Corps de l’article

Dès sa parution initiale en 1969, la publication de Sherry R. Arnstein intitulée « A Ladder of Citizen Participation » (« Une échelle de la participation citoyenne ») (1969 : 216) constitua un apport important à la littérature sur l’engagement civique. L’autrice y remettait en question « l’idée vénérée » selon laquelle la participation citoyenne est toujours bénéfique. Dans cet article majeur, Arnstein souligne que tous les processus participatifs ne sont pas source d’autonomisation, certains d’entre eux ayant l’effet pervers de légitimer les décisions préétablies par les détenteurs du pouvoir, tout en privant les participants d’une influence réelle. La typologie d’Arnstein, représentée par une échelle à huit niveaux allant des formes de non-participation à celles de pouvoir effectif, « a été conçue pour être provocatrice » (Arnstein, 1969 : 216) et a effectivement suscité une réponse polarisante. Dans ce court article, nous commençons par un bref examen de certaines critiques de l’échelle de la participation citoyenne d’Arnstein. Nous y ajoutons ensuite la nôtre, à savoir que le raisonnement d’Arnstein n’est pas suffisamment étayé par une théorie normative. Cependant, nous maintenons que la thèse centrale qui oriente son travail, c’est-à-dire l’idée que tous les processus participatifs ne sont pas bénéfiques et qu’ils peuvent même se montrer néfastes, est toujours hautement pertinente.

Dans la deuxième partie, nous nous appuyons sur la théorie de la justice d’Iris Marion Young ainsi que sur la théorie de la démocratie axée sur les problèmes (problem-driven democratic theory) de Mark Warren pour élaborer un cadre théorique plus rigoureux permettant de comprendre la portée normative des processus participatifs. En d’autres termes, il s’agit de déterminer dans quelle mesure ces processus de participation citoyenne peuvent être jugés positivement – en favorisant la justice – et dans quelle mesure ils peuvent être jugés négativement – en contribuant à la création d’injustices. Nous approfondissons le projet initial d’Arnstein en nous intéressant à des processus participatifs axés sur la discussion ou la délibération, ceux-ci étant notablement absents de son article (voir Fung, 2006). Dans la troisième section, nous présentons des études de cas tirées de la base de données participative Participedia dans le but de montrer comment les formes discursives ou délibératives d’engagement citoyen peuvent favoriser différents principes de justice (ou créer des injustices).

Périls et promesses de l’échelle de la participation citoyenne d’Arnstein

Dans un article de 2006, Archon Fung formule la critique et le prolongement les plus connus de l’échelle de la participation citoyenne d’Arnstein. Ainsi, Fung (2006 : 67) y mentionne qu’au xxie siècle, cette influente typologie apparaît « obsolète et inadéquate » à deux égards. Premièrement, elle confère à une échelle unidimensionnelle d’autonomisation (allant de l’absence de pouvoir au contrôle direct) une « approbation normative » en laissant entendre qu’un contrôle direct est l’option préférable. Comme le mentionne Fung (2006), il existe de nombreux cas où un tel pouvoir n’est pas adéquat. Deuxièmement, l’article d’Arnstein est daté. Comme l’a noté Fung (2006 : 67) il y a près de vingt ans, « la théorie et la pratique de la participation ont beaucoup progressé depuis la publication d’Arnstein ». C’est notamment le cas en ce qui concerne les processus participatifs axés sur la discussion ou la délibération.

À ce qui précède, nous ajoutons une critique s’appuyant sur la mise en garde de Fung contre une glorification aveugle de l’attrait normatif d’un contrôle citoyen direct. En effet, l’échelle de la participation citoyenne d’Arnstein ne se fonde pas sur une solide théorie normative. Par théorie normative, nous entendons une théorie prescriptive établissant des normes ou des idéaux supérieurs et inférieurs. Arnstein définit le contrôle citoyen direct comme la forme la plus élevée ou la « meilleure » forme de participation civique. Cela se révèle être une limite à son travail puisqu’elle n’explique pas en quoi ce « contrôle citoyen direct » est préférable aux autres formes de participation. À la lecture de son article, nous sommes portés à conclure que le pouvoir est l’objectif, et que le monde est divisé entre ceux qui ont du pouvoir et ceux qui n’en ont pas. Dans le modèle d’Arnstein, le contrôle citoyen direct est la meilleure forme de participation à la vie civique parce qu’il transfère le pouvoir des détenteurs de pouvoir aux citoyens qui, autrement, n’en auraient pas.

