Résumés
Résumé
À partir de l’étude de cas du « retour à la terre » contemporain au Québec, cet article tente de dévoiler les espoirs, les contraintes et les contradictions d’une vie plus sobre. En s’attachant à dépeindre ses ruptures et ses continuités avec le mouvement des années 1960, il vise à répondre aux questions suivantes : comment prennent forme ces projets de vie agricole, plus sobre et plus proche de la terre ? Quels sont les espoirs, difficultés et contradictions qui caractérisent le mouvement actuel ? C’est avec une partie des représentants du « retour à la terre » d’aujourd’hui que je propose de répondre à cette question : les nouveaux agriculteurs de « première génération », non issus du milieu et ayant choisi de bifurquer vers l’agriculture. L’enquête repose sur un corpus de 61 entrevues semi-dirigées auprès de ces néo-agriculteurs québécois, aujourd’hui maraîchers, éleveurs ou acériculteurs. Les résultats montrent que, par rapport au précédent mouvement, le « retour à la terre » actuel a subi deux transformations majeures. Le projet d’émancipation du système est devenu un projet à dominante professionnelle permettant de construire et de s’épanouir au sein de sa propre entreprise. Il s’effectue dans, et non plus hors de la société : les néo-agriculteurs cherchent à s’intégrer, acceptent les aides de l’État et choisissent l’exemplarité comme forme de militantisme. Soumis à des impératifs économiques pour pérenniser l’installation, ces projets de retour, en collaborant avec le « système », sont révélateurs d’un déplacement de l’utopie anti-institutionnelle initiale.
Mots-clés :
- retour à la terre,
- néo-agriculteurs,
- agriculture,
- entrepreneuriat,
- militantisme
Abstract
Based on a case study of the contemporary "back-to-the land" in Quebec, this article attempts to reveal the hopes, constraints, and contradictions of a more sober lifestyle. By depicting the ruptures and continuities with the 1960s movement, it aims to answer the following questions: how do these projects for a more sober agricultural life, closer to the land, take shape? What are the hopes, difficulties and contradictions that characterize today's movement? I propose to answer this question with some of the representatives of today's "back-to-the-land": the new "first-generation" farmers who have chosen to switch to agriculture. The survey is based on a corpus of 61 semi-structured interviews with these new farmers from Quebec, who are now market gardeners, livestock breeders or maple syrup producers. The results show that, compared with the movement of the time, today's "back-to-the-land" has undergone two major transformations. The project of emancipating oneself from the system has become a predominantly professional one, enabling one to build and flourish within one's own business. It takes place within, rather than outside, society: new farmers seek to integrate, accept public funds, and choose exemplarity as a form of activism. Subjected to economic imperatives to perpetuate the establishment, these projects, by collaborating with the "system", reveal a shift in the initial anti-institutional utopia.
Keywords:
- back-to-the-land,
- neo-farmers,
- farming,
- entrepreneurship,
- activism
Corps de l’article
1. Introduction
On assiste, depuis une dizaine d’années, à la visibilisation d’une tendance de fond : la migration de populations vers la campagne, en vue d’y pratiquer une activité professionnelle plus manuelle, écologique et en cohérence avec ses valeurs personnelles. Ces mouvements de « retour à la terre » sont rattachés à des manières plus sobres de vivre et de travailler : sobriété énergétique, pratiques visant l’autonomie, modes de vie écologiques, quête d’une vie plus saine et plus authentique (Dolci et Perrin, 2017 ; Sallustio, 2020). Cette quête de sobriété peut également s’incarner plus spécifiquement par un projet de transformation du mode de vie. En changeant de travail, les nouveaux agriculteurs présentés ici aspirent également à changer de vie, voire à changer la vie. Pour cette raison, le « retour à la terre » et notamment les projets visant l’installation en agriculture biologique constituent un cas d’étude intéressant. Le « paradoxe » de ces nouveaux entrants, qui quittent études et métiers pour l’agriculture, malgré les nombreuses difficultés qui jalonnent le milieu, semble en effet incarner un geste fort, voire un acte politique.
Ces migrations néo-rurales ne constituent pas un phénomène inédit : elles s’inscrivent dans la mouvance du « retour à la terre », dont les premières vagues de migration volontaires remontent aux années 1960-1970. À partir d’un corpus de 61 entrevues semi-dirigées réalisées auprès de ces nouveaux agriculteurs au Québec, aujourd’hui maraîchers, éleveurs, apiculteurs ou acériculteurs, j’ai cherché à questionner et déconstruire ce « retour à la terre » d’aujourd’hui en le comparant avec le précédent mouvement. Par rapport au passé, comment s’organise, se pense et se vit le « retour à la terre », aujourd’hui au Québec ? Quels sont ses grands défis et ses ambivalences ?
Afin de répondre à ces questionnements, l’argumentation déployée dans cet article se concentrera d’abord sur les grandes motivations, aspirations et pratiques professionnelles du « retour à la terre » actuel, avant de montrer ses multiples collaborations avec le « système » et la manière dont elles font (ré)émerger un projet politique plus large.
