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1. Conscience subversive

L’élan récent vers la sobriété n’est pas indépendant de la réalisation contemporaine des crises climatique, économique et sanitaire. La sobriété est une valeur qui survient à la fois de la réalité de ces trois crises, et de la conscience que nous en avons prise. Qu’un grand nombre d’entre nous, dans leur quotidien ou dans leur métier, dans leurs conversations anodines ou dans leurs textes à vocation scientifique, se soucient de ne pas dépenser inutilement, de ne pas gaspiller de ressources, cela renvoie bien à une prise de conscience collective. Dans notre monde, occidental et riche, nous aurions vécu dans la dépense excédentaire, ignorants des limites naturelles entourant objectivement nos pratiques épuisantes. Nous ne nous serions pas assez souciés des conséquences, et nous aurions fait depuis longtemps comme si les externalités négatives de nos agissements étaient en quelque sorte absorbées par la nature. Plus généralement, c’est d’un excès vis-à-vis de l’être, vis-à-vis de tout ce qui est, que nous devrions nous sentir responsables : le vivant, l’harmonie des saisons, les ressources matérielles, etc. Vivant une grande fête civilisationnelle, depuis peut-être la révolution industrielle et sa promesse d’augmentation constante de la production, nous nous rendrions compte aujourd’hui que le geste productif n’est jamais neutre : il prélève dans l’être sans toujours remplacer avec soin (nous épuisons le monde, et tous les ans, le jour du dépassement le rappelle), il laisse de l’être derrière lui, mais qui ne convient pas (le déchet, la pollution). Longtemps nous aurions vécu, et nous vivrions aujourd’hui encore, un régime de l’insouciance productive excessive. Qu’est-ce alors que la sobriété ? Non pas la réduction absolue de notre production ou de notre consommation. La vie sobre n’est pas la vie pauvre : car contrairement à ce contre quoi elle lutte, elle connaît justement un critère, une mesure, une limite. La sobriété est la conscience et la volonté de faire correspondre avec justesse notre consommation ou notre production à nos besoins. Elle est relative à ces besoins qui la modèrent. Nous aurions atteint, collectivement, le moment de la désillusion, moment d’une sobriété nécessaire à retrouver, contre le grand gâchis qui nous précède, et dont nous n’allons pas pouvoir ne pas payer les conséquences réelles.

Collectivement, mais bien sûr, pas universellement. Dans ce discours de la sobriété qui nous entoure et auquel nous participons, nous n’avons pas tous – et jamais encore assez – pris conscience de la nécessité d’arrêter l’immodération. La sobriété sociétale peut être devenue une évidence de la pensée dans la conversation, une évidence théorique et scientifique, elle resterait toujours insuffisante dans la pratique. Des décideurs politiques qui demeurent liés aux intérêts de la croissance permanente, et donc de la poursuite de l’augmentation de la production, aux petits gestes individuels pas encore déshabitués, toujours trop chargés d’une inertie de gaspillage : nous n’en faisons pas assez ; nous continuons à consommer trop ; nous sommes encore dans l’excès par rapport à ce dont nous avons réellement besoin.

Il est parfaitement clair que la valeur contemporaine de la sobriété se fonde sur des faits. Elle n’est pas une illusion, une réaction irrationnelle de la pensée, ou un mythe. Elle est juste, et il ne s’agit certainement pas ici de contester l’objectivité de ce qu’elle attaque. Mais elle se structure autour d’une série d’évidences et d’une manière générale de penser dont il faut faire la critique.

D’abord, le discours de promotion de la vie sobre fonctionne à partir d’une mauvaise conscience. Elle est un discours qui se désole de ne pas être pratique. La sobriété est une valeur, et en ce sens un idéal, quelque chose de théorique. Mais tous les idéaux ne se donnent pas massivement et aussi typiquement comme le regret de ne pas être pratique. L’idéal communiste ne fonctionnait pas selon le regret que le communisme ne soit pas réel, mais comme la motivation à une pratique de transformation. L’idéal du progrès ne fonctionnait pas selon le regret que rien ne progresse, mais au contraire dans la certitude de son accomplissement. Les valeurs collectives massives ont souvent eu des propriétés performatives. Au contraire, le discours de la sobriété semble, non seulement, s’articuler sur l’absence de pratique réelle qu’il entraîne, mais même, en un sens, trouver son énergie propre dans cet immobilisme de la réalité. Plus le monde est dépensier et excessif, plus le discours d’appel à la vie sobre s’intensifie. La sobriété est d’abord une critique purement négative : elle s’oppose toujours à un trop, mais ne dispose pas d’équilibre. Comme elle s’appuie sur son inadéquation à ce qui a lieu pratiquement, à celui qui l’emploie elle confère alors la valeur étonnante d’être subversif, un bénéfice du locuteur (Foucault, 1994 : 13). Traditionnellement, le subversif est celui qui, minoritaire, dit la vérité que personne ne veut entendre. En ce qui concerne la sobriété, toujours à la fois dans son versant commun et quotidien, et à la fois dans son versant politique et mondial, le subversif est en même temps massif : personne ne contredit la valeur de la sobriété. Ce serait peut-être une victoire : plus personne n’oserait s’opposer à la critique du gaspillage, n’oserait défendre la dépense somptuaire avec bonne conscience. La sobriété a le caractère de l’évidence générale, de l’opinion commune, mais conserve paradoxalement cependant une charge rebelle, indignée, car elle demeure l’évidence toujours encore inadéquate à la réalité pratique ayant lieu. De même qu’un président peut appeler à la réduction de la consommation nationale d’eau ET soutenir l’industrie agroalimentaire et son modèle surproductiviste, de même chacun d’entre nous peut se plaindre des lumières qui restent allumées ET s’acheter un nouvel SUV.