Arnstein (1969 : 217) admet tout de même qu’« en réalité, ni les sans-pouvoir ni les détenteurs de pouvoir ne constituent des blocs homogènes ». Cela dit, l’autrice ne fournit aucune information quant aux caractéristiques des dynamiques de pouvoir, aux raisons pour lesquelles les inégalités de pouvoir sont source de problèmes, ou aux moments où les redistributions de pouvoir sont justifiées. Comme l’indique Fung, tant les universitaires que les gens sur le terrain ont mis au point une multitude de nouveaux processus participatifs (« des innovations démocratiques ») qui redistribuent le pouvoir de différentes manières, cette redistribution n’étant pas le seul résultat positif attribuable aux processus participatifs. Pour comprendre dans quelles circonstances ceux-ci peuvent être jugés bénéfiques ou mauvais, il nous faut développer un cadre théorique plus rigoureux qui en cerne la portée normative.

Un cadre théorique pour définir la « portée normative » de la participation

Nous soutenons que les processus participatifs peuvent être jugés comme positifs s’ils favorisent la justice, et comme négatifs s’ils y portent atteinte. En nous basant sur la théorie de la justice d’Iris Marion Young (1990), nous identifions deux principes de justice : l’autodétermination et l’autodéveloppement. Sur le plan individuel, le principe d’autodétermination fait référence à la capacité des personnes à décider de leurs actions et des conditions de celles-ci. Sur le plan des systèmes politiques, le principe d’autodétermination est fréquemment appelé « démocratie ».

Comment pouvons-nous évaluer la portée démocratique des systèmes politiques ? En nous appuyant sur la théorie de la démocratie axée sur les problèmes de Warren (2017), nous soutenons que les systèmes politiques permettent l’autodétermination, et sont donc démocratiques, s’ils atteignent les trois objectifs suivants : encourager l’inclusion, permettre la formation d’une volonté et d’un projet collectifs, et autoriser la prise de décision collective. Une série de pratiques différentes (telles que la délibération, la protestation ou le vote) organisées en institutions (comme les forums participatifs, les actions syndicales ou les systèmes électoraux) sont nécessaires pour atteindre ces trois objectifs distincts, tous requis pour qu’un système politique soit démocratique. Par ailleurs, les contraintes institutionnelles qui pèsent sur certaines pratiques d’autodétermination produisent des situations d’injustice que Young qualifie de domination.

Le deuxième principe de justice de Young, l’autodéveloppement, fait référence à la possibilité de développer et d’exercer ses capacités, et d’exprimer ses expériences. Les contraintes institutionnelles qui pèsent sur l’autodéveloppement constituent des atteintes à la justice que Young qualifie de formes d’oppression. Arnstein ne tient pas compte de l’autodéveloppement. En fait, de nombreux experts de la démocratie ignorent l’autodéveloppement pour concentrer leur attention – peut-être sans surprise – sur le principe plus manifestement « politique » de l’autodétermination ainsi que sur les pratiques et institutions qui permettent aux gens de décider de leurs actions et des conditions de celles-ci. Toutefois, même si la valeur du développement des personnes n’est pas toujours « politique » en soi, il n’en reste pas moins que les acteurs politiques sont bel et bien des personnes. Une personne se développe à travers ses expériences et l’expression de celles-ci. Ce faisant, elle devient plus confiante et en mesure d’agir, défendant sans faillir ses besoins et ses désirs. Au contraire, elle peut aussi être remplie de doutes sur elle-même, faire preuve de peu de capacité d’action et, par conséquent, se montrer moins encline à exprimer ses besoins et ses désirs. C’est ce qui différencie les personnes qui prennent la parole lors des processus participatifs de celles qui s’y présentent, mais se taisent, ou qui choisissent de ne pas y participer du tout.

