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Introduction

La littérature spécialisée (Bustos et Castrillo, 2020 ; Paquette, 2020 ; Bustos et al., 2021) nous enseigne que le Chili possède une riche tradition d’amélioration de ses quartiers vulnérables, que ce soit par des programmes publics ou l’intervention de groupes sociaux organisés (Brakarz, 2002 ; Link et al., 2017). Bien entendu, ce parcours n’est pas à l’abri des critiques (Rodríguez et Sugranyes, 2005 ; Fuster-Farfán, 2016 ; Fuster-Farfán, Ruiz et Henry, 2023). Cependant, les initiatives, qui étaient autrefois axées sur l’offre de services urbains essentiels et l’amélioration des logements, se sont complexifiées et mettent désormais fortement l’accent sur la participation citoyenne et la coproduction de projets avec la population (Bazzaco et Sepúlveda, 2010 ; Ulriksen, 2019 ; Campos et Dupré, 2021) – aspects qui, il faut le dire, ne sont guère passés inaperçus et ont également été abordés de manière réflexive et critique dans la littérature (Orellana, 2016 ; Biskupovic et Stamm, 2021). Dans ce contexte, l’emploi d’outils culturels et artistiques est devenu de plus en plus important. On considère en effet ces outils comme des déclencheurs de participation et des vecteurs d’intégration sociale (Campos et Paquette, 2021). Toutefois, ce constat ne repose pas nécessairement sur des preuves empiriques détaillées (Aubán et Campos, 2023).

L’étude de cas à l’origine de la présente analyse est celui du Musée à ciel ouvert de San Miguel (MACASAM). Situé dans la commune de San Miguel, dans la villa du même nom, au sud de la ville de Santiago, ce musée rassemble soixante-quatre oeuvres murales de grande envergure[1]. Les peintures occupent dans l’espace public une surface de plus de 6000 m2, et les plus anciennes datent de 2010. Le présent travail a été élaboré à partir du matériel recueilli dans le cadre d’une recherche antérieure conduite par l’un des auteurs, Fernando Ossandón, en 2019, et dont l’objectif était d’évaluer et de comprendre l’impact du MACASAM chez les habitant·e·s et les leaders communautaires du quartier ainsi que chez les touristes, les passant·e·s et les artistes ayant participé à sa conception. Pour notre étude, nous avons effectué trente-cinq entretiens individuels, six entrevues collectives, trois accompagnements à des visites guidées d’étudiant·e·s, une cartographie des investissements réalisés durant cette période et une autre faisant l’inventaire des oeuvres murales ayant été conservées, effacées, restaurées ou remplacées depuis les débuts du projet[2].

La villa San Miguel s’est constituée dans les années soixante avec l’arrivée de membres de la classe ouvrière travaillant dans des usines situées à proximité, comme Madeco et Mademsa. En 2009, deux habitants du quartier fondent le Centre culturel Mixart, une organisation ayant pour ambition de freiner le processus de détérioration du quartier grâce à la mise en place d’un musée à ciel ouvert. En avril 2010, ils déposaient leur projet au Fonds national des arts, qui l’a approuvé en juillet de la même année. C’est donc au mois de septembre 2010 que les activités ont commencé avec une première peinture murale des artistes locaux Peña, Jano, Basti, Gesak, Hoze, Pobre Pablo et Ecos, consacrée au groupe musical chilien Los Prisioneros (nous y reviendrons). Dès l’année suivante, on assistait à la première intervention réalisée par des artistes provenant de l’extérieur du Chili : Seth (France) et Roa (Belgique).

Dans le cadre de notre recherche, nous souhaitions comprendre la logique des actes posés dans l’espace urbain, les façons dont on intervient dans les communautés, les formes de sociabilité dans le quartier, ainsi que la valeur, le sens qu’on accorde à l’environnement construit. Cet article comporte donc quatre sections. Dans la première, nous expliquons les éléments théoriques sur lesquels notre étude repose. Dans la seconde, nous présentons des éléments d’information sur la création et le fonctionnement du MACASAM. Dans la troisième, nous analysons l’intervention du MACASAM en fonction des clés analytiques proposées, en mettant en évidence son caractère d’inclusion expansive qui a altéré l’ordre sensible du quartier et qui a favorisé de nouvelles dynamiques interactionnelles et de reconnaissance symbolique (Honneth, 1997 ; Gandler, 2012). Finalement, dans la quatrième section, nous présentons les conclusions de notre étude.

Clés analytiques pour aborder une expérience susceptible de passer inaperçue

Comment traiter d’une expérience artistique déjà normalisée dans l’imaginaire des habitant·e·s de la ville de Santiago ? En effet, le muralisme est chose courante dans les quartiers défavorisés du Chili contemporain (Pinochet, 2009). Cependant, il s’avère pertinent de se demander quels en sont les enjeux du point de vue politique, et particulièrement dans le cadre du débat entourant les nouvelles formes de composition de la citoyenneté[3]. Pour mener à bien cette tâche, nous nous inspirons principalement de deux sources : la problématisation que fait Saskia Sassen (2002, 2003 et 2004) de la notion de citoyenneté et celle « d’actes de citoyenneté » élaborée dans le champ des études culturelles de la migration.

Selon Sassen, la citoyenneté se définit d’abord comme une « relation légale entre l’individu et la communauté politique » (Sassen, 2003 : 60)[4]. Bien que cet énoncé puisse sembler banal, il revêt un certain intérêt si l’on considère que son autrice reconnaît que la relation en question ne se limite pas simplement à un régime juridique, mais renvoie à un tissu d’éléments variés qui interagissent les uns avec les autres par le biais de mécanismes formels d’articulation de la citoyenneté, par exemple le régime juridique et les institutions issues de l’État-providence, de même qu’à travers d’autres entités particulièrement importantes, comme la ville et l’espace urbain.

