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Réfléchir à la pertinence de la contribution de Sherry R. Arnstein sur la participation publique plus de cinquante ans après la publication de son article phare – qui demeure aujourd’hui abondamment cité – nécessite de revenir au contexte dans lequel il s’inscrivait. Rappelons que par une contribution qui se voulait « provocante », l’autrice souhaitait dénoncer l’instrumentalisation de la participation publique à des fins politiques dans le cadre de programmes fédéraux, et plus particulièrement celle des personnes qui disposent généralement de peu de pouvoir dans la gouvernance de la chose publique, les « have-nots ». En opposant la manipulation des personnes participantes, tout au bas de l’échelle, à leur prise de contrôle de la décision publique, présentée comme le point culminant de cette gradation, l’autrice proposait une vision résolument normative invitant à doter les personnes vulnérables d’un pouvoir effectif.

Si nous reconnaissons que la contribution d’Arnstein aura effectivement permis de distinguer différents niveaux de participation qui inspirent encore les approches contemporaines, nous souhaitons, à travers cette contribution, montrer les limites de la posture normative de l’autrice. De manière plus spécifique, nous souhaitons opposer à l’hypothèse d’une prise de pouvoir par les acteurs vulnérables, présentée comme un idéal, la multitude et la richesse des effets positifs de la participation publique, fût-elle passive ou même instrumentalisée.

La contribution d’Arnstein s’appuie sur une vision pluraliste libérale où le bien commun résulte d’un arbitrage entre les intérêts des différents groupes qui composent la société. Or, plutôt que de les poser en arbitres, sa perspective assimile les décideurs politiques aux acteurs dominants en les opposant aux acteurs vulnérables. Dans ce modèle, les instances décisionnelles ne correspondent plus à un espace où sont jaugés les intérêts des différents groupes : elles sont l’expression de la domination des acteurs de pouvoir sur les acteurs vulnérables. D’où l’unique issue souhaitable d’une prise de contrôle de ces instances par ces populations.

Le modèle pluraliste du fonctionnement de l’État suggère pourtant que les représentants politiques jouent un rôle d’arbitre entre les intérêts des différents groupes sociaux (entreprises, associations ou autres acteurs de la société civile) (Dahl, 1961). En érigeant la prise de contrôle des instances démocratiques par les populations vulnérables comme scénario le plus souhaitable, Arnstein évacue le rôle de médiateur que doivent normalement jouer les responsables politiques et annihile la fonction d’arbitrage dévolue aux instances décisionnelles publiques.

Cette médiation se caractérise par « un processus de coordination d’acteurs, de groupes sociaux et d’institutions, en vue d’atteindre des objectifs définis et discutés collectivement » (Le Galès, 2006 : 243). C’est de ce processus de « mise en accord » (Hudon et Yates, 2008 : 377) que peut émerger une perspective commune aux acteurs qui prennent part aux discussions, d’ailleurs le propre de la politique qu’on peut définir comme « la gestion méthodique (des) désaccords » (Hudon et Poirier, 2011 : 53). Les représentants élus démocratiquement ont la légitimité pour coordonner ces délicats exercices de médiation, un rôle que reconnaissent plus explicitement les théories néopluralistes (McFarland, 2004).

Évacuée par Arnstein, cette fonction d’arbitrage est pourtant déjà une vision minimaliste de la fonction étatique. En effet, la perspective pluraliste de l’État se fonde sur l’impossibilité de formuler une volonté collective dans une société fragmentée et désunie où il importe d’abord de préserver les libertés. Il ne s’agit pas de définir et de réaliser le bien commun, mais de permettre aux individus de faire valoir leurs intérêts et leur conception du bonheur en évitant que celle-ci leur soit imposée par un gouvernement tout-puissant (Offe et Preuss, 1997). À contrario, l’idée d’une souveraineté populaire est associée à la volonté indivisible d’un corps collectif, où le peuple est considéré comme une personne morale. Au-delà de l’arbitrage, les institutions y sont donc envisagées comme des espaces de construction d’une vision du bien commun à laquelle sont invités à contribuer des individus soucieux de l’intérêt général (Offe et Preuss, 1997).

Mais quelle que soit la perspective retenue entre pluralisme et volonté populaire, les instances démocratiques sont souvent critiquées pour leur incapacité à incarner le bien commun ou à procéder à un arbitrage juste des intérêts. Dès les années 1970, les nouveaux mouvements sociaux (féminisme, pacifisme, écologisme) ont formulé des revendications tout en questionnant des institutions incapables de les prendre en charge (Offe, 1985 : 826). Loin de se limiter à la contestation, ces mouvements ont développé une logique d’action institutionnelle qui a favorisé les formes d’auto-organisation au-delà de l’État (Eder, 1993 : 14) et constitué un espace de mobilisation politique plus ou moins structuré tout autant que de nouvelles pratiques sociales (Gendron, 2001 ; Leblanc, Noiseux et Silvestro, 2005). Ce faisant, ils ont mis au défi les institutions et contribué à leur renouvellement, de telle sorte qu’en plus de faire évoluer les modalités de l’action citoyenne, ils ont bousculé les modes de régulation et les mécanismes de la production de la norme (Commaille, 2015).

