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En 1969 paraissait, sous l’intitulé laconique « A Ladder of Citizen Participation », un article provocateur de Sherry Arnstein (1930-1997). Publié pendant l’essor d’importants mouvements sociaux aux États-Unis (lutte pour les droits civiques, opposition à la guerre du Vietnam, etc.), ce texte jetait un pavé dans la mare des démarches participatives instituées par divers programmes sociaux et projets communautaires dans les villes américaines. Il posait en effet un regard critique sur les discours, nombreux durant les années 1960, qui valorisaient et justifiaient l’inclusion de citoyens et de citoyennes dans la réalisation d’initiatives en matière de planification urbaine.

Dans ce qui deviendrait une oeuvre incontournable, Arnstein définissait cursivement la participation citoyenne au sein des sociétés démocratiques comme un processus de « redistribution du pouvoir » (1969 : 216). Souhaitant susciter un débat, elle élabora une typologie des formes de participation factices, symboliques et effectives en utilisant la métaphore de l’« échelle ». Pour évaluer le degré de pouvoir dont disposent les citoyens en contexte de prise de décision collective, elle distingua huit « échelons ». Ceux-ci correspondent à autant de types de participation, allant de la manipulation et de la thérapie jusqu’au partenariat, à la délégation et au contrôle, en passant par l’information, la consultation et l’apaisement.

Arnstein admet elle-même que son échelle comporte de nombreuses limites, à commencer par la « simplification » qu’elle suppose : « Dans la vraie vie, en considérant des individus et des programmes réels, elle comprendrait peut-être bien 150 échelons, avec des distinctions moins nettes et “pures” entre chacun » (1969 : 217). Cela étant dit, elle en situe l’intérêt et la pertinence dans sa capacité à illustrer le fait « qu’il existe des gradations significatives de la participation citoyenne » (1969 : 217). À bien y penser, l’échelle d’Arnstein pourrait ainsi se comprendre comme « idéaltype », au sens que donnait le sociologue allemand Max Weber à ce terme, c’est-à-dire une conceptualisation schématique, construite par l’amplification de certains aspects de la réalité sociale, afin de clarifier, par la comparaison, les modalités d’existence des phénomènes empiriques (1965 : 185).

Tout au long des cinq décennies qui suivirent sa publication, marquées par de nombreux changements politiques, économiques, sociaux, culturels et scientifiques, l’article fondateur d’Arnstein a connu une remarquable postérité auprès des universitaires et des professionnels travaillant sur la participation citoyenne aux quatre coins du monde. Une simple recherche sur Google Scholar – près de 26 000 résultats – permet de constater son omniprésence dans la littérature spécialisée. Un échantillon de textes tirés de ce corpus suffira pour en donner un aperçu. Plusieurs ont démontré l’importance qu’il occupe dans le développement et la transformation de certaines disciplines (voir par exemple Bacqué et Gauthier, 2011 ; Hurlbert et Gupta, 2015). Bien des chercheurs encore s’en sont inspirés (Ianniello et al., 2019 ; Silverman et al., 2020), ont repris intégralement l’échelle arnsteinienne (Fortin, 2014 ; Zumbo-Lebrument, 2017 ; Ross, 2018), y ont ajouté des échelons (Puget et al., 2020), ont fabriqué de nouvelles échelles (Connor, 1988 ; Burns, 1991 ; Choguill, 1996 ; McKeever, 2013 ; Arunkumar, Bowman et al., 2019 ; Mees et al., 2019) ou ont construit de nouveaux modèles (Maier, 2001 ; Fung, 2006 ; Quetzal Tritter et McCallum, 2006 ; Collins et Ison, 2009 ; Gagné et Despars, 2011 ; Kotus et Sowada, 2017 ; Durand, Duprez et Yates, 2021).

Ces quelques exemples laissent entrevoir à quel point ce texte pionnier demeure abondamment cité (sinon toujours lu), dans des disciplines de plus en plus diversifiées (études urbaines, science politique, travail social, droit, etc.) à propos de domaines de plus en plus variés (territoire, environnement, santé, éducation, justice, etc.). Cette référence, structurante s’il en est une en la matière, reste également une importante source d’inspiration et un point de repère essentiel pour de nombreux organismes privés et publics engagés dans la promotion, l’organisation et l’évaluation de la participation citoyenne, tels que l’Institut du Nouveau Monde au Québec (2013).

Dans la conjoncture actuelle, où se multiplient les expériences participatives (Chwalisz, 2020), corroborant par leur prolifération l’hypothèse d’un « tournant participatif » dans les sociétés démocratiques (Bherer, Dufour et Montambeault, 2018), il semble opportun de s’interroger sur l’actualité de ce classique, sur sa pertinence épistémique autant que son utilité pratique, ainsi que sur son potentiel heuristique. L’expérience a été récemment menée dans le monde anglophone à l’occasion du 50e anniversaire de la parution du texte ; outre la publication de recherches récentes et de nouveaux témoignages actualisant ses potentialités et ses limites à travers le monde (voir Schively Slotterback et Lauria, 2019 ; Lauria et Schively Slotterback, 2021), elle aura également permis d’en apprendre davantage au sujet du parcours d’Arnstein ainsi que du contexte entourant l’élaboration de sa proverbiale « échelle » (voir Gaber, 2019 ; 2021). Mais l’équivalent restait encore à réaliser dans la francophonie. D’où la préparation, certes plus modeste mais entièrement en français, du présent dossier.