L’inégalité dans la distribution des pouvoirs favorise souvent les injustices. Ainsi, les lois conçues pour donner un pouvoir politique aux hommes et en priver les femmes, par exemple en réservant le droit de vote aux hommes, contraignent la capacité d’autodétermination des femmes et constituent une domination (Beauvais, 2018a). Même lorsque les femmes sont légalement reconnues comme les égales politiques des hommes, les normes qui associent les hommes aux espaces publics et aux rôles de responsabilité et les femmes aux espaces privés et aux rôles de soins contraignent la capacité d’autodétermination des femmes et créent une forme de domination. Dans ces cas, la préoccupation normative d’Arnstein concernant la redistribution du pouvoir prend son sens, les hommes y étant considérés comme les « détenteurs du pouvoir » et les femmes comme les « sans-pouvoir ». La redistribution du pouvoir aux femmes pour qu’elles puissent décider des questions qui les concernent permettrait d’atteindre une plus grande justice.

Cela dit, la question de la redistribution du pouvoir n’est pas toujours facile à trancher. Dans le modèle d’Arnstein, les « détenteurs du pouvoir » semblent souvent être des politiciens élus ou des fonctionnaires, tandis que les « sans-pouvoir » sont des citoyens qui ne détiennent pas de fonction ou d’autorité particulière. Prenons l’exemple de fonctionnaires souhaitant obtenir des avis à propos d’un projet de construction local : la majorité des participants à la consultation sont des propriétaires. Si ceux-ci sont des « sans-pouvoir » vis-à-vis des fonctionnaires, ils possèdent tout de même plus de pouvoir que les autres habitants du quartier, à savoir les locataires et les résidents de logements sociaux. Accorder aux propriétaires un contrôle citoyen direct aggraverait ainsi une injustice persistante sur le marché de l’habitation. Autrement dit, en empêchant les personnes qui ne sont pas propriétaires d’avoir leur mot à dire sur des questions qui les concernent, on amplifie l’inégalité existante entre les propriétaires et les locataires/résidents de logements sociaux.

Même si les processus participatifs n’accroissent pas l’autodétermination, ils peuvent servir la justice en permettant l’autodéveloppement. Ce point concerne assurément les chercheurs qui s’intéressent à la démocratie. En effet, les pratiques encourageant l’autodéveloppement peuvent avoir des retombées démocratiques (en renforçant les capacités futures d’autodétermination des individus). Prenons par exemple les clubs sociaux informels qu’on retrouve dans les zones à forte proportion de locataires ou les comités de résidents qui administrent les coopératives de logements. Selon le modèle d’Arnstein, ces entités ne redistribuent pas directement le pouvoir décisionnel des détenteurs de pouvoir politique vers les non-détenteurs. Elles ne favorisent peut-être même pas directement l’autodétermination puisque bon nombre d’entre elles n’ont aucun pouvoir décisionnel direct sur les affaires locales. Cependant, ces espaces contribuent à l’autodéveloppement en permettant aux personnes qui vivent dans des logements sociaux ou des unités locatives de se rencontrer et de développer discursivement leurs identités, leurs besoins et leurs intérêts, en plus de faire naître en elles des sentiments de solidarité, de respect mutuel et de capacité d’agir. Cela peut avoir des effets démocratiques, par exemple en donnant aux résidents la confiance nécessaire pour participer à une réunion politique ou à un processus participatif et s’y exprimer publiquement. En somme, quelles que soient les retombées démocratiques de ces processus, elles servent la justice par le biais de l’autodéveloppement.

Études de cas : processus participatifs ayant facilité (ou entravé) l’autodétermination et l’autodéveloppement des citoyens

Afin d’appuyer notre argument normatif, nous examinons deux exercices institutionnels sur l’aménagement du territoire, soit le mini-public délibératif (MPD) et l’audience publique, utilisés pour solliciter l’avis des résidents sur des questions d’urbanisme concernant leur communauté ou leur municipalité. Nous faisons la démonstration que les MPD et les audiences publiques, qui occupent le même niveau sur l’échelle d’Arnstein, diffèrent pourtant dans leur capacité à faciliter ou à entraver l’autodéveloppement et l’autodétermination des citoyens. Ces deux mécanismes institutionnels correspondent en effet pour Arnstein à l’échelon de la consultation. Ils sont considérés comme étant seulement « consultatifs » puisqu’il revient aux décideurs politiques de prendre en compte ou non les opinions partagées par les participants. Ces derniers ne possèdent donc pas de pouvoir décisionnel direct. Bien que ces exercices occupent le même niveau sur l’échelle d’Arnstein, nous soutenons que la participation à un MPD présente une valeur supplémentaire à celle de l’audience publique en matière d’autodéveloppement et d’autodétermination des citoyens.

