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Introduction

Qu’est-ce qu’une vie sobre ? Pour répondre à cette interrogation très actuelle (ADEME et Arcep, 2023), nous empruntons aux réflexions que Judith Butler a développées dans Qu’est-ce qu’une vie bonne ? (2014). L’auteur y défend la thèse selon laquelle l’on ne peut traiter rigoureusement de questions morales sans porter un jugement de fait sur l’ordre biopolitique : un individu ne peut mener une vie bonne, participer pleinement à la vie de la polis, que si ses vulnérabilités, ontologique et sociales, sont préalablement reconnues et qu’il bénéficie d’un soutien institutionnel garanti par le droit. La possibilité de mener la vie bonne de son choix dépend du caractère plus ou moins capacitant et égalitaire des structures socioéconomiques qui régissent les représentations et les champs d’action.

En nous inspirant de cette approche, nous poserons que la vie sobre – expression qui ne figure pas dans l’ouvrage de Butler – désigne l’ensemble des dispositions institutionnelles dont une société se dote pour reconnaître et réduire la vulnérabilité de ses membres face aux risques environnementaux. Si ces risques concernent, en premier lieu, les écosystèmes naturels (biotope, faune, flore, micro-organismes), ils induisent des risques sanitaires, sécuritaires, socio-économiques et géostratégiques. Dès lors, pour être justes et efficaces, les dispositions de la vie sobre doivent prendre en compte l’inégale exposition à ces risques qui caractérise les différentes catégories de populations. Il est également indispensable que la mise en oeuvre de ces dispositions n’engendre pas de nouvelles formes d’inégalités. C’est dire qu’une vie sobre ne peut idéalement se concevoir que par la délibération entre égaux, dans une société où chaque collectivité : d’une part, prend conscience de ses propres vulnérabilités ; d’autre part, reconnaît sa part de responsabilité actuelle et historique dans la production des risques et des vulnérabilités ; enfin, décide d’agir de façon solidaire à l’échelle globale pour en réduire les effets délétères.

Parmi les facteurs de vulnérabilités et de leur inégale distribution, l’organisation du travail joue un rôle clé. C’est en particulier par le travail, « oeuvre commune », que l’individu se construit, s’éprouve dans la confrontation à autrui, au « différent » et au monde, c’est par lui que le travailleur exerce sa capacité d’agir et sa créativité, perçoit sa vulnérabilité ainsi que les soutiens sur lesquels il peut ou non compter (Dejours, 2017 ; Lhuilier, 2017). Or, pour tenter de réduire les risques environnementaux, les élites politiques et économiques privilégient un ensemble de mesures qualifiées de « transition écologique », supposées concilier croissance du PIB et décroissance des émissions de gaz à effets de serre (EGES).

Ces mesures prennent, notamment, la voie d’injonctions à la sobriété, considérant généralement le travail comme une dimension accessoire, voire une variable d’ajustement exprimée en termes de volumes de créations et de destructions d’emplois, sans assurance de reconversion vers des métiers de « l’économie verte » (The Shift Project, 2022). Et, comme le montrent empiriquement Baumlin et Bendavid (2023) ainsi que Cerland-Kamelgarn et Granier (2022), de même que nos propres recherches, les salariés rencontrent des difficultés à faire aboutir leurs initiatives qui visent à plus de sobriété au sein de leur entreprise.

Pour approfondir ces considérations, nous présentons (section 1) notre définition de la vie sobre. Nous nous intéresserons ensuite (section 2) aux liens entre vie sobre et vulnérabilité, du fait notamment des interdépendances dynamiques existant entre individus, catégories socioprofessionnelles et entreprises, ainsi qu’entre ces catégories d’acteurs et leurs environnements biophysiques. Dans la section 3, nous proposons une définition de ce que pourrait être un travail sobre. Enfin, nous testons la pertinence de ce cadre d’analyse sur deux situations empiriques dans lesquelles des travailleurs tentent de développer des pratiques sobres dans un cadre professionnel (section 4).

1. La vie bonne comme critique de la biopolitique

1.1. Les conditions d’une vie bonne

Comment mener une vie bonne, dans un monde d’injustices et d’inégalités, dans un monde où la vie bonne est inaccessible au plus grand nombre ? Pour répondre, Butler rappelle que les conceptions de la vie bonne dépendent des structures sociales, résultats de décisions politiques qui façonnent nos représentations et cadrent nos actions. Or, ces structures sociales sont aussi celles qui opèrent des discriminations entre les groupes sociaux, en n’accordant qu’à certains « le statut de sujets dignes de droits, de protection, de liberté et jouissant des possibilités d’une appartenance politique » (Butler, 2014 : 61). Si la vie bonne désigne le fait de pouvoir participer pleinement à la vie de la cité, grâce au soutien des institutions, la partie de la population qui est structurellement exclue de ces soutiens non seulement ne peut sortir de sa vulnérabilité ontologique, mais subit un second type de vulnérabilité, une vulnérabilité sociale. Il n’existe aucune structure pérenne pour lui venir en aide, lui garantir assistance, sécurité, accès au logement, à la formation, au marché de l’emploi, etc. Elle n’a donc pas la possibilité de mener une vie bonne.

