Corps de l’article

Si on souhaite comprendre le nouveau rôle des citoyens dans la fabrique des lois, ce qui est fait des recommandations élaborées par les assemblées citoyennes devient un élément crucial à analyser. Ces assemblées citoyennes, également qualifiées de mini-publics délibératifs (Grönlund, Bächtiger et Setälä, 2014), se sont en effet fortement développées au cours des dernières décennies (Reuchamps, Vrydagh et Welp, 2023). Elles sont considérées comme un possible remède au malaise croissant des citoyens à l’égard des institutions représentatives, et plus spécifiquement à l’écart grandissant entre représentants et représentés (Geissel, 2022 ; Geissel et Newton, 2011). Ainsi, la délibération citoyenne sur des sujets prédéterminés est censée fournir aux autorités publiques une base consensuelle pour une prise de décision plus légitime (Gutmann et Thompson, 2004). Le raisonnement sous-jacent des théoriciens de la démocratie délibérative est que, grâce à un débat informé, les propositions qui en émergent se rapprochent davantage des préférences du public (Fishkin, 2018). Les résultats de ces délibérations, qui sont généralement formulés sous forme de recommandations, sont ensuite transmis aux représentants élus, ce qui permet aux citoyens de contribuer à la décision publique au-delà des urnes (Smith, 2009).

Une assemblée citoyenne a donc le potentiel de contribuer à l’élaboration de la loi. Dans cette perspective se pose la question de l’articulation entre l’élaboration des recommandations par une telle assemblée citoyenne et leur suivi par le législateur. Si généralement un lien formel n’est pas établi entre assemblée citoyenne et législateur, l’institutionnalisation de certains dispositifs de participation citoyenne prévoit spécifiquement une telle articulation (Niessen et Reuchamps, 2022b). C’est le cas au sein du Parlement de la Communauté germanophone, Ostbelgien, une des entités fédérées de la Belgique. Cet article propose une analyse exploratoire basée sur les résultats du Bürgerdialog, le Dialogue citoyen permanent, qui est le premier dispositif délibératif permanent à avoir été institutionnalisé au sein d’un parlement (Macq et Jacquet, 2023 ; Niessen et Reuchamps, 2022a ; Reuchamps et Sautter, 2022). Celui-ci prévoit un processus formalisé au cours duquel les citoyens soumettent leurs recommandations et les parlementaires sont contraints de prendre position sur leur éventuelle mise en oeuvre (Niessen et Reuchamps, 2019). Ce processus d’élaboration et de suivi des recommandations peut être divisé en quatre phases. Tout d’abord, la phase de formulation (1), au cours de laquelle un sujet de délibération est sélectionné et formulé sous la forme d’une question ou d’une tâche confiée à une assemblée citoyenne, puis une phase de délibération (2), qui voit les membres de cette assemblée élaborer des recommandations, suivie d’une phase de rédaction (3), lors de laquelle ces recommandations sont rédigées concrètement, et enfin une phase de mise en oeuvre (que nous qualifierions par la suite de soutien) (4), où les recommandations entrent dans le processus formel d’élaboration des lois et qui est l’objet de l’analyse au coeur de cet article.

Trois ans après sa création, le Dialogue citoyen permanent a conclu ses deux premiers cycles de délibération citoyenne en 2022. Ainsi, deux sujets, les soins médicaux et l’éducation inclusive, sont passés par les quatre phases du processus. Cet article revient sur ces phases et analyse la trajectoire des recommandations qui en sont issues. Ce faisant, cette recherche explore les caractéristiques qui confèrent à certaines recommandations d’être mises en oeuvre ou, en tout cas, examinées. Le Parlement de la Communauté germanophone constitue donc un laboratoire vivant de participation citoyenne à l’élaboration des lois.

De l’analyse des dispositifs de participation citoyenne à celle de leur impact sur la législation

S’il existe de nombreuses formes de participation citoyenne à la législation (Hendriks et Kay, 2019 ; Leston-Bandeira et Thompson, 2017), au cours de la dernière décennie, les assemblées citoyennes sont devenues l’un des outils privilégiés de participation citoyenne. Ce sont des mini-publics délibératifs. Les assemblées citoyennes rassemblent en effet un – petit – groupe de citoyens sélectionnés au hasard, par l’intermédiaire d’un tirage au sort généralement stratifié, en vue de leur permettre de délibérer autour de questions politiques et sociétales importantes pendant quelques jours, voire quelques semaines et parfois même quelques mois. Dans le sillage du « tournant délibératif de la démocratie » (Blondiaux et Manin, 2021), ces assemblées citoyennes ont reçu une attention grandissante.