Considérant l’aspect dynamique de ces entités, il faut éviter, selon l’autrice, d’envisager l’évolution de la citoyenneté comme un processus linéaire et progressif. À son avis, les transformations qui se sont produites au cours des derniers siècles sont des processus discontinus, par le truchement desquels s’est mis en place le régime politique et institutionnel, et ont émergé de nouvelles individualités ainsi que de nouvelles expressions subjectives. Sassen utilise la notion d’« extension du processus d’inclusion » (2003 : 64) pour désigner l’émergence de ces nouveaux sujets de droit. Ces processus, par ailleurs, suivent des trajectoires multiples.

En ce sens, l’autrice défend l’idée selon laquelle, dans le contexte contemporain, les villes globales « doivent être considérées comme des espaces productifs pour des politiques et des pratiques informelles ou qui ne sont pas pleinement reconnues en tant que telles » (Sassen, 2002 : 4)[5]. À son avis, l’environnement des villes globales est particulièrement sensible à la reconfiguration des pratiques des droits de citoyenneté puisqu’en leur sein même, « des éléments dynamiques se manifestent qui révèlent les possibilités émergentes d’une politique d’appartenance à la fois localisée et transnationale » (Sassen, 2002 : 4).

Précisément, selon Sassen, les dynamiques du capitalisme contemporain ont des conséquences déstabilisantes sur la citoyenneté et sur l’appartenance nationale. Cependant, ces dernières suscitent les conditions qui permettent l’avènement de nouveaux espaces d’action politique. Cela signifie que les nouvelles caractéristiques et les nouvelles composantes de la citoyenneté émergent d’éléments changeants de l’environnement politique, mais également de l’environnement urbain. C’est en effet de celui-ci que surgissent « les pratiques informelles et les sujets qui ne sont pas pleinement reconnus en tant que tels » (Sassen, 2003 : 59), c’est-à-dire de nouveaux sujets qui s’érigent contre les positions dominantes et contre les pratiques plus classiques des répertoires d’action.

En nous inspirant de Isin et Nielsen (2008), nous pouvons envisager la fondation et la mise en oeuvre du MACASAM comme un « acte de citoyenneté » dans la mesure où ce concept renvoie non seulement à la consécration ou à la transformation d’un statut légal, mais aussi à des actes pratiques qui rompent avec les modèles sociaux et historiques d’organisation de l’inégalité. Ainsi, ces actes permettent l’émergence de nouveaux sujets, particulièrement grâce à l’utilisation d’éléments créatifs. Ils correspondent à des actions qui « interrompent l’habitus, qui suscitent de nouvelles possibilités, qui revendiquent des droits et qui imposent des obligations en employant un ton chargé d’émotions » (Isin et Nielsen, 2008 : 10)[6].

De leur côté, Vrasti et Dayal (2016) affirment que la notion d’« actes de citoyenneté » permet de faire évoluer la réflexion sur la citoyenneté par-delà l’appartenance présumée à la communauté imaginée de la nation, vers des formes d’appartenance ancrées dans les communautés de proximité. La proximité spatiale joue un rôle central, dans la mesure où elle désamorce les formes d’hégémonie déployées par l’État sur les territoires et ouvre la voie à l’autonomie des acteur·rice·s.

Vrasti et Dayal présentent un exemple pertinent de la notion d’actes de citoyenneté dans le cadre de leur analyse d’une intervention artistique réalisée à l’extérieur de l’espace d’exposition de la Biennale de sculpture de Berlin. À leur sens, cette intervention a suscité l’émergence d’un espace-temps transitoire d’hospitalité et de solidarité entre personnes résidentes et étrangères grâce à la transformation d’éléments tels que le statut légal, la blancheur, la masculinité et le privilège de classe, ce qui a généré un espace fugace de démocratie radicale. De plus – et ceci est un élément central de notre argumentation –, Vrasti et Dayal déplacent la réflexion et examinent le lien étroit qui existe entre la ville et la citoyenneté, à partir de la compréhension des dimensions expérientielle et relationnelle du lieu.

Cet exemple est utile pour notre réflexion entourant la formation de collectifs qui ne se réclament pas d’un statut légal commun, mais qui se construisent plutôt dans des espaces de proximité physique. Ce type d’expressions favorise les processus de négociation avec les récits et les identités hégémoniques, tout cela à partir de l’élargissement du spectre de possibilités d’expression et de communication auquel l’art dans les espaces publics donne lieu.

Le travail de Knauer (2008) sur les immigrant·e·s d’origine cubaine à New York illustre bien l’importance de la référence à l’espace et au lieu dans ce type d’actes. Bien que sa position soit quelque peu différente de la nôtre, l’autrice relève tout de même l’importance d’une « géographie imaginaire » chez cette population. Elle parvient ainsi à montrer le processus par le biais duquel les lieux significatifs se composent, des lieux au milieu de la ville cosmopolite pour lesquels on se sent une appartenance. Son texte est centré sur l’usage fréquent d’un espace particulier à Central Park dont « le caractère public est important pour la politique de reconnaissance et de visibilité dont ces immigrant·e·s se réclament » (Knauer, 2008 : 1259). Selon Knauer, bien que les activités qui conviennent à la communauté afro-cubaine de Central Park ne soient guère pourvues d’une connotation politique explicite, elles posent tout de même un défi au « régime de visibilité », et les membres de la communauté sont projetés dans un ensemble plus vaste de luttes pour la reconnaissance.

En utilisant une approche similaire et en contribuant aux études culturelles avec un regard spatial, Rapošová (2019) explore de quelle manière les festivals configurent des formes d’activisme culturel cherchant à rendre manifeste la présence de migrant·e·s et à altérer les frontières symboliques qui les empêchent de devenir des membres légitimes de la société.