1.1. Le « retour à la terre » des années 1960-1970 : détour historique et contours politiques
Le « retour à la terre » est désigné dans les travaux en sciences sociales par « l’installation en vagues successives et différenciées, de populations d’origine citadine et plutôt jeunes, dont les motivations évoluent au gré de la conjoncture économique et politique générale, et qui s’inscrivent en rupture de la société dominante » (Rouvière, 2015 : 31) ou par « une large protestation contre ce que l’esprit des années 60 considérait comme le matérialisme irrationnel de la vie urbaine[1] » (Jacob, 1997 : 3). Dans l’ensemble des écrits, le mouvement des années 1960-1970[2] est lié à la contre-culture : en plus d’une migration vers l’espace rural, il est aussi et surtout marqué par une dimension idéologique contestatrice[3]. On parle de mouvement social pour qualifier ces migrations néo-rurales rattachées à une idéologie encourageant l’autosuffisance, l’autarcie ou la liberté et visant la rupture avec le système urbain et capitaliste. En effet, dans les travaux sur le mouvement de l’époque, le thème de l’utopie est central. Loin des villes, les pionniers du mouvement ont tenté de trouver, ailleurs, les germes d’un monde « meilleur ». Ces « immigrants de l’utopie » (Hervieu et Léger, 1979) auraient fui les villes pour retrouver dans les zones rurales un espace-temps mythifié d’anticipation et d’expérimentation sociale (Léger, 1979), un « âge d’or » non contaminé par la modernité. Dans les écrits, c’est bien l’« idylle rurale » (Halfacree, 1994 ; Woods, 2009) qui est mise de l’avant : la campagne et la nature y sont idéalisées et associées à l’idée d’une harmonie incorruptible face à la modernité[4].
Mais que ce soit en Amérique du Nord ou en Europe, ces installations néo-rurales peinent à se maintenir dans la durée puisque parmi les protagonistes, beaucoup seraient revenus à leur style de vie précédent[5] (Hervieu et Léger, 1979 ; Jacob, 1997 ; Halfacree, 2006). Ces échecs amènent ainsi leurs successeurs à repenser le « retour à la terre » de manière plus organisée pour pérenniser l’installation. Aujourd’hui, ces migrations, plus professionnelles qu’idéologiques, ne sont plus portées par des militants liés à la contre-culture mais, entre autres, par les « néo-agriculteurs » qui en constituent l’un des emblèmes. En s’attachant à dépeindre ses ruptures et ses continuités avec le mouvement des années 1960 et 1970, cet article vise ainsi à qualifier ce « retour à la terre » actuel au Québec : comment prennent forme ces projets de vie agricole, plus sobre et plus proche de la terre ? Quels sont les espoirs, difficultés et ambivalences qui caractérisent le « retour à la terre » actuel ?
1.2. Description de l’enquête et profil des « néo-agriculteurs » québécois
Cet article se concentre sur une catégorie spécifique de représentants du « retour à la terre » : les « néo-agriculteurs » québécois sans ancrage familial dans le milieu, qui ont choisi de se consacrer à l’agriculture après une reconversion professionnelle[6]. Plus précisément, ces « néo-agriculteurs » ont été ici définis selon trois critères d’inclusion : l’installation sans transmission familiale (non issus de parents agriculteurs), la rupture intentionnelle dans la carrière (expériences professionnelles précédentes sans lien avec l’agriculture) et l’engagement dans le projet professionnel (l’agriculture est pensée comme un projet professionnel censé générer des revenus).
Les analyses présentées dans cet article reposent sur un corpus de 61 entrevues semi-dirigées auprès de « néo-agriculteurs » québécois, entretiens qui s’inscrivent dans le cadre d’une thèse de doctorat en sociologie[7]. Menée entre février et novembre 2020, l’enquête de terrain a été ouverte à des agriculteurs issus de la ville comme de la campagne, de tous les âges, débutants ou plus expérimentés, s’inscrivant dans différents secteurs agricoles et ce, partout au Québec[8]. Sur ces 61 agriculteurs, 36 sont maraîchers, les autres sont éleveurs, apiculteurs, vignerons, acériculteurs et semenciers. Par-delà leur diversité, ces « néo-agriculteurs » ont été rassemblés autour d’une même expérience : celle d’une reconversion vers l’agriculture sans avoir d’attaches familiales dans le milieu. C’est la confrontation à cette même condition qui fédère ces parcours hétérogènes.
Dans l’échantillon, ces nouveaux entrants sont plutôt des citadins : deux tiers d’entre eux viennent de la ville. Ils sont également relativement jeunes, avec une moyenne d’âge de 36 ans, contre 55 ans dans l’ensemble de la profession (Richardson, 2010). Autre fait notable : les femmes représentent près de la moitié de l’échantillon. Ces nouvelles carrières féminines sont également mises en évidence dans d’autres recherches (Laforge et al., 2018 ; Parent, 2011 ; Daigle et Heiss, 2020), notamment en agriculture biologique et dans les secteurs en émergence. En effet, qu’ils soient ou non labellisés, les agriculteurs et agricultrices rencontrés travaillent, en totalité, avec des procédés biologiques. Pour des motifs idéologiques et financiers, ils misent sur des approches écologiques et durables : on les retrouve en agriculture biologique, sur de petites surfaces d’exploitation peu mécanisées (moins de 10 hectares) et ils commercialisent leurs produits en circuits courts (vente à la ferme, paniers de légumes, marchés fermiers).
2. La professionnalisation du « retour à la terre »
Projet professionnel et projet de vie constituent le dénominateur commun de ces trajectoires néo-rurales. Plutôt que de chercher à s’émanciper du « système » comme c’était le cas auparavant, le « retour à la terre » représente le moyen de construire et de s’épanouir au sein de sa propre entreprise. Contrairement aux vagues de migration des années 1960-1970, dont l’activité agricole était généralement bricolée et non accompagnée (Gazo, 2023), le « retour à la terre » se présente aujourd’hui comme un projet à dominante professionnelle[9]. Les pionniers du mouvement, devenus « néo-paysans », « néo-agriculteurs » ou « hors cadre familial » ont délaissé le projet politique de bâtir une société alternative pour se consacrer à un projet professionnel plus personnel et en phase avec leurs idéaux.