Leurs partisans défendent depuis longtemps l’idée que l’implication des citoyens dans le processus décisionnel des autorités publiques renforcerait l’efficacité politique interne et externe en stimulant des valeurs telles que la solidarité, la confiance, l’empathie et la tolérance (Dryzek, 2000 ; Mansbridge, 1980 ; Pateman, 1970), et constituerait même une manière de surmonter des divisions sociétales importantes ou de sortir de l’impasse politique (Dryzek, 2005 ; O’Flynn et Caluwaerts, 2018). La mise en oeuvre concrète de ces assemblées citoyennes s’inscrit dans un contexte de politisation et d’insatisfaction croissantes de la part des citoyens (Dalton, 2004 ; Norris, 1999 et 2011), lesquelles semblent aller de pair avec une baisse de confiance dans les institutions publiques (Newton, 2011). De nombreux chercheurs ont donc avancé qu’une participation accrue des citoyens pouvait améliorer la qualité et la légitimité de la prise de décision publique, par exemple en apportant l’expertise d’usage des citoyens, en contrôlant le travail des élus et plus généralement en rapprochant la politique des citoyens (Geissel, 2022 ; Lefebvre, Talpin et Petit, 2020). Dans la littérature sur les dispositifs de participation citoyenne et en particulier les assemblées citoyennes, l’accent a dès lors été mis sur l’analyse des caractéristiques de leur design et de leurs dynamiques internes (Grönlund, Bächtiger et Setälä, 2014).

Pourtant, avant même la multiplication des assemblées citoyennes à travers le monde, Archon Fung (2006) faisait valoir la nécessité de sortir d’une vision interne des dispositifs participatifs et de promouvoir une approche plus holistique de l’analyse des mécanismes délibératifs. Il mettait déjà en avant l’importance de réfléchir à la fois au design et à ses conséquences. La question de l’impact des assemblées citoyennes est non seulement liée à l’élaboration de recommandations, mais aussi à l’autonomisation politique, c’est-à-dire à la capacité réelle des citoyens à façonner et à contribuer à la formulation des textes législatifs (March et Olsen, 1984). Cet appel à une perspective plus holistique de la participation citoyenne s’est traduit dans des approches systémiques de la démocratie délibérative (Mansbridge et al., 2012). C’est dans ce contexte qu’au cours des dix dernières années, des recherches ont été entreprises pour étudier les effets des dispositifs participatifs et délibératifs. Vincent Jacquet et Ramon Van Der Does ont esquissé, à partir d’une revue systématique de la littérature, les contours de ces effets, généralement à court terme, sur le système politique (Jacquet et Van Der Does, 2021a), sur la fabrique des politiques publiques (Jacquet et Van Der Does, 2021b) et, à plus long terme, sur les participants et les non-participants et donc sur la démocratie en général (Van Der Does et Jacquet, 2023). En toile de fond se trouve donc l’objectif de dépasser l’analyse des dispositifs de participation citoyenne pour tenter d’appréhender leur impact sur la législation.

On le perçoit aisément, le défi méthodologique pour étudier l’effet de la participation citoyenne sur la législation réside dans l’échelle temporelle des assemblées citoyennes. La plupart d’entre elles n’ont été finalisées qu’au cours des dernières années ; or, la question de savoir si et comment les recommandations se transforment en législation ne peut trouver de réponse que plusieurs années après la fin d’une assemblée. Néanmoins, certaines assemblées citoyennes – grâce à leur conception institutionnelle spécifique – fournissent des éléments cruciaux pour déterminer si les décideurs politiques traduisent les recommandations en législation. Un exemple particulièrement abouti est le Dialogue citoyen permanent institué par le Parlement de la Communauté germanophone en Belgique de l’Est dans un décret, une norme à valeur législative, du 25 février 2019[2].