En d’autres termes, le discours d’évidence de la valeur de la sobriété ne survient pas comme un discours révolutionnaire, ni même comme une discontinuité. Il s’en donne l’illusion, et vit de cette sensation de rupture avec la manière que nous aurions eu de vivre avant la prise de conscience du caractère odieux du gaspillage. Pourtant, dans son articulation, est-ce un discours si étranger à l’histoire longue de notre pensée économique fondamentale ? Est-il vraiment une alternative dans la pensée économique de nos sociétés ? Rompt-il réellement avec une tradition dont nous portons encore le poids ? A-t-il le droit de porter nos espoirs, et devons-nous alors le soutenir ? Nous voulons ici montrer qu’au contraire de ce qui semble et arrange, la promotion de la sobriété, en particulier au sens restreint de ce qui doit être suffisant et convenir à la simplicité de nos besoins, n’est aucunement une rupture dans notre logique générale de domestication du monde, mais la prolongation d’un récit traditionnel sur notre histoire, dans lequel la détermination objective de nos besoins produit la rencontre de leurs limites. Soyons conséquents : la sobriété, puisqu’elle est un discours critique donnant bonne conscience, est une imposture, qui nous permet la prolongation pratique d’un rapport triste au monde. Elle maintient l’évidence d’une compréhension économique fondamentale de nos vies, qu’il faut pourtant dépasser si l’on souhaite vraiment vivre une rupture écologique de nos pratiques collectives.

La critique du système économique occidental moderne en tant que gaspillage est particulièrement fondée, il nous semble, chez deux auteurs affiliés : Marx et Marcuse. Les thèses critiques de Marx et de Marcuse s’adressent à une forme d’organisation de la production des richesses nocive ou mortifère – nommée capitalisme – en tant qu’elle est ennemie de la satisfaction réelle de nos besoins réels. Il s’agit d’abord pour nous de relever, chez ces deux auteurs, le sens qu’a pu prendre la critique de l’excès, et si une valorisation de la sobriété peut y trouver un sens, et lequel. En d’autres termes, comment a-t-on classiquement ordonné la critique révolutionnaire du capitalisme à une valeur de sobriété ?

2. Quantité et qualité

Chez Marx, la critique principale adressée au capitalisme est que la réalité de notre travail, et de l’énergie vitale qui s’y emploie, n’est pas restituée.

En premier lieu, elle n’est pas restituée objectivement par le rapport salarial. Le salarié ne reçoit pas la totalité de la richesse qu’il a produite. Et même, au moment historique critique où écrit Marx, est montré que le salarié reçoit réellement la quantité de richesse tout juste nécessaire à sa survie. Il y a une surproduction réelle de marchandises, de richesses, mais à ceux qui produisent cette richesse n’est remise que la part exactement nécessaire au renouvellement de la force de travail (Marx, 1912 : sect. VII). Au sens le plus restreint, l’exploitation est l’application stricte d’une sobriété quantitative : telle quantité de production est livrée pour satisfaire exactement telle quantité de besoin du travailleur. L’ouvrier reçoit uniquement ce qui est suffisant pour renouveler son énergie laborieuse. La sobriété est donc d’abord la réalité imposée à qui n’est pas laissée la possibilité d’accumuler, à qui la propriété est déniée (Marx et Engels, 1893 : chap. II). Seulement, cette sobriété est partielle et partiale. Si elle est critiquable en tant qu’exploitation, ce n’est pas surtout à cause de la misère réelle de l’existence qu’elle entraîne, mais parce qu’elle consiste à déporter la surproduction vers la partie minoritaire et dominante de la population : les propriétaires des moyens de production. Alors que la vie économique de l’ouvrier est enfermée dans une sobriété contrainte, la vie économique du capitaliste est, elle, caractérisée par un gaspillage, un excès, une fête absolue, puisque, lui, ne produit rien et consomme tout ce dont il n’a pas réellement besoin. Puisque la sobriété change de valeur, misérablement présente pour les pauvres, scandaleusement absente pour les riches, elle n’est donc pas un critère pertinent pour fonder la critique marxiste : l’exploitation que le capitalisme soutient se critique d’abord au nom d’une justice, hors de propos ici.