2.1. « Retourner à la terre » : un projet pour soi et pour contribuer positivement à l’environnement
Le « retour à la terre » ne vise plus à « bâtir les fondements d’une société et d’un homme nouveaux » (Rouvière, 2015 : 33) mais correspond plutôt à un moyen de changer de vie, que ce soit pour vivre en cohérence avec ses idéaux, pour réaliser un désir d’autonomie ou pour évoluer dans un emploi jugé porteur de sens. Il s’agit, dans mon terrain de recherche, d’une population plutôt diplômée, qui peut être issue de milieux sociaux favorisés ou exerçant une profession à haut revenu. Comme dans l’enquête de Geneviève Pruvost (2013) sur les modes de vie alternatifs, il est surtout question, pour les « néo-agriculteurs », d’effectuer un virage volontaire pour réajuster l’activité professionnelle en fonction de leurs idéaux.
Les projets communautaires de l’époque sont devenus des projets plus individuels, réalisés en solo, en famille ou entre amis. Le parcours de ces nouveaux venus montre en effet que l’agriculture prend l’expression d’un projet « pour soi », réalisé après une trajectoire professionnelle antérieure « par défaut » généralement suivie de façon passive. La reconversion correspond ainsi à une reconquête de l’existence : le projet agricole se manifeste comme le moyen de changer de vie, de reprendre en main son destin et de réaliser son désir d’indépendance. Plutôt que de reprendre une exploitation existante, les « néo-agriculteurs » rencontrés privilégient ainsi la création d’entreprise afin de mettre sur pied leur désir d’autonomie.
Cela ne veut pas dire que les aspirations contemporaines sont centrées sur la seule réalisation individuelle. Elles s’agencent généralement autour de la quête d’une vie plus simple et plus proche de la nature, dans un métier jugé porteur de sens, mais au sein duquel il leur est possible de réaliser des actions positives pour l’environnement[10]. S’accomplir, s’engager, vivre selon ses convictions : les aspirations professionnelles citées sont fortes et font résonner l’espoir d’un accomplissement personnel, mais qui doit être contributif à la société pour lui donner sens. Le témoignage de cette agricultrice synthétise ce qui a habituellement été dit en entrevue. Si le projet du « retour à la terre » séduit tant, c’est parce qu’il relie le désir de construire son entreprise de toute pièce avec celui de s’impliquer et de participer activement au changement social :
J’avais envie de me créer ma job de vie, plutôt que de trouver un autre emploi, d’être un employé, je suis une tête forte et je veux prendre mes propres décisions. J’ai ce désir de driver les choses. Et l’agriculture, c’est un mode de vie. De dire que tu fais un potager chez toi la fin de semaine, ça ne vient pas répondre à mon besoin de faire partie de quelque chose de plus grand, de faire partie d’un débat sociétal sur notre façon de consommer, la mondialisation. Je pense que c’est beaucoup ça, parce que des passe-temps, j’en ai, je peux aller jouer ou courir si je veux, avoir un potager, ça ne venait pas chercher en moi l’implication que je voulais avoir dans la société.
Lise, 25 ans, ancienne superviseure de travaux, maraîchère
Les valeurs des « néo-agriculteurs » rencontrés sont très souvent centrées sur la quête d’un mode de vie plus simple et plus écologique, et ce, en réalisant des actions positives pour l’environnement. Pour plusieurs, devenir agriculteur biologique prend même l’expression d’une reconversion militante qui permet de mettre en pratique des engagements, de s’engager par son travail. Chez cette partie des nouveaux agriculteurs qui voient dans leur métier les germes d’un projet social, la reconversion devient alors le moyen de politiser un but :
Le désir de faire partie du monde agricole, c’est que l’agriculture est vraiment l’élément clé à toute la crise présentement, la surconsommation, la dépendance au pétrole, et c’est de là que découlent énormément de problèmes.
Yaël, 32 ans, ancien illustrateur, maraîcher
Moi j’estime qu’un des plus graves problèmes qui se posent à l’humanité, c’est l’agriculture, le modèle agricole dominant qui crée finalement une grosse partie des changements climatiques. C’est l’un des plus gros producteurs de gaz à effet de serre. Le modèle agricole actuel n’est pas viable, on s’en va dans le mur à grande vitesse si on ne change pas. Ce qu’il faut faire, c’est de proposer et de pratiquer des modèles différents.
André, 69 ans, ancien professeur d’université, apiculteur
Les projets actuels, qui prennent surtout la forme d’entreprises individuelles, ne sont pas dénués d’aspirations tournées vers le bien commun. On peut voir dans ces luttes environnementales un héritage du mouvement des années 1960-1970 : le « retour à la terre » de l’époque a eu une influence majeure sur le mouvement agroécologique actuel (Trauger, 2006). La critique idéologique de l’époque, portée par le projet de rupture avec la société, devient essentiellement aujourd’hui une critique écologique. Les acteurs d’aujourd’hui « retournent à la terre » pour changer de mode de vie et s’accomplir dans un métier qu’ils ont choisi et bâti de zéro, mais également pour participer eux-mêmes et sur le terrain à la réalisation d’actions positives pour l’environnement.
