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Introduction

L’histoire italienne depuis l’unification a été marquée par des inégalités territoriales entre le « Nord » et le « Sud ». Il s’agit d’une composante majeure de la question sociale dans la péninsule, qui a pris le nom de « question méridionale ». Les disparités en matière de développement des services publics se traduisent par une difficulté d’accès aux droits fondamentaux, qui concerne en particulier les citoyens et citoyennes des régions du Sud. Or, cette problématique a été interprétée à travers des « lectures culturalistes » (Vacher, 2021), qui désignent les spécificités culturelles du Mezzogiorno[1] comme la cause principale des inégalités sociales territoriales en Italie et qui entretiennent les représentations stigmatisantes au sujet de la population méridionale. Selon Kévin Vacher (2021 : 244), une partie des habitant·e·s du Mezzogiorno auraient également intériorisé ces interprétations.

Dans ce contexte, un réseau de militant·e·s communistes expérimente un modèle d’action visant à répondre gratuitement aux besoins des citoyen·ne·s du Sud en matière d’accès aux droits fondamentaux. Le projet collaboratif au centre de notre analyse est né le 2 mars 2015 à Naples, lorsqu’un groupe de militant·e·s communistes nommé le « Me-Ti[2] » occupa l’ospedale psichiatrico giudiziario (hôpital psychiatrique judiciaire) de la ville, un centre de réclusion d’environ 9000 m2 destiné aux personnes atteintes de troubles psychiatriques. La structure était en état d’abandon depuis 2008 (Castagnaro, 2017 : 70 ; Ausilio, 2019). Le collectif militant y fonda un Centre social occupé et autogéré[3] baptisé « Ex-Opg Je so’ pazzo[4] » et y organisa des pratiques de « mutualisme » fondées sur la production de pratiques sociales, culturelles et politiques à travers un fonctionnement autogestionnaire (Pietron, 2021). Aussi, en vue des élections législatives de 2017, le collectif de l’Ex-Opg donna naissance à une organisation politique nommée Potere al popolo ! (Pouvoir au peuple !). Celle-ci rassemblait à l’origine différentes micro-organisations marxistes italiennes[5], des syndicats[6], ainsi que des réseaux d’activistes[7] (Bretema et Grazioli, 2018). En s’inspirant du mouvement socialiste italien, Potere al popolo ! a donné naissance à des « Case del popolo » (Maisons du peuple) sur l’ensemble du territoire national, afin de produire des espaces de solidarité et de socialisation politique visant à l’émancipation des classes populaires (Pietron, 2021 : 897). L’Ex-Opg est alors devenu la première Maison du peuple de Potere al popolo ! et le collectif de Naples est parvenu à diffuser son modèle d’action mutualiste dans une trentaine de villes italiennes (Potere al popolo !, 2020).

Dans cette contribution, nous analyserons les effets du modèle d’action du collectif de l’Ex-Opg en matière de reconstruction de la citoyenneté culturelle. L’approche proposée a pour objectif de dépasser les lectures culturalistes de la question méridionale en s’appuyant sur la théorie actionnaliste développée par Alain Touraine (1978 et 2005). À travers le cas d’étude de Potere al popolo ! à Naples, nous révélerons les enjeux de l’action sociale au regard des processus de reconstruction de la citoyenneté culturelle dans les quartiers populaires.

Sociologie de l’action, citoyenneté culturelle et action sociale partisane dans un contexte d’ethnicisation

La théorie sociologique actionnaliste développée par Alain Touraine (1978) et l’équipe du CADIS (Centre d’analyse et d’intervention sociologiques) s’avère pertinente pour étudier la Maison du peuple de Naples. Selon l’auteur de Sociologie de l’action (1965), les sociétés sont produites à travers le conflit entre des groupes en lutte pour défendre leurs intérêts collectifs. C’est pourquoi la sociologie de l’action se focalise sur l’étude des « mouvements » (sociaux ou culturels), analysés à travers trois principes qui permettent de comprendre leur capacité d’action : leur identité, leur adversaire et l’enjeu du conflit qu’ils incarnent (Touraine, 1978). L’actionnalisme accorde une importance particulière aux processus de subjectivation, définis par Alain Touraine (1978) comme la capacité, pour un individu ou un groupe, de prendre conscience des normes qui limitent, à différentes échelles, ses possibilités d’agir en tant que « sujet ». Le sujet, chez Touraine, est défini comme un acteur collectif et/ou individuel capable d’interroger et de redéfinir son identité et ses rôles sociaux dans le but d’agir pour sa propre liberté. La subjectivation n’est donc pas tant un état qu’un processus perpétuel de construction de soi, impulsé par la volonté de participer de façon effective au processus de production de la société[9]. Inversement, lorsque l’acteur ne peut se définir de façon autonome et que son pouvoir d’agir est limité, cela peut conduire à des processus de désubjectivation, menant au découragement ou à la violence (Touraine, 1978 ; Wieviorka, 1988).

Cette contribution, qui n’a pas pour objectif de parvenir à des conclusions concernant la nature du mouvement[10], révélera la dimension culturelle du modèle d’action expérimenté au sein de la Maison du peuple de Naples à travers les processus de subjectivation ou de désubjectivation qu’il suscite. Le choix de ce cas d’étude repose sur son état de développement avancé et son importance symbolique. En effet, la Maison du peuple de Naples fut la première Maison du peuple de Potere al popolo !, considérée comme un modèle à l’échelle nationale par les collectifs qui fondèrent les autres Maisons du peuple du mouvement. Les dynamiques de participation et la diversité des pratiques organisées y sont particulièrement significatives. Notre objectif est donc d’examiner les effets du modèle d’action de cet acteur collectif au regard des processus de reconstruction de la citoyenneté culturelle à travers le cas d’étude de Naples.