Mais il faut immédiatement ajouter qu’en aucune façon le propos marxiste ne consiste à s’insurger contre la sobriété, puisque justement, elle n’est, en un sens plus profond, pas même atteinte. La critique proprement marxiste n’est pas celle de l’exploitation, déjà dénoncée par de nombreux penseurs de la société industrielle avant lui, mais celle de l’aliénation. Dans son temps salarié, l’ouvrier sacrifie son existence, sa vie réelle et concrète, pour de l’argent abstrait. Or, cette pratique sacrifiée, c’est réellement lui, puisque la réalité de ce que nous sommes, c’est ce que pratiquement nous faisons (Marx, 1909 : 5). C’est-à-dire qu’il ne peut vivre cette pratique que comme étant étrangère à son identité propre. Il fait « n’importe quel travail », et son travail n’est qu’un emploi : un moyen abstrait pour gagner de l’argent abstrait. Il n’a aucun rapport individuel avec l’activité déterminée et réelle qu’il fait. Le mineur est indifférent au minerai qu’il extrait. Or, dans cette critique de l’aliénation, il en va d’une question d’inadéquation entre le besoin et sa satisfaction, c’est-à-dire d’une question de sobriété. En effet, quelle relation laborieuse non aliénée le capitalisme vient-il contrarier ? Lorsque je cultive mon potager, tous mes efforts sont déterminés concrètement et pratiquement par la réussite de la récolte. Je vis ma propre activité comme véritablement mienne. Non pas que ce soit sans efforts ou sans contraintes. Simplement, l’activité déterminée et concrètement vécue est immédiatement liée à la satisfaction de mes besoins, eux-mêmes concrets et vécus (Henry, 2009 : 214‑215). Telle est la vie sobre : faire ce dont nous avons vraiment, directement, réellement et exactement besoin. C’est donc au nom de cette déconnexion entre les besoins réels déterminés de l’individu et les activités réelles déterminées de l’individu que le capitalisme est fondamentalement critiqué (Henry, 2009 : 504) : il aliène nos vies, il nous fait perdre la pratique réelle qui est la satisfaction, sans médiations abstraites, de nos besoins individuels. Il défait la sobriété naturelle de nos agissements vécus.

En détachant le producteur de sa production par l’élaboration d’abstractions aliénantes (argent du salaire, droit du travail, droit de la propriété, etc.), il brise l’unité parfaitement sobre du rapport vital entre une activité et la satisfaction du besoin individuel dont elle est l’expression immédiate (Henry, 2009 : 538). Le capitalisme n’est pas sobre, non pas dans le sens où il en fait trop, mais bien dans celui où il n’en fait pas assez. Il y a manque de sobriété, parce que la sobriété est une qualité de rapport entre besoin et satisfaction : leur unité vécue par un individu dans son existence réelle. Notre système de production coupe cette unité dans notre vie, radicalement subjective (Henry, 2009 : 262) ; il est insuffisant car il ne permet pas de recevoir conformément à nos besoins. Étant un dévoiement qualitatif de la sobriété du rapport besoin/satisfaction dans l’activité vitale, il nous fait vivre cette non-adéquation entre notre production et nos besoins réels : il est une anti-sobriété vécue. La critique marxiste principale n’est donc pas au nom d’une sobriété objective ou quantitative, mais bien d’une vie sobre. Le capitalisme rend nos vies économiques. Son objectif principal est le comblement de besoins objectivés par une production objectivée au prix, au sacrifice du sens de notre activité pratique, de nos existences vécues pour elles-mêmes.

S’agit-il pour autant chez Marx de promouvoir des retrouvailles mythiques avec l’unité perdue des chasseurs-cueilleurs individualistes ? Certainement pas. Notre condition économique nous a poussés définitivement vers des économies collectives, fondées sur l’échange et la richesse produite en commun. Seulement, si le socialisme signifie quelque chose de réel, alors il est la maîtrise de l’aliénation pour en atténuer le plus possible les effets misérables. Notre activité laborieuse ne peut plus signifier l’accomplissement parfaitement sobre de nos besoins individuels. Le caractère excessif, surproductif de notre travail, ce fait que nous sommes capables de produire davantage que ce que nous consommons et que ce dont nous avons besoin, doit nous amener à réduire au minimum le temps nécessairement aliéné (Henry, 2009 : 940). Le but du socialisme n’est pas la sobriété quantitative, mais au contraire la société d’abondance : atteindre la plus grande quantité de temps d’activité libre, les besoins naturels étant satisfaits. Le but est de vivre le plus possible nos projets individuels (Henry, 2009 : 957‑958), car nous pouvons collectivement nous le permettre. Une sobriété qualitative dans le labeur est impossible, puisque nous ne pouvons et ne voulons plus retrouver la pauvreté dans l’unité primitive entre notre besoin et sa satisfaction. La sobriété qualitative est en revanche rendue possible dans l’activité véritablement libre que l’augmentation de la productivité et le partage juste des richesses permettrait. Au sens objectif, cette vie libre est non sobre, puisqu’elle est exactement dépense somptuaire, production et activité qui se définit par ceci que nous n’en avons pas vraiment besoin. Au sens subjectif, cette vie libre est parfaitement sobre, puisqu’en elle est retrouvée l’unité radicale entre ce que je veux faire (la détermination de ce que j’ai besoin de vivre) et ce que je fais réellement : l’adéquation parfaite, l’identité entre mes efforts et mes désirs, entre ma production et mon besoin vécu comme besoin propre.