L’audience publique sur l’aménagement du territoire est une forme de consultation publique menée par les municipalités et les régions conformément à une exigence réglementaire provinciale. Elle est conduite pour permettre aux citoyens d’exercer leur droit d’être entendus sur des questions relatives à l’aménagement du territoire. Elle se produit avant qu’un conseil municipal ne prenne une décision définitive sur, par exemple, une proposition de changement de zonage ou de projet incompatible avec la réglementation en matière de zonage. Ce type de consultation est également utilisée par les conseils municipaux pour donner aux citoyens l’occasion d’être entendus sur diverses décisions politiques. Elle peut se dérouler dans le cadre d’une réunion du conseil ouverte au public.

Parce qu’elles sont ouvertes à tous, les audiences publiques sur l’aménagement du territoire peuvent sembler véritablement inclusives. Cependant, elles entraînent souvent des exclusions et une formation restreinte de la volonté collective (ce qui limite à la fois l’autodéveloppement et l’autodétermination), ainsi qu’une prise de décision collective limitée (ce qui nuit à l’autodétermination). Permettre à tous ceux qui le souhaitent de s’y présenter s’appuie sur une valeur d’égalité universelle qui ne tient pas compte des inégalités sociales existantes (Beauvais et Bächtiger, 2016; Beauvais, 2018a). Néanmoins, la participation est généralement faible (Baker, Addams et Davis, 2005 : 491). Les recherches empiriques existantes montrent que les jeunes et les minorités ethniques sont moins susceptibles d’assister à des audiences publiques (Lowndes et al., 1998 : 47), et que les femmes sont moins susceptibles d’assister à des réunions publiques pour discuter de questions d’intérêt collectif en général (Beauvais, 2019). Plusieurs obstacles ont été identifiés comme des freins à la participation des populations moins favorisées. Les audiences se tiennent parfois à des heures et dans des lieux peu commodes si l’on a un emploi (Baker, Addams et Davis, 2005 : 491); même si elles se déroulent le soir, les responsabilités liées aux soins des enfants peuvent entraver la capacité de participation. De plus, les participants et le personnel de la mairie font état d’un environnement agressif et incommodant : King, Feltey et O’Neill Susel (1998 : 320) décrivent les audiences publiques comme « inefficaces et conflictuelles », et le comportement de certains citoyens est dépeint comme « réactif et empreint de jugement ».

Cette agressivité peut dissuader de façon systématique les membres de certains groupes sociaux de se présenter aux audiences publiques alors qu’ils sont concernés par les projets à l’étude. Par exemple, lors d’une audience publique visant à examiner un projet de construction résidentielle de cinq étages dans le quartier avec un bâti de faible hauteur de Kitsilano, à Vancouver, un participant a présenté les « étrangers » comme des anomalies pour la communauté : « Qui va vivre dans ces appartements à loyer modique et dans ceux au prix courant ? Les logements au prix courant risquent bien d’être occupés par des locataires étrangers. » (Chan, 2019) Ainsi, tant la structure des audiences publiques que le comportement des participants plus aisés sur le plan économique peuvent faire en sorte que les personnes moins favorisées ou moins dotées de pouvoir économique ne se sentent pas les bienvenues. Ces exclusions signifient que ceux qui ne se présentent pas – les jeunes, les minorités raciales et ethniques et les femmes – sont privés de la possibilité de s’exprimer et de faire part de leurs expériences, ce qui réduit leur capacité d’autodéveloppement. Ce type d’exclusion signifie également que, par définition, les personnes exclues ne peuvent pas se prononcer sur les sujets qui les concernent, ce qui réduit leur capacité d’autodétermination.