Dès lors se dessine le but d’une vie bonne dans un monde injuste : critiquer les cadres politiques qui façonnent nos représentations et nous font admettre ces processus de ségrégation vulnérabilisants et invisibilisants. Butler mobilise ici la catégorie foucaldienne de biopolitique. Celle-ci lui permet de déconstruire les systèmes de pouvoir qui déterminent que certaines vies ont de la valeur, tandis que d’autres sont négligeables. Butler fait alors référence à cette partie de la population qu’elle appelle les « sans deuil », pour désigner ceux qui ne comptent pas, condamnés à une « mort sociale » du fait de « modèles de valeur dominants » (2014 : 65) et qui connaissent la précarité, la dépossession, l’abandon.

Cette « expérience d’absolue non-appartenance au monde, qui est l’une des expériences les plus radicales et les plus désespérées de l’homme » (Arendt, 1982 : 226), se manifeste empiriquement par l’inexistence ou le manque d’efficacité du droit et des institutions publiques régulatrices. En accordant toute son attention aux « sans deuil », aux invisibles – à ceux qui n’apparaissent pas au monde (Arendt, 2013) –, Butler montre combien il est rationnel et vital de critiquer les systèmes de biopouvoir, « toutes les catégories et structures qui produisent ces formes d’effacement et d’inégalités, […] ces structures qui évaluent différentiellement la vie elle-même » (2014 : 68). En effet, si les sans deuil ne participent pas activement à la vie politique, à l’élaboration du mieux-vivre général, c’est d’abord parce que leurs besoins de base – repos, santé, reproduction de la force de travail, sécurité, etc. – ne sont pas assurés. C’est dire toute l’importance de la « sphère privée » comme arrière-plan, ressort invisible de l’action publique.

Agir en politique consiste alors à théoriser la critique argumentée du système de domination qui organise l’exclusion de certaines catégories, variables selon les époques et les sociétés. Ce qui passe, notamment, par la prise en compte du fait que la plupart des citoyens à qui l’on reconnaît institutionnellement le droit à une vie bonne « regardent ailleurs », soutiennent, par leur approbation muette ou leur absence de critique, ce système inique. Une authentique vie bonne est celle qui va consister à critiquer non seulement les structures politiques en place, le sommet de l’ordre établi, mais aussi l’indifférence complice ou commode des inclus.

Enfin, précise Butler, tout mouvement structuré de lutte contre les vulnérabilités doit incarner ce principe dans son fonctionnement même, par sa pratique effective, donc accorder de la place et de l’importance aux sans deuil, à leurs demandes et leurs besoins, mais aussi à leurs capacités d’inventivité et à leur volonté de participer à la vie de la cité. Lutter contre les biopouvoirs, leurs dispositifs de domination et de conditionnement, nécessite d’inclure les « sans deuil » dans les dynamiques contestataires et plus généralement dans l’accès à l’espace public.

Par ailleurs, pour Butler (2023 : 19), l’expérience de la pandémie a (re)mis en lumière non seulement la vulnérabilité de l’humanité à des risques d’ampleur planétaire – comme le changement climatique –, mais également le rôle que joue la prise de conscience de ce type de vulnérabilité dans notre conception de la vie. L’expérience de lutte contre la pandémie montre combien les sociétés ne peuvent perdurer en ignorant leurs écosystèmes « naturels » (virus, climat). Au contraire, c’est dans l’interaction avec l’externalité, l’étranger radical et l’inconnu que les institutions, en se transformant, peuvent rendre durables les communautés humaines.

En somme, la possibilité d’une vie bonne exige l’existence d’un cadre normatif à inventer démocratiquement, pour que chaque subjectivité puisse choisir sa vie bonne. Ce cadre doit, certes, viser l’amélioration radicale des conditions vécues par ceux qui subissent avec le plus de violence les systèmes de domination. Mais, pour dissuader les inclus de « regarder ailleurs », il est tout aussi essentiel de déconstruire les représentations qui nous empêchent de percevoir ces structures comme injustes.

1.2. De la vie bonne à la vie sobre

En transposant ces réflexions dans le champ de la sobriété, nous chercherons à identifier les conditions de possibilité d’une vie sobre : comment puis-je mener une vie sobre, dans un monde de surproduction, de surconsommation, aux inégalités croissantes et où, malgré les alertes des scientifiques et d’innombrables promesses d’action, les dégradations des écosystèmes progressent inexorablement ?

Parmi ces conditions figure l’élaboration d’un cadre normatif pertinent pour réduire les empreintes des activités humaines. Ce cadre rendrait possible la cohabitation de la multiplicité des vies et leur participation aux décisions politiques. Plus précisément, il garantirait : d’une part, la sortie durable de la vulnérabilité face aux effets délétères des empreintes environnementales ; d’autre part, la réduction des inégalités en matière de responsabilité dans la production des empreintes et d’exposition aux risques environnementaux. Enfin, il permettrait une participation effective des individus à la conception et à la mise en oeuvre des mesures de lutte contre le changement climatique.

L’élaboration de ce cadre devrait non seulement prendre en compte l’inaction des décideurs politiques qui renâclent à appliquer les accords visant à réduire les empreintes des activités humaines, mais aussi les stratégies de contournement des grands groupes industriels et financiers qui peinent à remettre en cause le mode de production actuel et feignent d’ignorer leur responsabilité en matière de dérèglement climatique.