La participation citoyenne à la législation en Belgique de l’Est

Le Dialogue est composé d’un Conseil citoyen (Bürgerrat [BR]) de 24 membres qui ont précédemment siégé dans une assemblée citoyenne que ce Conseil a le pouvoir d’instaurer. Le Conseil citoyen est en effet l’organe permanent du dispositif. Il remplit deux missions. La première est d’organiser régulièrement des assemblées citoyennes (Bürgerversammlung [BV]). Pour ce faire, le Conseil lance un appel à suggestions de thèmes auprès du public et éventuellement des institutions politiques. Sur la base de ces propositions, il formule la thématique qui sera au coeur de l’assemblée citoyenne et suit le processus pour la mise en oeuvre de celle-ci. Les assemblées citoyennes sont composées de membres tirés au sort, dont le nombre est aussi déterminé par le Conseil citoyen, tout comme la durée des travaux. À la fin de chaque assemblée, les citoyennes et citoyens rédigent un document de recommandations sur la question, qui est ensuite présenté à la commission parlementaire et aux ministres compétents. Par décret, le Parlement et le gouvernement sont tenus d’examiner les recommandations lors de trois réunions publiques. À la première réunion, les citoyens et citoyennes présentent et expliquent leurs recommandations. La deuxième réunion, qui se tient environ quatre à six semaines plus tard, voit les responsables politiques exprimer leur avis sur les recommandations et indiquer si celles-ci pourront potentiellement être mises en oeuvre. Un an après la deuxième réunion, une troisième réunion a lieu pour communiquer le résultat final du suivi des recommandations. Au cours de cette année, le Conseil citoyen suit et évalue les progrès réalisés en posant des questions aux commissions et aux ministres compétents – c’est la seconde mission de ce Conseil.

Le Dialogue citoyen permanent se caractérise donc par un suivi formel où les recommandations sont censées être prises en compte par une action parlementaire ou gouvernementale. Le rapport final, publié un an après la présentation des recommandations au Parlement, sert précisément cet objectif. L’ensemble du processus est public, ce qui peut lui conférer un caractère démocratique fort et offre un aperçu empirique unique sur l’impact législatif des mini-publics. Il convient donc d’analyser ce laboratoire de participation citoyenne afin de voir comment ce Dialogue citoyen permanent vient ou non modifier la dynamique de l’élaboration formelle des lois. À titre d’illustration, la section suivante détaille l’élaboration des recommandations de la première assemblée citoyenne (BV1). Nous proposons ensuite une exploration de l’impact potentiel de la première et de la deuxième assemblée citoyenne (BV2) sur la base d’une analyse de contenu des rapports finaux, éclairée par nos observations des différentes réunions.

L’élaboration des recommandations

À ce jour, le Dialogue citoyen permanent a connu deux cycles complets. Toutefois, ces deux premiers processus ont été considérablement perturbés par la pandémie de COVID-19. Cette section illustre le processus d’élaboration des recommandations, qui se compose de trois phases, en se concentrant sur la première assemblée citoyenne (BV1) sur le sujet des soins. Selon nos observations, le processus pour la deuxième assemblée citoyenne (BV2) a été sensiblement le même – le choix du thème de la BV2, comme nous le verrons ci-dessous, s’est imposé, car il était l’autre thème le plus plébiscité par le public.

Phase I. Formulation

Le Conseil citoyen s’est réuni pour la première fois en septembre 2019. Sa première tâche a été de déterminer le thème directeur de la première assemblée citoyenne. Le décret constitutif du Dialogue citoyen prévoit trois voies pour ce faire (Niessen et Reuchamps, 2019). Les thèmes peuvent être soumis soit par le public, soit par deux membres du Conseil citoyen, soit par les groupes parlementaires. Néanmoins, estimant que le processus devait être principalement mené par des citoyens et citoyennes, le Conseil a décidé de ne prendre en compte que les propositions bénéficiant d’un soutien public suffisant, et donc de ne recourir qu’à l’appel public. Cet appel a donné lieu à 23 soumissions de sujets qui peuvent être regroupés en 10 grands domaines :

  1. Coût de la vie (3 soumissions)

  2. Éducation (2)

  3. Environnement (2)

  4. Langue allemande (4)

  5. Santé (1)

  6. Infrastructure (1)

  7. Réforme politique (3)

  8. Réfugiés (1)

  9. Protection sociale (2)

  10. Transport (4)

Le Conseil citoyen a passé au crible toutes ces propositions afin de déterminer si elles convenaient pour une assemblée citoyenne, en tenant compte des compétences législatives de la Communauté germanophone. Dix sujets ont été écartés parce qu’ils étaient considérés comme ne relevant pas des compétences de la Communauté germanophone ou parce qu’ils étaient trop spécifiquement liés à un lieu ou à une expérience personnelle. Les propositions relatives à l’environnement, à la santé, aux réformes politiques et la plupart des questions liées aux transports ont ainsi été entièrement éliminées. Les 13 sujets restants concernaient le coût de la vie, l’éducation, la langue allemande, les infrastructures (locales), l’intégration des réfugiés et l’aide sociale. L’une des questions relatives aux transports qui entrait dans le champ de compétence de la Communauté germanophone, à savoir le transport des élèves, a été retenue sur la liste. Chacun des sujets sur cette liste a été soumis à la collecte de signatures auprès du grand public. Seuls deux sujets, les professionnels des soins et l’éducation inclusive, ont atteint le seuil requis de 100 signatures.