La décision publique s’est ainsi ouverte sur des espaces de débats et de réflexion collective au point que la participation s’érige aujourd’hui au rang d’impératif (Blondiaux et Sintomer, 2002). Or, cette participation ne vient pas se substituer à la démocratie représentative, comme on le lit trop souvent. Elle se traduit par des espaces délibératifs qui agissent comme chambres d’écho des aspirations citoyennes où le décideur politique peut puiser pour éclairer son action. Si ces espaces visent parfois le simple arbitrage, plus souvent, ils rendent possible un processus délibératif complexe et inclusif pouvant aller jusqu’à esquisser de nouvelles normes sociales. Il n’en demeure pas moins que la responsabilité de la prise de décision reste entre les mains des représentants élus, qui sont redevables de leurs décisions. Or, apparait ici une tension récurrente entre participation et décision, puisque le décideur public est rarement lié par les conclusions des exercices participatifs.

Ainsi, le gouvernement du Québec fait parfois fi de l’avis du Bureau d’audiences publiques sur l’environnement (BAPE) pour autoriser des projets qui suscitent interrogations et résistances. En France, une mince proportion des propositions de la Convention citoyenne sur le climat a été intégrée dans la loi Climat et résilience. C’est pourquoi l’exercice participatif donne à certains l’impression d’être vain ; mais c’est oublier que cet exercice s’inscrit dans une dynamique démocratique complexe où se côtoient jeux d’influence, stratégies de légitimation et exercices de co-construction. C’est pourquoi le succès de la participation publique ne saurait être réduit à son lien avec la décision finale, ni même à ses objectifs déclarés : ses effets se déploient dans la sphère sociale en interaction constante avec le pouvoir politique qui cherche à les infléchir à son profit. Cette complexité se traduit d’ailleurs à la fois dans la configuration et dans la diversité des effets de certaines instances de démocratie participative.

À titre d’exemple, le BAPE est souvent présenté comme l’archétype du dispositif de participation publique. Or, lorsqu’on observe son fonctionnement et contrairement à son homologue français, la Commission nationale du débat public (CNDP), le BAPE ne se résume pas à accueillir et restituer la parole citoyenne. Les commissaires du BAPE ont les pouvoirs de commissaires enquêteurs et développent leurs propres analyses des dossiers qui leur sont soumis, en plus de recevoir les questions et les avis du public. La participation publique ne constitue donc qu’un élément du processus d’examen des projets par le BAPE.

Comme le montrent Gauthier et Simard (2022), le gouvernement autorise souvent des projets malgré un avis négatif du BAPE (51 %). Mais cela ne signifie pas que l’exercice est vain. Il permet tout d’abord de mettre à plat les enjeux et de s’entendre sur les points de désaccord (agree to disagree). Il donne aussi l’occasion de saisir les préoccupations d’une population ainsi que l’évolution des valeurs au sein de la société. Bref, si le processus ne mène pas nécessairement au consensus, tant s’en faut, il permet du moins à toutes et tous de discuter sur des bases communes.

Plus concrètement, même lorsque son avis n’est pas suivi par le gouvernement, l’analyse de la commission inspire des conditions de réalisation précisées dans le décret d’autorisation. Gauthier et Simard observent d’ailleurs qu’« il semble exister une forte relation entre la participation aux audiences publiques et le nombre de conditions aux décrets. Plus la participation est forte, plus le nombre de conditions est grand » (2022 : 27).

Les auteurs avancent aussi qu’à travers les années, le BAPE a joué un rôle qui déborde le cadre décisionnel dans lequel il s’inscrit. En plus de « dégonfler » des controverses et d’améliorer les projets, le BAPE a permis des apprentissages individuels et collectifs qui concernent tout autant l’acquisition de connaissances que l’amélioration des processus de participation (2022 : 28). Au fil des ans, les commissions du BAPE ont développé, étayé, précisé ou clarifié des principes qui ont été repris dans la procédure d’évaluation du gouvernement du Québec, qu’il s’agisse des consultations en amont, de l’acceptabilité sociale ou des effets cumulatifs (2022 : 29-30).

