Corps de l’article

Introduction

Depuis sa publication, il y a plus de 50 ans, l’échelle de la participation citoyenne de Sherry R. Arnstein constitue une référence incontournable pour les praticiens de l’aménagement du territoire et de l’urbanisme en général, et plus récemment pour les nouveaux professionnels de la participation publique. Ce texte fondateur publié en 1969 dans la revue américaine des professionnels de l’urbanisme – Journal of the American Institute of Planners – bénéficie d’une très grande notoriété qui peut étonner certains chercheurs en sciences sociales qui sont assez éloignés des pratiques professionnelles dans ce domaine (voir par exemple Blondiaux et Fourniau, 2011 : 11). À l’occasion de la publication d’un numéro spécial soulignant le 50e anniversaire de la parution de cet article, les éditeurs du numéro mentionnaient que cinq décennies plus tard, l’article est encore omniprésent dans la littérature sur l’urbanisme, ainsi que dans d’autres domaines (Slotterback et Lauria, 2019). Selon ces auteurs, en avril 2019, l’article avait été cité plus de 17 000 fois, dont plus de 13 000 fois au cours de la dernière décennie. En outre, la notoriété du texte d’Arnstein va bien au-delà du strict champ de l’aménagement et de l’urbanisme, en exerçant une influence considérable sur les pratiques participatives dans des domaines aussi divers que la gestion de l’environnement et des ressources naturelles, la santé publique et l’éducation, pour n’en nommer que quelques-uns.

Dans cet article, je soutiens que la notoriété et la postérité de ce texte, qui se maintiennent depuis plusieurs décennies, résident essentiellement dans son actualité, c’est-à-dire que les motivations qui ont amené Arnstein à proposer son échelle de la participation des citoyens sont encore aussi actuelles et pertinentes qu’à la fin des années soixante. En effet, pour quiconque s’intéresse aujourd’hui à la participation des citoyens (chercheurs, praticiens ou militants/activistes), cette échelle de la participation citoyenne demeure toujours bien fondée et très séduisante sur le plan heuristique. Cela s’explique notamment en raison de sa simplicité, de son caractère volontairement provocateur et d’un certain reflet d’une réalité décevante des pratiques participatives, souvent considérées comme des processus vides de sens, sans effets réels sur la décision et l’action publiques, notamment lorsqu’elles affectent les exclus et les plus démunis de nos sociétés contemporaines. En outre, on observe encore de nos jours une grande méfiance envers ce que l’on désigne comme étant la « démocratie participative » (Rui, 2013) et les « dispositifs participatifs » (Gourgues et Petit, 2022), la participation étant couramment envisagée comme un instrument de gouvernabilité. Les dispositifs participatifs sont en effet souvent regardés comme des outils visant à éduquer les citoyens afin d’obtenir leur adhésion aux projets, ou encore comme des processus qui tendent à maintenir le statu quo. On reproche également aux pratiques participatives de s’apparenter à des opérations de relations publiques au service des détenteurs du pouvoir, ou encore à des échanges d’informations et à des communications à sens unique. Pour plusieurs, les pratiques participatives représentent un leurre parce qu’elles sont sans effets réels sur la décision et l’action publiques. Il s’agirait ainsi essentiellement de politiques symboliques. C’est dans ce contexte que l’article d’Arnstein est devenu une référence incontournable pour tous ceux qui cherchent à concevoir, à mettre en oeuvre, à évaluer et à améliorer les pratiques de participation publique. Pour démontrer le caractère toujours actuel de l’échelle de la participation citoyenne d’Arnstein, ma démarche méthodologique s’appuie sur mes travaux antérieurs visant à établir un bilan de la participation publique dans le champ des études urbaines et environnementales[1] et sur une revue de la littérature portant spécifiquement sur l’échelle d’Arnstein[2]. Mon texte est structuré en trois parties. Je propose dans un premier temps une relecture du texte original d’Arnstein à la lumière des enjeux actuels et en considérant des éléments biographiques à propos de son auteure. Dans un deuxième temps, je m’intéresse à la réception du texte, à ses usages et à ses limites, ainsi qu’aux critiques qui lui ont été faites. Enfin, dans un troisième temps, à partir de l’exemple de la mise en oeuvre des pratiques participatives au Québec, je porte un regard prospectif sur cet article fondateur en considérant notamment sa portée, sa pertinence épistémique, son utilité pratique et son potentiel heuristique.