Nous voudrions répondre à Marx : mais cela, n’est-ce pas justement ce que nous ne pouvons plus ? Nous devons maintenant supporter les poids morts des productivités passées qui oubliaient leurs conséquences objectives à long terme. Ne sommes-nous pas condamnés à retourner collectivement vers une sobriété objective, limite réelle de notre économie ? Car la chute nécessaire de la productivité (par exemple suite au passage à une économie indépendante des énergies fossiles polluantes) entraînerait de fait la diminution du temps réellement libre, du temps réellement consacré à nos besoins individuels, c’est-à-dire entraînerait la chute de la sobriété qualitative. La sobriété contemporaine, celle qui réclame de ne pas produire objectivement plus que ce dont nous avons besoin, signifie-t-elle un retour à la misère de l’exploité, ou bien une recherche anachronique d’une réunification totale entre nos besoins et leur satisfaction ? En la pensée de Marx se repère cependant que si la sobriété est opposée au mode économique capitaliste, c’est seulement au nom d’une relation subjective et qualitative, d’une relation vécue entre ce que nous faisons et la satisfaction de nos besoins, et pas d’une relation objective et quantitative entre dépense et consommation. Or, dans cette vie sobre, on a vu que le terme principalement problématique n’était pas celui de la production, mais bien celui du besoin. En quel sens la satisfaction de nos besoins peut-elle et doit-elle être vécue de façon sobre ?

3. Faux besoins

C’est à partir de cette recherche d’une sobriété de la satisfaction directe de nos véritables besoins, ce que nous avons appelé la sobriété qualitative, que Marcuse poursuit la pensée de Marx. Comment comprendre le dévoiement d’une telle sobriété par une organisation sociale qui, tout en aliénant notre travail, en le rendant étranger à ses réelles aspirations, nous fait toujours croire davantage en une jouissance individuelle illimitée, en une abondance de satisfaction dans et par le travail ? En adjuvant au marxisme une compréhension freudienne de notre intériorité vécue, Marcuse tente d’expliquer ce qui nous a historiquement détournés de la sobriété qualitative par un oubli de toute sobriété quantitative. Selon Freud, nous devons respecter des règles civilisationnelles parce que sans notre obéissance, nous ne pourrions pas survivre et satisfaire une quantité importante de besoins et désirs. Si donc nous devons être en partie réprimés par des règles sociales, c’est parce qu’au départ de notre existence il y a un Lebensnot, une pénurie réelle qui exige que nous sacrifiions des plaisirs pour en obtenir davantage. Nous cherchons le plaisir, mais il n’est pas gratuit. Le principe de réalité, ce sont nos besoins réels intégrés à travers des règles sociales. Seulement, ce principe de réalité, selon Marcuse, a fini par valoir pour lui-même au lieu de conserver sa subordination originelle à la maximisation du plaisir. Des règles restrictives nous font travailler et produire, alors qu’elles ne permettent plus vraiment de jouir davantage. Notre libido est infructueusement « détournée vers des travaux socialement utiles » (Marcuse, 1963 : 42). Les modifications des instincts ne sont plus récupérées par le moi, à tel point que même le temps dévolu au plaisir finit par être lui-même subsumé comme repos pour le travail. La répression de nos plaisirs n’est plus que l’effet de l’autonomisation des règles vis-à-vis de nos projets libidinaux. La répression de la civilisation – la demande qui nous est faite de produire et travailler toujours davantage – s’abat sur nous et nous mobilise collectivement, alors que nos besoins immédiats, plus sobres, ne le nécessitent pas. Les progrès de la civilisation technique auraient dû donner lieu à un rapport plus favorable entre activité sacrifiée et plaisir. Mais ce n’est pas le cas, car nous avons conservé une mémoire inconsciente du Lebensnot qui ne correspond plus à ce qu’il est réellement nécessaire de produire aujourd’hui pour bien vivre et être satisfaits. Le capitalisme correspond donc à un emballement excessif de la production, et de la répression de nos vies, qui rompt la sobriété du rapport entre travail et plaisir par l’illusion d’un besoin permanent de travailler davantage, sans vraiment en jouir : c’est le gâchis, l’immodération, le détachement entre production et besoins réels, le manque de sobriété, en ses deux sens, de nos sociétés consuméristes.