Quel mode de gouvernance du travail et en particulier de son organisation pourrait alors remplir ces conditions d’une vie sobre ? C’est ce que nous allons examiner, en précisant, tout d’abord, le sens que nous donnons à la catégorie de sobriété.

2. Sobriété et vulnérabilité

2.1. La sobriété comme réduction d’empreintes

De l’abondante littérature relative à la sobriété, nous retiendrons que, si le terme est si largement employé, le plus souvent sans en définir le sens, c’est grâce à son caractère consensuel qui permet de masquer la diversité des interprétations parfois contradictoires auxquelles il donne lieu. Il permet ainsi d’inscrire la multiplicité des approches visant à réduire les empreintes des activités humaines « dans un continuum et dans une dynamique d’ensemble qui interrogent la production et la consommation de ressources, de biens et de services, notamment par des changements des modes de vie » (Cézard et Mourad, 2019 : 23). Ces changements sont idéalement « guidés par un principe d’autolimitation en rupture avec la société de consommation » (Semal, 2015 : 938), sous-entendant que les individus et les organisations ont retrouvé le sens de la mesure et pris conscience de la finitude des ressources terrestres (Bourg et Papaux, 2010).

Parler de sobriété revient donc à désigner l’une des manières possibles de réduire, à défaut de supprimer, les conséquences nuisibles des activités humaines – épuisement des ressources, pollution, menaces sur la santé pour les générations actuelles et futures, modifications du climat, disparition d’espèces, etc. Nous appelons « empreintes » ces conséquences et distinguons trois catégories, dans le cadre du travail :

  • environnementales : par exemple, l’extraction des matières premières (combustibles fossiles, métaux rares) impliquées dans la fabrication des équipements, qui génère pollution et destruction de sites, tout en s’accompagnant de conditions de travail dégradant la santé des travailleurs ;

  • énergétiques : celles dues aux transports, à la transformation des matières premières et des équipements, au chauffage des bâtiments, au fonctionnement des réseaux numériques, etc. Les choix en matière de mobilité (transports publics ou véhicules individuels) ont un fort impact sur l’organisation des temps sociaux et en particulier du temps de travail ;

  • et sociétales : déqualification, stress dû à l’accélération des rythmes et des échanges, renforcement d’inégalités entre salariés selon l’impact environnemental du secteur d’activité, la capacité à s’adapter aux changements organisationnels et climatiques, le rapport à la formation de l’entreprise, etc.

Ces trois catégories d’empreintes sont interdépendantes, comme l’illustre l’exemple suivant. La volonté de développer le commerce international, d’optimiser en permanence l’organisation internationale des firmes et de sophistiquer les marchandises accroît l’extraction de ressources rares. Ce contexte contribue à une démultiplication de la circulation globale des biens et alimente des conflits régionaux autour de l’accès aux ressources, qui, à leur tour, accroissent la consommation d’énergies primaires, les EGES et la pollution. Tout ceci renforce la dépendance aux produits importés, la délocalisation d’emplois, les licenciements et la précarisation des statuts d’emploi.

2.2. Des responsabilités inégales dans la production des empreintes

Si l’incitation, voire l’impératif d’agir sobrement s’adresse à l’ensemble de la population, la responsabilité dans la production de ces empreintes est très différente selon les catégories sociales, le genre, le lieu de résidence, l’âge, etc. De même, l’exposition aux empreintes est très inégalitairement distribuée, les catégories les plus défavorisées, les plus vulnérables en termes de travail – donc de revenus et de logement –, celles qui sont le moins responsables de la dégradation de l’environnement, sont aussi celles qui, le plus souvent, en subissent avec le plus de violence les conséquences, au travail et en dehors du travail. Et ce, aussi bien à l’échelle de la division internationale du travail qu’à l’intérieur des différentes firmes (Benedetto-Meyer, Briard et Outin, 2023 ; Gemenne, 2021 ; Guivarch et Taconet, 2020 ; Oxfam International et Institute for European Environmental Policy, 2021).

Quant à l’engagement dans la sobriété au travail, il peut être volontaire et correspondre à plusieurs degrés dans sa mise en oeuvre – du tri des déchets à la remise en cause radicale des modes de transport et de chauffage, par exemple (Brisepierre et Demoures, 2023) ; mais il peut également être subi, résultant de mesures légales contraignant les entreprises, lesquelles répercutent ces exigences sur leurs employés (Baghioni et Moncel, 2023 ; Drouilleau-Gay et Legardez, 2020). On peut en inférer que l’acceptabilité des (futures) mesures de sobriété va dépendre, d’une part, du degré de prise en compte de ces inégalités dans leur élaboration, d’autre part, du caractère négocié ou non de leur mise en oeuvre et, enfin, de l’existence de dispositions d’accompagnement visant l’équité de l’effort.

Ainsi, en France, si une majorité des sondés estiment pratiquer la sobriété, des différences apparaissent entre catégories sociales (Groupe Ifop, 2022). Les plus modestes et les moins diplômés pratiquent la sobriété par obligation : réduire la consommation d’énergie et prolonger la durée de vie de leurs biens d’équipement est avant tout un moyen de limiter leurs dépenses (sobriété subie). De leur côté, les catégories favorisées et diplômées disent plus souvent adopter un comportement sobre par souci pour l’environnement (sobriété choisie).