La bibliographie consultée jusqu’à maintenant nous invite à examiner diverses démarches par lesquelles les espaces urbains sont transformés et réinventés selon les désirs et les aspirations des personnes qui les habitent ou qui en font usage. Ces manières d’agir concernent les façons d’habiter et de cohabiter, mais elles touchent aussi les modes par lesquels sont reconnues ou non les différences qui structurent l’espace social, différences qui habituellement apparaissent comme un défi pour la cohabitation. Il nous semble que le cas du MACASAM permet d’illustrer plusieurs de ces éléments.

L’origine de l’initiative du MACASAM

Le projet de fonder un musée à ciel ouvert à la villa San Miguel a surgi de conversations entre deux habitants de ce quartier, Roberto Hernández et David Villarroel. Ceux-ci cherchaient une manière créative et efficace de réagir à trois situations qu’il leur semblait impossible d’ignorer : a) l’évidente détérioration matérielle des édifices et des espaces publics de la población de San Miguel, rebaptisée villa San Miguel par l’ordre établi[7] ; b) la détérioration croissante de la qualité et de l’intensité du vivre-ensemble des habitants du quartier, aujourd’hui très éloigné de celui de leurs souvenirs d’enfance ; et c) la présence grandissante de tours de logements privées qui cernent le territoire et qui sont destinées à des franges de la classe moyenne provenant d’autres communes et quartiers de la ville de Santiago. Ces édifices menaçaient littéralement de détruire le quartier et d’en déplacer la population vers des destinations incertaines et inconnues, tout comme cela s’était déjà produit dans diverses poblaciones de la ville (Ossandón, Jara et Poblete, 2019). Pour les membres des familles originaires de la población qui décident de rester, c’est la « grammaire de la dignité » qui prévaut. Nicolás Angelcos rappelle que la grammaire de la dignité revendique le droit à la ville pour les habitant·e·s contre les divers types d’exclusion qui ont marqué leur expérience sociale urbaine (Angelcos, 2021 : 11).

Le récit que nous construisons dans les lignes suivantes porte sur les origines du Musée. Il est fondé sur le témoignage de ses créateurs qui se trouve systématisé dans le livre Museo a cielo abierto en San Miguel, coécrit avec Jorge Soto (Soto, Hernández et Villarroel, 2012 : 20-23). Concrètement, la volonté d’amorcer un projet artistique dans la villa San Miguel s’est traduite par la réalisation d’oeuvres peintes sur les murs aveugles des immeubles résidentiels. Ces oeuvres « devraient être le reflet du Chili dans son entièreté, c’est-à-dire de sa géographie, de son histoire, de ses personnages, de son folklore, de même que du présent, du passé et de l’avenir de la population ». L’initiative du Musée à ciel ouvert a non seulement été fondamentale pour le déroulement du projet en soi, mais elle marque également le commencement d’un véritable exercice de citoyenneté qui, avec le temps, s’exprimera de plus en plus clairement.

Avec la stratégie d’incorporer l’art urbain aux murs aveugles des édifices de la población, ces deux résidents du quartier entendaient réaliser un rêve et se donner un projet de vie concret ; l’étape suivante n’était pas simple du tout, puisqu’il fallait encore mettre cette stratégie à l’oeuvre. Afin de rendre cette initiative viable, ils ont entrepris diverses actions. En premier lieu, ils ont conçu l’entité juridiquement adéquate qui leur permettrait d’agir dans tous les espaces selon les formalités nécessaires. C’est ce qui a mené à la création du Centre culturel Mixart. En second lieu, ils ont sollicité le conseil de quartier (la Junta de Vecinos n° 19). Le conseil a accepté le projet et lui a offert son appui, et ce, malgré les doutes qu’il suscitait. En effet, le recours à l’art de rue était vu comme un élément susceptible de stigmatiser le quartier parce que les endroits où l’on trouve ce type de peintures murales sont généralement perçus comme étant politisés, dissidents et marginaux[8]. En troisième lieu, ils sont entrés en contact avec les divers organismes communautaires du quartier, dont certains étaient actifs depuis de nombreuses années tandis que d’autres étaient paralysés par la détérioration du vivre-ensemble et l’abandon des autorités.

Dans le cadre d’une lecture qui permet d’interpréter les actes posés à San Miguel en tant que promotion des nouvelles formes de citoyenneté, l’établissement d’alliances avec divers acteur·rice·s provenant, d’une part, du monde des arts et, d’autre part, des pouvoirs publics a constitué un autre facteur central du projet. Pour ce qui est du premier, on doit souligner l’intégration au MACASAM de l’artiste de rue de renom Alejandro « Mono » González[9]. En tant que directeur artistique et responsable du commissariat du Musée, fonctions indispensables au bon déroulement de ce projet, il a joué un rôle de rassembleur. Par ailleurs, l’ONG Nodo Ciudadano s’était jointe à l’équipe pendant un certain temps afin de renforcer la gestion et l’administration du Musée. Cependant, l’organisme s’est retiré du projet par la suite.

En plus de ces alliances avec le milieu artistique, l’administration du Mixart n’a pas ménagé les efforts pour obtenir le soutien des institutions municipales et étatiques. Ainsi, elle est premièrement parvenue à décrocher une commandite de la part de la Municipalité de San Miguel, dont le maire était alors Julio Palestro. Deuxièmement, en vertu de la loi des Donations culturelles en vigueur depuis 1992, l’administration du Mixart a aussi convaincu la Chambre chilienne de la construction de l’appuyer dans sa démarche en vue d’obtenir une donation privée, sans toutefois y parvenir. Finalement, elle a déposé une demande de projet aux Fondos de Cultura (Fondart) dans le cadre de l’édition spéciale de 2010, année de commémoration du bicentenaire de la République du Chili. Les Fondart, qui relèvent du Conseil national de la culture et des arts (devenu le ministère de la Culture, des Arts et du Patrimoine), accorderont finalement un soutien d’une valeur de 73 millions de pesos, soit approximativement 91 000 dollars américains d’aujourd’hui.