Lors d’une réunion animée par un facilitateur professionnel, le Conseil citoyen a défini le thème de la première assemblée citoyenne (BV1) de la façon suivante : « Les soins nous concernent tous ! Comment améliorer les conditions de soins pour les professionnels des soins et les personnes affectées par les soins ? » En formulant la question ainsi, le Conseil citoyen a élargi le champ d’action de l’assemblée citoyenne, l’invitant à délibérer non seulement à propos des professionnels, mais aussi à propos des bénéficiaires des soins.

Au moment de formuler le thème de la deuxième assemblée citoyenne (BV2), le Conseil citoyen a opté pour l’éducation inclusive, qui avait été l’autre thème le plus plébiscité à la suite de la collecte des signatures auprès du public. La question qui a été formulée par le Conseil se lit ainsi : « L’inclusion fait école ! De quels changements avons-nous besoin dans le domaine de l’éducation pour que l’inclusion soit un bénéfice pour tous ? »

Phase II. Délibération

La première assemblée citoyenne (BV1) a débuté en mars 2020 et, au cours de quatre réunions d’une journée chacune animées par un facilitateur professionnel, a produit une série de recommandations dans quatre domaines prioritaires. Le processus a été perturbé par la pandémie de COVID-19, avec une suspension des travaux après la première réunion et une reprise en septembre 2020 en respectant un protocole sanitaire strict. La nature de la pandémie a également rendu difficile, voire impossible, tout contact avec des professionnels de la santé ou toute visite d’un établissement de soins. Les citoyens et citoyennes ont donc dû établir leurs priorités en se fondant uniquement sur les informations qui leur ont été communiquées dans le cadre de ces restrictions ou sur les connaissances présentes au sein du groupe lui-même.

Lors de la première réunion de la BV1, le groupe a auditionné des soignants ainsi que des infirmiers et des infirmières, tandis que lors de la deuxième réunion, les membres se sont surtout adressés à des personnes occupant des postes de direction dans des établissements de soins et à des enseignants de l’école régionale formant les infirmiers et infirmières. Lors des deux dernières réunions, les membres de la BV1 ont délibéré autour du thème en vue de formuler des recommandations. La BV1 a été marquée par un engagement fort. Certains citoyens ont manifesté un vif intérêt pour la réforme de la formation des professionnels de la santé et pour l’adoption du modèle allemand qui, selon eux, est plus attrayant pour les jeunes de la Communauté germanophone, car il n’exige pas d’études universitaires et propose un modèle d’apprentissage rémunéré. D’autres membres ont partagé l’expérience très personnelle de leurs parents ayant un besoin permanent d’infrastructures de soins. D’autres encore possédaient une expertise professionnelle en gestion des technologies de l’information. Les conditions de travail des soignants ont suscité une inquiétude générale. Ces éléments ont ensuite influencé l’objet central de l’échange. Lors des délibérations, quatre domaines prioritaires ont émergé : (1) la formation des professionnels des soins ; (2) l’autodétermination, le droit à la consultation et la qualité de vie dans les établissements de soins ; (3) l’utilisation des technologies de l’information dans les établissements de soins ; et (4) des mesures globales.

Phase III. Rédaction

Les quatre domaines prioritaires ont réellement été définis lorsqu’un groupe de rédaction, composé de quelques membres de la BV1, a été chargé d’élaborer un premier document de recommandations entre la deuxième et la troisième réunion de l’assemblée citoyenne. Entre la troisième et la quatrième réunion, ce groupe de rédaction a produit une « version propre » des recommandations. Ce travail a conditionné le reste du processus. En effet, malgré des délibérations continues sur la formulation des recommandations et leur ordre dans le rapport final, il y a eu peu de changements substantiels dans la suite des travaux de l’assemblée, à l’exception d’une modification importante du titre d’un domaine prioritaire. Les recommandations dans ce domaine sont toutefois restées inchangées. À la suggestion du facilitateur, l’assemblée citoyenne a présenté la version préliminaire de ses recommandations à deux experts qu’elle avait déjà auditionnés (un professeur universitaire et un directeur de maison de retraite). Cet échange n’a pas donné lieu à des changements substantiels non plus, mais a permis de préciser la formulation. Au total, la BV1 a produit 14 recommandations dans les quatre domaines (voir Annexe 1). La BV2, quant à elle, a rédigé 31 recommandations (voir Annexe 2).