Les audiences publiques ne facilitent pas non plus la mise sur pied d’un projet collectif ni la formation d’une volonté collective, ce qui contribue également aux méfaits de l’injustice, en particulier ceux liés à la domination. Les participants ne peuvent pas contribuer au débat ni à la création de l’ordre du jour (Farkas, 2013 : 417). La communication lors de l’audience fonctionne dans une seule direction : il s’agit d’une série de monologues et non d’un véritable dialogue (Middendorf et Busch, 1997 : 50). Les personnes inscrites disposent de quelques minutes chacune et sont appelées au microphone dans l’ordre où elles se sont inscrites. Elles parlent à tour de rôle, sans interaction les unes avec les autres, à moins qu’elles ne décident d’interagir de manière informelle avant ou après l’audience, en dehors de la salle du conseil. Les membres du conseil ont la possibilité de poser des questions à un intervenant, mais ce droit n’est exercé qu’occasionnellement. Les citoyens ne délibèrent pas avant de rédiger leur discours devant le conseil. Ainsi, les audiences publiques ne présentent aucune caractéristique permettant la délibération entre les citoyens, pourtant nécessaire à la formation d’une volonté collective.

À Vancouver, le quartier de Marpole, qui est majoritairement peuplé de gens de la classe ouvrière[1], dont de nombreuses personnes immigrées[2], nous fournit un exemple d’audience publique faisant obstacle à l’autodétermination. En 2019, les résidents des 8656 et 8636 Oak Street ont reçu un avis les informant que le propriétaire avait l’intention de les expulser pour remplacer les 45 logements existants par de nouveaux bâtiments comptant 91 logements (Descary, 2019). Alors que le coût mensuel moyen pour un appartement à une chambre était de 768 $, il en serait de 1875 $ dans les nouveaux bâtiments. Avec le soutien du Syndicat des locataires de Vancouver (Vancouver Tenants Union), les résidents des 8656 et 8636 Oak Street ont assisté aux audiences publiques de la Ville de Vancouver à propos de ce projet de réaménagement. Dans leurs allocutions, ils ont expliqué au conseil municipal l’immense défi auquel ils seraient confrontés pour trouver un autre logement abordable s’ils devaient être expulsés. À l’issue de cette audience, le conseil a voté en faveur du projet de réaménagement. Les locataires ont eu droit à une certaine indemnisation à la suite de leur expulsion[3], et les ménages à faible revenu[4] avaient techniquement le droit d’être aidés à trouver un nouvel appartement dont le coût ne dépasserait pas 30 % de leur revenu mensuel (Vancouver City Council, 2019 : 16). Cependant, les logements à un prix si bas se font très rares (s’ils existent encore), et le temps d’attente pour obtenir un logement hors marché trouvé par l’intermédiaire de la Ville ou d’une coopérative d’habitation peut se compter en années. Ainsi, les locataires ont dû faire face à des loyers nettement plus élevés ou à un déplacement de leur quartier, et ce, malgré leur engagement dans le processus participatif prévu par la loi. Voilà un exemple de processus participatif qui échoue à donner des résultats justes pour des populations privées de pouvoir et confrontées à l’injustice d’être déplacées de leur communauté.

En plus d’échouer à produire des résultats justes, les audiences publiques peuvent parfois aggraver les injustices et les inégalités entre les personnes aisées et celles qui le sont moins. En 2023, dans la ville britanno-colombienne de Kelowna, des fonctionnaires municipaux ont découvert que l’entreprise de construction Appelt Properties avait engagé la firme de relations publiques JDH Naturals pour améliorer son image et mousser la popularité d’un projet de tour de 25 étages en cours d’examen par la Ville (CBC News, 2023). Dans le cadre de l’opération de relations publiques, des citoyens ont été recrutés et payés 250 $ chacun pour assister à l’audience publique de 2022 et s’y exprimer en faveur du projet. Après avoir découvert le pot aux roses, le conseil municipal a voté à l’unanimité pour révoquer le permis accordé à Appelt Properties, mais l’entreprise a fait valoir que ces paiements n’enfreignaient aucune « règle, politique ou loi ». Ainsi, le format actuel d’engagement civique quant à la prise de décision en matière d’aménagement du territoire est vulnérable aux dérapages dus à l’ingérence stratégique de ceux qui ont de l’argent et du pouvoir. Ce phénomène contribue à accroître les injustices dont sont victimes les personnes les plus démunies.