2.2. Devenir agriculteur, survivre en tant qu’entrepreneur
Alors que la pratique de l’agriculture visait surtout à l’époque l’autosuffisance alimentaire et énergétique (Dolci et Perrin, 2017), le « retour à la terre » d’aujourd’hui est incarné par la centralité des dimensions professionnelle et entrepreneuriale. Dans mon enquête, le choix de l’agriculture s’accomplit le plus souvent à travers l’entrepreneuriat. Bâtis pour durer, les projets actuels sont réfléchis, mûris et organisés. Séjours en WWOOFing, stages, expérience de travail sur des fermes, formation DIY ou retour aux études : les « néo-agriculteurs » multiplient les expériences pratiques avant de se lancer. Ces reconversions sont calculées et réfléchies, mais elles sont aussi graduelles et progressives pour sécuriser le nouveau départ. Lors de l’installation, il n’est pas rare que les nouveaux agriculteurs conservent leur ancienne profession ou cumulent deux activités professionnelles pour viabiliser l’entreprise.
Les influences hippies du mouvement de Mai 68 ont laissé place à des alternatives professionnelles viables : pour pouvoir vivre décemment de l’agriculture, les modèles à suivre sont des modèles de réussite économique. Au Québec par exemple, l’entrepreneur Jean-Martin Fortier a le vent en poupe et aurait, selon les nouveaux agriculteurs interrogés, fait naître de nombreuses vocations. L’auteur proclame qu’il est possible de faire de l’agriculture sur moins d’un hectare et d’en vivre, à condition de réaliser un plan d’affaires efficace et rentable : la moitié de son ouvrage est consacré à la dimension économique de la ferme. Il en est de même dans les formations agricoles, au sein desquelles les enseignants apprennent aux néophytes à devenir des entrepreneurs et à se présenter comme tels pour bâtir les conditions de leur succès économique :
T’apprends aussi c’est quoi l’agriculture, t’apprends c’est quoi la rentabilité d’une ferme, t’apprends comment le capitalisme, c’est rendu dans les fermes. À une époque on parlait de cultivateur, avant, mais maintenant un agriculteur c’est un gestionnaire d’entreprise agricole. Si tu n’es pas un gestionnaire, ta ferme elle ne marche pas. C’est ça qu’on apprend dans nos cours.
Maëlle, 31 ans, ancienne étudiante en géographie, salariée dans le para-agricole
Il faut dire que ces installations néo-rurales s’accompagnent souvent d’une grande précarité économique. De nombreux travaux sur la question (Dubuisson-Quellier et Giraud, 2010 ; Dolci et Perrin, 2017 ; Deléage, 2018 ; Laforge et al., 2018) s’accordent généralement sur ce point : les nouveaux agriculteurs sont peu visibles, pas assez aidés, mal soutenus et doivent faire face à de nombreux défis lors de l’installation. La difficulté d’accès à la terre, aux équipements et dans certains cas aux quotas de production rendent ces installations laborieuses, contraignant les nouveaux agriculteurs à s’endetter ou à conserver un emploi à l’extérieur pour survivre. Un consensus général émerge des entrevues, celui d’un secteur d’activité qui coûte cher et nécessite, lorsqu’on devient propriétaire, de se mettre « au service » de son entreprise :
On a vécu une période de pauvreté : les 3 ans où on faisait des paniers, on travaillait comme des esclaves, et moi j’avais fait des calculs, on ne faisait même pas 4 piasses de l’heure, on parle de journées de 16 heures par jour, tous les jours, travail manuel.
Jack, 40 ans, ancien directeur financier, néo-paysan
Devenir producteur, c’est comme devenir curé. C’est comme une vocation, tu oublies les soupers le samedi avec les amis parce que c’est la météo qui va te dire à quelle heure tu vas rentrer. Moi j’appelle ça un esclavage sympathique.
Christophe, 53 ans, ancien responsable de contrôle qualité, maraîcher
Ces extraits mettent en avant le sentiment d’une grande précarité, amenant Yvan Droz à avancer l’hypothèse de l’auto-exploitation chez les agriculteurs, qui consiste « à travailler outre mesure pour un profit modique, c’est‑à‑dire, pour l’agriculteur, à se mettre totalement au service de l’exploitation patrimoniale en délaissant les loisirs, voire sa vie familiale » (2001 : 1). C’est l’une des ambivalences du « retour à la terre » d’aujourd’hui : certains quittent leur métier à cause de la surcharge de travail mais normalisent ces heures passées à travailler sur un projet… pour lequel ils ont choisi la finalité. C’est le sentiment de gagner en autonomie qui rend supportable l’ampleur des tâches et les conditions de travail qui ont été « choisies » par les producteurs.
2.3. Évoluer dans l’économie de marché pour s’installer durablement… et pour convaincre
Les motivations associées au « retour à la terre » actuel conservent une continuité avec le mouvement de l’époque – refus de la société de consommation, alternative au salariat et à la ville (Bruneau, 2006) –, mais se distinguent fortement dans les pratiques. Plus qu’un rejet et une opposition franche avec le « système », ces projets de vie, qui restent des projets professionnels, sont contraints de s’insérer au coeur de l’économie néo-libérale pour perdurer.
Si un nombre croissant de travaux montrent la présence de collectifs néo-paysans en Italie et en France (Sallustio, 2018 ; Morel, 2018 ; Alberio et Moralli, 2021), c’est l’entreprise privée qui est choisie en majorité dans mon enquête. En revanche, je souhaite souligner qu’une frange plus militante des producteurs québécois, généralement les plus jeunes, fait le choix de s’établir en coopératives de travail. Le rejet profond du modèle hiérarchique et salarial amène ces « néo-agriculteurs » à expérimenter d’autres modes de gouvernance tels que l’horizontalité des décisions, le partage des tâches et la mutualisation des revenus. Ces nouveaux modèles gestionnaires tendent à prendre à contrepied les valeurs de l’économie capitaliste : la solidarité, l’entraide et la coopération peuvent constituer une échappatoire à cette dernière.