1. Arnstein et son échelle de la participation citoyenne

Arnstein a rédigé son échelle de la participation citoyenne en se basant sur son expérience au sein du ministère fédéral du Logement et du Développement urbain – le Department of Housing and Urban Development (HUD) – de 1967 à 1968 en tant que conseillère en chef sur la participation des citoyens dans le cadre du programme des Villes modèles (Gaber, 2019). Comme l’ont souligné Tigan (2005 : 201) et Gaber (2019 : 189), Arnstein avait été recrutée par le HUD pour répondre à une question toute simple (et pourtant toujours actuelle) à laquelle se butait la Maison-Blanche au moment de la mise en oeuvre du programme des Villes modèles : qu’est-ce que la participation citoyenne ?

Pour répondre à cette question essentielle, Arnstein et son équipe ont proposé une échelle à trois niveaux et à huit barreaux qui, à partir de l’expérience du programme des Villes modèles, interrogeait la manière dont les gouvernements locaux appréhendaient la question de la participation des citoyens. Son échelle est basée sur les notions de pouvoir et de redistribution du pouvoir. Pour Arnstein, « la participation des citoyens, c’est le pouvoir des citoyens » :

My answer to the critical what question is simply that citizen participation is a categorical term for citizen power. It is the redistribution of power that enables the have-not citizens, presently excluded from the political and economic processes, to be deliberately included in the future. It is the strategy by which the have-nots join in determining how information is shared, goals and policies are set, tax resources are allocated, programs are operated, and benefits like contracts and patronage are parceled out. In short, it is the means by which they can induce significant social reform which enables them to share in the benefits of the affluent society

1969: 216

Pour bien comprendre cet article fondateur, il importe de situer le contexte de sa rédaction et les facteurs qui ont influencé son écriture (Gaber, 2019). Avant d’être recrutée, Arnstein avait travaillé comme assistante sociale auprès des jeunes en difficulté dans un tribunal pour mineurs d’un comté de la Californie. Elle avait alors constaté à quel point les gouvernements locaux étaient déconnectés des préoccupations des citoyens, particulièrement celles des jeunes en difficulté vivant dans la pauvreté. Son expérience de travailleuse sociale au sein d’une administration locale l’a notamment amenée à constater les difficultés rencontrées par les communautés locales à interagir avec les appareils bureaucratiques des administrations publiques.

Avec son article, rédigé et publié après son départ du HUD, l’objectif de l’auteure était de proposer une typologie afin d’encourager un dialogue plus éclairé sur la participation des citoyens. L’auteure y développe un propos qui se veut volontairement provocateur, en abordant la question sous l’angle de la redistribution du pouvoir des puissants vers les plus démunis, c’est-à-dire les exclus des processus politiques et économiques (les have-nots). Ainsi, la participation citoyenne est envisagée comme un instrument pour inclure les plus démunis et défavorisés dans les processus décisionnels. L’approche préconisée s’inscrit dans le cadre du mouvement de réforme sociale et de transformation sociale, en phase avec les mouvements des droits civiques, du féminisme, de la protection de l’environnement et de la lutte contre la guerre du Vietnam. En outre, en faisant référence à une affiche d’étudiants lors des évènements de mai 68 en France, Arnstein soutient que la participation sans redistribution du pouvoir est un processus vide de sens et frustrant pour ceux qui ne détiennent pas de pouvoir. Ainsi, son échelle de la participation citoyenne comprend huit échelons regroupés en trois niveaux. Les deux premiers échelons sont la (1) manipulation et la (2) thérapie, qui décrivent un premier niveau de non-participation. Pour Arnstein, l’objectif de ce niveau est de permettre aux détenteurs de pouvoir d’éduquer et de soigner les participants, sans véritable participation. Les échelons (3) information, (4) consultation et (5) apaisement relèvent, selon elle, du symbolique, les citoyens pouvant entendre et être entendus, mais sous certaines conditions et sans certitude que leurs opinions seront prises en compte par les décideurs. Enfin, les échelons (6) partenariat, (7) pouvoir délégué et (8) contrôle citoyen, au sommet de l’échelle, correspondent au niveau du pouvoir des citoyens, avec des degrés croissants d’influence sur la prise de décisions. Ainsi, ce n’est qu’en haut de cette échelle que les citoyens peuvent exercer leur pouvoir de façon concrète sur la prise de décisions. À ce niveau de contrôle des citoyens, ceux-ci peuvent établir des partenariats, négocier et faire des compromis avec les détenteurs du pouvoir. Finalement, l’échelle de la participation citoyenne se présente comme un plaidoyer en faveur de démarches participatives davantage axées sur une prise de contrôle par les citoyens et sur le partenariat avec les administrations publiques locales.