Comparons maintenant l’audience publique et le MPD. Au regard de leurs modalités d’inclusion et de la possibilité d’y voir se former une volonté collective, ces deux formats diffèrent l’un de l’autre en matière d’autodéveloppement. Un MPD est un forum citoyen qui cherche à représenter une population au moyen d’un échantillon de personnes dont la tâche est de délibérer sur une question politique (Grönlund, Bächtiger et Setälä, 2014). Étant donné sa conception qui adopte une approche de « comité consultatif », le MPD n’est ni plus ni moins susceptible qu’une consultation traditionnelle de produire des résultats politiques, et ce, en raison du manque de contrôle des citoyens. Toutefois, le MPD contribue à la réalisation d’objectifs démocratiques importants, à savoir l’inclusion, la formation d’un projet et d’une volonté collectifs et la prise de décision commune. Les audiences publiques, quant à elles, ne présentent pas les caractéristiques nécessaires à l’atteinte de ces objectifs.

Les MPD peuvent accomplir ces visées démocratiques grâce aux décisions prises délibérément par ses organisateurs. Pour l’Assemblée citoyenne de Grandview-Woodland (ACGW), menée à Vancouver en 2014 et en 2015, la Ville de Vancouver a embauché la firme indépendante spécialisée en engagement du public MASS LBP, qui avait de l’expérience dans la conduite de MPD (Beauvais, 2018b; Beauvais et Warren, 2019). La méthode de recrutement exerce une influence sur le degré d’inclusion qu’un MPD est capable d’atteindre. Pour l’ACGW, des invitations ont été distribuées à un ensemble de ménages et les participants ont été sélectionnés à l’aide d’un échantillonnage aléatoire stratifié parmi les personnes qui ont répondu aux invitations en exprimant leur intérêt; la stratification a permis d’assurer, par exemple, la représentation des sexes, des peuples autochtones, des locataires et résidents de logements hors marché et des propriétaires de maisons. Les organisateurs d’un MPD comme l’ACGW déploient souvent de réels efforts en matière d’inclusion, notamment en utilisant un échantillonnage aléatoire stratifié pour garantir la participation des minorités plutôt que de s’en remettre au hasard avec un échantillonnage aléatoire (Mao et Adria, 2013). L’approche de recrutement de l’Assemblée citoyenne de la Colombie-Britannique sur la réforme électorale en est un exemple : elle a assuré une représentation géographique égale dans toute la province en sélectionnant un homme et une femme par circonscription électorale (Fournier et al., 2011). De plus, les données d’enquête de l’étude de Beauvais (2018b) sur l’Assemblée citoyenne de Grandview-Woodland attestent le sentiment d’inclusion des participants tout au long du MPD. À l’énoncé « [t]out le monde a eu une chance égale d’exprimer son point de vue », les participants ont octroyé une moyenne de 3,91 sur une échelle de 5 points. En outre, à l’énoncé « [l]’apport des autres membres à la discussion était respectueux », les réponses des participants ont donné une moyenne de 4,27 sur une échelle de 5 points. Ces résultats témoignent de l’environnement plus inclusif et plus accueillant du MPD, par opposition à l’environnement agressif et irrespectueux des audiences publiques portant sur des questions politiques litigieuses comparables.

Les objectifs démocratiques de formation d’une volonté collective et de prise de décision commune sont rendus possibles par la conception du MPD, qui comprend trois phases : l’apprentissage, la délibération et la prise de décision. Les participants disposent du temps et des ressources nécessaires pour s’informer sur les questions en jeu avant d’en discuter avec leurs pairs. Ce modèle délibératif d’engagement civique favorise un environnement discursif de formation de la volonté, contribuant à la qualité démocratique globale des systèmes politiques par l’accroissement de l’éventail de points de vue inclus dans les recommandations finales. De plus, le MPD permet l’autodéveloppement par le renforcement des sentiments de compétence, de maîtrise du processus d’élaboration des politiques et d’engagement politique (Knobloch et Gastil, 2015). Ainsi, les MPD sont plus efficaces que les forums classiques pour atteindre les deux principes de justice, l’autodéveloppement et l’autodétermination. Cependant, l’incorporation des MPD aux décisions de planification nécessite de s’éloigner des méthodes traditionnelles d’engagement – telles que l’audience publique sur l’aménagement du territoire –, qui sont souvent intégrées à la législation ou aux règlements en vigueur depuis longtemps.