Quoi qu’il en soit, il est utile de rappeler que l’ensemble de ces projets néo-ruraux s’inscrivent et évoluent dans l’économie de marché. À l’instar d’autres initiatives alimentaires, telles que les coopératives alimentaires ou les fermiers de famille, ils ne sont pas anti-croissance (L’Allier, 2020). Dans un contexte où ce type d’agriculture demande de lourds investissements financiers et rapporte peu, même les porteurs de projet initialement les plus antisystème sont contraints de s’insérer dans le système actuel pour devenir agriculteurs et le rester :
On est dans le modèle, on n’est pas hors du modèle, puis on n’est pas en train de s’extirper violemment du capitalisme. On réfléchit, des fois on essaie de prendre des tendances qui sont plus décroissantes, mais je ne suis pas dans un modèle complètement différent, ça c’est sûr.
Arthur, 30 ans, ancien cuisinier, maraîcher
Au final, on a compris qu’il y avait beaucoup de compromis à faire, et qu’il fallait un peu jouer le jeu du capitalisme, de devoir avoir une production, de vendre, d’être productifs finalement.
Gérald, 32 ans, ancien contremaître en foresterie, maraîcher
Les « néo-agriculteurs » d’aujourd’hui semblent avoir abandonné les perspectives anti-institutionnelles pour des luttes plus vertes : c’est l’écologie, aujourd’hui, qui constitue le coeur des revendications. Dans mon enquête, mais c’est aussi le cas ailleurs (Jacob, 1997 ; Mailfert, 2007), la charge politique du « retour à la terre » tend dans l’ensemble à s’effacer. Si tous les participants affichent des valeurs écologiques et font la défense de pratiques plus durables, peu disent porter des valeurs anarchistes ou antisystème, comme le résume cette productrice :
Aujourd’hui, sans être une contestation de la société de consommation, c’est une contestation du modèle de société qu’on nous propose, de, oui, consommer, mais pas à outrance (avoir une maison en banlieue, un chien…). C’est une critique, faire autre chose. Mais j’ai l’impression que dans les années 70, les gens donnaient un sens politique à ce geste-là, et aujourd’hui je pense qu’il n’y a pas beaucoup de monde qui le vit comme profondément politique. En majorité, j’ai l’impression que c’est plus pour l’écologie.
Maëlle, 31 ans, ancienne étudiante en géographie, salariée dans le para-agricole
Ce témoignage fait écho à ce que d’autres auteurs (Hervieu et Léger, 1979 ; Rouvière, 2015 ; Deléage, 2018) avaient remarqué concernant l’étiolement de la protestation idéologique des pionniers. Plutôt que de s’émanciper de la société et du système actuel, les « néo-agriculteurs » d’aujourd’hui, et ce sera l’objet des parties qui vont suivre, choisissent au contraire d’évoluer dans le « système » pour réussir leur changement de vie.
Enfin, il est intéressant d’ajouter ceci : l’appartenance au système, que ce soit à travers l’entreprise agricole ou via le statut d’agriculteur, ouvre les portes à des potentialités, autrement inaccessibles « hors système ». De l’intérieur, la bannière de l’entreprise permet aux nouveaux agriculteurs de légitimer une position, de défendre une idée ou de faire passer un message. C’est par exemple en se présentant comme des entrepreneurs que Chris et ses collègues ont décidé d’apparaître publiquement :
En fait, ce n’est vraiment pas révolutionnaire, au contraire, en ce moment on participe au système, à fond même. De l’intérieur, puis on joue avec les règles du jeu, complètement. […] Le but, c’est justement de ne pas être un hurluberlu, de pas être une communauté de hippies, que tout le monde voit comme des granos, le but c’est vraiment de participer complètement au système.
Chris, 29 ans, ancien étudiant en sociologie, maraîcher
Dans ce cas, c’est bien l’adhésion au système qui permet de participer politiquement au changement social : la lutte s’organise et s’exerce dans les règles du jeu. Plutôt que de s’émanciper de la société pour pouvoir vivre selon ses idéaux, c’est la possibilité de contribuer à changer les mentalités qui prime. De l’intérieur et dans les règles, plusieurs choisissent de coopérer avec le système pour être entendus.
3. De la contestation à la coopération : s’intégrer pour mettre sur pied le projet néo-rural
Le « retour à la terre » d’aujourd’hui n’est pas pensé comme un exil ou une fuite. Au contraire, les nouveaux agriculteurs d’aujourd’hui cherchent à s’intégrer. Comme le souligne Keith Halfacree (2007), ils sont peu nombreux à désirer s’isoler ou à s’affranchir de la société comme cela était le cas auparavant. Plutôt que de le contester, ils coopèrent avec le système afin de tirer profit des opportunités, préparant ainsi les conditions nécessaires à ce qu’ils souhaitent le plus : devenir agriculteurs et le rester.