Le concept de citoyenneté culturelle a été développé à partir des années 1990 dans le champ universitaire anglo-saxon. Comme le rappelle Christian Poirier (2017 : 159-160), les études concernant la citoyenneté culturelle peuvent être divisées en deux catégories, selon qu’elles abordent la culture à travers les identités culturelles ou à travers les arts et les productions culturelles. Ici, nous aborderons la question de la citoyenneté culturelle à travers une approche actionnaliste, afin de dépasser cette dichotomie et d’articuler ces deux dimensions. Pour cela, nous adopterons le concept de droits culturels développé par Alain Touraine (2005 : 242-252), qui induit la possibilité, pour les groupes dominés, de contester et de redéfinir le sens donné à leur identité :

Quand nous parlons de droits culturels, nous faisons l’hypothèse qu’il existe des mouvements qu’on peut appeler culturels et qui opposent les productions de la culture de masse, mais aussi la logique générale du profit, soit à des minorités, soit à des catégories qui se sentent trahies par l’image qui est donnée d’elles.

Touraine, 2005 : 244

Comme nous l’avons rappelé, les mouvements chez Touraine, qu’ils soient sociaux ou culturels, reposent sur des processus de subjectivation. C’est pourquoi nous intégrons les différentes approches du concept de citoyenneté culturelle citées par Christian Poirier (2017), car elles sont susceptibles de participer, dans les deux cas, aux processus de développement du pouvoir d’agir des acteur·rice·s impliqué·e·s. Nous envisageons ainsi la reconstruction de la citoyenneté culturelle comme un processus de redéfinition de leur identité par les groupes qui rejettent les représentations dont ils font l’objet dans la sphère politico-médiatique. L’accès aux droits culturels implique notamment de participer aux processus de production des oeuvres culturelles qui définissent l’identité collective du groupe concerné. La production du sens attribué à une identité culturelle est donc l’enjeu central de tout mouvement culturel (Touraine, 2005).

Aussi, nous étudierons les processus de reconstruction de la citoyenneté culturelle en relation aux phénomènes d’ethnicisation des citoyen·ne·s napolitain·e·s. Le concept d’ethnicisation est notamment mobilisé par Manuel Boucher dans le cadre du développement de la « sociologie des turbulences[11] » (Boucher, 2007 et 2015). Cette perspective vise à aborder le thème des inégalités sociales à travers les rapports de domination, qui résultent notamment des processus d’ethnicisation et de naturalisation des rapports sociaux. Selon Manuel Boucher, l’ethnicisation d’un groupe implique que

[l]es relations sociales ne s’établissent pas d’abord en fonction d’une « communauté politique » et citoyenne (nation), mais prioritairement […] en référence à des « identités ethniques » spécifiques définies en termes socioculturels (culture, religion, langue, territoire, histoire commune, mode de vie)

Boucher, 2007 : 240

L’ethnicisation consiste donc à essentialiser et à inférioriser un groupe sur la base de critères culturels, ce qui conduit à des rapports de domination sur le plan social. Manuel Boucher s’appuie sur les travaux de Michel Wieviorka (1993) et Alain Touraine (1992 et 1994) afin d’analyser les processus à travers lesquels les groupes culturels ethnicisés tentent de redéfinir leur identité et d’agir en tant que « sujets ». Dans cette perspective, nous envisagerons la citoyenneté culturelle à travers les processus de subjectivation, en tant que phénomène résultant de la capacité d’un groupe socioculturel de produire une « auto-définition » de son identité, en opposition à une exo-définition ethnicisante provenant d’acteurs externes au groupe concerné (Poutignat et Streiff-Fenart, 1995 : 156). Nous nous garderons donc de toute essentialisation des acteur·rice·s étudié·e·s et déconstruirons les représentations culturalistes concernant les inégalités de développement en Italie.

Afin d’analyser le modèle d’action de Potere al popolo ! au sein de la Maison du peuple de Naples, nous proposons le concept d’action sociale partisane, entendu comme une forme d’action collective impliquant la participation des militant·e·s d’un parti politique à des activités généralement considérées comme éloignées de la sphère politique institutionnelle (distribution de denrées alimentaires, soins médicaux gratuits, organisation d’événements culturels, etc.). Selon l’identité et le projet des acteurs politiques impliqués, l’action sociale partisane peut s’inscrire dans une logique émancipatrice visant à renforcer le pouvoir d’agir du public visé et/ou dans la stratégie d’une organisation politique visant à élargir ses ressources militantes ainsi que sa base électorale. Ces deux logiques d’action peuvent s’articuler ou entrer en tension, raison pour laquelle les pratiques de l’action sociale partisane peuvent aboutir à des processus de subjectivation ou tendre vers l’endoctrinement des individus à des fins de contrôle social et de clientélisme politique. À la différence du multi-engagement, défini par Hélène Combes (2010 : 163) comme l’implication d’un·e militant·e à la fois dans une organisation politique et dans un mouvement social (ou sa reconversion de l’un à l’autre), le concept d’action sociale partisane permet de définir les formes d’hybridation de l’engagement militant qui se fondent sur l’articulation de pratiques politiques, sociales et/ou culturelles au sein d’une seule et même organisation politique et au nom de cette même organisation.

Le cas de Naples : une métropole européenne entre « citoyenneté limitée » et ethnicisation

Comme nous l’avons rappelé dans notre introduction, le sud de l’Italie est caractérisé par un retard de développement des services publics limitant l’accès aux droits fondamentaux des citoyens. Le rapport de l’Associazione per lo sviluppo dell’industria nel Mezzogiorno[12] (Association pour le développement de l’industrie dans le Mezzogiorno) publié en 2018 fait état d’une situation de « citoyenneté limitée » des habitant·e·s du Sud, considérée par les auteurs du rapport comme le résultat de nombreuses carences sur le plan des infrastructures et des personnels des services publics. Ces inégalités territoriales proviennent d’importantes disparités en matière d’investissements publics de l’État italien entre les régions du Nord et du Sud (SVIMEZ, 2018 : 22 ; De Gregorio, Razetti et Maiano, 2020 : 12-15 ; Cittadinanzattiva, 2023 : 146, 149 et 383).

