire de l’argent, faut travailler pour l’économie, faut faire plein d’affaires, faut pas profiter. Faire ça pour faire ça pour faire ça… Argent, argent, argent, argent… J’ai-tu dit argent ?

Matt, 21 ans, Sainte-Agathe-des-Monts

Les extraits d’entretiens ci-dessus illustrent le dépit de ces enquêtés vis-à-vis de ce qu’ils jugent comme une obsession sociale. À ce sujet, les participants évoquent un formatage des aspirations et l’injonction de participer à la « course » :

People are sold that they have to wait to be 65 to start enjoying life and that they need to go super high and be busy. I think most Canadians are like that, they are rushing. I think Canadians could be relaxing a lot more but they are not, they are stuck, they are like slaves. It’s like a race.

Billy, 30 ans, Montréal

La frugalité choisie que présentent ces jeunes peut être comprise comme une résistance aux logiques de compétition et d’accumulation, et illustre la volonté de ces enquêtés de s’éloigner des modèles de vie et modes de consommation dominants. Dans le même ordre d’idée, la valorisation des « efforts » à employer est appréhendée comme une injonction à participer à la compétition sociale :

L’effort est vraiment vu comme une vertu en Amérique du Nord, le travail aussi : on en fait un éloge considérable. Au Québec, dire que tu vis sans travailler, tu ne passes absolument pas comme quelqu’un d’intéressant ou de productif, tu passes pour un rapace de la société. Je n’ai jamais eu de grande estime de moi-même mais je n’ai jamais eu d’éloges par rapport à tout ça.

Daniel, 27 ans, Sherbrooke

Ainsi, alors que la majorité des NEET de l’enquête étant dans cette situation par choix proviennent d’un milieu socialement défavorisé, les perspectives d’accumulation et d’ascension sociale ne représentent pas des aspirations naturelles pour ces derniers. Dans ce cadre, bien que les travaux sociologiques portant sur la mobilité sociale soient fondamentaux dans la compréhension des inégalités sociales, la grille de lecture qu’ils adoptent a parfois tendance à considérer la mobilité sociale ascendante comme un objectif allant de soi, et parallèlement à qualifier le déclassement de « risque », lecture symbolisée par « l’ascenseur social ». Annabelle Allouch juge par exemple que la mobilité sociale renvoie dorénavant à « un discours, une idéologie institutionnelle qui charrie une vision du bonheur socialement et historiquement située » (2017 : 99). Il est ainsi nécessaire de prendre en compte un ensemble de dimensions subjectives alternatives à la position socioprofessionnelle dans l’appréhension de la réussite. Nous assistons ainsi aussi bien à une critique des normes de réussite qu’aux orientations idéologiques (« produire », « faire des efforts » « mériter ») les justifiant. Il émerge dans le même temps un rapport à la réussite très individualisé. Dans ce cadre, une distinction prend forme entre les attentes institutionnelles et sociales, et la réussite pour soi.

L’épreuve sociale du retrait

Alors que les participants font face à un ensemble d’injonctions institutionnelles, sociales et parfois familiales à la « réintégration », la situation NEET ne constitue pas à leurs yeux un problème, mais une réponse, individuelle, à la normativité du travail malgré des conditions d’emploi jugées déshumanisantes, et des normes de réussite sociale basées sur l’accumulation considérées comme aberrantes. Nous n’observons ainsi pas des jeunes « passifs » mais bien une forme de politisation dans leur choix d’assumer une certaine frugalité. Ne pas « jouer le jeu » dans le cadre d’attentes institutionnelles et sociales auxquelles ils s’opposent peut être compris comme une attitude politique. Cependant, le retrait porte son lot d’épreuves, voire parfois de contradictions, et les conditions de vie précaires de ces derniers couplées aux injonctions à se « mettre en mouvement » peuvent freiner ces jeunes dans la mise en pratique concrète de la sobriété qu’ils mettent en avant. Les entretiens permettent en effet de comprendre comme s’écarter des références qui structurent le quotidien de la « vie active » et de la « bonne transition » vers l’âge adulte amène ces jeunes à régulièrement être l’objet de questionnements, voire de suspicions : puisque ces jeunes ne sont ni aux études ni en emploi, que peuvent-ils bien faire ? Les parcours des participants montrent que la dimension politique et assumée du choix de se mettre en retrait du marché de l’emploi se fait souvent a posteriori du vécu d’épreuves et difficultés diverses aussi bien à l’école ou dans le monde du travail que dans leurs vies personnelles. La plupart d’entre eux confient par ailleurs traverser des périodes de doutes :

C’est sûr que ma génération, on est pas mal toutes une gang de stressés, d’angoissés pis oh my god il faut aller travailler, aller à l’école, qu’est-ce qu’on fait, on est pas mal poussés par la société aussi, justement.