Conclusion

L’un des apports les plus pérennes d’Arnstein est d’avoir fait remarquer que toute participation citoyenne n’est pas toujours bonne. Mais la limite de son travail réside dans l’échelle unidimensionnelle qu’elle propose, laquelle considère que peu de contrôle citoyen direct est négatif et qu’un contrôle citoyen direct sur les décisions collectives est positif. Cette compréhension limitée du caractère bénéfique ou néfaste des processus participatifs découle du faible ancrage du travail d’Arnstein dans la théorie politique normative. Nous proposons donc un cadre normatif plus solide pour déterminer dans quelle mesure ces processus de participation citoyenne peuvent être jugés positifs – en favorisant la justice – et dans quelle mesure ils peuvent être jugés négatifs – en contribuant à la création d’injustices. Nous avons utilisé des études de cas pour montrer qu’il ne suffit pas d’accorder un pouvoir décisionnel à n’importe quel groupe de citoyens pour servir la justice. Il convient de prêter attention à la manière dont les hiérarchies sociales créent des disparités en matière de participation et d’influence. Deux processus participatifs de même niveau sur l’échelle d’Arnstein – le MPD et l’audience publique – diffèrent quant à leur degré d’inclusion des personnes privées de pouvoir dans la formation d’une volonté collective et d’une prise de décision délibérante. Pour savoir lequel de ces deux processus est le « meilleur », il faut moins s’intéresser à leur position sur l’échelle d’Arnstein qu’à la mesure par laquelle ils promeuvent l’autodéveloppement et l’autodétermination.

Alors, quelles sont les formes que peut prendre le processus participatif afin de donner des résultats justes permettant l’essor de l’autodétermination des personnes privées de pouvoir par les inégalités sociales ? Nous soutenons que les organisateurs de forums participatifs devraient intégrer des éléments de conception permettant à ces personnes privées de pouvoir de prendre des décisions, en leur offrant un espace pour s’exprimer en leur nom propre.

Les exemples de processus participatifs qui intègrent une approche plus juste en matière d’autodétermination ne sont pas nombreux, mais ils existent. Les innovations récentes dans les chambres représentatives de Paris et de la Communauté germanophone de Belgique font état de l’utilisation du tirage au sort (parmi un échantillonnage aléatoire stratifié) pour sélectionner les participants aux assemblées permanentes de citoyens, celles-ci fonctionnant en tandem avec les instances représentatives élues (voir OCDE, 2021; Macq et Jacquet, 2023; Courant, 2022). Ces assemblées permettent aux citoyens d’avoir du contrôle sur l’élaboration des politiques et garantissent que des individus d’horizons divers seront inclus dans le processus d’élaboration des politiques.

La conception réfléchie (thoughtful design) d’une assemblée citoyenne est une autre stratégie permettant de dégager un espace aux populations sous-représentées. En 2019, une assemblée citoyenne à propos du centre-ville de Romsey, au Royaume-Uni, a constitué des groupes de discussion avant l’assemblée proprement dite. Quatre « ateliers d’expérience vécue » ont eu lieu dans le but d’entendre directement les jeunes, les personnes âgées, les personnes handicapées et les personnes à faible revenu. Les représentants de ces ateliers ont ensuite été invités à s’adresser aux membres de l’assemblée citoyenne dans le cadre de la phase d’apprentissage. Par ailleurs, les résultats d’enquêtes menées auprès d’usagers de transports en commun ont été recueillis et transmis à l’assemblée pour qu’elle prenne en compte l’avis de ces citoyens susceptibles de ressentir les effets du plan final plus que d’autres. Cette approche a facilité la connectivité et l’interaction entre l’assemblée et la communauté dans son ensemble en mettant l’accent sur l’intégration des points de vue et des expériences des membres du groupe qui ne disposent pas de réels pouvoirs. Une évaluation de l’assemblée citoyenne de Romsey a révélé que « l’engagement de première main dans la vie des personnes à faible revenu ou vivant avec des handicaps a trouvé un écho auprès des participants à l’assemblée. Les animateurs ont constaté que les participants revenaient sur les résultats de la consultation dans leurs discussions » (Brammall et Sisya, 2020 : 37). Ce cas illustre l’intégration de groupes moins privilégiés dans le processus participatif, en ce sens qu’un effort plus important a été déployé pour impliquer des populations qui pourraient avoir des besoins plus importants afin de garantir des résultats équitables.