Du début à la fin du processus, il n’y a pas eu de contribution de la part des élus ou des fonctionnaires sur le sujet. Le choix de celui-ci s’est fait de manière totalement indépendante de l’ordre du jour du Parlement. Lors de la première réunion de la BV1, le ministre de la Santé et de l’Aide sociale, Antonios Antoniadis, a participé à une table ronde de questions-réponses, mais le ministre de l’Éducation, Harald Mollers, quant à lui, n’était pas présent. Cela signifie que, lors des délibérations, les participants n’ont pas pris en compte les projets politiques existants et n’ont pas été influencés par les compétences législatives de la Communauté germanophone en matière de formation professionnelle. Cette mise à distance de la politique institutionnelle s’est répétée lors de la deuxième assemblée citoyenne (BV2) et comporte des avantages et des inconvénients que nous verrons en analysant le suivi des recommandations par le Parlement et leur impact sur la législation.

L’impact des recommandations sur la législation

Afin de déterminer l’impact législatif des BV1 et BV2, notre analyse repose sur une double approche méthodologique : une analyse de contenu éclairée par une observation de l’ensemble du processus. Comme l’objectif de cet article est d’essayer de comprendre l’impact des recommandations sur la législation, une analyse de contenu des rapports finaux publiés par le Parlement de la Communauté germanophone a été réalisée. Ces rapports présentent un résumé des développements politiques concernant chacune des recommandations des deux assemblées citoyennes. L’argumentaire qui y est développé permet de jauger, de manière exploratoire, l’impact sur la législation des BV1 et BV2, qui sont les deux assemblées à avoir accompli un cycle complet, c’est-à-dire de l’appel à propositions de sujets jusqu’à l’audition finale au Parlement. Les déclarations finales du Parlement de la Communauté germanophone donnent un aperçu complet de l’évaluation de la faisabilité des recommandations telle qu’elle est perçue par les parlementaires et les ministres de la Belgique de l’Est. En effet, conformément aux dispositions du décret relatif à l’instauration du Dialogue citoyen permanent, tant l’exécutif que le législatif sont tenus de justifier le rejet des recommandations de manière approfondie et publique, ce qui a été fait au printemps (BV1) et à l’automne (BV2) 2022. Au total, 45 recommandations ont été discutées : 14 sur le thème des soins (issues de la BV1) et 31 sur celui de l’inclusion (issues de la BV2).

Dans l’analyse qui suit, nous présentons d’abord les recommandations par degré de soutien. Nous nous référons explicitement à la notion de soutien plutôt qu’à celle de mise en oeuvre, car cette dernière est irréaliste à ce stade en raison de la brièveté du délai. Cependant, lorsqu’une recommandation est soutenue par les acteurs politiques, il peut être considéré que ces derniers prennent la responsabilité morale d’en assurer la mise en oeuvre et donc qu’elle aura in fine un impact sur la législation. Nous comparons ensuite les justifications respectives conduisant aux différents résultats et analysons plusieurs recommandations en détail à titre d’exemples.

Cette analyse de contenu a été éclairée par nos observations tout au long du cycle complet des BV1 et BV2. Nous avons assisté à toutes les réunions des BV et à toutes les réunions de suivi au Parlement, soit en personne, soit en ligne (en particulier pendant la pandémie). En outre, nous avons assisté à certaines réunions du Bürgerrat et entretenu un dialogue constant avec la secrétaire permanente pour suivre l’évolution du processus. Nos observations ont été consignées dans des notes de terrain qui, dans le cadre de cette recherche, ont été utilisées pour comprendre d’où viennent les recommandations et ainsi mieux cerner le suivi législatif qui en a été fait ou son absence. La prise en compte de ces éléments d’observation nous permet en effet de compenser une limite des rapports. Ceux-ci restent, après tout, des documents politiques qui ne reflètent qu’une partie des discussions. Les rapports livrent d’abord et avant tout les résultats du processus. Une description parfaitement exacte des raisons pour lesquelles les élus prennent telle ou telle décision est évidemment illusoire. Aussi, nous sommes conscients que nos observations ont permis de capter des éléments plus fins du processus, mais qu’elles sont loin d’en fournir une image exhaustive. Par exemple, il n’a pas été matériellement possible d’observer de près toutes les délibérations pendant les séances en petits groupes lors des réunions des BV ou du Bürgerrat. En outre, nous n’avons qu’un aperçu limité et indirect des éventuels échanges entre citoyens participants en dehors des réunions officielles. Enfin, nous nous sommes limités à des notes manuscrites, car nous n’avons pas eu l’autorisation d’enregistrer les débats. Cela étant, la triangulation entre l’analyse des rapports et nos observations permet d’esquisser l’impact des assemblées citoyennes sur la législation en commençant par l’évaluation du soutien par les autorités politiques pour chaque recommandation.