Pour la circonstance, des gens qui abordent frontalement ou qui croisent transversalement la question de la participation citoyenne dans leurs travaux ont été invités à lire ou à relire le texte d’Arnstein. Il s’agit essentiellement pour eux de discuter, en toute liberté, des réceptions dont son échelle a été l’objet, des usages qu’elle a suscités ou des horizons qu’elle laisse entrevoir. Quelle est sa postérité dans les recherches sur la participation citoyenne en sciences humaines et sociales ? Jusqu’à quel point peut-elle encore guider la conception de dispositifs participatifs dans les milieux associatifs et institutionnels ? A-t-elle le potentiel d’éclairer la transformation de l’action publique dans les sociétés démocratiques (élaboration déléguée des règlements, fabrication collective des lois, etc.) ?

Tel qu’indiqué auparavant, Une échelle de la participation citoyenne de Sherry Arnstein a fortement influencé les spécialistes de la participation citoyenne. La directrice de l’Institut du Nouveau Monde (INM), Malorie Flon, indique que les organismes comme le sien en ont bien souvent repris l’esprit, sinon la lettre, en construisant de nouvelles typologies afin de corriger ses faiblesses et d’éclairer ses angles morts. L’échelle d’Arnstein a également été très déterminante, probablement davantage qu’au sein de toute autre discipline, dans l’évolution des études urbaines et environnementales. Proposant d’abord une relecture du texte et quelques informations sur la trajectoire de son auteure, Mario Gauthier analyse ensuite sa réception dans ce domaine et envisage son horizon à la lumière des démarches participatives qui se sont développées dans la société québécoise. Guillaume Gourgues montre pour sa part que l’impact de l’article s’étend à de nombreux autres domaines d’études. Évoquant également des aspects de la trajectoire d’Arnstein, il discute de la contribution de son texte au développement des recherches empiriques sur la participation citoyenne et postule de manière très intéressante que, paradoxalement, la demande sociale de participation sous-jacente à l’échelle a été ensevelie sous les offres politiques de participation qui se multiplient dans la période contemporaine. Bien sûr évoquées dans les contributions précédentes, les critiques formulées à l’encontre de l’échelle d’Arnstein retiennent spécifiquement l’attention de Megan Mattes et Edana Beauvais. Reprenant l’idée arnsteinienne d’effets potentiellement pervers induits par les démarches participatives, elles proposent de l’appuyer explicitement sur une théorie normative, qui lui faisait défaut, et d’en illustrer la pertinence par des études de cas provenant de la base de données Participedia. Corinne Gendron, Stéphanie Yates et Alice Friser sont également critiques du positionnement normatif d’Arnstein à l’égard de la participation citoyenne. Face à la complexité des processus démocratiques, la valeur de la participation est selon elles irréductible à son emprise sur la décision, d’autant que, d’un côté, le rôle de médiateur et la fonction d’arbitrage des responsables politiques demeurent indispensables dans le contexte de la diversité des intérêts qui prévaut dans les sociétés contemporaines, et, de l’autre, les formes « non décisionnelles » de participation peuvent à leur façon impacter les processus politiques institutionnalisés. Force est d’ailleurs de reconnaître, avec Pierre Noreau, la diversification des formes de participation dans les pourtours des institutions politiques et l’importance prise par leur dimension symbolique au-delà de leur ancrage décisionnel. Ces tendances interrogent le potentiel de l’échelle d’Arnstein pour orienter la conception d’une nouvelle typologie capable de concevoir autrement l’articulation entre participation et représentation. Cette situation se comprend peut-être mieux en constatant, comme le font Jacques Commaille et Stéphanie Lacour, que les analyses d’Arnstein s’inscrivent au coeur d’une transformation des régimes de savoir scientifique et des régimes de régulation politique. La « mise en droit » des débats publics constitue alors, selon eux, un véritable « révélateur » des enjeux contemporains de la participation citoyenne et du pouvoir politique dans les sociétés démocratiques. Cette orientation fort originale fait écho à la mobilisation graduelle de l’échelle d’Arnstein dans les recherches sur les institutions judiciaires depuis une dizaine d’années, une perspective explorée par Claudia Maria Barbosa concernant le projet d’une Politique nationale de justice au Brésil.

Il va sans dire que ce dossier ne prétend pas faire le tour de toutes les questions que soulève Une échelle de la participation citoyenne. De fait, plusieurs aspects du texte restent encore à problématiser, dont le statut du droit selon Sherry Arnstein n’est pas le moindre. Sans oublier qu’une véritable analyse bibliométrique de sa réception dans la littérature scientifique et professionnelle reste encore à faire. Toujours est-il que les contributions qui y sont rassemblées témoignent, chacune à leur manière, combien l’échelle d’Arnstein demeure heuristique, comme modèle ou contre-modèle, pour penser la participation citoyenne aujourd’hui – y compris dans la francophonie. C’est bien pourquoi le dossier s’ouvre sur la première traduction française de l’article d’Arnstein à paraître dans une publication académique. Bonne lecture !