La sobriété recherchée est ainsi toujours celle qui oppose notre besoin, réel, et cette production supplémentaire, superflue. Nous n’avons pas besoin de tant produire, nous n’avons pas besoin de tant travailler. Or, quel est le sens et la réalité de ce besoin qui détermine ce qui est sobre et ce qui lui est relativement excessif ? Car ne doit-il pas s’agir, contre les excès de la civilisation, culturelle, d’un besoin, donc de quelque chose de naturel ? Pourtant, il semble clair que « l’intensité, la satisfaction et même le caractère des besoins humains, sauf au niveau biologique, ont toujours été conditionnés » (Marcuse, 1968 : 30). S’il faut donc bien distinguer entre nature et culture, cela n’est pas simple, puisque la culture détermine du besoin elle aussi. Seulement, ces éléments que détermine la culture « sont pris comme besoins, à partir du moment où ce sont des nécessités et des besoins pour les institutions et les intérêts dominants » (Marcuse, 1968 : 30). Les besoins culturels sont donc propres à la culture, au sens de ce qu’elle impose et de ce qui s’impose pour elle, et « face à une société qui pratique une répression sur l’individu, on devrait déterminer les besoins des individus » (Marcuse, 1968 : 30). Quel sens a alors l’expression « besoins des individus » ? Sont-ils les besoins qui s’imposent à l’individu en tant que corps physiologique individuel, ou bien les besoins choisis, décidés, déterminés par un individu déterminé, conformément au projet marxiste d’émancipation de chaque individu réel selon ses propres critères radicalement subjectifs ? En d’autres termes : s’agit-il d’une sobriété objective ou d’une sobriété subjective ?

Il s’agit de « déterminer les besoins des individus et leur droit à être satisfaits selon des critères qui dépassent la situation actuelle et qui établissent pour les besoins une échelle de valeurs qui soit véritablement en rapport avec la réalité humaine » (Marcuse, 1968 : 30). Il y a donc une répression contingente et accidentelle de besoins individuels potentiels. Ces besoins potentiels sont rendus inactualisables par la pression des besoins culturels accidentels : la répression. Or, comme nous réalisons que les besoins culturels sont contingents, nous est ouverte la possibilité de déterminer nos propres besoins. C’est le moment de la sobriété que nous serions en train d’étudier, moment de prise de conscience d’un principe contraire (excessif, polluant, nuisible), aboutissant au jugement que nous n’avons pas besoin de cela. L’idéal de vie sobre correspond à la prise de conscience négative de la répression qui tenait jusqu’ici notre imaginaire collectif. Il faut alors faire la différence entre vrai et faux besoin. Comment ?

 Nous pouvons distinguer de vrais et de faux besoins. Sont « faux » ceux que des intérêts sociaux particuliers imposent à l’individu : les besoins qui justifient un travail pénible, l’agressivité, la misère, l’injustice. Leur satisfaction pourrait être une source d’aise pour l’individu, mais on ne devrait pas protéger un tel bonheur s’il empêche l’individu de percevoir le malaise général et de saisir des occasions de le faire disparaître. Le résultat est alors l’euphorie dans le malheur. Se détendre, s’amuser, agir et consommer conformément à la publicité, aimer et haïr ce que les autres aiment ou haïssent, ce sont pour la plupart de faux besoins.

Marcuse, 1968 : 30

Le critère donné pour faire la différence est d’abord celui, négatif, de l’exogène : quand l’intérêt social devient besoin, c’est un faux besoin. D’abord, faux car social, c’est-à-dire non individuel, donc contraire à la réalité de ce qui est. Par-delà ce qui nous a toujours été livré comme besoin par une organisation sociale factice (voitures, nourriture grasse provenant d’une industrie viandaire, voyages intercontinentaux, tourisme de masse, etc.) nous serait désormais accessible la désignation réellement autonome de nos besoins réels, cette prise de conscience signifiant pour nous un appel à la sobriété. Ensuite, faux car intérêt. Un besoin est ce qui s’impose, ce qui n’est pas un désir ou une velléité. La nécessité de ce qu’on a coutume d’appeler nos besoins économiques a précisément été détruite par l’analyse économique critique opérée par Marcuse : il a été montré que nous n’avons pas vraiment besoin de toutes ces choses. Enfin, faux car l’individu qui satisfait ces besoins par son travail devient l’agent d’une satisfaction seulement particulière : son action y est prise comme partie du tout, et il n’accède pas au tout de ce qui est satisfait.