Exploration du soutien

Comme nous le résumons dans le tableau 1, nous avons distingué quatre catégories de réaction (en veillant à ce que chaque recommandation soit codée par deux personnes, de manière indépendante ; les divergences éventuelles ont été discutées en équipe) :

  1. Le « soutien complet » comprend les recommandations qui ont été acceptées sans aucune objection ou modification.

  2. Le « soutien partiel » concerne les recommandations qui ont été ajustées par les acteurs politiques. Une distinction doit être faite entre les recommandations qui ont été légèrement modifiées et celles qui ont été substantiellement modifiées. Les recommandations dont l’objectif a été préservé, mais pour lesquelles des ajustements pour leur traduction législative ont été proposés (tels que le changement de l’autorité d’exécution), sont classées ci-après dans la catégorie « soutien partiel avec modifications mineures ». Les recommandations dont l’objectif a été considérablement modifié ou qui ont simplement servi d’inspiration pour des approches entièrement différentes sont pour leur part classées dans la catégorie « soutien partiel avec modifications majeures ». En effet, étant donné que même pour ces dernières, le soutien politique persiste, elles ne peuvent pas être considérées comme étant explicitement rejetées en tant que telles.

  3. La catégorie « existe déjà » regroupe les recommandations pour lesquelles les acteurs politiques excluent la mise en oeuvre, car la solution suggérée existe déjà. Il convient ici de faire la distinction entre une réaction positive et une réaction négative. Nous considérons que les réactions positives se caractérisent par des déclarations politiques de soutien et une volonté d’améliorer la promotion des instruments politiques existants. Les réactions négatives, en revanche, sont celles où toute action est vue comme inutile.

  4. Le « refus » couvre les recommandations qui suggèrent des solutions qui n’existent pas encore, mais qui ont été entièrement rejetées par au moins l’une des autorités politiques (Parlement ou gouvernement), empêchant ainsi une mise en oeuvre efficace.

Tableau 1

Catégorisation des recommandations par degré de soutien pour les BV1 et BV2

Catégorisation des recommandations par degré de soutien pour les BV1 et BV2

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Les données présentées ici révèlent certaines dynamiques à propos de l’impact législatif des BV1 et BV2. Deux observations critiques peuvent être formulées. Premièrement, comme le montre le tableau 1, seule une minorité de recommandations ont été adoptées sans modification, ce qui peut s’expliquer par l’inclusion tardive des acteurs politiques dans le processus, c’est-à-dire au stade des auditions au Parlement. Ces auditions ont précisément pour but de vérifier la faisabilité des recommandations. Elles offrent aussi un cadre dans lequel les intentions des citoyens et des représentants politiques peuvent être confrontées. Dans ce contexte, nous observons cependant qu’en général un soutien à la majorité des recommandations se dégage. Néanmoins, une majorité de recommandations sont souvent modifiées à un point tel que leur objectif est fondamentalement changé. Ainsi, ce n’est pas seulement l’instrument qui est modifié, mais toute l’orientation de la recommandation, malgré le soutien politique apporté à la recommandation initiale. Ces modifications soulèvent des questions quant à la mesure dans laquelle la mise en oeuvre par les décideurs politiques reflète les intérêts et les souhaits réels des assemblées citoyennes. Un exemple sera présenté dans la section suivante, lorsque nous analyserons les justifications.

Deuxièmement, un changement significatif peut être observé entre la BV1 et la BV2. D’un point de vue purement quantitatif, on peut avancer que la BV1 a eu beaucoup plus d’impact que la BV2. En effet, contrairement à la BV1 sur les soins, 12 recommandations de la BV2 sur l’inclusion n’ont pas reçu de réponse substantielle de la part des autorités politiques. Cette particularité peut s’expliquer par le fait que les réunions de la BV2 ont été interrompues plusieurs fois par la pandémie et que certains sous-groupes perdaient des participants. Ces interruptions ont également limité la qualité des recommandations, peu d’entre elles ayant pu faire l’objet d’une discussion collective. En même temps, les membres de la BV2 n’ont pas voulu éliminer les contributions de leurs pairs, même si elles restaient à un stade préliminaire. En conséquence, lorsque les recommandations ont été examinées par le Parlement et le gouvernement, il en est ressorti que nombre d’entre elles ont été tout simplement refusées. Il nous faut dès lors analyser les justifications données par les autorités politiques afin d’obtenir une image plus claire de l’impact des recommandations.

Exploration des justifications

Le tableau 2 résume les raisons présentées par le Parlement et le gouvernement de la Belgique de l’Est pour expliquer pourquoi une recommandation a été traitée d’une certaine manière.