Le cas de Naples est un exemple particulièrement probant de ces carences de développement des services publics (Chiodo et Pascuzzi, 2018a et 2018b). Les travaux qui font état de données socioéconomiques concernant la ville traduisent les difficultés d’accès aux droits fondamentaux, en particulier au regard de la santé[13], de l’éducation[14], du logement[15] ou de l’emploi[16]. Cette situation conduit les groupes sociaux qui sont en mesure de s’appuyer sur leurs ressources économiques pour subvenir à ces besoins à se tourner vers le secteur privé. Les inégalités territoriales se traduisent également sur le plan politique : le niveau d’abstention électorale est régulièrement plus élevé dans le Mezzogiorno (Rolfe, 2012), où la participation a oscillé entre 51 % et 58 %[17] dans le cadre des élections parlementaires de 2022 (DAIT – Ministero dell’Interno, 2022). À Naples, seul un électeur sur deux s’est rendu aux urnes (Comune di Napoli, 2022). Ce phénomène traduit la défiance plus marquée des citoyen·ne·s envers les institutions dans les régions du Sud (Bianchi et Fraschilla, 2020).

Aussi, en tant que principale ville du Mezzogiorno, Naples cristallise une série de représentations archétypiques au sujet du Mezzogiorno. Tantôt dépeinte comme une métropole insalubre et décadente, tantôt admirée pour son patrimoine historique hors du commun, la cité parthénopéenne est régulièrement au centre de l’actualité médiatique internationale (Dupont, 1971 ; Labeyrie, 2021). Au cours des dernières décennies, la ville fut le théâtre d’événements tragiques comme l’épidémie de choléra de 1973, le tremblement de terre de 1980 et les vagues successives de « crise des déchets » dès 1994, qui ont contribué à façonner l’image de cette métropole méditerranéenne (Stazio, 2008 : 1 ; Martone, 2016 : 69). Aujourd’hui, Naples est perçue comme « la dernière ville populaire d’Europe » (Froment, 2016 : 6). Sa particularité réside dans la persistance d’une mixité sociale dans les quartiers centraux, liée à la répartition des groupes sociaux entre différents étages des immeubles, laquelle produit une « ségrégation sociale verticale » (Pfirsch, 2008 : 16 ; Pappalardo, 2014 : 4).

Bien que les inégalités territoriales en Italie – dont Naples fait office de cas d’étude – résultent donc des choix politiques en matière de redistribution des ressources publiques, de nombreux travaux proposent une analyse de la situation de citoyenneté limitée dans le Mezzogiorno à travers une approche culturaliste. En effet, certains auteurs ont tenté de démontrer une relation de cause à effet entre les traits culturels des habitants du Sud et les inégalités de développement. En 1958, sur la base d’une étude de cas isolée d’un village de la Basilicate, Edward Banfield (1967) proposait de définir le modèle culturel du Sud à travers le terme « amoral familism » (familialisme amoral), entendu comme la propension à agir principalement dans l’intérêt du noyau familial et non dans l’intérêt collectif, ce qui expliquerait la faiblesse de l’engagement civique. Dans la continuité de ces travaux, Robert Putnam, Robert Leonardi et Raffaella Nanetti (1994) ont mené des recherches sur l’efficacité des institutions publiques en Italie. Ils proposèrent une interprétation des inégalités territoriales à travers l’histoire politique des régions italiennes avant l’unification de 1861. Les communes républicaines au nord auraient favorisé le développement de communautés civiques, alors que la monarchie au sud aurait engendré un socle culturel peu propice à l’engagement collectif et au développement économique. Ces travaux dirigés par Banfield et Putnam ont depuis été remis en question (Pizzorno, 2001 ; Rayner, 1998), notamment à travers des études de cas qui ont démontré des résultats contraires (Faraoni, 2013 ; Sciolla, 2020).

Pourtant, ces interprétations culturalistes sont toujours mobilisées afin d’expliquer les inégalités territoriales en Italie. Récemment, Emanuele Felice (2016), économiste qui fut également responsable de l’économie au sein du Parti démocrate italien (Carugati, 2023), affirmait dans son ouvrage intitulé Perché il Sud è rimasto indietro ? (Pourquoi le Sud est-il resté en arrière ?) que la situation du Mezzogiorno résultait principalement de la culture des élites méridionales. En effet, en s’appuyant sur une reconstruction historique, Felice tenta de démontrer que les institutions publiques et les entreprises du Mezzogiorno étaient extractives, c’est-à-dire qu’elles tendraient à accumuler les richesses parce qu’elles ne se soucieraient pas de contribuer à l’amélioration des conditions de vie des classes populaires. À l’inverse, les institutions et les entreprises du Nord seraient inclusives, en ceci qu’elles participeraient activement à la réduction des inégalités sociales en redistribuant équitablement les ressources. Toutefois, les données quantitatives présentées par l’auteur ne justifient pas ses affirmations. Revendiquant une approche socio-institutionnelle, Felice néglige néanmoins le rôle majeur de l’État italien, car sa reconstruction historique ne tient pas compte de la redistribution inégale des ressources publiques entre les différentes régions depuis l’unification du pays.