Parmi les activités prévues dans le cadre de ce projet Fondart, on comptait, entre autres, la réalisation de dix peintures murales sur l’avenue Departamental, la voie la plus en vue du quartier. La localisation de ces oeuvres a été sujette à débats. En effet, quelques sceptiques préféraient qu’on les trouve plus loin à l’intérieur du quartier afin d’éviter de nuire à l’image de la villa chez les gens de passage (Ossandón, Jara et Poblete, 2019). Or, le Mixart et ses commanditaires ont justement choisi la stratégie opposée : profiter d’un maximum de visibilité pour légitimer l’existence du Musée à ciel ouvert et le faire connaître (Soto, Hernández et Villarroel, 2012).

Dans l’optique d’une action territoriale située, on doit ajouter que la proposition de solliciter des fonds publics importants en vue de consacrer les façades des édifices à l’art public n’a pas non plus reçu une adhésion unanime des membres de l’assemblée des voisin·e·s. En plus de ce que nous avons déjà mentionné sur la stigmatisation des quartiers qui accueillent l’art mural, d’autres voix critiques ont argumenté qu’il était plus pertinent de lutter pour améliorer le mobilier urbain, comme l’éclairage. Cette incompréhension initiale des bienfaits de l’art public dans le territoire allait nettement changer à la suite de la première peinture murale, intitulée Los Prisioneros[10], qui est encore aujourd’hui emblématique et représentative de l’identité du quartier (Soto, Hernández et Villarroel, 2012 : 36 ; Jara, 2019).

C’est peut-être le fait que cette peinture murale en particulier fut la première à être réalisée qui a suscité la confiance des résident·e·s et qui les dissuada de s’opposer à celles qui viendraient ultérieurement. Les protagonistes de cette oeuvre étaient des visages connus de la communauté. En effet, Los Prisioneros étaient un groupe de jeunes musiciens rebelles qui ont connu une brillante carrière après avoir grandi et vécu dans le quartier. Ils étaient ainsi perçus dans le voisinage comme étant « des leurs », et étaient parvenus à se faire une place importante sur la scène musicale malgré leur discours contestataire à l’égard du système et le fait que les médias et les stations de radio s’étaient efforcés de les ignorer.

Figure 1

Murale Los Prisioneros

Murale Los Prisioneros
Source : Catali Milla, 7 décembre 2022, villa San Miguel

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Muralisme et production de citoyenneté

Pourquoi ce projet mérite-t-il notre attention ? Bien sûr, il s’agit d’une initiative reconnue à l’échelle nationale, en raison de sa pertinence dans le monde de l’art de rue (Rodríguez-Plaza, 2017 ; Palmer, 2013). Cependant, nous considérons également qu’elle a sa place dans les discussions portant sur les nouveaux modes de composition de la citoyenneté. Dans les lignes qui suivent, nous expliquons pourquoi.

En nous inspirant des contributions de Saskia Sassen, nous pouvons envisager l’expérience du MACASAM comme celle d’une forme d’organisation locale émergente cherchant à lutter contre le problème de l’inégalité dans le cadre de la ville néolibérale (Hidalgo et Janoschka, 2014). Il faut ici comprendre que la villa San Miguel fait partie d’un ensemble de quartiers destinés à être habités par des ouvrier·ère·s et des employé·e·s. Ces quartiers ont été construits par l’État chilien durant la seconde moitié du vingtième siècle, d’abord à des fins de logement social ou public. Au cours des dernières décennies, ils ont, de manière caractéristique, été abandonnés par ce même État (Bustos et al., 2021). De façon générale, l’implantation et l’expansion de la logique néolibérale dans le contexte chilien se sont traduites par une certaine négligence en matière d’équipements collectifs et d’infrastructures urbaines. L’État a été limité à jouer un rôle passif vis-à-vis des politiques publiques en matière de logement. De plus, il n’a pas su faire face aux formes grandissantes de détérioration physique et de dégradation communautaire de ces quartiers. Il est important de signaler que ce n’est qu’en 2006 que l’État chilien a lancé un programme de politique publique destiné à améliorer les conditions de vie dans le parc de logements subventionnés actuel (Ulriksen, 2019)[11].

Les gens de San Miguel qui promouvaient le Musée à ciel ouvert le voyaient bien : les inégalités et la situation d’abandon dont souffrait la villa étaient manifestes dans le délabrement des immeubles et la détérioration générale du milieu, et dans la stigmatisation dont étaient victimes les poblaciones. Pour rappeler notre problématique de départ, nous pouvons, en nous inspirant de Isin et Nielson (2008), considérer que les résident·e·s de ce quartier se sont comporté·e·s comme de nouveaux sujets de citoyenneté « qui brisent les habitudes et qui créent de nouvelles possibilités ». D’autre part, en nous inspirant cette fois de Vrasti et Dayal (2016), nous relevons que leurs actes de citoyenneté génèrent un « sentiment d’appartenance ancré dans la proximité ».