3. Le travail sobre, pilier d’une vie sobre

3.1. Travail et vulnérabilité

Plus précisément, l’ardente obligation de pratiquer la sobriété en entreprise soulève deux grandes catégories de difficultés.

D’un côté, une partie des salariés employés dans les secteurs les plus polluants et énergivores peuvent craindre que leur travail soit menacé par les mesures de réduction des empreintes environnementales et énergétiques. Dès lors, le risque est qu’ils contournent ou rejettent ces mesures, convaincus que leur activité n’a plus ni sens ni avenir (Coutrot et Perez, 2022).

D’un autre côté, une partie des salariés de ces mêmes secteurs tentent d’insuffler l’esprit de la sobriété dans leur propre entreprise, soit en occupant des postes dédiés au développement durable, soit en se regroupant au sein de microcollectifs informels pour essayer de mettre en pratique quelques mesures concrètes. Mais ils se heurtent à toutes sortes d’obstacles. En effet, comme le souligne le rapport Syndex (2024), les salariés restent réservés sur la qualité du dialogue social dans leur entreprise, mettant en avant le sentiment selon lequel leurs réflexions et suggestions ne sont pas prises en compte. Ce déni est particulièrement flagrant en matière d’enjeux climatiques, ce qui engendre isolement, frustration et sentiment d’impuissance, comme le soulignent notamment Danielle Cerland-Kamelgarn et François Granier (2022).

Aussi, quelle que soit la pertinence « environnementale » des dispositions réglementaires, et en dépit de la rigueur scientifique des dispositifs de mesure pour en évaluer l’efficacité, une partie des travailleurs, devenus « superflus […], main-d’oeuvre surnuméraire » (Arendt, 1982 : 55), voient leur vulnérabilité professionnelle renforcée, et se trouvent dans l’incapacité de participer à la vie économique sobre. En d’autres termes, en l’absence d’un cadre normatif adapté, l’impératif de sobriété peut être instrumentalisé en un processus de vulnérabilisation qui s’ajoute à ceux déjà à l’oeuvre dans la sphère professionnelle.

En effet, les réformes successives des règles encadrant le commerce mondial et le droit du travail, les exigences de rendement des institutions financières, la flexibilisation de l’organisation du travail, tous ces processus et bien d’autres, par leur intrication et leur dynamique, plongent dans la vulnérabilité une partie des travailleurs. Celle-ci prend, notamment, la forme de la précarisation des statuts d’emploi, du chômage de longue durée et de la « placardisation ». Cette précarisation institutionnalisée est l’une des sources majeures de la vulnérabilité sociale.

Or, comme nous l’avons indiqué plus haut, c’est précisément ce type de vulnérabilisation que pourrait engendrer ou accroître l’instrumentalisation de l’impératif de sobriété. Quel cadre normatif alors imaginer pour qu’il n’en soit pas ainsi ? Pour empêcher les licenciements, la disqualification et la précarisation pour raisons climatiques, tout en réduisant les empreintes des activités économiques ? Que pourrait être un travail sobre dans une économie mondialisée ?

3.2. Les conditions d’un travail sobre

Lutter contre les empreintes sociétales des activités productives semble être la priorité pour permettre à l’ensemble des producteurs de s’engager pleinement dans la sobriété. Cette lutte prioritaire a donné lieu à des propositions d’actions adressées aux décideurs (Béguin, Pueyo et Casse, 2021 ; The Shift Project, 2022), parmi lesquelles figurent : anticiper sur le déclin des filières professionnelles caractéristiques des secteurs les plus polluants ou les plus émetteurs de gaz à effets de serre, et s’assurer que les salariés concernés disposent des capacités minimales requises pour travailler dans des branches plus « écoresponsables ». Il est également conseillé de concevoir des dispositifs de formation vers les nouveaux métiers qui soient adaptés à l’ensemble des populations actives. Ce qui nécessite l’introduction d’espaces de concertation permettant à tous les acteurs concernés de repenser les modes de production non durables et les organisations du travail intensives (Baghioni et Moncel, 2023). Le fonctionnement de ces espaces de créativité nécessiterait à son tour l’acquisition de compétences spécifiques pour débattre (Deruelle et Metzger, 2024).

Compte tenu de ces éléments, nous ferons le postulat qu’un travail peut être dit sobre si sa gouvernance respecte les quatre conditions suivantes :

  1. les capacités d’innovation et d’initiative des producteurs, en matière de sobriété, sont reconnues ;

  2. leur travail répond à l’impératif de sobriété environnementale ;

  3. les producteurs, quel que soit leur statut d’emploi, peuvent participer aux décisions concernant les finalités de leur production et l’organisation de leur travail ;

  4. les décisions, prises aux niveaux macropolitiques et macroéconomiques (droit du travail, participation, formation, etc.) rendent pérenne cette configuration.

Ainsi défini, le travail sobre constituerait l’une des composantes majeures de la vie sobre.

Pour tester la pertinence de ce cadre d’analyse, nous mobiliserons les résultats d’une étude empirique portant sur deux groupes de travailleurs du numérique, secteur dont les empreintes sont appelées à croître rapidement (ADEME et Arcep, 2023).