3.1. L’intégration locale : travailler dur pour gagner le respect du voisinage
Les « néo-agriculteurs » d’aujourd’hui cherchent à se détacher de l’image « baba cool » associée au mouvement des années 1960-1970 (Mailfert, 2007) et tentent de s’intégrer pour s’implanter durablement. Au Québec, les néo-ruraux sont parfois sujets à certains stéréotypes, notamment celui du « jeune Montréalais » pour qui « tout est facile ». Ainsi, l’intégration suppose de faire ses preuves auprès du voisinage. Pour gagner le respect de la communauté locale, les « néo-agriculteurs » québécois montrent qu’ils sont prêts à travailler dur et physiquement :
Les voisins, ils nous ont vus travailler tellement fort, ça fait trois ans, qu’on a tellement gagné un respect, puis ils m’ont vue comme femme travailler autant physiquement, faque je sais que mes voisins ont du respect envers moi entre autres à cause de ça.
Clara, 30 ans, ancienne travailleuse sociale, maraîchère et éleveuse
Comme dans les campagnes françaises (Coquard, 2019), le travail crée une valorisation morale, l’idée étant de ne pas passer pour un « fainéant ». Et ce n’est pas nouveau. Quarante ans plus tôt, Danièle Léger et Bertrand Hervieu remarquaient la même chose : c’est le travail qui crée la respectabilité et la reconnaissance chez les « gens d’ici », « non seulement parce que le travail a une sanction économique indiscutable, mais parce qu’il a valeur d’allégeance explicite aux principes fondamentaux de la communauté locale » (1979 : 104). C’est en faisant la promotion de l’effort et en valorisant le labeur qu’ils parviennent à s’intégrer, ce qui conduit les auteurs à s’interroger sur un « déplacement de l’utopie » des pionniers : l’intégration et l’acceptation des règles auraient détourné l’utopie initiale contestataire vers la recherche d’une meilleure qualité de vie. Loin d’être un compromis, l’intégration locale reste, dans mon enquête, plutôt recherchée, que ce soit par convivialité ou pour assurer son succès économique.
En effet, pour ces « néo-agriculteurs » qui quittent leur milieu social et leur territoire d’origine, l’intégration locale permet de briser l’isolement à la campagne, mais elle conditionne également leur succès économique. Le savoir-faire, les équipements et les conseils des voisins se révèlent très utiles pour mettre sur pied ces projets agricoles en évitant certaines erreurs. L’intégration locale constitue ainsi l’une des clés de la réussite professionnelle :
Il y a eu du mentorat qui s’est accroché à tout ça, parce qu’on était sympathiques et parce qu’on est arrivés et on est allés les voir, ces gens-là, on n’est pas restés chez nous à essayer d’amasser du financement pour s’acheter des équipements, on a commencé à faire du troc avec les voisins, ç’a été un élément fondamental de notre succès.
Christophe, 53 ans, ancien responsable de contrôle qualité, maraîcher
Sur ce point, il est intéressant de mentionner que si ce sont les « liens forts » (Granovetter, 1973), notamment la famille, qui sont mobilisés pour préparer ces virages vers l’agriculture, les « liens faibles » tels que le voisinage permettent de prolonger ces processus d’installation. C’est aussi ce que note Kate Mailfert (2007) en France : alors que les enfants d’agriculteurs font appel à leurs « liens forts », les néo-ruraux s’appuient plus souvent sur leurs « liens faibles » pour accéder à certaines ressources.
3.2. Le recours aux subventions pour s’implanter durablement
Par rapport au passé, les nouveaux agriculteurs d’aujourd’hui ont accès aux aides de l’État pour s’installer et développer leur projet professionnel. Au Québec, plusieurs programmes de financement visant à encourager les nouvelles arrivées et à soutenir la relève agricole ont vu le jour. Chez les nouveaux agriculteurs québécois, dont les revenus restent généralement très modestes, ces ressources institutionnelles sont souvent nécessaires. Le caractère peu lucratif de ces projets professionnels les pousse alors à solliciter et accepter les subventions étatiques : « avec les collègues, on se taquine parce que l’hiver ce n’est pas là où tu fais pousser le plus de légumes, mais c’est le moment où tu fais le plus d’argent parce que tu vas chercher les subventions », s’amuse l’un d’entre eux. Ainsi, plutôt que de contester les institutions comme ce fut le cas auparavant, les nouveaux agriculteurs cherchent à tirer parti des ressources étatiques pour bâtir les conditions de leur succès économique.
Il est intéressant de noter, et ceci constitue une nouvelle ambivalence, que ces programmes de financement participent non seulement à accroître certaines inégalités[11], mais en plus, ils tendent à uniformiser les pratiques agricoles, et donc à exclure certains projets dits « atypiques ». En effet, ces programmes visent des orientations et méthodes de travail spécifiques : développement territorial, diversification, agriculture biologique, par exemple. Pour bénéficier de ces financements, les agriculteurs sont ainsi sommés de développer un volet de la production, d’engager plus de personnel, d’investir, de se mécaniser, etc. À ces « néo-agriculteurs » qui souhaitent travailler « à échelle humaine », on leur demande d’embaucher des travailleurs, d’être productifs, de participer à l’économie selon les règles du jeu. C’est ainsi que certains néo-paysans aux projets non subventionnés finissent par devenir des maraîchers ou éleveurs, incités à bâtir des fermes commerciales pour survivre. Le témoignage de l’une d’entre elles est éclairant :
Au départ, on faisait de la paysannerie, mais à force de calculer – c’est fou, on s’est tellement dit que ça n’arriverait pas mais c’est arrivé –, on a fini par faire la seule chose qui est rentable. Économiquement, on voyait tous nos amis qui faisaient juste du maraîchage puis on trouvait que c’était triste, ils ne pouvaient même pas manger du bon fromage, faire du pain, et on est exactement dans ça aujourd’hui.