Ainsi, les faux besoins nous aliènent : ils sont étrangers et nous mettent à leur service, puisant notre énergie individuelle réelle propre. Mais la satisfaction de ces besoins peut mener à un bonheur, une aise. Ce qui est surtout critiqué, ce sont donc les sacrifices qui sont réclamés pour la satisfaction de ces intérêts non individuels. Les individus supportent la peine (pénibilité, agressivité, misère, injustice) mais pour un gain qui n’est pas d’abord le leur (c’est un gain pour la culture). Il y a donc une sorte de déficit pratique dans cette mise en usage des individus par l’intérêt social particulier. Ce déficit devient seulement moins visible lorsque l’individu obtient quelques plaisirs (la richesse, la consommation, la vie démesurée grâce à une production laborieuse excessive). Cela lui fait perdre de vue la question de son existence réelle et individuelle. Le caractère superflu et vain de la satisfaction des « faux besoins » (détente, amusement, consommation, tout ce qui est excessif) est une conséquence de leur caractère social (ce que les autres aiment ou haïssent). La vie sobre est celle qui veut donc satisfaire les besoins réels de l’individu réel, derrière les illusions sociales, collectives et particulières de ce qui nous a été indûment inculqué comme satisfaisant nos besoins.

4. Principe de répression

La pensée de Marcuse correspond donc à la valeur contemporaine de la sobriété : elle en épouse le projet d’une sobriété qualitative, la satisfaction réelle de nos aspirations. Et elle fonde ce projet sur la réalisation quantitative de la sobriété, sur la lutte contre le gâchis et l’immodération. Le tout consiste à satisfaire les réels besoins de l’individu. Or, comment la satisfaction réelle de nos besoins réels pourrait-elle ne pas être collective ? Renoncer à une part de consommation si elle consiste en un sacrifice de mon existence a un sens. Chacun d’entre nous peut s’imaginer arrêter un bullshit-job lorsqu’il remarque que le salaire ne compense pas la misère existentielle entraînée par sa vanité. Mais au nom de quoi l’amusement est-il dénoncé par Marcuse ? C’est qu’il est, en tout point, contraire aux principes de la vie sobre : collectif, alors qu’elle scrute l’individu ; excessif, alors qu’elle cherche la mesure ; irréel et vain, alors qu’elle recherche le concret et l’utilité. Dès lors, à quel genre de vie sérieuse nous condamne le refus de toute satisfaction qui ne soit pas entièrement déterminée par nos besoins réels ? Au nom de quel principe de sérieux la vie sobre peut-elle fonctionner comme modèle ? Il ne s’agit pas de dire qu’il faut s’adonner à une consommation massive de divertissements vains et attristants, mais que rejeter ces pratiques comme néfastes ne devrait pas venir d’une distinction entre les vrais et les faux besoins.

Or, la volonté de sobriété entraîne immédiatement cette distinction, réclame la vérité des besoins. Ainsi, Marcuse finit par écrire que « les seuls besoins qui doivent être satisfaits absolument sont les besoins vitaux, la nourriture, le logement, l’habillement » (1968 : 31). Certes la satisfaction des besoins physiologiques individuels n’est qu’une « première condition pour réaliser tous les besoins » (Marcuse, 1968 : 31). Mais l’ordre compte : le critère premier ne devrait pas être le caractère naturel du besoin, mais son caractère proprement individuel. Or, si le besoin est réellement individuel, il ne peut pas être déterminé de façon exogène. Marcuse doit aller au bout de la pensée initiée selon ses propres critères de validité : « Juger des besoins et de leur satisfaction dans des conditions données, implique qu’on admet des critères de priorité, des critères qui ont des rapports avec le développement optimal de l’individu » (Marcuse, 1968 : 31). Ce qui est proprement individuel devrait être radicalement subjectif : déterminé par l’individu. De sorte qu’il est faux et proche de l’absurde d’écrire immédiatement ensuite que « “[v]érité” et “fausseté” des besoins expriment des conditions objectives » (Marcuse, 1968 : 31). L’entreprise d’une « satisfaction universelle des besoins vitaux » (Marcuse, 1968 : 31) contrarie le critère d’individualisme, et correspond alors en réalité aux faux besoins dont on voulait les distinguer. On ne peut pas poser des besoins conditionnels transcendants au nom de l’autonomie de l’être humain. Le besoin, d’où qu’il vienne, n’est jamais un réel besoin : il n’est jamais immanent, puisque précisément il est intériorisé. Et une transcendance intériorisée ne devient pas immanente pour autant. Les besoins réels de l’individu doivent être individuels. Si le besoin réel ne peut pas être hétéronome, alors il ne peut pas venir du genre humain, ni de l’universalité du vivant : il doit être entièrement immanent et donc ne pas succéder à des besoins objectifs universels. La sobriété ne pouvant s’empêcher de déterminer les vrais besoins doit finir par renoncer à leur caractère individuel, et écraser les aspirations individuelles sous des nécessités générales transcendantes, ce qui caractérisait pourtant les faux besoins qu’elle voulait repousser.