4. Les terrains

Ces travailleurs ont ceci en commun que, même s’ils travaillent dans des organisations aux finalités distinctes – coopérative de l’ESS versus multinationale –, ils possèdent des capacités d’initiative en matière de sobriété : a) les premiers ont mis en oeuvre des projets et des organisations de plateformes coopératives numériques ; b) les seconds, salariés d’une multinationale, essayent, dans leurs pratiques quotidiennes, de mener des activités sobres.

4.1. Méthodologie

Nous nous sommes intéressés à des travailleurs du numérique employés dans deux types d’organisations, dont les activités se veulent « responsables » : d’une part, des plateformes coopératives[1] qui ont un objectif « d’utilité sociale » ; d’autre part, une multinationale dont la « raison d’être[2] » se réfère à une production respectueuse des enjeux sociaux et environnementaux.

4.1.1. Les plateformes coopératives

En 2021, 7 entretiens exploratoires (auprès de 5 cofondateurs et 2 adhérents, 5 hommes et 2 femmes), ont été menés au sein de 5 plateformes numériques coopératives (4 SCIC et 1 SCOP[3]). La majorité des interviewés ont entre 30 et 40 ans. La moitié d’entre eux exercent un métier technique (développeur, ingénieur) et l’autre moitié travaillent dans la communication ou la gestion. Leur niveau de formation est au minimum Bac+2. Ils sont engagés et militants, pour la plupart dans des associations écologistes.

Créées entre 2017 et 2020, ces plateformes comptent entre 5 et 25 salariés. Elles prônent la démocratie économique et revendiquent leur attachement aux communs numériques et à l’économie sociale. La propriété est présentée comme partagée entre les utilisateurs, et les rémunérations sont annoncées comme équitables. La transparence et la portabilité des données est un préalable, ainsi que le consentement explicite des utilisateurs concernant l’utilisation de leurs données personnelles. Les modes de fixation des prix doivent être transparents, de même que les conditions de collecte, de notation et de transfert des données. Le dialogue et la médiation entre la plateforme et ses utilisateurs sont favorisés et la codétermination du travail entre utilisateurs et gestionnaires de la plateforme est encouragée.

Ce principe s’observe entre autres à travers l’organisation de réunions au cours desquelles sont débattues les tâches à réaliser et leur niveau de priorité. Les décisions prises collectivement sont publiques. Dans ces environnements de travail est promu un cadre juridique protecteur.

Notons encore que ces organisations limitent la surveillance de l’activité par la captation de données, elles favorisent une logique d’ouverture, et la déconnexion est un droit. La réciprocité est considérée comme une valeur clé et l’équité est essentielle au fonctionnement de l’organisation, ce qui se traduit notamment par la mutualisation d’outils et de pratiques favorables à l’interopérabilité et à la fluidité entre les plateformes : utilisation et réalisation de logiciels sous licence libre ou à réciprocité, etc.

4.1.2. La multinationale qui avait une raison d’être

La deuxième série d’entretiens a été réalisée en 2022 auprès de membres d’une multinationale qui compte 80 000 salariés en France et qui, en 1996, a évolué du statut de service public à celui d’entreprise privée. En 2021, l’État français détenait 23 % du capital de ce groupe qui emploie des contractuels et des fonctionnaires. Suite au vote de la loi Pacte, l’entreprise s’est défini en 2020 une raison d’être, soumise au vote des actionnaires, inscrite dans ses statuts, et qui l’engage à fournir les « clés d’un monde numérique responsable ». La multinationale affiche une volonté de tendre vers un numérique plus sobre énergétiquement et plus économe en ressources et matériaux critiques.

Les entretiens ont été organisés essentiellement au sein du service Innovation de la multinationale, chargé de la conception des nouveaux dispositifs numériques. Une enquête qualitative exploratoire a été conduite auprès de 10 travailleurs (8 en contrat à durée indéterminée et 2 fonctionnaires), 6 hommes et 4 femmes. La moitié a entre 30 et 40 ans, l’autre moitié plus de 40 ans. Tous sont cadres, ingénieurs de recherche de niveau minimum Bac+5, et exercent, pour 6 d’entre eux, un métier technique, et pour 4, une activité dans la filière du marketing. Les employés interrogés sont majoritairement impliqués, au niveau professionnel ou extraprofessionnel, dans des projets destinés à favoriser l’inclusion ou la préservation de l’environnement : mandats syndicaux, engagement associatif dans des mouvements écologistes, etc.

Les entretiens ont duré entre une heure et une heure trente. Ils ont été réalisés majoritairement à distance dans la cadre d’une activité de recherche dont l’objectif était de cerner les enjeux d’un numérique sobre et responsable.

Enfin, précisons que cette recherche a été financée par l’un des huit instituts labélisés par l’État français, fournisseur de technologies numériques pour les entreprises.

4.2. Des expérimentations favorables au travail sobre ?

En nous référant au cadre d’analyse proposé au point 3.2, examinons dans quelle mesure les salariés enquêtés parviennent à exercer un travail sobre.

4.2.1. Les capacités d’initiative des producteurs en matière de sobriété sont reconnues

a – La plateforme coopérative intègre dans sa « raison d’être » un objectif d’« utilité » sociale et, au-delà d’une offre de services, son action vise une transformation sociale et environnementale. La volonté des travailleurs de ce type de plateforme est d’exercer leurs activités dans des secteurs reconnus comme « utiles » et qui répondent à un « intérêt général » :

On a des gens qui viennent ici, car ils recherchent un équilibre de vie et qui viennent s’engager pour un travail qui leur parle. On est là pour être utiles à la société, porter un projet et une activité reconnus comme ayant un intérêt pour les populations et la préservation de l’environnement. 