2. Réception, usages et limites de l’échelle de la participation citoyenne d’Arnstein

Depuis sa publication, l’échelle de la participation citoyenne est largement utilisée par divers acteurs (chercheurs, praticiens et militants/activistes) pour promouvoir, concevoir, mettre en oeuvre, évaluer et améliorer les pratiques de participation publique. Pour s’en convaincre, il suffit de mentionner les exemples de l’échelle de la participation publique de l’Institut du Nouveau Monde (INM)[3] et le Spectrum de la participation publique de l’International Association for Public Participation (IAP2)[4], qui sont largement inspirés de l’échelle d’Arnstein et qui sont mis de l’avant pour promouvoir la participation publique et les dispositifs participatifs.

Malgré ses usages répandus, les limites de l’échelle de la participation citoyenne de Arnstein sont connues. On reproche essentiellement à Arnstein de présenter la participation des citoyens comme une lutte ouverte de pouvoir entre d’un côté les représentants des administrations publiques locales et de l’autre les groupes de militants de la communauté (Gaber, 2019 : 190). Pour plusieurs, cette vision dichotomique entre « eux » (les gouvernements locaux) et « nous » (les militants communautaires) est une simplification excessive. Dans son article, Arnstein reconnaît elle-même les limites et le caractère simpliste de son échelle de la participation citoyenne, qui oppose les citoyens impuissants et démunis aux puissants et détenteurs de pouvoir. Elle considère toutefois que son échelle permet de mettre en évidence la demande sociale de participation émanant des plus démunis et les réponses confuses et insuffisantes de la part des autorités publiques locales :

Obviously, the eight-rung ladder is a simplification, but it helps to illustrate the point that so many have missed – that there are significant gradations of citizen participation. Knowing these gradations makes it possible to cut through the hyperbole to understand the increasingly strident demands for participation from the have-nots as well as the gamut of confusing responses from the powerholders

Arnstein, 1969 : 217

Elle poursuit son argumentaire en insistant sur la réelle perception de part et d’autre de l’existence de deux blocs monolithiques qui s’opposent :

The ladder juxtaposes powerless citizens with the powerful in order to highlight the fundamental divisions between them. In actuality, neither the have-nots nor the powerholders are homogeneous blocs. Each group encompasses a host of divergent points of view, significant cleavages, competing vested interests, and splintered subgroups. The justification for using such simplistic abstractions is that in most cases the have-nots really do perceive the powerful as a monolithic “system,” and powerholders actually do view the have-nots as a sea of “those people,” with little comprehension of the class and caste differences among them