Quelle est l’origine de cette manière de surdéterminer les besoins, de sorte que la sobriété s’objective et quitte l’immanence de nos vies réelles ? Elle vient d’une compréhension anticipée, négative et quantitative de la vie elle-même. Freud appelait tendance régressive, principe du Nirvana, ou principe de mort, cette tendance générale du vivant à vouloir retourner vers le repos inorganique. Désirer le calme en tant que satisfaction. C’est de ce repos que dépendrait pour lui le plaisir lui-même. D’une certaine manière, ce que voudrait le vivant, c’est mourir. Or, cette promesse de mort qui habite le vivant au coeur de sa vie vient de l’existence psychologique de la pénurie : c’est la conscience de la pénurie de départ qui à chaque instant fait passer l’agitation comme un sacrifice nécessaire pour atteindre le repos. La mort dans la vie est l’effet d’un rapport quantitatif premier : une dette qui précède la vie, et la détermine comme le comblement nécessaire d’un creux déterminé quantitativement. La vie est alors un seul mouvement qui consiste à naître, s’agiter et mourir, depuis un besoin – un manque – premier qui est sa force motrice. La sobriété objective, cette volonté de combler avec exactitude les besoins universels des corps, se fonde sur cette définition mortifère du vivant comme endetté de son existence depuis une négation nécessaire première. Comprendre nos vies comme une entreprise de satisfaction de nos propres besoins consiste à subsumer nos vies sous un rapport de comblement de manque. Ce type de compréhension porte le nom d’économie.

Chez Marcuse, la recherche primitive du plaisir, la libido originelle, est un besoin. Si l’ensemble de la vie tend à régresser vers la satisfaction de ces premières tensions libidinales, c’est parce qu’en elles sont contenus des besoins si puissants qu’ils ont la définition d’une nécessité ultime : on ne peut pas les dépasser, on ne peut pas s’arrêter de les vouloir, on est condamnés à chercher leur satisfaction. Non seulement le besoin de départ n’est pas immanent, mais encore l’entièreté de notre mobilisation pratique libre est-elle originée par cette contrainte nécessaire. Or, c’est précisément parce que ce que désire le ça originel est souverain à ce point que Marcuse peut déterminer un excès répressif dans le fonctionnement psychique – excès dû à une mémoire obstinée d’une dette qui aurait déjà été payée. À la répression fondamentale (Marcuse, 1963 : 42) nécessaire, qui est la loi de la sobriété objective (qu’il faille modifier les instincts et travailler au moins pour que l’humanité survive), se surajoute une sur-répression contingente, qui ne provient que de la domination sociale dissociée. Pour lui, c’est seulement la proéminence des besoins facticement liés à cette pénurie, en tant justement qu’ils ne sont pas ou plus réellement liés à la pénurie objective, qu’il faut critiquer. C’est au nom de ce qui s’impose réellement que la domination est critiquée, au nom des contraintes absolues du vivant, au nom du nécessaire absolu, au nom de la sobriété objective, qui n’est donc que la nécessité vitale, indûment exposée comme conforme à la satisfaction de nos aspirations réellement individuelles.

Marcuse dénonce simplement que le rapport du travail sur le besoin (T/B) est trop grand, et qu’il faut le diminuer pour retrouver la sobriété du rapport. Cette critique est insuffisante, car si l’on considère que le besoin est une autre subsomption, économique et objective, de la praxis subjective pure, alors il faut admettre que l’exploitation de la vie par l’économie n’est pas une fraction réelle. L’exploitation de la vie par le travail n’est pas une partie sacrifiée de la vie, pour un rendement net. Chez Marx comme chez Marcuse, le manque de sobriété du capitalisme consiste en une exploitation d’une part de la vie : T/B est un nombre rationnel. Or, la facticité essentielle du besoin signale que l’économie est une aliénation totale et infinie des forces de vie. Non pas un prélèvement, non pas une répression, mais une production (Foucault, 1994 : 21) : un faire-faire sans quantité. La recherche d’un rapport sobre entre notre production laborieuse et notre besoin présuppose toujours la réalité et la déterminité quantitative du besoin. Chercher la sobriété, c’est (com)prendre le capitalisme comme une répression, une domination, c’est-à-dire un pouvoir de type juridique qui nous retranche quelque chose de déjà-là. Or, le pouvoir n’est pas répressif, il est productif (Foucault, 1994 : 66‑67). C’est pour se donner l’apparence de la répression, et ainsi oblitérer son geste productif pur, que le pouvoir réclame l’invocation d’une part fixe de besoin. Le besoin vital, c’est ce qui, dans nos sociétés, assure au capitalisme l’apparence d’une simple répression dans la production de valeur. Simple répression partielle du potentiel vital, qui peut alors être acceptée dans un compromis. Compromis lui-même rendu possible pour un individu qui, ayant intégré l’idée de pénurie nécessaire, vit sa propre activité dans un comblement anticipé de la mort qui le précède. La sobriété réclame ce rapport économique mortifère pour s’affirmer comme valeur. Après tout, ne peut-on pas accepter, tolérer, de sacrifier une part de notre vitalité pour sécuriser des besoins collectifs, et pour accroître le surplus ? N’est-ce pas exactement là la forme du consentement au capitalisme contemporain, qui reconduit toujours hors de la radicalité, hors de la recherche de réelles alternatives politiques ? Car si le capitalisme, dans son procès de valorisation, ne prélève qu’une partie de mes forces vitales, cela me reste assez pour vivre, m’assure de vivre encore. Comme il est acceptable, reposant et confortable, ce rapport juste pas assez sobre que le capitalisme nous offrirait.