Kim, 24 ans, Sherbrooke

On s’entend que le productif, c’est le marché, l’emploi, donc si tu ne travailles pas t’es un bon à rien. Même si c’est pas dit de même, c’est soupçonné.

Daniel, 27 ans, Sherbrooke

I think for a long time I went back and forth between these two feelings of: “I don’t care, I know what I’m doing” and these moments like: “ok maybe they’re right, I should be moving”. It’s just little comments, but I think those comments are attached to your mind, they stick around.

Billy, 30 ans, Montréal

Les propos ci-dessus montrent que ces jeunes ressentent un mépris social pour leurs activités prenant corps en dehors de la sphère productive. Ils témoignent également de la difficulté à reconnaître les modes de vie ne correspondant pas aux assignations capitalistes. Cela dit, les frontières peuvent être poreuses entre modes de vie alternatifs à la norme salariale et « réduction des sécurités » (Cingolani, 2017). Une tension émerge donc entre sobriété volontaire et contrainte à s’inscrire, à un certain degré, dans l’injonction moderne d’« être soi-même » (Le Bart, 2012), voire d’être « entrepreneur de soi-même » (Cukier, 2017). Les entrevues montrent également à quel point la mise en pratique de cette frugalité choisie et la résistance à la normativité du travail structurant nos parcours de vie s’exprime à l’échelle individuelle. Les NEET ne représentent pas un groupe social bien identifié, aussi bien dans l’espace public que par les jeunes eux-mêmes, rendant difficile l’impulsion d’une lutte spécifique ou d’une cause commune. Comme l’affirme Daniel, l’un des participants : « Il n’y a pas grand-monde qui va faire l’éloge d’une vie d’oisiveté. » N’ayant pas ou peu de ressources pour se faire entendre, représentés de manière péjorative dans l’espace public, ces jeunes revendiquent une opposition qui prend davantage la forme d’une colère silencieuse et de ce que Geneviève Pruvost nomme le « quotidien politique » (2021). L’action du retrait est individuelle, mais le sens donné est politique.

Conclusion

Désillusionnés et indignés quant aux conditions du marché du travail, dubitatifs vis-à-vis des normes de réussites sociales fondées sur les logiques d’accumulation, ces jeunes en situation NEET donnent sens à leur retrait volontaire du marché du travail en en faisant une forme d’opposition à ce qui est représenté comme un « conditionnement ». Il ne s’agit pas seulement de considérations quant aux conditions d’emploi accessibles pour ces jeunes, mais bien d’une réflexion portée par ces derniers sur la place du travail dans nos vies. Si la prise en compte des ressources financières à disposition dans les possibilités objectives de se retirer volontairement du marché du travail et donc d’un ensemble de mécanismes de protection sociale est à prendre en compte, cette enquête montre que la sobriété choisie exprimée par ces jeunes ne s’explique pas par les possibilités matérielles de ceux-ci. Ces derniers ne disposaient en effet déjà que de très peu de ressources financières et sociales en amont de leur retrait. Il est donc nécessaire d’expliquer ces représentations et pratiques de la sobriété par un ensemble de dimensions éthiques et politiques. Par ailleurs, même lorsqu’il est questionné, l’enjeu du sens reste finalement dans une large mesure associé à l’emploi dans les travaux sociologiques. Les enquêtes portant sur la « quête de sens » semblent ainsi laisser de côté la question de la mise à distance du rôle du travail au sein des normes sociales structurant nos parcours de vie, comme peuvent le faire les participants de cette recherche. L’expérience de la précarité économique « assumée » constitue une forme de résistance aux logiques d’accumulation et à ce qui est représenté comme un formatage des aspirations individuelles et de « la voie à suivre ».

La sobriété qui en découle occupe une place centrale sans que cette façon de vivre soit assimilée à de l’ascétisme. Cette posture ne doit pas se comprendre comme l’éloge désincarné d’un mode de vie utopique. Le fait que ces participants rejettent l’accession à davantage de biens matériels au profit d’une vie sobre ne veut pas dire que ces derniers ne souhaitent pas bénéficier d’une situation financière plus stable, la plupart s’estimant pauvres. Ces jeunes ne refusent pas « d’avancer », mais souhaitent y parvenir dans les limites éthiques et politiques subjectivement déterminées dans le cadre d’une réinterprétation de la situation NEET.