Aussi, selon Antonio Costabile (2008) et Carlo Trigilia (1994), la situation économique du Mezzogiorno serait la conséquence de la dépendance financière des régions du Sud envers l’État italien. Ces analyses entrent en contradiction avec les données que nous avons précédemment exposées et qui démontrent que les investissements publics proportionnellement à la population ont toujours été supérieurs dans les régions du Nord[18] (Faraoni, 2013 : 95). Si nous suivions le raisonnement de Costabile et Trigilia, la « dépendance » des régions du Nord envers l’État italien apparaîtrait donc nettement supérieure à celle des régions du Sud. Cela démontre que la redistribution territoriale des ressources publiques est loin d’être un frein au développement économique. Le 16 mai 1925, devant une Chambre des députés à majorité fasciste, Antonio Gramsci, membre fondateur du Parti communiste italien, dénonçait déjà ces inégalités en matière d’accès aux services publics en Italie, face à Benito Mussolini, alors président du Conseil des ministres :

Chaque année, l’État extorque aux régions du Sud une somme d’impôts qu’il ne restitue en aucune façon, pas même à travers des services [publics] de quelque nature que ce soit.

Camera dei Deputati, 1925 : 3662

Les données présentées par Trigilia (1994) et par la SVIMEZ (2018 : 60) démontrent d’ailleurs une continuité historique au regard de ces inégalités de redistribution des ressources publiques en Italie. Selon Alfio Mastropaolo (1998 : 192), « la thèse d’un Mezzogiorno qui aurait vécu de manière parasitaire aux dépens des régions développées du Nord, bien qu’elle soit aujourd’hui communément admise et qu’elle ait servi de justification à certaines revendications sécessionnistes, n’est pas réaliste ».

En effet, dès l’unification italienne dans la deuxième moitié du xixe siècle, des thèses racialisantes ont émergé au sein de l’anthropologie criminelle, sous la plume d’auteurs comme Cesare Lombroso ou Alfredo Niceforo. Ces derniers tentèrent de démontrer l’infériorité biologique des habitants du Sud, notamment des classes populaires napolitaines, dépeintes comme « primitives », « barbares » et violentes (Aramini et Bovo, 2018 et 2020). Plus récemment, durant la vague de migration interne des travailleurs du Sud dans les régions du triangle industriel du Nord, entre les années 1940 et les années 1970, des phénomènes de xénophobie se manifestèrent à l’encontre des citoyens méridionaux (Foot, 2010 : 144-145). À partir des années 1990, certains partis politiques régionalistes et xénophobes comme la Lega Nord, désormais présidée par Matteo Salvini, se sont développés à travers un discours anti-immigration, prenant pour cibles à la fois les étrangers et les terroni (cul-terreux), terme particulièrement violent désignant avec mépris les citoyens du sud de l’Italie. Ce parti accusait les méridionaux d’empêcher le développement économique de l’Italie en vivant aux dépens des ressources publiques de l’État (Gallini, 1991 : 3). Les explications culturalistes de la question méridionale nous semblent donc problématiques aussi bien d’un point de vue logique qu’éthique, puisqu’elles négligent les conséquences des politiques publiques nationales et qu’elles entretiennent les représentations stigmatisantes concernant les citoyens du Sud. Rayner rappelle d’ailleurs que s’il ne peut être imputé à Putnam et ses collègues l’intention de légitimer le programme des partis xénophobes italiens, leurs thèses ont été mobilisées par des représentants de la Lega Nord afin de justifier leur discours anti-méridional (Rayner, 1998 : 188).

Aussi, Ferraro (2019 : 382-392) affirme qu’il existe une continuité entre les thèses racialisantes datant de la fin du xixe siècle et les représentations médiatiques et contemporaines de la ville de Naples, dans la mesure où ces discours consistent à naturaliser les phénomènes sociaux. Les classes populaires napolitaines sont donc vulnérables aux risques sociaux en tant que groupe social, mais aussi en tant que groupe culturel. La situation de citoyenneté limitée et les processus d’ethnicisation des habitants du Sud contribuent dès lors à renforcer le processus de dualisation (Dubet, 2003 : 47) de la société italienne[19]. C’est pourquoi il convient de dépasser les analyses dichotomiques entre communauté civique et communauté incivique, modernisation autonome et modernisation dépendante, institutions inclusives et institutions extractives, etc., car en négligeant le rôle des institutions politiques nationales, ces approches culturalistes tendent à expliquer les inégalités territoriales en Italie à travers le degré de développement du secteur privé, lequel dépendrait de l’ethos entrepreneurial des habitants. Ainsi, ces lectures se révèlent parfois davantage comme des tentatives de légitimation de l’idéologie néolibérale et des aspirations fédéralistes que comme des analyses explicatives de la situation du Mezzogiorno, puisqu’elles consistent à naturaliser les phénomènes sociaux en inversant le rapport de causalité : les inégalités sociales, le clientélisme ou l’illégalisme sont alors définis comme les causes endogènes de la situation de citoyenneté limitée dans le Mezzogiorno, alors que ces phénomènes sont en réalité les conséquences du retard de développement des services publics (protection sociale, éducation, fonctions régaliennes, transports, etc.). Dans ce contexte, le projet du collectif de l’Ex-Opg à Naples a pour objectif de répondre aux besoins immédiats des classes populaires en matière d’accès aux droits sociaux, culturels et politiques, et de susciter des processus de participation dans le but d’engendrer des transformations sociales.