À partir de la situation que venons d’ébaucher brièvement, il nous faut souligner que les pratiques d’articulation collective des habitant·e·s du quartier entourant l’initiative du MACASAM ne coïncident guère avec les structures générales de compréhension de la vie publique et de la citoyenneté du Chili des premières décennies du deuxième millénaire. Affronter les problèmes liés à la détérioration du quartier, à la présence de déchets et à la pression des entreprises immobilières avec le muralisme n’est pas chose commune. Dans le répertoire de l’action collective (Tilly, 2002), le muralisme constitue pour l’essentiel une stratégie de dénonciation et de communication. Or, le cas du MACASAM consiste plutôt en une stratégie : i) d’articulation collective ; ii) de resignification du quartier (ce qui suppose l’activation d’une nouvelle dynamique affective entre ses habitant·e·s) ; iii) de re-connaissance par les personnes externes au quartier, qui valorisent clairement la lutte contre la stigmatisation territoriale ; et, enfin, iv) des actes contre la détérioration du quartier et contre la pression immobilière[12] :

Pablo : Nous sommes protégé·e·s.

Alejandra : [La menace] est enfin éradiquée.

Pablo : Oui, en fait, avant l’arrivée du Musée, il y avait beaucoup de rumeurs d’expropriations d’édifices ici, dans la población [Alejandra approuve]. Ils allaient exproprier un bloc entier à partir de Panamericana, je ne sais pas, pour commencer à construire de nouveaux édifices. Alors, c’était une vraie menace. Et un des effets du Musée, des oeuvres murales, disons, c’est que, maintenant, nous sommes protégé·e·s.

Entretien avec les dirigeants de l’organisation Golpeando Puertas

En ce sens, il s’agit d’actes qui déstabilisent le caractère institutionnel traditionnel de la citoyenneté par le biais d’une intervention et d’un mode d’organisation particuliers, qui s’éloignent de la politique formelle pour faire valoir la revendication d’une meilleure qualité de vie et le refus de la stigmatisation territoriale (Wacquant, Slater et Pereira, 2014). Si on envisage ces actes sous l’angle de la production de nouvelles formes de citoyenneté, on constate qu’ils s’appuient sur certaines ressources de l’État (notamment le financement étatique des premières oeuvres murales dans le cadre d’un projet Fondart), mais également sur une utilisation relativement originale et nouvelle de celles-ci. À partir d’une initiative promue et gérée par les résident·e·s, une revalorisation des solidarités se déclenche à l’échelle du quartier. Cette dynamique entraîne à son tour la mise en oeuvre de nouveaux programmes étatiques sur le territoire de la villa. En nous inspirant à nouveau de l’analyse de Saskia Sassen, nous proposons que l’entretien et la protection de l’espace public urbain le convertissent en un lieu stratégique pour les « nouvelles formes d’action politique et de pratique sociale » (Sassen, 2003 : 129).

Mais quelles sont ces nouvelles formes d’action politique et de pratique sociale ? Qu’est-ce qui nous permet d’affirmer que le MACASAM a joué un rôle de producteur de nouvelles formes de citoyenneté ? De quelle façon cette initiative de quartier a-t-elle influencé les manières d’entrer en relation avec le territoire ?

Parmi les découvertes les plus intéressantes découlant de la recherche réalisée par Antesala, on observe d’abord que les habitant·e·s du quartier perçoivent que le MACASAM marque un avant et un après dans leur vie quotidienne. Toutefois, ces dernier·ère·s ne parlent guère d’un musée, mais bien d’un ensemble de peintures murales qui embellissent leur territoire (Ossandón, Jara et Poblete, 2019 : 11-12). Ce sont les gens qui le visitent et qui l’étudient depuis l’extérieur qui reconnaissent l’existence d’un « musée à ciel ouvert » :

Nous, les six mille personnes qui vivent ici, sommes en train de créer une nouvelle identité avec un nouveau sens de quartier.

Entretien avec un leader communautaire

Cela indique que le pouvoir de transformation du MACASAM passe moins par son statut de musée que par la matérialité perturbatrice que cette initiative implique. C’est cette matérialité qui a contribué à la redéfinition de l’imaginaire collectif à l’égard de la villa ; les gens disent que l’identification à la población s’est renforcée. Parmi les effets que les habitant·e·s soulignent, on trouve l’amélioration de l’état d’esprit dans le voisinage (Ossandón, Jara et Poblete, 2019 : 12-13), l’impression d’un resserrement des liens entre les habitant·e·s, le renforcement du sentiment d’appartenance (Ossandón, Jara et Poblete, 2019 : 28), et également, comme nous l’avons mentionné précédemment, l’éloignement de la menace destructrice des entreprises immobilières :

Ce quartier est spécial. De Panamericana jusqu’à Gauss, c’est comme un morceau de résistance. Il se passe quelque chose de très ennuyeux à San Miguel, et c’est que les entreprises de construction tuent les quartiers ; elles ont dépassé les limites.

Entretien avec un voisin

De plus, de nombreux résident·e·s affirment que l’arrivée des oeuvres murales a amélioré la cohabitation. Cela s’explique, d’abord, par le fait que l’amélioration des espaces publics a en quelque sorte redonné de la vie au quartier. En ce sens, l’art public et l’art de rue ont contribué à améliorer la cohabitation ainsi qu’à susciter des rencontres, ne serait-ce que pour prendre des décisions concernant les peintures murales[13]. Par ailleurs, dans les dernières années, l’art mural a accompagné l’émergence de nouveaux organismes communautaires et il en a réactivé d’autres qui avaient cessé de fonctionner dans la villa pour diverses raisons (Ossandón, Jara et Poblete, 2019 : 16-17).