Par ailleurs, les efforts du BAPE pour inciter à la participation des populations les plus vulnérables, grâce notamment à des modalités de participation flexibles, sont également l’occasion pour elles de s’exprimer malgré le cadre formel, dans une logique émancipatoire. Contrairement à ce que laisse entendre l’échelle d’Arnstein, ces populations ne sont pas nécessairement désireuses d’exercer un pouvoir ou de formuler des propositions, mais cherchent à être entendues et considérées dans les décisions qui se prendront. Veillette et Gendron rapportent par exemple que dans le cadre de consultations de l’Office de consultation publique de Montréal (OCPM), des participantes venues témoigner des situations d’insécurité et de harcèlement furent prises au dépourvu lorsque la Commission leur demanda d’indiquer quelles solutions concrètes elles proposaient pour y remédier, car là n’était pas l’objectif de leur participation (Veillette et Gendron, 2022 : 197-198). D’ailleurs, la motivation à s’inscrire dans un processus de participation peut dépasser les questions en jeu : certains souhaiteront développer leur capital social, améliorer leur visibilité ou faire connaitre des revendications plus générales ; d’autres miseront sur le renforcement des capacités que permet l’exercice de participation (McComas, 2010). Si bien que contrairement à ce qu’avance Arnstein, même sans redistribution du pouvoir, la capacitation que permet la participation peut générer des résultats positifs.

Enfin, au-delà de leurs effets immédiats sur la décision publique, plusieurs exercices de participation publique ont permis de faire évoluer les normes sociales au point d’ouvrir de nouvelles ères sur des sujets précis : le Grenelle de l’environnement, les consultations sur l’homoparentalité ou encore les débats sur la fin de vie.

La pertinence et le succès de la participation publique ne peuvent donc se mesurer exclusivement à l’aune de l’exercice effectif du pouvoir par les populations participantes, notamment les plus vulnérables. Il peut même arriver qu’en déléguant le pouvoir aux populations, le décideur cherche surtout à se dérober à des décisions difficiles. C’est ainsi que peut être interprétée la consultation concernant l’avenir de la Fonderie Horne à Rouyn-Noranda[1]. On laissa à la population, déjà fragilisée par l’incidence des cancers et un tissu économique incertain, l’odieux de trancher entre santé et emplois en la mettant dos à dos avec une multinationale réfractaire à moderniser ses installations[2]. En faisant de la santé un enjeu négociable sanctionné par d’importantes pertes d’emplois, le processus participatif a suscité un profond clivage au sein de la population, tandis que l’entreprise poursuivait ses menaces de fermeture. Il revenait pourtant au décideur public d’appliquer les normes établies à l’échelle du territoire, ou à défaut de justifier un régime dérogatoire.

Dans cet esprit, c’est moins la participation passive qui pose problème que la manière dont la participation s’inscrit dans le processus décisionnel. Même instrumentalisée, la participation peut avoir des effets émancipatoires, comme Arnstein le reconnait elle-même lorsqu’elle relate comment des participants ont pris conscience de certaines réalités et révisé leur rôle au sein des instances.

Bref, en restituant aux responsables politiques leur rôle d’arbitres et de représentants politiques (même imparfaits et biaisés), on évite de les opposer aux populations vulnérables (the have-nots), ce qui ouvre à la fois l’analyse et les possibilités des mécanismes de participation publique. C’est pourquoi on ne peut penser la participation uniquement d’un point de vue de « partage du pouvoir » au sens où Arnstein le propose, car même une participation passive peut avoir un intérêt. Dans certains cas, la participation aura certes pour but de laisser les gens décider pour eux-mêmes (plan de développement d’une région, aménagement, etc.) : beaucoup d’instances et de processus participatifs à l’échelle locale répondent à ce principe, même si son application peut souffrir quelques ratés. Mais dans beaucoup d’autres cas, le processus participatif doit davantage être pensé soit comme éclairage de la décision publique (donner à voir des réalités différentes pour que le décideur statue en connaissance de cause), soit comme co-construction d’une nouvelle norme sociale (aide médicale à mourir, homoparentalité, etc.).

Lorsqu’elle est exercée avec rigueur, cette participation « non décisionnelle » est d’autant plus importante qu’elle permet de dépasser les limites des institutions qui structurent les enjeux politiques de l’appareillage démocratique, ou mieux encore de les faire évoluer (Eder, 1993).

Selon les cas, la participation peut donc incarner un processus d’élaboration de nouvelles normes sociales, ou au contraire être instrumentalisée pour des fins politiques, et cela peu importe le degré de pouvoir conféré aux populations vulnérables par le dispositif. Bref, une échelle de participation allant de la manipulation au contrôle n’est peut-être pas le bon outil pour juger de l’intérêt, de la pertinence et de la qualité d’un processus participatif au sein de nos démocraties.