Elle poursuit :
Puis c’est inévitable. Tu ne peux pas avoir des subventions, tu ne peux pas avoir un coup de main d’aucune instance si tu veux faire ton pain et ton savon. La minute où tu t’intéresses au MAPAQ [ministère de l’Agriculture, des Pêcheries et de l’Alimentation], à démontrer que ton projet est rentable, c’est inévitable que ce soit le légume. Enfin, ça pourrait être autre chose, mais nous c’était vraiment le légume et l’élevage qui nous ont ouvert les portes. Tu sais, les subventions, c’est fou, là, le côté investissement sur la ferme, on ne peut pas refuser.
Lora, 30 ans, ancienne travailleuse sociale, maraîchère
Ces aides de l’État favorisent les nouveaux établissements, mais à condition qu’ils participent à un « aménagement du capitalisme » (Deléage, 2018). On le voit dans cet extrait : ces projets doivent se plier à de multiples injonctions parfois contraires aux valeurs initiales défendues par les porteurs de ces projets. En évacuant les pratiques agricoles atypiques et en encourageant la croissance économique des fermes, ces programmes de financement tendent ainsi à uniformiser et à standardiser les pratiques agricoles.
3.3. L’exemplarité des pratiques comme forme de militantisme
Le fait que ces agriculteurs soient contraints de jouer le jeu à l’intérieur du système n’aboutit pas à un essoufflement de leur militantisme. En réalité, par rapport au mouvement de l’époque, ce sont plutôt les leviers du changement social qui ont changé de forme. Si l’opposition et la contestation des pionniers ont laissé place à une forme de civisme, les engagements politiques et sociaux demeurent.
Au Québec, les modes d’action politique se concentrent sur l’exemplarité : c’est en montrant l’exemple, c’est-à-dire en vivant selon leurs convictions écologiques, politiques et sociales que les néo-agriculteurs s’engagent. Ainsi, le simple fait d’être agriculteur biologique, en visant l’autosuffisance et ce, au sein d’un mode de vie plus sobre, plus autonome et plus écologique permet de promouvoir l’idée qu’il est possible de vivre en accord avec ses aspirations et convictions :
Je préfère être militante en vivant mes valeurs, puis montrer aux autres que c’est possible, que c’est faisable. C’est un peu comme ça que je vois l’agriculture : c’est de montrer aux autres qu’il y a d’autres moyens de manger et d’autres moyens de vivre.
Alicia, 33 ans, ancienne salariée en éco-conseil, maraîchère et éleveuse
La citation qui exprime le mieux mon parcours c’est « be the change you want to be ». Bref, il faut travailler activement au monde auquel on aspire si on veut que les choses changent.
Fanny, 38 ans, ancienne salariée en développement international, maraîchère
C’est ici que la portée politique de la sobriété entre en jeu : érigée en choix de vie, elle devient alors un moyen de politiser le quotidien. En montrant qu’il est possible, selon leurs mots, d’être « heureux avec peu », de se concentrer sur « l’essentiel » en adoptant un mode de vie plus autonome et plus durable, ils tentent d’incarner cette « alternative écologique » (Pruvost, 2013).
En cherchant à devenir des exemples, les « néo-agriculteurs » expriment leur militantisme par les gestes du quotidien. Loin des pétitions et des manifestations, ils s’engagent en harmonisant les valeurs qu’ils soutiennent avec leur mode de vie. Ces formes de militantisme rejoignent ainsi les concepts de « lifestyle activism » ou « lifestyle politics », qui résident dans la transformation du mode de vie et du quotidien en fonction de certains principes (Micheletti et Stolle, 2010). Pour ces militants, le changement social passe par la transformation des habitudes : c’est la mise en cohérence et la politisation du style de vie qui donnent lieu à des transformations sociales.
Par ailleurs, la portée sociale de l’exemplarité des pratiques outrepasse la sphère individuelle. L’objectif n’est pas seulement de vivre selon ses convictions, mais aussi de partager, de conscientiser, de convaincre. Les rencontres avec les consommateurs et les marchés fermiers deviennent alors le théâtre d’ateliers de sensibilisation afin de partager l’information et de promouvoir les modes de vie plus écologiques :
Ce qui est important, c’est ce qu’on peut offrir aux gens, pas ce qui pourrait me payer en compensation pour ce qu’on donne mais juste de recevoir des gens ici, de montrer nos jardins, puis de parler de ce qu’on fait. Comment ils apprécient ça, comment ils apprennent, tu vois leurs yeux qui brillent, c’est ça qui m’intéresse et c’est ça qu’on voulait faire. La mission, c’est un peu ça, c’est de montrer ce qui est possible.
Jack, 40 ans, ancien directeur financier, néo-paysan
Ainsi, ces manières de faire de la politique au quotidien, qui semblent plus individualisées, sont en réalité incorporées dans un mouvement social plus large. Plutôt que de conquérir les institutions politiques, l’objectif est « d’essaimer par contagion » (Pruvost, 2018 : 219), de créer un mouvement de fond[12].
Conclusion
Si le « retour à la terre » actuel conserve, à certains égards, une filiation idéologique avec le mouvement des années 1960-1970, force est de constater que les façons de s’installer sont radicalement différentes. Aujourd’hui, l’une des voies d’accès privilégiées reste la reconversion progressive à travers l’entrepreneuriat agricole. Par rapport au passé, ces projets prennent place à l’intérieur et non hors du système : en effet, sans capital financier important avant de s’installer, les néo-agriculteurs se voient contraints de s’insérer dans le système économique en vigueur pour pérenniser l’installation, ce qui les mène parfois à réorienter leurs pratiques professionnelles vers des logiques productivistes.