Un autre facteur positif a été souligné par les résident·e·s : les peintures murales ont, de manière remarquable, attiré quantité de visiteur·euse·s chilien·ne·s et étranger·ère·s intéressé·e·s par cette initiative artistique singulière (Ossandón, Jara et Poblete, 2019 : 13). Plusieurs personnes interviewées rapportent qu’il y a même des groupes d’étudiant·e·s qui arrivent à la villa en autobus pour admirer les oeuvres murales. À cela, on peut ajouter la présence plus soutenue des autorités municipales, du ministère de la Culture, des Arts et du Patrimoine et des médias ainsi qu’une interaction régulière avec les artistes responsables de la réalisation des peintures murales :

[Il y a eu u]ne intervention assez intéressante sur ces endroits. Nous venions ici et, justement, nous ne connaissions pas cette commune, par exemple. C’est avec des choses comme ça qu’on apprend à sortir un peu de notre cercle, à voir autre chose et, en ce sens, qu’il y ait de l’art ici, c’est en bonne partie ce que ça encourage parce que ça attire les gens et ça les intéresse.

Entretien avec un étudiant

Ça m’enchante. C’est très joli, tu vois ? Lorsque l’on se promenait sur l’avenue Departamental, c’était rempli d’affiches, de posters et je ne sais pas combien d’autres choses. Ils les posaient, les enlevaient et les posaient à nouveau. Maintenant, au moins, on respecte ça.

Entretien avec un touriste

Eh, oui, nous les avons vues ! Elles sont très jolies, très bien faites. Lorsque tu passes, tu les vois et tu t’arrêtes pour les admirer […] ; on voit qu’ils et elles y ont mis du coeur au moment de les faire.

Entretien avec un résident

Pour ce qui est du rôle des artistes, le processus d’élaboration des oeuvres murales se voulait participatif à ses débuts avec des ateliers, des invitations à peindre (les pieds au sol, sans monter sur les échafaudages à cause du risque que cela impliquerait) :

[Au début,] tous les gens du voisinage se réunissaient, on présentait la ou les illustration(s), et ce sont les gens qui choisissaient la murale.

Entretien avec un résident

Le travail sur le terrain est considérable : visiter, parler aux gens, résoudre [les problèmes], établir des liens entre les artistes et les voisin·e·s, insister.

Entretien avec un leader communautaire

Cependant, l’inertie, l’enfermement des familles dans leurs logements durant la semaine ainsi que les clôtures qui bloquent le libre accès aux édifices ont empêché la poursuite des réunions collectives.

De leur côté, les artistes interviewé·e·s témoignent du fait que les résident·e·s les remercient avec de l’eau, des repas ou en gardant leurs instruments de travail pendant plusieurs jours (Ossandón, Jara et Poblete, 2019 : 16). Tout au long de sa réalisation (dix jours en moyenne), l’oeuvre éveille la curiosité, on s’interroge sur son élaboration et on discute de ce qu’elle représente (Ossandón, Jara et Poblete, 2019 : 28) :

Nous avons pu les aider dans le contexte de l’élaboration de la peinture murale. Nous ne savons pas peindre. Ce sont elles et eux qui viennent faire le travail, mais les gens aident et ils donnent un coup de main aux personnes que nous voyons peindre. Nous leur tendons la main, il y a des contacts, des ondes positives.

Entretien avec un voisin

Sur le mur où se trouve la petite fille qui est de dos, ce n’était pas elle qui était là. Il y avait une autre personne avant. Quel est le but ? Pourquoi ont-ils commencé à peindre ? Mais nous nous sommes habitué·e·s. En passant çà et là, tous les jours, ça finit par faire partie du paysage. 

Entretien avec un voisin

Tant les touristes que les gens du voisinage soulignent le soin qu’on porte aux peintures murales et la propreté du quartier, et apprécient le mobilier urbain rehaussé de mosaïques :

Ce qui attire mon attention, c’est qu’elles soient si bien entretenues. La communauté en a clairement assumé la responsabilité, j’imagine. Sinon, elles seraient toutes raturées là-haut, avec des signatures.

Entretien avec un voisin

En ce sens, nous considérons la peinture murale comme une action politique localisée, dans la mesure où nous comprenons l’oeuvre comme un objet affectif présent sur le territoire et ayant le pouvoir de perturber l’ordre établi. Il est à cet égard important d’envisager l’oeuvre murale comme un objet capable de déployer ses propres dynamiques spatiales et de contester l’atmosphère affective du quartier (Ahmed, 2004 et 2010). Ces dynamiques mettent en évidence des changements dans l’ordre sociospatial en le transformant en un geste politique à partir de l’ordre symbolique. Ainsi, conformément aux affirmations de Saskia Sassen (2003), la ville apparaît comme un lieu stratégique propice au déploiement de certains conflits sociospatiaux qui peuvent être subvertis par le biais de l’action politique de l’oeuvre murale :

Le moment est venu pour que ce soit valorisé comme il se doit par le gouvernement local ; que l’on désigne la villa comme lieu emblématique ; qu’on assigne un poste budgétaire pour l’entretien du Musée.

Entretien avec un leader communautaire

Au Musée, les relations formelles de citoyenneté sont déstabilisées et les rapports hiérarchiques sont mis en question alors qu’un nouvel espace est généré par l’action politique. Ce nouvel espace se situe là où les habitant·e·s détiennent le pouvoir citoyen, en un lieu qui n’est pourtant pas destiné à ces fins. Ainsi, le Musée se présente comme un nouvel espace pour l’action politique, une nouvelle façon de territorialiser l’institution de la citoyenneté. Néanmoins, la question politique dans le MACASAM demeure complexe. Un rapport sur l’évolution de la recherche publié sur le blogue de Antesala analyse cette question dans les termes suivants :