Tableau 2

Résumé des justifications telles que présentées dans les rapports finaux du Parlement

Résumé des justifications telles que présentées dans les rapports finaux du Parlement

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Il est intéressant de noter que ce n’est que pour les deux dernières catégories, « Existe déjà (réponse négative) » et « Refus », que les justifications présentées pour la BV1 et la BV2 diffèrent fondamentalement les unes des autres. En outre, pour la catégorie « Soutien complet », généralement, aucune justification explicite n’est fournie dans le rapport final. Cela est néanmoins conforme à l’article 9, § 2, du Décret instituant un dialogue citoyen permanent en Communauté germanophone, qui ne prévoit une justification que dans le cas où le Parlement décide de ne pas suivre la recommandation. Pour cette catégorie, notre analyse a également mis en évidence l’importance des éléments contextuels, en particulier lorsque les recommandations correspondent aux réformes en cours. Par exemple, en ce qui concerne la recommandation no 1 et la recommandation no 5 de la BV2, les autorités politiques ont constaté que l’intégration de l’éducation inclusive dans le programme obligatoire de formation des enseignants ainsi que dans la formation des directeurs d’école s’alignait sur les réformes éducatives en cours et sur des suggestions formulées par l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). Il en va de même pour les propositions de réforme dont l’objectif est d’améliorer les conditions de travail du personnel soignant (recommandation no 8 de la BV1). Des recommandations visant à améliorer la communication avec le public (recommandations no 16, no 28 et no 29 de la BV2) ont également été pleinement mises en oeuvre et se reflètent dans les réformes du gouvernement en matière de communication publique.

Des recommandations ont souvent été légèrement modifiées lorsqu’elles allaient trop loin et limitaient ainsi le pouvoir discrétionnaire du législateur ou lorsque la solution proposée était difficile à généraliser. La recommandation no 6 de la BV1, par exemple, demandait d’impliquer les résidents des établissements de soins dans la prise de décision institutionnelle (suivant le modèle Tubbe[3]). Les autorités politiques ont été convaincues par la philosophie sous-jacente, mais ont estimé que cette participation ne devait être introduite de manière systématique que pour tous les futurs projets, plutôt que de réorganiser les établissements existants.

En revanche, des recommandations ont été substantiellement modifiées lorsqu’elles n’étaient pas réalisables dans leur forme initiale. Les raisons invoquées étaient, d’une part, que la recommandation n’entrait pas dans le cadre des actions possibles de la Communauté germanophone (parce qu’il n’est pas possible d’imposer le comportement souhaité au groupe cible, par exemple) et, d’autre part, que la mise en oeuvre de la recommandation dans sa formulation initiale soulevait des objections éthiques. Dans ce cas, bien que la philosophie sous-jacente à la recommandation ait été préservée, la recommandation est restée largement inappliquée et a été utilisée à la place pour une approche entièrement différente. Un exemple particulièrement pertinent est celui de la recommandation no 1 de la BV1, laquelle tente de remédier à une baisse d’intérêt pour la formation professionnelle des infirmiers et infirmières ainsi que des autres soignants. Les membres de la BV1 estimaient que l’offre de formation de la Communauté germanophone n’était pas assez compétitive par rapport à l’Allemagne voisine. Ils ont donc suggéré d’organiser plusieurs formats de formation entre lesquels les étudiants et étudiantes pourraient facilement circuler, augmentant ainsi leur flexibilité et leurs perspectives professionnelles. Le gouvernement et le Parlement ont toutefois insisté sur le fait que la Communauté germanophone ne pouvait agir sans se concerter avec les deux autres Communautés belges – flamande et francophone. En outre, tout en reconnaissant la nécessité de résoudre ce problème, les autorités politiques craignaient que la politique proposée n’entraîne une baisse de qualité de la formation. Au lieu de cela, elles ont suggéré de réduire les obstacles d’accès pour les étudiants et étudiantes ayant déjà suivi une formation professionnelle dans le secteur des soins, afin d’améliorer l’évolution professionnelle.

Les complications liées au fédéralisme belge et à sa complexité dans la répartition des compétences ont également joué un rôle dans le refus de certaines recommandations. La recommandation no 11 de la BV1, qui demandait d’accroître l’accessibilité des dossiers des individus, n’entre pas dans le champ des compétences de la Communauté germanophone. Dans nos observations, nous avons noté qu’il n’y a pas eu d’information sur les compétences de la Communauté germanophone dans le domaine concerné, ce qui explique cette situation. Pour la BV2, cette difficulté s’est révélée plus aiguë encore, car, comme cela a été évoqué, le nombre de participants a diminué et donc aussi la précision des recommandations. Ainsi, la plupart des recommandations refusées par l’autorité politique ont été considérées comme suffisamment couvertes par des recommandations plus larges ou simplement comme ayant un caractère purement symbolique et ne relevant donc pas du champ d’action des autorités politiques. Parmi les recommandations refusées pour ces raisons, certaines proposaient des journées thématiques (recommandations no 21 et no 27) ou des espaces d’échange (recommandations no 18 et no 31) sur le thème de l’inclusion au sein de la Communauté germanophone.