Arnstein, 1969 : 217

Devant ces critiques sur le caractère simpliste de l’échelle de la participation d’Arnstein, il est possible de distinguer minimalement deux approches qui consistent soit à s’inspirer, soit à s’affranchir du modèle. La première consiste à s’inspirer de son échelle pour améliorer les pratiques de participation publique. Dans cette perspective, Wondolleck, Manring et Crowfoot (1996) considèrent qu’il suffit pour les groupes de citoyens de se maintenir en équilibre au sommet de l’échelle. Selon ces auteurs, dès le début des années 1990, l’échelle d’Arnstein a été gravie par les groupes de citoyens, ceux-ci pouvant désormais se retrouver sur un pied d’égalité avec les entreprises et les gouvernements pour participer à l’élaboration des politiques, des programmes et des projets qui affectent leurs communautés. Ainsi, selon ces auteurs, l’enjeu pour les citoyens consiste à s’accrocher au sommet de l’échelle et à s’y maintenir en participant à des processus alternatifs de résolutions de conflits et à des démarches de collaboration bien structurées. Pour ce faire, les groupes de citoyens doivent être en mesure de comprendre qu’ils doivent surmonter de nouveaux défis, qui consistent notamment à s’engager dans ces processus de collaboration en toute connaissance de cause avec une capacité d’organisation, en comprenant leurs intérêts et leurs options et en poursuivant leurs objectifs de manière stratégique. Les auteurs se montrent ainsi optimistes, sous certaines conditions, quant à l’utilisation des démarches collaboratives :

We are optimistic about the future use of collaborative problem-solving processes in advancing the agenda of citizen groups. Whether or not our optimism is warranted and these processes do prove to be an effective tool for citizen groups, however, depends upon the level of understanding and preparedness with which citizens use them and the level of commitment by other interests to work collaboratively and in good faith with citizen organizations. To citizen groups we say: Scale Sherry Arnstein’s ladder but do so prepared for what will likely greet you at the top. To their government and private sector counterparts we say: Welcome this level of citizen involvement and influence; it can lead to more creative and acceptable outcomes. In so doing, recognize and support the needs of those citizens whose diligence and concern have placed them across the table from you

Wondolleck, Manring et Crowfoot, 1996 : 261-262

Dans une perspective similaire, Dorcey et McDaniels (2001) ont mis en évidence que la participation citoyenne en environnement a beaucoup évolué au cours des dernières décennies, notamment en générant des attentes élevées et en produisant des résultats incertains. Avec l’avènement du développement durable et la généralisation des processus de concertation multipartites, on assiste, selon eux, à un élargissement de l’action environnementale entraînant des changements fondamentaux en matière de participation citoyenne. Alors qu’au moment où paraissait l’article fondateur d’Arnstein, on s’interrogeait sur la signification et la portée de la participation des citoyens, aujourd’hui on reconnaît l’utilité de la participation et on se questionne davantage sur les façons de faire et la qualité des dispositifs participatifs. En outre, les possibilités de participation se sont grandement diversifiées et sont devenues beaucoup plus exigeantes pour les divers participants. De plus, de nos jours, les pratiques participatives s’orientent davantage vers des méthodes visant à réduire les conflits et les antagonismes et mettent plus l’accent sur la collaboration et la recherche de consensus (Bherer, Gauthier et Simard, 2018). Enfin, plus récemment et dans cette perspective de bonification des pratiques, Blue, Rosol et Fast (2019) proposent d’améliorer l’échelle de la participation citoyenne d’Arnstein grâce au cadre de justice développé par Nancy Fraser. En s’appuyant sur des exemples d’engagement public dans le domaine du changement climatique, ces auteures proposent des principes pour guider les planificateurs dans la détermination de ce qui est juste ou injuste dans les initiatives participatives. Ces principes comprennent, entre autres, la mise en place de procédures participatives appropriées, la reconnaissance des points de vue et des perspectives minoritaires, la prise en compte de la formulation des questions publiques et la correction des structures sociales inéquitables.