Joël, coopérative, ingénieur et cofondateur

L’évaluation de l’impact positif sur l’environnement des dispositifs techniques qu’ils utilisent reconnaît et légitime le caractère sobre de leurs activités :

L’activité en ligne de la plateforme est reconnue pour sa sobriété. On avait peur, on se demandait si notre activité était vraiment « verte ». On se disait : « est-ce qu’on est vraiment écoresponsable comme activité ? » Et on a pu le confirmer en évaluant absolument tous nos impacts. On s’est rendu compte que l’on évitait 7 fois les émissions qu’on aurait émises avec un magasin physique.

Lise, coopérative, chargée de développement durable

b – La multinationale, pour sa part, cherche à créer de la valeur pour l’actionnaire. Dans ce cadre, malgré le discours institutionnel et l’affichage de la « raison d’être », le travail réalisé en faveur de la préservation de l’environnement n’est pas reconnu, puisqu’il n’est pas considéré comme contribuant à dégager des profits à court terme. Exercer des activités écoresponsables engendre alors des tensions chez une partie des travailleurs, qui s’estiment inutiles et en même temps coupables de discréditer un emploi qui, pourtant, les fait vivre :

On ne me le demande pas, cela ne fait pas partie de mes objectifs [la sobriété numérique], c’est un truc qui ne m’est pas demandé. Donc c’est plutôt moi, à un niveau personnel, qui vais m’adapter, car cela répond à ce que j’estime devoir faire. Mais ce n’est pas évalué. Donc je n’aurais aucun intérêt à le faire, en fait, mais je le fais.

Rosa, multinationale, ingénieur de recherche

Avec les outils de cadencement et de surveillance au travail, on te rappelle sans arrêt que tu as rendez-vous dans quinze minutes, puis dans trois minutes, etc. Tu es « assisté » de partout, mais je ne suis pas sûr que cela soit très utile et très sobre, mais ça rapporte.

Charles, multinationale, ingénieur et manager

Pour faire face à la contrainte d’exercer un travail « contre-nature », des producteurs tentent d’orienter leurs activités, quand ils le peuvent (filière Recherche et Développement, changement de projet, etc.), vers des sujets qui leur paraissent socialement nécessaires et dont l’impact sur l’environnement est limité :

Les projets sur la résilience des services consistent, entre autres, à concevoir et réinventer les services numériques essentiels existants en cherchant à réduire au maximum leur impact sur l’environnement […]. Je travaille sur les enjeux de « résilience des services ». […] Pour moi, c’est utile et ça redonne du sens à mon activité.

Rodrigue, multinationale, expert marketing

Comme le souligne cet extrait, il est possible, au sein de la multinationale, de prendre des initiatives en matière de sobriété. Toutefois, alors que les initiatives des travailleurs des coopératives sont reconnues en matière de sobriété (statut, bilan carbone, etc.), une majorité des salariés de la multinationale interviewés considèrent leur travail comme vide de sens, inutile à la société. L’accent mis sur la création de valeur pour l’actionnaire limite la possibilité de mobiliser leurs capacités d’innovation en matière de sobriété.

4.2.2. Le travail répond à l’impératif de sobriété environnementale

La reconnaissance des efforts de sobriété produits par les travailleurs doit être, par ailleurs, cohérente avec leurs valeurs. Or, comme une majorité des actifs aujourd’hui, les producteurs des plateformes coopératives et de la multinationale sont exposés à des conflits de valeurs dans leur travail.

a – Ainsi, des coopératives ont réalisé un bilan carbone mais reconnaissent que l’infrastructure numérique de leur site n’a pas été conçue de manière écologiquement soutenable. Des tensions sont vécues par des membres des coopératives tiraillés entre leur volonté d’aller vers plus de sobriété et leurs activités professionnelles, qu’ils veulent pérenniser :

J’ai un téléphone classique, un iPhone. Je n’ai donc pas fait ma transition, alors que personnellement je suis chez Enercoop. La boîte, c’est comme le perso, on arbitre, on voit où on en est et les besoins qu’on a. On arbitre à chaque fois en fonction de l’existant, on cherche un équilibre, on a besoin d’être super efficaces, agiles, donc parfois on fait le choix de la grosse plateforme qui est « bien foutue », mais quand on a une alternative plus sobre qui fonctionne bien on n’hésite pas.

Cédric, coopérative, ingénieur et cofondateur

Les travailleurs des plateformes utilisent des dispositifs numériques qui leur semblent momentanément incontournables pour toucher un large public, car ils sont gratuits, faciles d’accès et largement répandus. La réflexion que les producteurs portent sur leurs actions et les décisions qu’ils partagent leur permettent d’envisager le remplacement progressif de ces technologies, sur le long terme, par des dispositifs plus sobres. Dès lors, la contradiction est perçue comme transitoire et nécessaire à la réussite du projet. Elle n’est pas vécue comme un conflit de valeurs, car elle s’inscrit dans une stratégie qui se justifie dans la durée et à une échelle plus globale :

Notre particularité, c’est qu’on ne pense pas du tout comme une start-up. On a une vision long terme, partagée, on n’est pas là pour revendre la boîte dans trois ans et gagner beaucoup d’argent […]. Nous sommes dans une stratégie qui consiste à faire des petits pas. Petit à petit, on étoffe la plateforme pour qu’elle soit de plus en plus fonctionnelle et efficace, y compris en termes de sobriété énergétique.