Quand les gens parcourent le Musée à ciel ouvert de San Miguel en compagnie d’un·e leader communautaire qui travaille bénévolement au Centre culturel Mixart en tant que guide, on leur rappelle toujours que les peintures murales possèdent un fort contenu social, mais on considère qu’il n’y en a qu’une seule dont le caractère est proprement « politique ». Cette affirmation a de quoi surprendre étant donné que, parmi les 60 oeuvres murales du Musée, on observe des scènes de la vie quotidienne mapuche, un hommage au Día del Joven Combatiente (Jour du jeune combattant) […], des sous-cultures urbaines anticonformistes, dont plusieurs se réclament d’une culture latino-américaine qui leur serait propre […], un enfant qui travaille à côté d’une voiture demandant un toit et un emploi, un hommage à la lutte pour les droits fondamentaux […], et nous pourrions continuer. On compte même d’imposantes peintures murales arborant des paysages remplis de montagnes, de fleurs et d’animaux de toute sorte, qui nous rappellent de manière flagrante l’existence d’une flore et d’une faune en voie d’extinction ou la raréfaction croissante des sources naturelles d’eau. Alors, pourquoi la peinture murale n° 26, intitulée Neoliberalismo por la razón o la fuerza [Néolibéralisme par la raison ou par la force], créée par 12 Brillos Crew, est-elle qualifiée de politique tandis que les autres ne le sont pas ?

Ossandón, 2019b

Peinture murale no 26

Neoliberalismo por la razón o la fuerza, création de 12 Brillos Crew

Source : Catali Milla, 8 décembre 2022, villa San Miguel
Source : Luis Campos Medina, 4 août 2022, villa San Miguel

-> Voir la liste des figures

La principale réponse possible à cette question, après une lecture rapide de l’oeuvre murale, est qu’elle se distingue par la présence de Pinochet et d’Allende, deux personnages « politiques » majeurs de l’histoire chilienne des cinquante dernières années. Or, cette peinture murale a créé des tensions entre des voisin·e·s de l’édifice sur lequel elle se trouve. Leurs discussions portaient sur l’opportunité de conserver l’oeuvre ou de la remplacer. Celle-ci faisait donc ressortir les affrontements idéologiques présents non seulement dans le pays, mais également dans cette villa. Voici deux fragments de discours recueillis dans le cadre de la recherche qui illustrent cet aspect :

J’ai beaucoup aimé ce sujet-là, [celui de la peinture murale] politique, parce que c’est comme si ça expliquait tout, comment c’est en réalité, le monopole, comment on représente les États-Unis avec les mains de Mickey Mouse. J’ai aimé parce que c’est comme si on y avait tout représenté.

Entretien avec un étudiant de la troisième année de lycée, lors d’une visite guidée

Ce n’est pas tout à fait à mon goût, à cause de l’impact qu’elle peut avoir sur la communauté. Il y a des opinions et des idéologies très différentes et controversées qui peuvent provoquer des disputes et éloigner les gens les uns des autres.

Entretien avec un étudiant universitaire, lors d’une visite guidée

D’après ce qui précède, il nous semble plausible de penser le MACASAM comme un outil d’intervention sur les institutions de la citoyenneté ; il rend visibles les sujets directement touchés par certains des phénomènes les plus criants de l’inégalité urbaine contemporaine, des sujets dont les besoins et les exigences avaient été ignorés jusqu’alors par l’appareil étatique.

En ce sens, les oeuvres murales pourraient être considérées selon deux couches de sens : d’une part, la peinture murale en sa matérialité et en sa qualité représentationnelle, envisagée comme un révélateur des transformations actuelles des grandes villes, et, d’autre part, en tant qu’instrument qui agit sur le régime de citoyenneté en modifiant des pratiques, en provoquant de nouvelles sensibilités, et en donnant lieu à des changements qui activent de nouvelles territorialités de quartier.

Le MACASAM agit comme une espèce de catalyseur de la participation et de l’engagement communautaire dans le quartier. Les organismes communautaires, par le biais d’une stratégie peu habituelle, parviennent à rendre visibles leurs problèmes et leurs rêves face au pouvoir étatique. On le constate par exemple lorsque le ministère du Logement et de l’Urbanisme agit dans le quartier par l’intermédiaire du programme Quiero mi Barrio (J’aime mon quartier) et de diverses initiatives visant l’amélioration des infrastructures urbaines, la réhabilitation de façades, l’installation de luminaires, l’amélioration du revêtement des rues, l’implantation d’institutions bancaires et la création de terrains de jeu et de zones destinées aux enfants. Étant donné que ces réalisations découlent de la participation et de l’engagement communautaires, on peut penser que le MACASAM donne lieu à une « inclusion expansive » (Sassen, 2003 : 118) qui force la prise en compte des inégalités nouvelles et propose une stratégie pour les combattre :

Ce qui alimente et nourrit le programme Quiero mi Barrio, c’est le dialogue permanent de l’institution avec les territoires. Dans le cas particulier de la villa San Miguel, pour nous, ce fut une expérience complètement différente parce que le capital historique, le patrimoine immatériel, était déjà en place. Généralement, lorsque nous arrivons sur place, ce que nous constatons, c’est que les communautés sont souvent endormies, et c’est le programme qui vient animer, faire bouger ou dynamiser les territoires. Dans le cas de la villa San Miguel, c’est l’inverse qui s’est produit. À partir de ce qui existait déjà, nous avons généré des interventions physiques et des interventions sociales qui, finalement, ont été menées à bien en trois ans.

Entretien avec un responsable du programme Quiero mi Barrio

Ainsi, on peut interpréter ce phénomène comme une altération au sein du « référentiel » (Muller, 2010) qui guide la politique publique sectorielle en matière d’urbanisme parce que cela crée des tensions tant sur le plan de la lecture classique de l’inégalité qu’en ce qui concerne les instruments avec lesquels on intervient.