Il y a à cela plusieurs raisons. D’abord, les valeurs des nouveaux agriculteurs s’ajustent à cette vision méritocratique du travail : loin de chercher à s’émanciper du dogme du travail, ils font la promotion de l’effort et mettent en avant leur professionnalisme. Ils ne remettent pas en cause le système économique actuel, vu comme le moyen de réaliser leur changement de vie. En quête de réalisation de soi, d’autonomie et d’authenticité, les « néo-agriculteurs » correspondent à la figure de l’« entrepreneur de soi-même » pointée par Daniel Mercure et Mircea Vultur (2010) puisque leurs aspirations coïncident avec le nouvel esprit du capitalisme (Boltanski et Chiapello, 1999). Mais, ce qui caractérise le « retour à la terre » dans mon enquête, c’est également la possibilité, en changeant de métier, de contribuer activement et positivement au changement social.
Ensuite, le caractère peu lucratif de ces projets pousse à solliciter les programmes de prêts et subventions gouvernementaux. Or, j’ai montré que ces aides de l’État tendaient à générer des pratiques parfois contraires aux valeurs défendues par les agriculteurs : logiques de croissance, mécanisation, etc. Ceci, tout en reléguant les projets dits « atypiques » à la marge, qui restent non financés.
Enfin, les nouveaux agriculteurs d’aujourd’hui ne contestent tout simplement pas l’idée d’évoluer dans le système économique actuel. En réalité, comme dans l’enquête d’Aurianne Stroude sur l’engagement vers une vie plus simple (2021), il n’est pas question de rompre avec le système ou de créer une révolution. Au contraire, l’idée est plutôt de participer à la société, d’y demeurer inscrit. Les néo-agriculteurs font le choix d’évoluer en entreprise, de demander les subventions étatiques, et de s’intégrer dans leur communauté d’accueil. Autrefois objet de contestation, le « système » devient un recours pour accéder à des ressources, pour réussir son changement de vie et même se positionner en tant qu’acteur légitime afin d’inspirer les autres, voire de créer un mouvement de fond.
Parties annexes
Notes
-
[1]
« A broad based protest against what the spirit of the sixties saw as the irrational materialism of urban life » ; je traduis.
-
[2]
Si nous sommes tous familiers avec le « retour à la terre » des années 1960-1970 qui est associé au mouvement hippie, il est utile de mentionner que les premières vagues de migration apparaissent au moment de la Grande Dépression en Amérique du Nord.
-
[3]
Le concept même de « retour » peut sembler paradoxal, en considérant qu’il désigne le mouvement d’individus n’ayant jamais réellement vécu en campagne ou pratiqué d’activité agricole. Nous considérons, avec le sociologue Jeffrey Jacob, qu’il s’agit davantage d’un retour « métaphorique » à la terre, aux racines que d’un retour « littéral » à la terre.
-
[4]
Les auteurs associent volontiers le « retour à la terre » de l’époque à une forme de nostalgie, impliquant l’idée d’un retour en arrière vers un passé idyllique (Jacob, 1997).
-
[5]
En France, moins de 5 % seraient parvenus à s’installer durablement (Hervieu et Léger, 1979), et en Amérique du Nord (Halfacree, 2006), la grande majorité seraient revenus à leur ancien style de vie.
-
[6]
Soulignons ici que le terme de « néo-agriculteurs » est privilégié face à celui, plus restreint, de « néo-paysans » (Allens et Leclair, 2016), à la connotation davantage politique et militante. Comme les Non Issus du Milieu Agricole (NIMA) (Gazo, 2023), les « néo-agriculteurs » sont définis comme des personnes étrangères au milieu et sans formation initiale en agriculture, migrant vers la campagne pour pratiquer l’agriculture.
-
[7]
Moriceau, Mélissa. 2022. Changer de vie : les bifurcations vers l’agriculture au 21e siècle au Québec. Thèse de doctorat en sociologie. Montréal, Université de Montréal.
-
[8]
Le recrutement a été effectué dans l’intégralité du Québec, mais nombreux sont ceux et celles ayant choisi de s’installer dans la phériphérie de Montréal et d’Ottawa, dans les régions de l’Outaouais et de l’Estrie.
-
[9]
La définition elle-même a évolué : évoquant autrefois une large protestation contre le matérialisme irrationnel de la vie urbaine (Jacob, 1997), le « retour à la terre » désigne aujourd’hui plutôt des projets qui valorisent le vivant et l’espace rural (Deléage, 2018) ou l’adoption intentionnelle d’un mode de vie essentiellement agricole, chez des personnes qui n’ont jamais grandi dans une ferme (Wilbur, 2013). La dimension contestataire s’estompe tandis que celle de l’agriculture se renforce.
-
[10]
J’ai développé dans ma thèse trois profils de néo-agriculteurs: les « terriens », qui voient dans l’agriculture le moyen de transformer leur mode de vie ; les « activistes », qui bifurquent pour professionnaliser des engagements militants ; et les « entrepreneurs », qui cherchent avant tout à s’épanouir au travail et à réussir le défi d’un changement de vie.
-
[11]
Les prêts et subventions en agriculture s’adressent principalement aux néo-agriculteurs ayant le plus de chance de succès : la relève agricole de moins de 40 ans ayant effectué des études en agriculture et/ou conservant un emploi à l’extérieur de la ferme.
-
[12]
En outre, la diffusion d’un modèle de valeurs ou l’éducation peut résoudre ce que Ross Haenfler, Brett Johnson et Ellis Jones (2012) énoncent comme un « blind spot » entre l’action individuelle et la participation sociale.
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