Cédric, coopérative, ingénieur et cofondateur

b – En revanche, pour les salariés de la multinationale, les objectifs financiers de leur entreprise et leur volonté de préserver l’environnement les exposent à une dissonance cognitive, la seule finalité économique du travail n’étant pas porteuse de sens pour ces individus :

Ça m’agace, les choix faits par le groupe : d’un côté, on a un discours qui prône la responsabilité ; et puis d’un autre côté, on passe plus ou moins des accords en catimini avec des géants du web qui ont des politiques pas très claires en termes de sobriété et de respect de la vie privée […]. Donc ça, ça renforce la dissonance entre mes convictions et mon travail quotidien.

Claude, multinationale, ingénieur

Comme le formule notre interlocuteur, certains producteurs de la multinationale s’estiment exposés à des conflits de valeurs. Le travail qui leur est demandé, essentiellement orienté vers le profit à court terme, ne leur permet pas de répondre à l’impératif de sobriété requis pour une préservation de la planète et l’existence des générations futures. Or, comme le montrent Thomas Coutrot et Coralie Perez, des conflits de valeur sont fortement corrélés à une perte de sens du travail, cette perte multipliant par deux le risque de dépression, qui passe alors de 7 à 13 % (2022 : 41-42).

4.2.3. Les producteurs peuvent participer aux décisions concernant les finalités de leur travail

a – Les plateformes coopératives regroupent des acteurs locaux qui partagent des dynamiques égalitaires et de réciprocité, ce qui favorise l’entraide et la solidarité non seulement au sein d’une même plateforme, mais entre les plateformes du réseau, plutôt que les mises en concurrence qui caractérisent les multinationales. Les interactions fréquentes dans de petits collectifs soudés, la mise en place d’une gouvernance démocratique, le mode de décision participatif, la transparence des activités et la confiance instaurée permettent aux producteurs d’être acteurs de l’organisation de leur travail et favorisent le développement de leur pouvoir d’agir :

Il y a énormément d’espaces de discussion. Quand des projets sont proposés, chacun peut donner son avis et émettre des objections. Chacun a l’occasion d’exprimer son point de vue. On en discute et on a toujours réussi à s’accorder sur le projet qu’on portait ensemble. Nous sommes dans un fonctionnement très horizontal, donc on sait très bien que cela passe par la formation de toute l’équipe. On reste petit et ainsi on peut se parler.

Mika, coopérative, ingénieur

b – Le mode de gouvernance de la multinationale, accordant la priorité à la création de valeur pour l’actionnaire, limite, selon les salariés de la grande entreprise, leur capacité d’initiative :

J’utilise les outils du groupe, j’utilise le cadre, je suis contraint par le cadre lui-même. Je ne peux pas trop modifier les choses à mon niveau en termes techniques. Par contre, après, dans les usages, je peux être sobre (moindre utilisation de la vidéo, etc.), même si cela a des effets limités. Le business plan de l’entreprise doit faire en sorte que l’actionnaire soit content.

Mahel, multinationale, ingénieur

Dans une majorité des cas, ces travailleurs s’estiment impuissants et déclarent avoir peu de moyens pour agir sur leurs activités et contribuer aux décisions en faveur de la sobriété. Et s’ils peuvent mener des actions, certains ne le font pas, considérant que l’impact de celles-ci serait trop faible par rapport aux efforts à produire. Selon eux, en effet, les arguments financiers restent déterminants lors des prises de décisions stratégiques, malgré les promesses de tenir compte de la parole et des points de vue des producteurs :

Même si j’adore mon travail, je me sens sans cesse tiraillé entre mes convictions et ce que je dois faire ici chaque jour. Je le vis de moins en moins bien, mais je ne vois pas comment, concrètement, je pourrais faire quelque chose de vraiment impactant. Je suis développeur, je fabrique les logiciels et, à mon niveau, quand le projet arrive, je ne peux plus rien dire, le projet est engagé. La première étape, je n’y participe pas et, ensuite, je peux juste essayer, à mon niveau, de faire en sorte que la manière dont je crée le logiciel soit le moins énergivore, le plus écoresponsable. Mais cela reste à la marge […]. Et puis, honnêtement, je ne le fais pas. J’utilise des langages de programmation qui sont assez bons en termes de performance énergétique, mais généralement je reconnais que je privilégie les outils les plus simples et faciles d’accès […]. Je préfère limiter mon temps de travail dans l’entreprise, j’y travaille à temps partiel et j’agis pour l’environnement en dehors du groupe.

Louis, multinationale, développeur

Par ailleurs, occasionnellement et dans des contextes spécifiques, des salariés ont pu orienter leurs activités professionnelles pour tendre vers plus de sobriété, sans que le management de proximité s’y oppose. Au contraire, celui-ci a pu instrumentaliser ces initiatives pour en faire des « nudges verts » (Beuscart, Peugeot et Pharabod, 2020 ; Thaler et Sunstein, 2012) – dispositifs supposés inciter les clients à consommer plus sobrement. Des salariés ont pu également créer un réseau social interne pour débattre des enjeux environnementaux, mais sans que l’initiative conduise à une modification de l’organisation du travail.