Nous considérons donc les oeuvres murales comme des ouvertures opérationnelles et rhétoriques dont l’objectif est de rendre la citoyenneté accessible à ceux et celles qui étaient devenus avec le temps des citoyen·ne·s invisibles et marginalisé·e·s, des citoyen·ne·s de seconde zone. En ce sens, le MACASAM réoriente les actions et donne lieu à de nouvelles territorialités parce qu’il parvient à réduire les gribouillages sur les murs, en plus de contribuer à la disparition des microdépotoirs. Ce faisant, le Musée contribue à l’amélioration de l’espace public et à la résolution de certains problèmes qui touchent les habitant·e·s du quartier en favorisant l’accès aux droits citoyens.

Conclusion

En nous inspirant de Sassen, nous avons affirmé que c’est sur la scène des grandes villes actuelles que se lisent les transformations de la citoyenneté. En utilisant l’approche de cette autrice, nous avons distingué trois caractéristiques de l’expérience citoyenne déployée par le MACASAM : i) la pertinence de la ville et de l’espace urbain dans les transformations de la citoyenneté ; ii) la permanence de la problématique de l’inégalité comme élément central pour comprendre le fonctionnement de l’institution de la citoyenneté ; et iii) le caractère discontinu des dynamiques de production et de transformation de la citoyenneté.

Ainsi, nous considérons que le MACASAM représente un cas singulier et éloquent de la matérialisation des transformations de l’institution de la citoyenneté, une illustration concrète qui permet d’observer les modifications actuelles de la citoyenneté dans lesquelles s’exprime une des problématiques transversales qui traverse toute son histoire : l’inégalité. C’est en ce sens que Sassen affirme que l’inégalité, l’exclusion et les manières d’agir contre ces dernières interviennent dans « de nouvelles transformations de l’institution [de la citoyenneté] » (2003 : 65).

L’action du MACASAM vis-à-vis du caractère institutionnel de la citoyenneté peut être comprise suivant trois registres : premièrement, en tant que déclencheur de l’implication des résident·e·s du quartier et élément de fierté chez celles et ceux qui l’habitent ; deuxièmement, comme instigatrice d’une nouvelle forme de reconnaissance à l’extérieur, le quartier n’étant plus essentiellement perçu comme détérioré et pauvre, mais plutôt comme un lieu d’art urbain, un musée à ciel ouvert qui parle en bien de la population de l’endroit ; troisièmement, comme un catalyseur d’alliances entre une diversité d’agent·e·s (artistes, secteur public, entreprises, etc.), ce qui met en évidence le caractère multiforme du lien qui existe aujourd’hui entre citoyenneté et régime politique.

En effet, le MACASAM constitue une force performative combinant des matérialités, des dimensions affectives et des revendications qui brisent l’ordre sensible de la ville pour créer un espace propre à ses résident·e·s. Il offre également aux gens la possibilité d’accéder au statut d’interlocuteur·rice·s légitimes. L’ensemble des dynamiques et des relations de pouvoir qui définissent ce qui compte pour une société ainsi que ce qui est visible et ce qui est entendu est perturbé par des actes de nature collective. En ayant recours à l’art dans les espaces publics, l’action collective déclenche de nouveaux modes d’occupation et d’appropriation de l’espace et, au passage, rend manifeste l’existence de sujets touchés par des formes concrètes et particulières d’inégalité urbaine.

Parallèlement, ces actes renversent le modèle de reconnaissance qui opère par étiquetage symbolique et qui qualifie unilatéralement les quartiers pauvres comme étant détériorés tant sur le plan physique que moral. Ce faisant, ils activent de nouvelles plateformes de négociation ainsi qu’une nouvelle manière d’entrer en contact avec ces acteur·rice·s en émergence, non plus par le biais du misérabilisme ou de façon condescendante, mais plutôt par le biais de rencontres symétriques reposant sur un capital symbolique inédit.

Le rôle politique du Musée et sa contribution à la transformation de la citoyenneté ne doivent cependant pas être idéalisés. Un musée à ciel ouvert ne peut se substituer à d’autres formes de participation et d’inclusion plus traditionnelles. Cependant, il s’avère opportun de faire ressortir l’agentivité, à l’intérieur de divers registres, que provoque ce type de manifestation, particulièrement lorsque les voies de la participation politique classique sont bloquées, que la confiance dans les institutions est inexistante ou que celles-ci font la sourde oreille à l’expression des besoins de grandes franges de la population.

Pour récapituler, nous estimons que cette agentivité est liée, d’une part, à l’organisation des communautés et, d’autre part, à la possibilité d’utiliser divers outils d’expression non verbaux permettant aux gens de s’exprimer dans leurs propres mots et d’une manière efficace. Pour le dire comme Sassen :

les conditions qui caractérisent actuellement les villes globales créent non pas seulement de nouvelles structurations du pouvoir, mais également des ouvertures opérationnelles et rhétoriques pour de nouveaux types d’acteurs politiques, qui peuvent avoir été submergés, rendus invisibles ou réduits au silence

Sassen, 2003 : 77

Le muralisme apparaît ainsi comme une nouvelle stratégie narrative et un mode d’action permettant aux personnes défavorisées par l’inégalité urbaine et invisibles aux yeux du pouvoir public d’acquérir une présence : « Réappréhender les villes […], c’est réappréhender la multiplicité des présences occupant le paysage. » (Sassen, 2003 : 73) Cela peut aussi être interprété comme la possibilité pour les classes « défavorisées » de devenir sujets politiques, et ce, malgré leur situation de dépossession. À ce propos, il est pertinent de penser le muralisme au-delà de sa vocation militante et de la dénonciation politique qu’il permet. Il convient en effet de l’envisager en tant que stratégie sociale performative de transformation spatiale du quartier, en tant qu’action politique à la portée de celles et ceux qui ne possèdent pas tout le pouvoir de revendiquer leurs droits.