L’occupation de l’Ex-Opg de Naples et l’expérimentation d’un modèle d’action hybride

À la suite de l’occupation de l’Ex-Opg dont nous avons fait état dans notre introduction, les militant·e·s organisèrent des activités de rénovation des lieux, qui avaient été abandonnés pendant plusieurs années et étaient envahis par la végétation et les déchets. Après avoir occupé l’Ex-Opg, le groupe fut menacé d’expulsion, du fait de l’occupation illégale des bâtiments (Pietron, 2021 : 202), cette structure étant toujours considérée comme un Opg en fonction[20]. Le 3 octobre 2015, une assemblée citoyenne fut organisée au sein de l’Ex-Opg dans le but de présenter le projet collaboratif aux habitants du quartier et rassembla environ 300 participant·e·s[21]. Aussi, un document qui fut présenté à la municipalité de Naples par le collectif de l’Ex-Opg dans le but d’obtenir le statut de bien commun[22] mentionne la volonté de :

  • […] sortir [l’Ex-Opg] de l’abandon, le remettre en état, le restituer à la ville et au quartier […], afin d’en faire avant tout un lieu de rencontre et de vitalité qui dépasse les logiques habituelles du profit. Nous voulons que d’un lieu de souffrance, l’Ex-Opg soit transformé en un bien commun, un espace pour promouvoir le respect des droits fondamentaux des individus ;

  • lancer des parcours de mobilisation […] pour développer notre participation politique et construire ensemble des propositions concrètes

Ex-Opg Je so’ pazzo, 2018b : 3

La rénovation de l’Ex-Opg donna naissance à des espaces de loisir et de culture comme un terrain de football, une salle de gym, un mur d’escalade, un théâtre, ainsi qu’à des salles accueillant les activités politiques et sociales du collectif. Dans ces nouveaux espaces, les participant·e·s organisèrent des pratiques de secours mutuel visant à apporter une réponse aux besoins des habitant·e·s.

Sur le plan social, le projet de l’Ex-Opg a donné naissance à des sportelli, c’est-à-dire à différents guichets au sein desquels les participant·e·s informent les citoyen·ne·s (italiens ou étrangers) au regard de leurs droits et des procédures administratives leur permettant d’y accéder. Par exemple, les militant·e·s ont créé un « ambulatoire populaire » en novembre 2015. Il est composé de différents cabinets dans lesquels des professionnels de santé et des étudiant·e·s en médecine accompagnent les habitant·e·s dans le cadre de leurs démarches d’accès au système de santé italien[23]. Les médecins bénévoles prodiguent également certains soins et examens gratuitement aux personnes qui expérimentent des difficultés d’accès au système de santé italien. L’ambulatoire populaire s’est notamment doté d’un appareil permettant d’effectuer des échographies à travers une campagne de crowdfunding.

Aussi, le 1er mai 2015, jour de la fête des Travailleurs, les militant·e·s inaugurèrent la Chambre populaire du travail de l’Ex-Opg en s’inspirant des premières expériences syndicales (Ex-Opg Je so’ pazzo, 2018a : 26) qui émergèrent dans la seconde moitié du xixe siècle en Italie (Foro, 2020 : 307). Des avocat·e·s bénévoles spécialisé·e·s dans les problématiques liées aux violations du Code du travail, assisté·e·s par des militant·e·s de l’Ex-Opg, procurent un accompagnement juridique gratuit aux travailleur·euse·s en situation de précarité et de vulnérabilité, ce qui leur permet d’entreprendre gratuitement des démarches en justice contre leur employeur, notamment lors des cas fréquents de travail non déclaré et de violation de la loi en matière de rémunération (I2 ; I3). Le Manuel du mutualisme publié par le collectif de l’Ex-Opg en 2018 mentionne 116 travailleurs assistés dans leurs démarches. Les actions de la Chambre populaire du travail auraient abouti à la restitution totale de 44 100 € aux travailleurs (Ex-Opg Je so’ pazzo, 2018a : 33).

En ce qui concerne l’accompagnement psychosocial et administratif des migrant·e·s, le Mouvement migrants et réfugiés de Naples est né à l’Ex-Opg dans le but de permettre aux primo-arrivants de comprendre leurs droits et d’être accompagnés dans leurs démarches de régularisation et d’insertion professionnelle (I4). Des cours de langue italienne sont offerts au sein de l’Ex-Opg afin de favoriser l’insertion sociale des habitant·e·s d’origine étrangère. Les activités sociales de l’Ex-Opg concernent également l’aide aux sans domicile fixe ainsi que la défense des droits des personnes incarcérées. Enfin, depuis que la pandémie de COVID-19 s’est diffusée en Italie en 2020, un dispositif de distribution de denrées alimentaires s’est développé afin de venir en aide aux familles des classes populaires (Pietron, 2021). Ce dispositif est toujours actif du fait de la persistance des conséquences économiques de la pandémie.

Sur le plan culturel, les activités proposées à l’Ex-Opg sont conçues comme un moyen de favoriser l’accès des habitant·e·s aux productions artistiques dans un contexte où les acteurs du champ culturel imposent des tarifs parfois prohibitifs (I5). Ainsi, afin de permettre aux groupes sociaux dont les ressources économiques sont limitées d’accéder à des événements culturels, le collectif de l’Ex-Opg organise notamment des concerts, des rencontres littéraires et des représentations théâtrales. Les pratiques culturelles de l’Ex-Opg visent à permettre un accès gratuit et non sélectif aux pratiques artistiques. Les acteur·rice·s étudié·e·s font également état d’ateliers de photographie, de video mapping, de peinture, d’écriture ou de dessin, de cours de danse, d’arts du cirque et de langues, de visites guidées de la ville, de projections de films et de présentations de livres (Ex-Opg Je so’ pazzo, 2018b).

Enfin, sur le plan politique, les différentes activités sociales et culturelles de l’Ex-Opg engendrent des actions démonstratives (Bosi et Zamponi, 2019 : 22) visant à interpeller les pouvoirs publics sur les difficultés d’accès aux droits fondamentaux expérimentées par les habitant·e·s du Mezzogiorno. Dans le domaine de la culture, les militant·e·s organisent notamment des manifestations contre la gestion privée des sites touristiques et culturels, ce qui leur permet d’articuler défense des droits sociaux et revendications concernant l’accès des classes populaires aux oeuvres artistiques et au patrimoine archéologique de la ville. Dans le cadre d’une campagne de mobilisation contre le travail au noir, les militant·e·s ont dénoncé la gestion privée d’un site archéologique parmi les plus importants du centre historique de Naples, appelé Napoli Sotterranea. Les acteur·rice·s interrogé·e·s affirment qu’il génère d’importants profits, c’est pourquoi ils et elles en revendiquent la gestion publique, afin que ces ressources économiques puissent bénéficier à tous les habitant·e·s de la ville dans le cadre de politiques de redistribution (I2 ; I3 ; I6). Le collectif de l’Ex-Opg donne également vie à des pratiques de « contrôle populaire », défini comme une forme de surveillance citoyenne visant à repérer les violations des normes légales et à les signaler aux institutions publiques (Ex-Opg Je so’ pazzo, 2018a : 43 et 2018b : 32).