Ainsi, on observe que si, dans les plateformes coopératives, les salariés peuvent participer aux décisions concernant les finalités de leur travail, il n’en va pas de même dans le cas de la multinationale. En effet, les décisions stratégiques y limitent significativement les capacités des salariés à exercer un travail authentiquement sobre, en raison d’une possible instrumentalisation de leurs initiatives et de la division du travail.

4.2.4. Les décisions prises dans un cadre international rendent pérenne cette configuration

Pour rendre pérenne le souci de sobriété, dès la conception des dispositifs, il est indispensable que des normes internationales y contribuent. Celles-ci peuvent résulter d’initiatives non institutionnelles.

a – En effet, les producteurs des coopératives expérimentent la mise en place de dispositifs numériques destinés à limiter l’impact de leurs activités sur l’environnement, tout en favorisant l’équité et la réciprocité entre les individus. Cet objectif repose surtout sur le partage des ressources numériques et de la valeur produite. Ainsi, les plateformes coopératives privilégient, d’un côté, une logique de propriété collective et, de l’autre, des communs ouverts, des logiciels libres et open source. Ces programmes répondent à des normes internationalement reconnues par les communautés de développeurs de logiciels libres. En particulier, ces logiciels ne peuvent faire l’objet d’une appropriation ni d’échanges commerciaux. De plus, les dispositifs techniques basés sur ces logiciels libres sont conçus pour encourager l’interopérabilité entre les plateformes et la réciprocité entre les petites structures. Enfin, leurs données doivent être maîtrisables par les utilisateurs, grâce à des ressources documentaires partagées. Une plateforme coopérative a ainsi créé une licence de réciprocité PPL (Peer Production Licence) pour réserver le code et les logiciels à des coopératives et des organisations à but non lucratif, tout en tenant compte des contraintes environnementales.

b – Dans la grande entreprise, les représentations que les travailleurs engagés ont du « numérique » est critique. Alors que, pour eux, le numérique devait, initialement et idéalement, résoudre les problèmes de l’ancien monde industriel, en créant un système décentralisé, immatériel et sans pollution, ils considèrent qu’il est devenu un agrégat de dispositifs de contrôle et de surveillance, anti-démocratique, favorisant l’exclusion et susceptible d’avoir des impacts nocifs sur l’environnement.

Contre cette dénaturation du projet originel, des salariés de la grande entreprise s’investissent dans la production de technologies qui permettent de faire face à des situations de crise (numérique résilient) ou qui, comme les nudges, peuvent assurer une meilleure « gestion » des ressources (électricité, eau, etc.), conscients néanmoins des limites, voire des effets rebonds possibles et des conséquences de leurs activités aux niveaux macropolitiques et macroéconomiques.

Par ailleurs, des salariés de la multinationale contribuent à des communautés de développeurs de logiciels libres et open source, aux côtés de travailleurs des plateformes coopératives. Ces derniers conçoivent et intègrent progressivement dans leurs projets des dispositifs techniques à empreinte limitée, dont certains finissent par être reconnus par des instances de normalisation nationales et internationales. C’est le cas de logiciels open source recommandés par l’État français. Ces formes de reconnaissance institutionnelle pérennisent les configurations en faveur de la sobriété, prônées par ces producteurs engagés.

Conclusion

Les analyses précédentes sur les plateformes, qui recoupent celles de Corinne Vercher-Chaptal (2021), révèlent, à titre exploratoire, qu’une gouvernance démocratique du système sociotechnique, fondée sur l’engagement d’individus mobilisés par une activité porteuse de sens, permet la pratique partielle d’un travail sobre, lequel peut conduire à la diffusion d’une vie « sobre ».

C’est ce que tentent d’expérimenter les collectifs des plateformes coopératives étudiées, même si la vulnérabilité de leurs modèles économiques limite l’impact de leurs initiatives sur le long terme. D’autant que ces configurations demeurent fragiles, tant du côté du modèle économique de la coopérative que de la recherche de sens du travail dans la multinationale.

Cette double vulnérabilité a donné lieu à la constitution de liens de réciprocité et de complémentarité entre des plateformes coopératives et la multinationale (Fassin, 2019 ; Filippi, Bidet et Richez-Battesti, 2023). Celle-ci, dans le cadre de sa Responsabilité sociale d’entreprise (RSE), contribue, via des incubateurs, à l’écosystème de l’entrepreneuriat social de certaines plateformes coopératives : elle espère ainsi redonner du sens à l’activité de ses salariés. Quant à la plateforme coopérative, elle cherche à bénéficier de l’appui de la multinationale pour un changement d’échelle de son activité. Ces formes particulières d’alliance montrent que, sous certaines conditions, la vulnérabilité peut être une ressource, un atout, et se révéler constitutive d’une vie sobre.

Mais, pour pérenniser ces configurations expérimentales, il reste à inventer des modes de gouvernance et de régulation à l’échelle internationale. D’autant que les questions de cohésion et de solidarité entre les groupes sociaux constitueront dans le futur des éléments clés de la résilience de nos sociétés pour faire face à l’accentuation des crises engendrées par le changement climatique.