La deuxième catégorie d’approches consiste à s’affranchir de l’échelle de la participation citoyenne, et à proposer de nouvelles avenues et de nouvelles façons d’appréhender la participation (Collins et Ison, 2009 ; Maier, 2001 ; Rosen et Painter, 2019 ; Tritter et McCallum, 2006). Dans cette perspective, Collins et Ison (2009) considèrent que la prédominance de l’échelle de la participation d’Arnstein dans les discours politiques limite les façons d’envisager les objectifs attribués à la participation dans le contexte du changement climatique. En s’appuyant sur les expériences des approches d’apprentissage social en matière de gestion des ressources naturelles, ils explorent comment un engagement en faveur de l’apprentissage social incarne plus précisément les nouveaux types de rôles, de relations, de pratiques et d’objectifs nécessaires pour faire progresser les programmes et les pratiques d’adaptation aux changements climatiques. Dans une perspective similaire, Rosen et Painter (2019) proposent de dépasser la conception linéaire qui sous-tend l’échelle de la participation d’Arnstein. Selon eux, le contrôle citoyen d’Arnstein ne modifie pas fondamentalement les différences de pouvoir politique et économique entre les parties prenantes. En réponse, ils proposent un modèle de coproduction pour une participation inclusive afin d’aider les communautés à gérer les rapports de force politiques et économiques. Selon cette approche, les urbanistes et les praticiens locaux doivent étendre la participation au-delà de l’engagement et de l’inclusion, en utilisant des modèles de participation adaptatifs et à long terme, afin de construire et de maintenir le pouvoir des communautés. Cette approche cherche à renforcer la capacité des citoyens à acquérir, à conserver et à exercer un contrôle local de manière efficace. De la même façon, Laskey et Nicholls (2019) déplorent que la participation soit souvent devenue un outil permettant d’obtenir le consentement des communautés plutôt qu’un instrument d’autonomisation. Ces auteurs plaident en faveur d’une capacité de contestation des processus de planification et pour une autonomisation et une mobilisation des citoyens en dehors des processus de participation institutionnelle.

En somme, depuis la publication de l’article fondateur d’Arnstein en 1969, la participation des citoyens s’est grandement transformée. Elle est maintenant devenue un impératif de l’action publique (Blondiaux et Sintomer, 2002), notamment en matière d’aménagement du territoire et d’urbanisme. Cette transformation s’est accompagnée du passage d’un modèle de planification territoriale rationnel et instrumental, basé sur une rationalité technique et scientifique, à un modèle de planification collaborative, basé sur une rationalité intersubjective et communicationnelle dans laquelle la participation des citoyens est appelée à s’insérer (Bacqué et Gauthier, 2011). Dans la section suivante, je propose un regard prospectif sur la participation des citoyens en m’appuyant sur l’exemple québécois.

3. Regard prospectif : horizons, avenir et enjeux

Au-delà des critiques formulées à son endroit et des approches visant à s’en inspirer ou à s’en affranchir, l’article fondateur d’Arnstein laisse un legs considérable qui se manifeste encore de nos jours dans les pratiques de participation des citoyens en aménagement et urbanisme. À partir de l’exemple québécois, je propose dans les lignes qui suivent d’éclairer cet héritage en mettant de l’avant trois grands enjeux et défis : l’institutionnalisation de la participation et les institutions indépendantes vouées à la participation publique ; la professionnalisation de la participation et les nouveaux professionnels de la participation publique ; les effets de la participation sur la prise de décisions et les « meilleures pratiques ».

L’institutionnalisation de la participation et les institutions indépendantes vouées à la participation publique