Le modèle d’action de l’Ex-Opg s’adresse donc en particulier aux classes populaires (Pietron 2021), qui représentent une large part de la société dominée, « exploitée », dont les intérêts sociaux ne sont pas représentés au sein de la sphère politique institutionnelle (Clash City Workers, 2014 : 14 et 64). Le mutualisme est conçu par les acteur·rice·s interrogé·e·s comme une approche réciprocitaire de la solidarité, qui s’inscrit dans la continuité des expériences liées au mouvement ouvrier, c’est-à-dire dans une logique d’émancipation fondée sur la doctrine socialiste. Ce modèle repose non seulement sur des pratiques de solidarité, mais aussi sur la critique des rapports de domination et sur la volonté de subvertir l’ordre social (Gide et Rist, 1913 ; Laclau, 2015 ; Hayat, 2016). L’objectif du collectif de l’Ex-Opg est donc d’engendrer des dynamiques de participation citoyenne et « populaire » afin de produire des transformations sociales.

Le 1er juin 2016, l’administration municipale reconnut juridiquement la légitimité de la gestion de l’Ex-Opg par le collectif qui l’avait occupé (Celati, 2020 : 93), ce qui eut pour conséquence l’officialisation de la valeur sociale des activités organisées par les citoyen·ne·s dans ces lieux et les protégea face au risque d’expulsion. Le maire de gauche Luigi De Magistris, ancien magistrat antimafia, souhaitait diffuser l’idée d’un « laboratoire politique à Naples » en encourageant notamment la gestion des espaces publics par la société civile (Rostelli, 2011 ; I1). À travers une série de décisions juridiques qui furent adoptées entre 2011 et 2017 par l’administration municipale, la situation de nombreux espaces occupés par des collectifs politiques ou artistiques à Naples fut progressivement légalisée (Ranocchiari et Mager, 2019 : 6-7 ; Pietron 2021).

La naissance de l’organisation politique Potere al popolo ! et l’action sociale partisane

Le 13 novembre 2017, dans le cadre d’une assemblée de la Maison du peuple, les membres de l’Ex-Opg de Naples décidèrent de donner naissance à une organisation politique dans le but de permettre l’autoreprésentation des « classes populaires » aux élections parlementaires de 2018. Le jour suivant, ils lancèrent un appel sur les réseaux sociaux en s’identifiant aux étudiants, aux travailleurs et aux chômeurs, mais aussi aux habitants du sud de l’Italie. En s’appuyant sur son réseau national d’activistes, le collectif napolitain convoqua une assemblée nationale à Rome le 18 novembre 2017 (Bartoloni, 2017 ; Prezioso, 2018), et fonda l’organisation politique Potere al popolo ! (Pouvoir au peuple !), dont la première liste électorale fut approuvée le 17 décembre 2017 (Acerbo, 2017). La stratégie du mouvement se fonde sur la création de Maisons du peuple, conçues comme les sièges locaux de l’organisation politique et visant à répliquer le modèle expérimenté à l’Ex-Opg de Naples. C’est pourquoi l’Ex-Opg devint également la première Maison du peuple de l’organisation ; le collectif publia un Manuel du mutualisme dans le but de fédérer les groupes de son réseau national au sein d’un projet commun (Pietron, 2021).

La création des Maisons du peuple est définie par les membres de Potere al popolo ! comme un moyen de lutter contre l’isolement des individus et de « faire communauté » (I6 ; I7). En d’autres termes, il s’agit de produire des espaces de « sociabilité ordinaire » (Cossart et Talpin, 2012 : 584-585) destinés aux classes populaires dans le but de renforcer le lien social et de générer un sentiment d’appartenance partisane. Au sein de la Maison du peuple de Naples, cette logique d’action sur le plan social est subordonnée aux objectifs du mouvement sur le plan politique. En effet, les rencontres entre des individus appartenant à différents groupes sociaux (étudiants, travailleurs précaires, migrants, etc.) y sont perçues comme un moyen d’engendrer des processus de socialisation politique.

Or, la construction d’un sentiment d’appartenance sociale est définie par Potere al popolo ! comme une condition indispensable afin de susciter des dynamiques de participation politique et de renforcer le pouvoir d’action du mouvement. Ces pratiques s’inscrivent donc dans une logique de « politisation de la sociabilité » (Cossart et Talpin, 2012 : 585). Si le mouvement ne parvint à obtenir qu’environ 1 % des voix aux élections parlementaires de 2018 (DAIT – Ministero dell’Interno, 2018), 32 Maisons du peuple virent le jour sur le territoire national sur une période de deux ans, ce qui contribua à la diffusion du modèle d’action de l’Ex-Opg (Potere al popolo !, 2020).