Enfin, il est particulièrement intéressant d’observer la différence de réaction à l’égard des recommandations considérées comme déjà existantes. Certaines ont reçu une réponse positive : le Parlement ou le gouvernement a admis des lacunes en matière de communication, que ce soit sur le plan de la visibilité, de la transparence ou de l’accessibilité. En contraste, un certain nombre de recommandations de la BV2 ont été jugées comme existant déjà sans nécessiter de réaction supplémentaire de la part des autorités politiques (ce qui témoigne d’une réponse négative). Les autorités politiques ont constaté, par exemple, que les groupes d’entraide (recommandation no 17) ou l’inclusion dans l’éducation à la petite enfance (recommandation no 22) étaient déjà suffisamment développés dans les politiques actuelles. On voit ici que de savoir comment sont élaborées les recommandations dans le cadre du Dialogue citoyen permanent est important pour comprendre l’impact législatif éventuel des assemblées citoyennes. Nos observations ont d’ailleurs révélé l’absence d’information prodiguée aux participants par rapport au cadre légal existant, comme cela a été évoqué à propos du fédéralisme belge, mais plus généralement par rapport aux politiques et projets existants en lien avec le sujet. Cela explique le nombre élevé des recommandations déjà existantes ou principalement symboliques.

En guise de conclusion

Même si certaines voix appellent à une approche plus radicale (par exemple : Landemore, 2020), la tendance actuelle à l’utilisation accrue de la participation citoyenne à la législation vise à compléter les institutions représentatives existantes, notamment les parlements, plutôt qu’à les remplacer. L’introduction de mécanismes délibératifs a souvent pour objectif de revigorer la démocratie représentative et de l’approfondir en augmentant les canaux de participation citoyenne. C’est dans ce contexte que sont introduites des formes institutionnalisées de mini-publics. En instaurant légalement un Dialogue citoyen permanent en 2019, le Parlement de la Communauté germanophone est devenu un laboratoire de participation citoyenne qui nous permet de tirer de premières observations quant à l’impact des recommandations sur la fabrique des lois. À ce jour, deux assemblées citoyennes (BV) ont été menées jusqu’au terme du processus, c’est-à-dire jusqu’au suivi législatif. Ainsi, 45 recommandations issues de ces deux assemblées citoyennes ont été examinées par le Parlement et le gouvernement de la Communauté germanophone.

Nous avons constaté que seule une minorité de recommandations sont pleinement acceptées sans qu’aucune modification soit apportée aux solutions proposées par les citoyens. Il convient d’ajouter que, dans de nombreux autres cas, les autorités politiques conservent les idées et les objectifs des recommandations citoyennes et que leurs efforts constituent donc une source d’inspiration pour le travail législatif. Ainsi, les ajustements dans les recommandations prennent en compte des éléments de la réalité politique tout en reconnaissant les déficiences de certaines politiques existantes telles qu’elles ont été identifiées par les assemblées citoyennes. Cela est particulièrement vrai lorsque les recommandations s’inscrivent dans le cadre des réformes en cours. À partir de nos observations, il est néanmoins difficile de discerner si les autorités politiques sélectionnent (cherry-picking) les recommandations qui les intéressent. Des enquêtes complémentaires viendront utilement éclairer cette possible réalité.

À ce stade, nous pouvons cependant ajouter, en particulier au vu du nombre de recommandations classées dans la catégorie « Existe déjà », que l’implication tardive des autorités politiques dans le processus du Dialogue citoyen permanent engendre le risque d’un « retour à la réalité » potentiellement tardif. La concertation sur l’identification des problèmes avec les autorités politiques au cours de la phase I et/ou II du processus pourrait résoudre ce problème à l’avenir et réduire le nombre de recommandations rejetées pour cette raison. Conscient de ces enjeux, le Conseil citoyen (BR), qui est l’organe permanent du dispositif, a déjà pris des mesures pour y répondre. Par exemple, il a décidé d’augmenter le nombre de participants et de fournir une brochure d’information aux participants au début de la phase II. D’une manière générale, cette analyse exploratoire permet de tirer de premiers enseignements à propos de l’articulation complexe entre l’élaboration des recommandations par des assemblées citoyennes et leur suivi par le législateur. Trois autres cycles sont en cours en Belgique de l’Est. Leur étude permettra d’affiner notre compréhension des dynamiques qu’engendre la participation citoyenne à la législation.