Au Québec, en raison de sa très grande crédibilité, le dispositif participatif de l’enquête et des audiences publiques développé depuis maintenant quarante-cinq ans par le Bureau d’audiences publiques sur l’environnement (BAPE) s’est imposé comme une référence incontournable en matière de participation publique (Gauthier et Simard, 2011 ; Gauthier et Simard, 2022). L’Office de consultation publique de Montréal (OCPM), de même que son prédécesseur, le Bureau de consultation de Montréal (BCM ; 1989-1995) se sont largement inspirés des façons de faire du BAPE pour développer leurs pratiques. Aujourd’hui, ces institutions indépendantes vouées à la participation publique (Bherer, Gauthier et Simard, 2021 ; Bherer, Gauthier et Simard, 2022) inspirent à leur tour plusieurs autres municipalités, dont la Ville de Longueuil, qui vient de se doter de son Office de participation publique[5]. Les principales caractéristiques de ce modèle de consultation sont bien connues : « Non judiciarisées, ces consultations se déroulent en deux phases, une d’information, l’autre d’expression d’avis et opinions, devant une commission formée de commissaires indépendants qui produisent ensuite un rapport avec la synthèse des avis exprimés, leur analyse ainsi que leurs recommandations » (Gariépy, 2017 : 78). En outre, les consultations menées par l’OCPM révèlent un trait singulier, à savoir le déploiement d’un modèle collaboratif de planification. Au-delà d’une tribune pour les opposants aux projets d’aménagement et d’urbanisme, ses audiences publiques favorisent la collaboration entre les acteurs en amont de la décision, à l’étape de la planification des projets. En outre, l’OCPM déploie une diversité de dispositifs visant une participation publique inclusive, élargie et diversifiée : tournée de préconsultation, journées portes ouvertes, ateliers créatifs, visites exploratoires, activités contributives citoyennes, etc. Situé au sommet de l’échelle de la participation citoyenne d’Arnstein, le modèle adopté par le BAPE a essaimé ailleurs à l’étranger et dans les municipalités québécoises. Néanmoins, ce contexte soulève la question du transfert des modèles de participation publique à d’autres contextes municipaux. Une recherche récente portant sur les dix plus grandes villes québécoises montre que l’institutionnalisation de la participation publique est très variable d’une ville à l’autre, et que le rôle des maires et des élus locaux est déterminant à cet égard (Gauthier et al., 2020). Par exemple, à Gatineau, au projet de création d’un Office de consultation publique, le conseil municipal issu du scrutin de 2021 a privilégié le développement d’un service dédié à la participation au sein de l’administration municipale jugé moins coûteux et plus adapté à la réalité. Ce défi de l’institutionnalisation de la participation publique s’avère encore plus difficile à surmonter pour les municipalités rurales et de petite taille, qui ne possèdent pas toujours les ressources nécessaires pour aller de l’avant. Finalement, il importe de souligner que ces institutions indépendantes vouées à la participation publique ont un rôle déterminant à jouer pour assurer la qualité des démarches participatives, notamment en ce qui a trait aux effets sur les processus décisionnels et l’action publique.

La professionnalisation de la participation et les nouveaux professionnels de la participation publique

L’institutionnalisation de la participation publique s’accompagne également de la création d’un nouveau métier, celui des professionnels de la participation publique, c’est-à-dire des spécialistes de la participation qui oeuvrent au sein des secteurs publics, privés ou associatifs afin de concevoir, de mettre en oeuvre, de faciliter et d’évaluer la participation (Bherer, Gauthier et Simard, 2017). Ainsi, les urbanistes et autres professionnels de l’aménagement du territoire deviennent de plus en plus des gestionnaires ou animateurs de démarches participatives, ce qui contribue à transformer leurs pratiques professionnelles, les éloignant de leurs rôles traditionnels d’experts (Barry et Legacy, 2023). Cette transformation de leur rôle implique l’acquisition par ces professionnels de nouveaux savoir-faire, notamment en matière de communication, de négociation et de recherche de consensus. Elle pose également un énorme défi éthique, celui de concilier leur rôle traditionnel d’expert avec celui de facilitateur visant l’harmonisation des intérêts divergents (Fischler, 2013 ; Fischler, 2015). Ainsi, la professionnalisation de la participation soulève plusieurs questionnements en ce qui a trait, entre autres, à la structuration de ce nouveau domaine professionnel, aux compétences et aux habilités de ce nouveau métier, à la qualité des processus participatifs et aux formations universitaires dans ce domaine. Plus généralement, en interrogeant la codification et la standardisation des pratiques se pose la délicate question de l’établissement de « règles de l’art » et de « bonnes pratiques » de participation des citoyens. Au final, le rôle de ces nouveaux professionnels de la participation publique apparaît déterminant pour assurer la qualité des dispositifs participatifs et ainsi permettre aux citoyens de gravir l’échelle de la participation d’Arnstein et de s’y maintenir au sommet.