La Maison du peuple de Naples s’inscrit dans la continuité du modèle expérimenté par le collectif de l’Ex-Opg, lequel précéda la création de l’organisation politique. Cette similitude se fonde sur la gratuité d’accès aux dispositifs alternatifs produits par les militant·e·s et sur l’absence de logique lucrative[24]. Aussi, les processus décisionnels ont lieu au sein d’assemblées définies comme « horizontales et circulaires » (I1), chaque participant·e y étant invité·e à s’exprimer[25]. Enfin, son modèle d’action s’inscrit dans une approche socialiste de l’action sociale qui n’est pas conçue comme une fin en soi, mais dont l’objectif est de permettre aux classes populaires d’agir collectivement pour défendre leurs intérêts. La Maison du peuple de Naples affirme que son modèle d’action est une « boîte à outils subversive pour recommencer à s’organiser, à reconstruire la solidarité, à tisser des liens et à s’améliorer dans la pratique et dans l’autocritique constante. Pour expérimenter et conquérir, ensemble, une démocratie réelle » (Ex-Opg Je so’ pazzo, 2018a : 8). L’objectif revendiqué est de renforcer le « protagonisme populaire » (Ex-Opg Je so’ pazzo, 2018a : 14), afin de permettre l’« émancipation » des groupes sociaux dominés, ce qui ne semble pas différer des objectifs précédemment revendiqués par le Centre social occupé et autogéré.

Toutefois, la création de Potere al popolo ! a conduit à une réévaluation des priorités d’action du collectif, qui se sont en partie déplacées de la sphère sociale vers la sphère politique institutionnelle. En d’autres termes, les ressources du mouvement sont désormais mobilisées afin de satisfaire également les objectifs de l’organisation sur le plan électoral. Les militants y consacrent donc une partie importante de leur temps, au détriment d’autres actions sur le plan social ou culturel. La création de l’organisation politique Potere al popolo ! induit une évolution concernant le modèle d’action expérimenté à l’Ex-Opg, qui se définit désormais comme une forme d’action sociale partisane. Après avoir décrit le projet collaboratif à l’Ex-Opg et sa continuité au sein de la Maison du peuple de Naples, nous allons désormais analyser ses effets concernant les processus de reconstruction de la citoyenneté culturelle.

La relation entre action sociale partisane, subjectivation et citoyenneté culturelle à Naples

D’une part, les pratiques de secours mutuel possèdent une dimension performative (Pleyers, 2016), car elles engendrent des effets concrets et immédiats, même si ceux-ci sont proportionnels aux ressources du mouvement et sont donc limités. En permettant à une partie de la population d’accéder gratuitement à des services non marchands, l’action sociale partisane de Potere al popolo ! dans le contexte napolitain contribue à transformer l’expérience vécue par les habitant·e·s. D’autre part, en articulant action sociale et action politique, les militant·e·s de la Maison du peuple déconstruisent les représentations culturalistes et stigmatisantes au sujet des citoyen·ne·s du Mezzogiorno. En effet, les acteur·rice·s interrogé·e·s affirment que l’action sociale partisane vise à révéler la responsabilité des institutions à l’égard des inégalités territoriales en Italie. Le témoignage d’Armando, jeune militant de la Maison du peuple, démontre que le modèle d’action de Potere al popolo ! est perçu par les militant·e·s impliqué·e·s comme un moyen de résister en sortant de la résignation et de l’isolement :

Les gens ne sont pas stupides, donc par esprit de préservation, de survie, qui reste ici [dans le Mezzogiorno] ? T’as vu le taux de jeunes ? […] Dans certaines périphéries de cette région et de l’Italie du Sud en particulier, il y a un taux de dépeuplement, de… de… comment on dit ? D’émigration qui est… monstrueux ! Effrayant ! Les gens, pour survivre, ils s’en vont. Tu dois leur donner les outils pour comprendre que, pour rester, parce que ça, c’est ta terre, tu dois la défendre bec et ongles […], parce que c’est pas toi qui t’enfuis, t’es chassé de chez toi ! Et toi, tu dois prendre les moyens pour t’organiser, résister, contre-attaquer et rester ici.

I1

Cet extrait traduit la volonté de démontrer que les inégalités territoriales en Italie sont le résultat de choix politiques, et non la conséquence de caractéristiques culturelles. Potere al popolo ! tente en effet de diffuser l’idée que si un groupe de militant·e·s peut répondre gratuitement aux besoins des habitant·e·s à l’échelle locale, et ce, presque sans ressources économiques, les institutions publiques devraient pouvoir réduire les inégalités sociales et garantir l’accès des citoyen·ne·s aux droits fondamentaux (I6). En résistant à la tentation d’émigrer et en expérimentant un modèle de protection sociale non marchand et autogéré, Potere al popolo ! tente ainsi de déconstruire l’exo-définition stigmatisante de l’identité napolitaine et méridionale. Les pratiques d’action sociale partisane comportent donc une importante charge symbolique et performative sur le plan de la citoyenneté culturelle. En outre, le programme politique de Potere al popolo ! accorde une importance particulière à la redistribution des richesses produites dans le but d’améliorer les conditions de vie des classes populaires ainsi qu’à la résolution des inégalités territoriales entre les régions du Nord et du Sud (Di Rienzo et Prinzi, 2018). Cet aspect de l’action sociale partisane pourrait permettre de renforcer le pouvoir subjectivant du modèle de Potere al popolo ! en créant des alternatives politiques au modèle économique néolibéral en Italie, qui contribue à renforcer les inégalités sociales, notamment dans le Mezzogiorno.

L’action sociale partisane au sein de la Maison du peuple de Naples permet donc de lutter contre la naturalisation de la question méridionale, qui contribue à dépolitiser et à déconflictualiser les rapports sociaux en Italie du Sud et peut ainsi renforcer les processus de désubjectivation. En articulant les pratiques de secours mutuel, les formes variées de protestation et la représentation des classes populaires du Sud au sein du système politique, le modèle étudié vise à révéler le pouvoir d’agir collectif des habitant·e·s de Naples et possède donc un potentiel en matière de subjectivation. C’est pourquoi l’action sociale partisane peut engendrer des processus d’émancipation individuelle et collective. Ce modèle d’action a pour but de redéfinir l’identité collective des classes populaires méridionales et de contraster les phénomènes d’ethnicisation. Si cet objectif n’est pas explicitement formulé par les membres de la Maison du peuple de Naples et que Potere al popolo ! ne constitue pas un mouvement culturel au sens tourainien, il n’en demeure pas moins que l’action sociale partisane à Naples induit des effets en matière de reconstruction de la citoyenneté culturelle. Cet aspect ne caractérise pas l’enjeu majeur du conflit au sein duquel s’inscrit Potere al popolo !, mais s’articule avec les dimensions sociale et politique du mouvement.