5. Pauvreté de la sobriété

La critique du capitalisme a donc d’abord le sens d’une accusation de ne pas même être sobre. Il ne satisfait pas pleinement, réellement, fondamentalement. Ensuite, elle tend à devenir une critique d’un déséquilibre entre ce qu’il prétend fournir et la compensation démesurée qu’il réclame de nous en échange. Le capital finit par servir ses intérêts propres, vains et illimités au nom de l’idéal de la production des richesses et du comblement de tous les besoins. Enfin, la sobriété devient un outil éthique, programmatique et critique : apparaît à la conscience l’idéal d’une société de satisfaction juste des besoins. Mais quel sens a alors une telle sobriété ? Celui seulement de combler avec exactitude la nécessité vitale, la vie nue. Entre l’économie capitaliste et la sobriété, la question économique générale reste la même : celle de satisfaire nettement des besoins qui préexistent réellement en tant que manque objectif et déterminé. En réalité, c’est l’économie qui est essentiellement sobre, et la valorisation de la sobriété est l’assomption du caractère économique que nous donnons à notre vivre-ensemble. La critique du capitalisme, en tant que gaspillage, en tant qu’épuisement de la nature ou en tant qu’illimité démesuré, appartient à un discours traditionnel auquel le capitalisme appartient aussi : celui de la restriction économique des rapports entre l’activité humaine et son monde, celui d’une compréhension mortifère et endettée de nos existences. La vie sobre, livrée dans un discours impuissant, n’est pas autre chose qu’un simple appel à une gestion des externalités négatives de la production humaine, et ne contient aucune remise en cause de la structure économique duale besoin/satisfaction ou demande/offre, qui gouverne déjà effectivement notre monde. Il n’y a rien de révolutionnaire à en attendre, il n’y a aucune rupture à y voir.

Et même faut-il en constater le caractère rétrograde, car l’idéal d’une sobriété subjective, c’est-à-dire d’une organisation qui nous laisse libres de faire ce que vraiment nous désirons faire, y est fatalement enterré. L’injonction à la sobriété est une limitation de notre imaginaire écologique fondamental : elle nous enferme dans la simplicité réactionnaire de la désignation de ce dont nous aurions réellement besoin. Les périodes récentes de confinement ont montré à quel point cette question des métiers essentiels, répondant donc à des besoins essentiels, était tout à fait abrutissante politiquement : au lieu de poser la question de ce que nous devons faire (la question pratique), elle pose la question de ce qui est supérieur et de ce qui est inférieur, de ce qui est vital et de ce qui est superflu. Ne faut-il pas s’insurger, non contre les réponses, mais contre l’insignifiance de cette question, et souhaiter retrouver la question politique fondamentale : que faire ? Que le questionnement sur les « vrais besoins », la question fondamentale de la sobriété, advienne depuis ce type d’évènement – triste, restrictif, enfermant, limitant – doit nous alerter : la question de la sobriété est un appauvrissement de notre questionnement politique et pratique. De la sobriété nous prenons conscience dans l’angoisse collective de la mort, dans la crainte de la régression, selon une mentalité d’assiégés. Elle est le signe de la diminution de nos aspirations politiques et existentielles, elle manifeste à quel point nous sommes prêts à comprimer la question de ce que nous voulons vivre à une équation débilitante entre des moins et des plus, des actifs et des passifs. Dans l’idéal de sobriété, dépouillé de toute la valeur spirituelle dont la philosophie ancienne l’avait honoré, dépourvu de tout son sens subjectif, radical et agonique, finit ainsi par s’accomplir une limitation considérable de la projection et de l’autocompréhension des sociétés et des individus s’y livrant dans la peur : chacun se donne comme programme suffisant la négation pure de sa négativité sur le monde.

Le discours de sobriété contemporain qui consiste à dire « on ne peut pas continuer à gaspiller ainsi » peut être nommé « critique du capitalisme » ou « prise de conscience de l’anthropocène ». Il peut être vrai, fondé sur la science la plus rigoureuse et même catalyseur de contre-conduites des plus efficaces, d’engagements politiques authentiques et qui ont de la valeur. Mais il consiste essentiellement à poursuivre l’autoqualification de l’humain comme consommateur dont les besoins réels vitaux peuvent être quantifiés et prédéterminés avec exactitude, le liant définitivement et par nature à la nécessité d’une part fixe d’activité reproductive annihilante. Il consiste alors en même temps à considérer ce qui entoure cet humain comme des étants à disposition, provocables et destructibles, limités et quantifiés. En lui, le monde et les humains ne sont que stocks. Richesses naturelles et individus consommateurs, équation entre les deux. En la sobriété, c’est la langue, la logique et la tristesse économiques traditionnelles qui triomphent.