Les effets de la participation sur la décision et les « meilleures pratiques »

Un dernier enjeu concerne les effets des dispositifs de participation sur les processus décisionnels et l’action publique en général. C’est ici que l’on retrouve le plus clairement les questions initialement soulevées par Arnstein à propos de l’influence des processus participatifs sur la prise de décisions et l’inclusion des plus démunis et défavorisés dans les processus décisionnels. Comme le mentionne Blondiaux, sans effets sur la décision, la participation publique n’a pas de raison d’être :

La démocratie participative n’a pas vocation à produire directement de la décision. Elle ne peut cependant être pensée qu’en relation avec une décision à prendre. […] La participation pour la participation n’a pas de sens. Elle suppose qu’une communauté politique, un public, soit confrontée à un problème, et que l’avis de tous soit requis pour le résoudre. La participation exige un horizon d’action. Celui-ci peut cependant être plus ou moins proche. Il peut s’agir de s’orienter face à une question complexe et lourde d’incertitudes ; de décider de la réalisation d’un projet ou de planifier l’avenir de la communauté. Dans toutes ces hypothèses, la relation de la participation à la décision finale doit être précisée et, dans l’idéal, faire l’objet d’une charte explicite

2008 : 109

Cette articulation entre participation et décision pose une série d’interrogations, notamment en ce qui a trait au droit de parole ou d’expression des conflits et des oppositions, à la qualité des espaces participatifs favorisant une réelle influence sur la décision et les processus décisionnels, ainsi qu’aux mécanismes de suivi formels et informels des recommandations et avis émis par les instances participatives. Ainsi, l’amélioration et la bonification des pratiques sont appelées à passer obligatoirement par une réflexion approfondie sur les caractéristiques des dispositifs participatifs qui mériteraient d’être standardisés et uniformisés. Elles concernent également les conditions favorisant des pratiques de participation publique plus inclusives, élargies et diversifiées, le développement d’une expertise professionnelle, ainsi que l’engagement citoyen et la participation publique en général. Il s’agit d’autant de pistes pour interroger les effets réels de plus de cinq décennies de participation publique et d’engagement citoyen sur les processus décisionnels et l’action publique.

Conclusion

Sherry R. Arnstein a publié son article fondateur en 1969, dans un contexte où la société américaine s’interrogeait sur la signification et la portée de la participation citoyenne en matière de planification urbaine. Depuis, après plus de cinq décennies d’expérimentations un peu partout à travers le monde, la participation citoyenne est devenue une composante essentielle et incontournable des pratiques d’aménagement du territoire et d’urbanisme. À cet égard, on peut considérer qu’Arnstein a atteint son principal objectif en proposant son échelle de la participation citoyenne, à savoir encourager un dialogue plus éclairé, susciter la réflexion et provoquer la discussion sur la participation citoyenne. En outre, la notoriété et la postérité de son article fondateur et provocateur apparaissent d’autant plus remarquables que le contexte de la participation citoyenne s’est grandement transformé au cours des dernières décennies. L’étonnante postérité de son texte s’explique en grande partie par la pertinence et l’actualité des questions soulevées dans son article, à savoir les questions de la signification et de la portée réelle de la participation citoyenne ainsi que celle du pouvoir et de sa redistribution. Il s’agit là de la principale portée heuristique de la typologie proposée par Arnstein, c’est-à-dire d’offrir un plaidoyer pour la réflexion et la discussion sur la participation. Ainsi, de nos jours, l’échelle de la participation d’Arnstein peut être envisagée comme un instrument visant à interroger les pratiques participatives, notamment quant à l’impact réel des dispositifs participatifs sur la décision et l’action publiques. La simplicité de cette typologie et son caractère provocateur lui ont aussi permis d’être largement diffusée dans divers contextes politiques et disciplinaires, d’où sa grande utilité pratique lorsqu’il s’agit de concevoir, mettre en oeuvre, faciliter et évaluer les pratiques participatives. En somme, l’échelle de la participation citoyenne d’Arnstein apparaît davantage comme un moyen permettant d’adopter une position réflexive sur les pratiques participatives que comme une finalité.