Nous avons toutefois décelé des limites au modèle d’action étudié. D’une part, la majeure partie des participant·e·s rencontré·e·s au sein de la Maison du peuple de Naples sont des jeunes issu·e·s des classes moyennes. Ils ou elles disposent souvent d’un capital culturel important et possèdent un niveau de diplôme particulièrement élevé dans le contexte napolitain. Ainsi, les acteur·rice·s étudié·e·s appartiennent en grande partie à la bourgeoisie culturelle (Bourdieu, 1979), même lorsqu’ils ou elles expérimentent la précarité. Cela signale une disponibilité biographique liée à leur âge et à leur condition sociale qui facilite leur participation aux pratiques de Potere al popolo !. En revanche, les entretiens et les conversations avec certain·e·s informateur·rice·s ont révélé une faible présence des classes populaires napolitaines au sein du collectif de la Maison du peuple. Les militant·e·s se heurtent à des difficultés en raison de la perception de l’action sociale partisane qu’entretient le public visé, car la logique émancipatrice de ce modèle n’est pas toujours comprise par les bénéficiaires (I9). C’est pourquoi les pratiques organisées n’impliquent pas nécessairement l’émergence de rapports de solidarité réciproque, ni l’adhésion au projet politique de Potere al popolo !.

Cette problématique constitue une limite majeure du modèle étudié en matière de subjectivation et de reconstruction de la citoyenneté culturelle. En effet, lorsqu’elle est comprise par le public visé comme une forme de bienfaisance qui n’implique pas la volonté de susciter des transformations sociales, l’action sociale partisane ne participe pas au processus de déconstruction des représentations ethnicisantes concernant les habitants du sud de l’Italie. En d’autres termes, la perception du modèle d’action de Potere al popolo ! comme une forme d’assistance maintient le public visé dans un rapport de dépendance par rapport au mouvement, alors que ce dernier entend subvertir les rapports sociaux de domination. La capacité des habitant·e·s de Naples à redéfinir leur identité culturelle dépend donc de la possibilité d’envisager la question méridionale comme un conflit social au sein duquel ils et elles sont en mesure de défendre leurs intérêts collectifs, et non comme une situation inévitable, voire naturelle, dérivant de leurs caractéristiques culturelles.

Enfin, les données recueillies à travers nos entretiens et nos observations participantes dévoilent que les processus décisionnels au sein de la Maison du peuple de Naples sont contrôlés par les leaders de l’organisation politique, ce qui entre en contradiction avec le principe de démocratie directe revendiqué par les acteurs·rice·s impliqué·e·s (I4 ; I8). En plus de limiter le pouvoir d’agir des individus au sein du groupe, cela engendre souvent une perte de sens de l’engagement qui renforce les processus de désubjectivation. Nous avons par ailleurs constaté que ces dynamiques internes ont suscité de nombreuses défections au sein de la Maison du peuple de Naples depuis la naissance de l’organisation Potere al popolo ! (Pietron, 2023).

Conclusion

Après avoir fait état du contexte napolitain, nous avons présenté le cas d’étude de l’Ex-Opg ainsi que le projet politique de Potere al popolo ! en Italie, lequel repose sur un modèle d’action sociale partisane impliquant l’organisation de pratiques culturelles, sociales et politiques visant à répondre aux besoins des habitant·e·s en matière d’accès aux droits fondamentaux et à susciter des dynamiques de participation. En nous appuyant sur la théorie actionnaliste, nous avons démontré que ce modèle d’action sociale partisane possède un potentiel de subjectivation sur le plan collectif en raison de son caractère performatif. La production de services gratuits et autogérés donne vie à une contre-définition de l’identité napolitaine et méridionale permettant de lutter contre les processus d’ethnicisation des habitant·e·s du Sud.

Toutefois, la Maison du peuple de Naples ne se révèle pas comme un véritable espace de sociabilité ordinaire des classes populaires, ce qui limite les processus de redéfinition de leur identité culturelle, bien qu’elles soient définies par Potere al popolo ! comme la cible principale de son modèle d’action. La nécessité d’une disponibilité biographique des participant·e·s n’est pas toujours perçue comme une difficulté majeure par les militant·e·s, qui sont majoritairement issu·e·s des classes moyennes, même s’ils et elles se définissent parfois comme des « prolétaires » (I6). Cela traduit une forme d’incompréhension de la réalité vécue par les classes populaires et limite le potentiel d’action de l’acteur collectif étudié. Aussi, les dynamiques internes tendent parfois vers le contrôle social et entravent les processus de subjectivation sur le plan individuel, ce qui constitue une limite majeure du modèle au centre de notre analyse.

Enfin, à travers le cas d’étude de la Maison du peuple de Naples, nous avons déconstruit les interprétations culturalistes de la question méridionale sur lesquelles reposent les discours ethnicisants concernant les citoyen·ne·s du sud de l’Italie. La situation socioéconomique du Mezzogiorno résulte moins des caractéristiques culturelles des habitant·e·s que de choix politiques, à l’échelle nationale tout particulièrement. Une analyse pertinente des inégalités territoriales en Italie ne peut donc se fonder uniquement sur l’étude des caractéristiques culturelles du contexte méridional, au risque de produire une analyse biaisée, qui entretient les représentations stigmatisantes relatives aux citoyen·ne·s du Sud. Il apparaît ainsi nécessaire d’étudier la dualisation de la société italienne en problématisant la question méridionale non pas comme un retard de développement du Sud, mais plutôt comme un retard de développement de l’État italien dans les régions du Sud.